Menu Close
shutterstock. Shutterstock

Un – autre – marqueur des inégalités de genre : l’humour des femmes au travail

L’humour est présent dans toutes les sphères de la société. Le milieu du travail n’y échappe bien sûr pas. Son usage y est cependant un marqueur social et de genre très puissant.

La revue de la littérature montre que les femmes subissent, dans ce domaine comme dans bien d’autres, un double standard : ce qui est perçu comme valorisant pour un homme est parfois perçu comme dévalorisant pour une femme. Afin d’analyser comment les femmes dirigeantes utilisent l’humour sur leur lieu de travail, j’ai réalisé, avec ma collègue Catherine Patry, 13 entretiens approfondis avec des femmes dirigeantes. Professeure au département de management, je m’intéresse aux questions de leadership et de diversité.

Nos résultats, publiés dans la revue Communication et management, montrent la diversité des usages de l’humour par les femmes dirigeantes sur leur lieu de travail. Certaines se l’interdisent strictement. La plupart l’utilisent en étant extrêmement attentives à la situation dans laquelle elles se trouvent. Toutefois, quelques-unes affirment l’utiliser volontiers. Ces résultats permettent d’identifier les conditions qui rendent possible l’usage de l’humour par les femmes dirigeantes sur leur lieu de travail.

La littérature a identifié depuis longtemps des bénéfices à l’usage de l’humour en organisation.

L’humour peut faciliter la gestion du changement, améliorer le bien-être au travail, la rétention des employés ainsi qu’entretenir la cohésion de groupe. Il peut aussi faciliter l’apprentissage et la créativité. Fait intéressant, l’humour peut être un bon outil pour réduire la distance hiérarchique et atténuer l’ennui (Cruthirds et coll., 2013).

Les cinq types d’humour au travail

Pour autant, nous ne faisons pas toutes et tous usage de l’humour de la même manière. Des recherches ont permis d’observer que les hommes et les femmes n’utilisent pas tous les cinq styles d’humour identifiés par Eric Romero et Kevin Cruthirds en 2006.

L’humour n’est pas non plus perçu de la même manière selon le genre.

L’humour affiliatif permet de créer la cohésion de groupe en facilitant les relations sociales et en créant un environnement de travail positif. Aucune surprise : cet humour est souvent associé et utilisé par les femmes car il renvoie à leurs caractéristiques stéréotypées comme le « care », le soutien, l’inclusion et la coopération.

L’humour d’auto-promotion est autocentré et vise à améliorer sa propre image. Il est davantage associé aux hommes.

L’humour agressif vise la domination, la victimisation, l’intimidation et le dénigrement. Les chercheurs ont observé que les hommes utilisent également davantage ce type d’humour, et ce quelles que soient leurs origines culturelles, renforçant ainsi un stéréotype de genre.

L’humour semi-agressif, version sarcastique moins violente que la précédente, est une stratégie de contournement pour exprimer un désaccord, des messages déplaisants. Ces stratégies sont souvent associées aux stéréotypes masculins.

L’autodérision est un style d’humour qui crée des émotions positives tout en s’efforçant d’obtenir l’assentiment des autres. Dans les organisations, ce style d’humour est utilisé pour réduire l’écart hiérarchique et améliorer la perception d’accessibilité. Femmes et hommes sont coutumiers de ce type d’humour mais avec des conséquences différentes pour les unes (négatives) et les autres (positives).

Il n’y aurait donc pas que des bénéfices à l’usage de l’humour en organisation. Certains dirigeants l’utilisent pour rappeler leur rang et leur pouvoir aux autres.

Il est aussi un révélateur des ambiguïtés et des tensions de la culture organisationnelle. Par exemple, trop d’humour agressif ou semi-agressif peut même indiquer que des infractions à l’éthique sont acceptables.

L’usage de l’humour : un révélateur des inégalités de genre

Dès 2004, il a été mis en lumière le fait que l’humour en tant que marqueur des relations de pouvoir dans l’entreprise, renforce d’autant plus les inégalités entre les hommes et les femmes).

En effet, par le phénomène d’internalisation des normes sociales de genre, les femmes ont très vite compris qu’elles n’auraient pas intérêt à user de l’humour agressif. En effet, le risque de décrédibilisation serait trop important pour elles, car l’agressivité n’est pas une variable du stéréotype féminin.

Plus encore, ces travaux indiquent même très clairement que l’humour agit comme marqueur social inversé chez les femmes : un homme drôle a plus de probabilité d’avoir un statut supérieur à un homme pas drôle ; une femme drôle a plus de probabilités d’avoir un statut inférieur à une femme pas drôle. De même, une femme qui utilise l’humour d’auto-promotion ne donnera pas une bonne image d’elle-même contrairement à un homme qui peut en user voire en abuser. Le double standard plane toujours au-dessus de sa tête.

Voici un des témoignages que nous avons reçu dans le cadre de l’une de nos entrevues :

Je suis une femme et je suis jeune, déjà là il y a un biais. Les gens sont à la banque depuis très longtemps et ont fait le tour de plusieurs divisions. Ça fait seulement deux ans que je suis là. Si j’utilise l’humour, je me décrédibilise.

Ajoutez à cette réflexion tous les enjeux liés à l’intersectionnalité, et vous pourrez par vous-mêmes envisager par exemple quelles seraient les conséquences pour un homme issu des minorités visibles de faire usage d’humour agressif auprès d’un homme blanc ; envisagez aussi le cas d’une femme issue des minorités visibles, une femme LGBTQ+ etc.

Et alors, on fait quoi ?

Ainsi, les femmes font face à deux options lorsqu’il est question de faire usage de l’humour en milieu de travail :

  1. Respecter l’ordre social genré et tenir compte des impacts négatifs et des risques d’utiliser une autre forme d’humour que l’humour affiliatif. Si vous êtes dans une organisation conservatrice, ce conseil s’applique d’autant plus car les risques sont majeurs de renforcer le plafond de verre de votre carrière.

  2. Déranger l’ordre social en utilisant progressivement plus d’humour dans vos relations, notamment l’humour d’auto-promotion (bon moyen de guérir votre syndrome de l’imposteuse) et pourquoi pas l’humour agressif en réponse à celui de votre collègue qui essaie de vous rabaisser et ainsi tenter de rétablir une forme d’égalité. Il faut bien sûr dans ce cas pouvoir assumer une mauvaise réputation (que peu d’hommes n’auront à subir à comportement agressif parfois supérieur).

La question de l’humour cristallise les enjeux liés aux inégalités de genre dans les organisations. Toutefois, le déploiement des politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI) laisse penser que les équilibres vont progressivement changer. Et que l’utilisation de l’humour, comme bien d’autres choses, sera bouleversée par une meilleure égalité hommes-femmes.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now