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Un sociologue au merveilleux pays du synchrotron

Hall d’expériences et bâtiment de l’anneau de stockage de l’ESRF. P.Ginter/ESRF

Cet article est publié dans le cadre de notre collaboration avec le magazine Mondes sociaux.

Les équipements scientifiques ont un caractère fascinant. Même les plus habituels et les plus ordinaires d’entre eux, comme les microscopes ou les télescopes, contribuent à décrypter les mystères et les secrets de l’univers, de la matière et de la vie. Les équipements plus rares sont la plupart du temps neufs, quelquefois même rutilants, ou au moins constamment entretenus et perfectionnés. Et, ce qui n’ôte rien à la fascination qu’ils exercent, ils sont coûteux, parfois extrêmement. La métaphore est souvent galvaudée, mais ce sont des « bijoux » et, au contraire de ces derniers, ils ont l’avantage d’être utiles.

Un synchrotron pousse au plus haut degré ce pouvoir de fascination. Ce type d’équipement permet en effet d’étudier des échantillons très variés, aussi bien par exemple des momies égyptiennes que des animaux vivants, et de conduire des expériences relevantes de disciplines multiples, comme la physique, la chimie, la biologie, la médecine, la paléontologie, l’archéologie ou l’art. Il autorise en outre la tenue simultanée de dizaines d’expériences, le plus souvent très différentes. C’est enfin un équipement récent aux frontières de la technologie et esthétiquement remarquable de par son anneau circulaire.

De tous les synchrotrons, l’European Synchrotron Radiation Facility (ESRF) est peut-être le plus fascinant. Comme son nom l’indique, il est tout d’abord européen. Situé à Grenoble et inauguré en 1994, il est le premier de la troisième génération. Nous l’avons étudié de manière longitudinale, depuis la décision de le créer jusqu’à son fonctionnement dans sa période de maturité.

Un équipement rare et coûteux

Comme tous les synchrotrons, l’ESRF est tout d’abord dédié à la réalisation d’expériences novatrices qui ne pourraient être réalisées sans lui. Ses lignes permettent, par exemple, de reproduire les conditions de température et de pression présentes au centre de la terre ou d’étudier des nano-objets. Très variées, elles permettent des expériences originales destinées à comprendre la résistance des dents humaines aux chocs, les modes de pénétration de particules toxiques dans notre organisme ou de concevoir de nouveaux modes de stockage des données atteignant des capacités considérables…

Même s’il existe de plus en plus de synchrotrons dans le monde (Amérique, Asie, Europe, Océanie), même s’il est possible aux chercheurs de postuler à un synchrotron d’un pays autre que le leur pour réaliser une expérience, et même si plusieurs synchrotrons sont actuellement en construction, leur coût de construction, de fonctionnement et de développement conduit malgré tout à une relative rareté. Deux équipements sont en opération dans deux villes en France et trois en Allemagne ; d’autres, de générations différentes, coexistent sur un même site en Allemagne, au Danemark ou en Suède, mais une situation fréquente est aussi celle d’un seul équipement par pays, comme en Espagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou en Suisse.

L'intérieur d'un synchrotron. CC BY

Il n’est donc pas aisé d’accéder à un synchrotron, d’autant que les utilisateurs du rayonnement synchrotron sont de plus en plus nombreux et que les propositions d’expériences croissent plus vite que les possibilités de les conduire offertes par les synchrotrons en opération. En 2014, le nombre de propositions déposées à l’ESRF était ainsi plus de deux fois et demie supérieur aux créneaux disponibles

Un synchrotron combine un accélérateur de particules et plusieurs dizaines de « lignes de lumière » ou beamlines. L’accélérateur a pour fonction de faire tourner à très grande vitesse des électrons dans un anneau et de les contraindre à émettre des rayons X lors de chaque virage. Ces rayons X sont alors extraits et conduits dans l’une des lignes jusqu’à un échantillon dont ce « faisceau » permet d’analyser les propriétés. Les lignes sont plus ou moins longues et contiennent des instruments qui paramètrent le faisceau, le rendant plus ou moins fin, intense ou stable selon les besoins de l’expérience.

