Nos mains et nos doigts nous aident à communiquer, à travailler, à créer. Ils nous permettent de nous identifier en tant qu’individus, mais aussi en tant que Homo sapiens.
Mais depuis quand ces structures anatomiques sont-elles apparues chez nos lointains ancêtres ? La découverte récente d’un fossile vieux de 380 millions d’années au Canada, Elpistostege watsoni, clarifie cette question qui intrigue les paléontologues depuis plus d’un siècle.
Notre étude publiée aujourd’hui dans la revue Nature décrit pour la première fois la présence de doigts dans une nageoire.
L’origine des animaux à quatre pattes
Depuis 530 millions d’années, certains événements évolutifs ont marqué de manière prépondérante l’histoire des vertébrés (organismes avec une colonne vertébrale). L’origine des tétrapodes, soit les vertébrés quadrupèdes, souvent associée à la transition du milieu aquatique au milieu terrestre, représente l’une de ces transitions cruciales de notre propre évolution.
Aujourd’hui, les tétrapodes comptent plus de 33 879 espèces vivantes regroupées en six grands groupes taxonomiques. Les tétrapodes incluent les lissamphibiens, comprenant les grenouilles, les salamandres et les apodes, les tortues, les lépidosaures (lézards, serpents, sphénodons, crocodiliens, oiseaux et mammifères).
Tous ces tétrapodes possèdent des pattes (même certains serpents possèdent des vestiges de pattes), plutôt que des nageoires lobées comme chez leurs ancêtres poissons, les sarcoptérygiens.
À ce jour, les plus anciens restes fossilisés de tétrapodes chez qui les pattes sont connues, soit Tulerpeton de Russie et Acanthostega et Ichthyostega du Groenland, datent de la fin de la période géologique du Dévonien, entre 363,3 et 358,9 millions d’années.
Les doigts et les mains : une définition critique
Avant de traiter de l’origine de la main et des doigts, il est important de savoir reconnaître ces structures dans le registre fossile. A priori, il peut sembler évident de savoir ce que sont les doigts et à quoi correspond une main. Toutefois, cette évidence est moins apparente lorsque nous devons définir ces structures anatomiques afin de couvrir toute la diversité observée chez les tétrapodes.
En 1849, Richard Owen fut le premier anatomiste à définir notre main et ses constituants : les carpes et métacarpiens suivi de cinq doigts composés de deux ou trois phalanges chacun. Cependant, la première définition moderne est celle du Dr Mike I. Coates de l’Université de Chicago, qui définit les doigts comme des radiaux postaxiaux segmentés, soit de petits os dans la partie terminale des membres, ne supportant pas de rayons dans les nageoires.
Nous définissons les doigts comme des ensembles de petits os internes (les phalanges), de forme et taille relativement uniformes, qui s’alignent l’un avec l’autre. Ces doigts forment l’extrémité des appendices pairs des vertébrés, soit nos bras et nos jambes. Les critères de cette définition concernent tous les tétrapodes vivants et fossiles, incluant des éléments retrouvés dans la nageoire pectorale d’Elpistostege.
Les spécimens d’Elpistostege : rares et exceptionnels
L’histoire de la découverte d’Elpistostege débute à l’été 1937, alors que deux paléontologues britanniques scrutent les falaises de la péninsule gaspésienne, dans l’est du Canada. Le professeur Thomas Stanley Westoll, de l’Université d’Aberdeen, et le doctorant William Graham-Smith, de l’Université de Cambridge, s’étaient rendus au Canada afin de collecter des poissons dévoniens.
Depuis la fin du 19e siècle, Miguasha était considéré comme l’eldorado des poissons fossiles dévoniens. Encore aujourd’hui, il est considéré comme un site fossilifère exceptionnel ce qui lui a valu d’être déclaré site naturel du Patrimoine mondial de l’UNESCO.
Durant cette expédition, Westoll a acheté, de collectionneurs locaux, un fossile pour lequel seuls quelques os de l’arrière du toit crânien étaient préservés. Ce fossile unique allait devenir une pierre angulaire dans notre compréhension de la transition entre les poissons et les tétrapodes.
