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Une brève histoire de l’opinion publique

Depuis quand se soucie-t-on de l'opinion publique ? Pixabay

L’opinion publique, comme la météo ou les résultats sportifs, compte parmi ces éléments tellement insérés dans notre environnement qu’ils font partie de notre quotidien. On la retrouve partout, tout le temps, et sous différentes formes.

Omniprésente, elle est parvenue à se rendre indispensable. Vous souhaitez changer de marque de biberon pour vos enfants ? Celle-ci est « recommandée » par 82 % des parents. Vous êtes déçu par votre opérateur mobile ? Celui-là « satisfait » 94 % de ses clients. Vous hésitez encore entre deux candidats pour la prochaine élection ? L’un est pourtant beaucoup mieux placé que l’autre pour l’emporter.

L’opinion publique est donc mobilisée dans tous les champs de la société : émissions de divertissement, publicité, marketing, discours politiques, ONG, institutions publiques, etc.

Élément d’asservissement des masses ou information supplémentaire à disposition du citoyen et du consommateur, elle reste pour les chercheurs une source inépuisable de débats et de controverses.

Un retour rapide sur l’histoire de cet objet particulier peut nous permettre de mieux en saisir les enjeux.

Aux origines de l’opinion publique

L’opinion publique est d’abord une construction médiévale qui trouve ses origines aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles. Ce que l’on appelait alors la fama communis ou publica apparaît avec le développement de l’inquisition et acquiert une fonction centrale dans l’exercice de la justice. La fama correspond à un sorte « d’étiquette » qui, si elle est collée à un individu par des personnes à la réputation respectable, va pouvoir entraîner à l’encontre de celui-ci l’ouverture d’une procédure judiciaire et éventuellement la prise de sanctions, telle que la destitution de certaines responsabilités. L’opinion publique, dès ses origines, possède donc une dimension de validation sociale.

Elle va prendre un autre sens sous le régime de la Monarchie absolue. Le gouvernement, soucieux de se tenir au courant des mouvements en cours dans la société, va envoyer des agents aux quatre coins de la ville, dans les marchés, les cafés, ou les places les plus fréquentées pour écouter et rapporter les échanges potentiellement hostiles au pouvoir. L’objectif de cette politique n’est pas tant de réprimer les individus représentant un danger pour la monarchie, mais plutôt de posséder une information sur « l’état de l’opinion » – bien que le terme soit ici anachronique – afin de pouvoir orienter cette opinion, notamment en disséminent des informations contraires, ou en discréditant les éventuels fauteurs de trouble. L’opinion est alors collectée dans un but politique, celui de garder un contrôle sur les populations. Mais ce n’est que bien plus tard que l’on va chercher à la mesurer scientifiquement.

Avant même l’apparition des sondages, plusieurs méthodes rationalisées existent pour tenter de saisir l’opinion publique. La plus célèbre de ces méthodes voit le jour dans les États-Unis des années 1850, marquées par le développement d’une presse d’opinion très massivement diffusée dans le pays. Il s’agit des « votes de paille » ou « straw poll », dont l’objectif est de mener une consultation électorale avant l’échéance politique officielle. Les (é)lecteurs doivent alors retourner un coupon au journal en indiquant leur vote, et les journalistes complètent ces données en allant interroger des personnes dans la rue ou les cafés. La notion de représentativité est évidemment totalement absente de cette opération, mais on peut rapprocher l’ambition de celle que mettront par la suite en avant les sondeurs : rendre compte de l’avis majoritaire d’une population en n’en interrogeant seulement une partie.

Cette technique voit cependant son hégémonie prendre fin en 1936, à l’occasion des élections présidentielles. La revue Literary Digest réalise alors un « vote de paille » en envoyant vingt millions de bulletins et prévoit la victoire de Landon sur Roosevelt. De son côté, un certain George Gallup, avec son institut, prédit l’élection de Roosevelt à 56 % à partir d’un échantillon plus rigoureusement constitué, mais de seulement quelques milliers de personnes. Au final, Roosevelt remportera l’élection avec 62 % des voix. Cette victoire est alors autant celle du Président Roosevelt que de la méthode moderne des sondages.

Une réception française progressive

Méthode américaine initialement, donc, le sondage va très vite s’exporter, et notamment en France par l’intermédiaire de Jean Stoetzel. Au milieu des années 1930, ce jeune docteur en psychologie sociale, va passer une année en tant que professeur détaché à la Columbia University de New York grâce à une bourse de la Fondation Rockefeller. C’est là qu’il va se former aux méthodes statistiques et faire la rencontre de Georges Gallup, qui l’informe que personne ne réalise de sondage en Europe, et l’encourage à le faire. C’est ainsi qu’en 1938, à son retour en France, Jean Stoetzel va fonder l’Institut français d’opinion publique (Ifop).