Mignard Mondes sociaux, FAL

Or tous ces éléments sont en évolution plus ou moins permanente. Ceux de l’accélérateur sont les plus stables, car il est difficile de les faire évoluer alors que l’accélérateur ne peut être stoppé sans arrêter en même temps toutes les lignes. Mais son fonctionnement est scruté en permanence et plusieurs périodes sont prévues chaque année pour améliorer tel ou tel élément, soit en le changeant, soit en modifiant les logiciels qui le pilotent. Il est en revanche possible d’arrêter une ligne pendant quelques mois afin de la reconstruire plus ou moins complètement, voire de la réaffecter. Un chercheur qui revient sur une même ligne quelques années après une première expérience, et même parfois seulement quelques mois, découvre en fait le plus souvent une nouvelle instrumentation.

Au-delà de cette continuelle évolution de l’accélérateur et des lignes, l’ESRF a connu un upgrade (une mise à niveau) de très grande ampleur en deux phases : 2009-2015 et 2015-2022. Après à peine quinze ans de fonctionnement, l’accélérateur a été rénové et de nombreuses lignes de lumière ont été reconstruites ou pour certaines ajoutées. Ce mode de refonte d’un équipement et de ses performances est assez exemplaire, non seulement de l’évolution permanente que constate l’observateur, mais aussi des logiques contemporaines de la recherche scientifique.

Au carrefour des disciplines et des savoirs

L’aspect le plus fascinant des synchrotrons est peut-être leur flexibilité. Ils permettent en effet de mener simultanément une quarantaine d’expériences de nature très différente. Une même ligne peut être plus ou moins flexible et autoriser, semaine après semaine, des expériences elles-mêmes très variées. Cette flexibilité est à l’origine d’une interdisciplinarité permise par la co-présence de membres de disciplines différentes en un seul lieu et le rapprochement des socialisations professionnelles des chercheurs grâce à leur usage commun d’un même instrument ; mais aussi par le fait que cette proximité les conduit peu à peu à monter des expériences en commun ou à comparer les résultats d’expériences proches, bien que réalisées dans des disciplines différentes.

Mignard Mondes sociaux. FAL

Le fonctionnement même d’un synchrotron est déjà interdisciplinaire puisqu’il suppose la coopération d’au moins trois mondes : celui des ingénieurs, celui des chercheurs et celui des administratifs. Ces trois populations diffèrent aussi bien en termes de socialisation, de mission, de publications que de carrières. Les chercheurs publient ainsi beaucoup plus que les ingénieurs et plus encore que les administratifs, et surtout dans des revues disciplinaires, alors que les ingénieurs publient surtout dans des revues d’instrumentation.

Dans le cas de l’ESRF, et plus généralement de l’ensemble des synchrotrons, le principal ciment qui les unit est la qualité du service qu’ils doivent offrir aux utilisateurs. Un synchrotron est en effet jugé sur le nombre et la qualité des publications qui sont issues des expériences réalisées. Cela pousse tous les membres de l’ESRF à se mettre au service des utilisateurs et c’est bien l’instrument qui finalement les réunit alors qu’ils en gèrent et développent pourtant des parties séparées et parfois fort différentes.

Un équipement international

Pixabay/Geralt, CC BY

L’ESRF est enfin un équipement européen. Fondé par douze pays en janvier 1989, ce sont vingt et un pays qui contribuent à son financement en 2015, dont dix-neuf pays européens auxquels il faut ajouter Israël (pour 1,5 %) et l’Afrique du Sud (pour 0,3 %). Son étude contribue donc également à une meilleure connaissance de la construction européenne et est un exemple particulièrement emblématique des politiques scientifiques européennes ou de ce qu’on qualifie désormais de « gouvernance de la recherche ».

L’ESRF est ainsi devenu en 2002 l’un des membres fondateurs de l’European Intergovernmental Research Organizations, un groupe de grands équipements de recherche européens qui vise à coordonner leurs vues et leurs actions pour influer sur les politiques scientifiques européennes. C’est dans ce cadre européen qu’a été adopté et financé l’upgrade que nous évoquions plus haut et l’histoire de l’ESRF est aussi celle du passage d’une coopération intergouvernementale à une coopération en étroite connexion avec les institutions communautaires. Son étude témoigne donc de la façon dont, malgré les vicissitudes de la construction européenne, des logiques d’européanisation sont bien à l’œuvre.

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