Le 15 janvier 1938, Stanley Westoll nomme ce spécimen unique, Elpistostege watsoni, du latin « elpistos » ou « espéré » et « stegos » ou « toit », espérant qu’il s’agissait du toit crânien d’un ancien amphibien. Dans ce bref article publié dans Nature, Westoll décrit ces os crâniens comme étant ceux d’un stégocéphalien, soit un tétrapode-souche à quatre pattes, qui selon l’auteur fournissait « une transition parfaite » entre les poissons à nageoires lobées et les animaux à quatre pattes précoces.
Une trentaine d’années plus tard, un autre collectionneur de fossiles de Miguasha, Allan Parent, découvrait le museau d’un crâne qui restera oublié dans sa collection personnelle jusqu’en 1983. Le professeur Hans-Peter Schultze de l’Université du Kansas remarqua les similitudes entre ce nouveau spécimen et l’holotype d’Elpistostege, reconnaissant que les deux spécimens appartenaient à la même espèce. De plus, les nouvelles caractéristiques visibles sur ce crâne fossilisé suggéraient qu’Elpistostege appartenait à un groupe de poissons éteints étroitement liés aux premiers tétrapodes, les elpistostégaliens, plutôt que d’être un tétrapode.
Dans leur article publié dans la revue Palaeontology en 1985, Schultze et Arsenault ont également inclus une petite section de tronc incluant des écailles et quelques vertèbres aussi retrouvée à Miguasha qu’ils identifièrent provisoirement à Elpistostege. Dans cet article, les auteurs ont réfuté l’idée qu’Elpistostege était un tétrapode, mais ont plutôt suggéré qu’il était étroitement lié à Panderichthys et que ces deux espèces de poissons étaient les plus proches parents des tétrapodes.
Le 3 août 2010, le quatrième spécimen d’Elpistostege fut découvert derrière le musée du Parc national de Miguasha, dans la roche sous la plage où des milliers de visiteurs et de nombreux chercheurs marchaient depuis des décennies. Ce fossile, long de 1,57 m, extrait des strates de la base de la Formation d’Escuminac est non seulement un spécimen complet d’Elpistostege, mais le spécimen le plus complet d’elpistostégaliens connus.
Une nageoire avec des doigts
Ce spécimen exceptionnel d’Elpistostege fut analysé à l’aide de tomodensitométrie à haute énergie (CT-scan). Pixel par pixel, image par image, l’anatomie d’Elpistostege a été révélée. Ces milliers d’images permettent de visualiser le fossile à l’intérieur de sa matrice rocheuse, mais aussi d’étudier l’intérieur de son corps et plus particulièrement ses nageoires.
Le squelette de la nageoire pectorale d’Elpistostege a révélé la présence d’un humérus (bras), un radius et un ulna (avant-bras), des rangées de carpes (poignet) et des phalanges organisées en doigts. Il s’agit de la première fois que l’on découvre, de manière sans équivoque, des doigts enfermés dans une nageoire avec des rayons. Cela représente l’arrangement d’os le plus semblable à un tétrapode trouvé dans une nageoire pectorale.
Elpistostege : poisson à pattes ou tétrapode à nageoires ?
Les hypothèses récentes quand à la position d’Elpistostege dans l’arbre évolutif des vertébrés suggéraient que ce dernier était l’espèce de poisson la plus proche parente des tétrapodes. Mais qu’elle est la différence entre un poisson et un tétrapode ? Depuis des décennies, un ensemble de nouveautés évolutives (synapomorphies) a été identifié afin de caractériser les tétrapodes. Toutefois, il est toujours possible de découvrir un nouveau fossile qui puisse posséder seulement une partie de ces caractères diagnostiques, et donc de changer la définition des Tetrapoda.
Il y a près de 20 ans, il a été suggéré de définir les tétrapodes comme étant les organismes dérivés du sarcoptérygien qui a d’abord possédé des doigts comparables à ceux d’Homo sapiens. De ce fait, puisqu’Elpistostege possède incontestablement des doigts, aussi rudimentaires soient-ils, ce caractère fait d’Elpistostege non pas un poisson, mais bien un tétrapode primitif.
Ainsi, les appendices d’Elpistostege brouillent davantage la frontière entre les poissons et les vertébrés terrestres. Elpistostege n’est pas nécessairement l’ancêtre de tous les autres tétrapodes, mais c’est le plus proche de ce que l’on pourrait considérer comme un « chaînon manquant ».