Dans un premier temps, la presse contribue largement à faire connaître les sondages. Après guerre, dans les années 1950, des revues comme Réalités, L’Express ou encore France Observateur (ancêtre de l’actuel L’Obs) vont ainsi commander et diffuser de nombreuses études réalisées par l’Ifop. Elles portent sur les valeurs des Français, et principalement en matière politique. L’attention est souvent focalisée sur les ouvriers et le Parti communiste français, avec pour but de faire connaître à un lectorat majoritairement constitué les élites sociales, un univers qui leur est étranger. C’est ainsi qu’en 1956 paraît dans les colonnes de Réalités une enquête intitulée « Les ouvriers français : qui ils sont et comment ils vivent ? Toute la lumière sur un monde jusqu’ici largement retranché de la communauté nationale ».

Le sondage devient donc à cette époque une source journalistique et l’opinion, une modalité de traitement de l’actualité politique.

Du côté du monde universitaire, c’est d’abord la science politique qui va s’approprier l’outil, y voyant un moyen de défendre statistiquement ses thèses sur les opinions. Les politistes ont alors conscience que les bases de données l’Ifop ou de la Société française d’enquêtes par sondages (la Sofres, qui arrive sur le marché en 1963) constituent un matériau précieux et que le savoir-faire de ces instituts est un atout de taille qui permet d’enrichir leurs enquêtes, principalement constituées d’études documentaires, d’observations, de monographies, de géographie électorale ou de sociologie urbaine.

La sociologie montrera quant à elle davantage de réticences à l’utilisation des sondages. Lors de la « seconde fondation » de la discipline, après 1945, les sociologues les plus influents de la discipline s’opposent à l’utilisation des données d’opinion, influencés à la fois par la pensée de Durkheim qui considère que l’on ne peut saisir la conscience collective en effectuant la somme des consciences individuelles et par celle de Karl Marx, qui affirme que la conscience est déterminée par les conditions matérielles d’existence, et que ce sont donc bien ces dernières qu’il faut étudier.

Pas question donc d’avoir recours à des données aussi subjectives que des sondages, qui restent à la marge de la sociologie dans les années 1940 et 1950, malgré des rapports continus entre les promoteurs des sondages et les sociologues, comme en atteste la participation de Jean Stoetzel à la création de la Revue française de sociologie. Progressivement, des évolutions internes et externes à la sociologie vont conduire cette dernière à intégrer des données d’opinion à la production d’enquêtes. Les consciences individuelles jusqu’alors non étudiées, vont devenir l’objet d’investigations scientifiques. La publication par Alain Touraine en 1966 de La conscience ouvrière, reposant en grande partie sur l’utilisation de sondages, est révélatrice de cette évolution.

La démesure de l’opinion publique

L’opinion publique parvient, au cours du XXe siècle, à s’imposer comme incontournable au fur et à mesure que se développent les outils permettant de la mesurer.

Entre 1945 et 1963, on recensait dans le monde 450 sondages par an. En 1983 on pouvait en décompter 500 uniquement en France. En 2017, selon un rapport de la Commission nationale des sondages, 560 sondages ont été publiés sur la seule thématique de l’élection présidentielle.

Cette inflation du nombre des sondages médiatisés est d’autant plus impressionnante que la majorité des enquêtes d’opinion ne sont jamais publiées. Elles constituent une source d’information que les clients des instituts se gardent bien de diffuser, et utilisent pour réaliser leurs stratégies (électorales ou commerciales), leurs investissements, etc.

L’industrialisation croissante de la fabrication des sondages est rendue possible par l’évolution des modes d’administration des questionnaires. Initialement réalisés en face à face ou par téléphone, les sondages sont aujourd’hui dans leur grande majorité le produit de réponses par Internet. Cela permet une réduction très importante des prix mais également une forte diminution du temps nécessaire à la production. Commander un sondage devient dès lors beaucoup plus accessible et de nombreux médias, entreprises, associations ou partis politiques développent leur usage de l’outil.

L’ensemble de ces évolutions nous offre la possibilité d’une connaissance plus fine des représentations individuelles et collectives, des valeurs et des préférences qui traversent la société.

Mais ces instruments, aussi élaborés soient-ils d’un point de vue technique, ne contiennent pas en eux-mêmes les réponses aux questions qui sont celles des sciences sociales depuis le début du XXe siècle : qu’est-ce que l’opinion publique ? Que mesure-t-on exactement avec un sondage ? Y a-t-il des variables plus pertinentes que d’autres pour expliquer les comportements individuels ?

Toutes ces questions font l’objet de débats, de recherches, mais aussi de polémiques et de discordes au sein des champs scientifique, politique et plus largement dans la société dans son ensemble.

Cette brève histoire de l’opinion entend nous permettre de mieux les appréhender.

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