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Une société du care : un projet municipal loin d’être « nunuche »

Une personne à mobilité réduite monte dans un train Corail intercités à l'aide d'une plateforme à la gare de Caen. MYCHELE DANIAU/AFP

Dans le film de Nicolas Pariser sorti l’an passé, Alice et le maire, un magistrat lyonnais fictif se questionne : la pensée et la pratique politique sont-elles compatibles ? Blasé de la vie politique, ce personnage va chercher l’inspiration auprès d’une jeune philosophe. Une trame qui, d’après Télérama, reflète la lassitude contemporaine que notre société éprouve à propos du politique.

Pour lutter contre ce sentiment de vacuité, nous aurions pu suggérer à cet édile de se tourner vers l’idée d’une « société du care », que l’on pourrait traduire en français par « société du prendre soin » ou de l’« attention à l’autre ». Cette proposition se fonde sur une forme d’éthique née aux États-Unis dans les années 80, dans le contexte d’une réflexion féministe initiée par la psychologue américaine Carole Gilligan. Depuis, ce sont près de 40 ans de travaux en sciences humaines et sociales (psychologie, philosophie, sociologie) qui sont venus enrichir la réflexion autour de cette éthique. La notion a croisé le chemin des sciences politiques sous la plume de Joan Tronto, politologue américaine et professeure à City University of New York, qui l’a conceptualisée en un sujet « politique ».

La « nunucherie » de Martine Aubry

Il existe un précédent, même si peu de citoyens se souviennent de la tentative malheureuse d’une Martine Aubry se lançant sur le sujet en 2010 et faisant « chou blanc ». Elle souhaitait promouvoir alors « une société du bien-être et du respect, qui prend soin de chacun et prépare l’avenir ». Dans sa vision, cette « société du bien-être » devait notamment se pencher sur la question du vieillissement et de son accompagnement.

Le parti pris médiatique à l’époque a particulièrement desservi l’ancienne ministre. Sa proposition a ainsi été perçue uniquement au travers d’un prisme « maternant », un journaliste allant jusqu’à qualifier cette approche de « nunucherie », moquant les « bons sentiments » de l’élue.

Pourtant, si l’on accepte de dépasser les clichés trop facilement associés à la notion de care, cette forme d’éthique pourrait opportunément enrichir les débats. La vie publique gagnerait en effet à discuter une éthique dont les mots clés sont : vulnérabilité, réciprocité, interdépendances, relation de service (et de soin), responsabilité et reconnaissance – tant vis-à-vis de ses personnels que de ses usagers.

Non seulement on peut y voir une résonance forte avec plusieurs grandes questions managériales, mais on peut y lire plus spécifiquement un ancrage dans la sphère publique ainsi que l’a démontré Joan Tronto.

Martine Aubry s’adresse à une conférence de presse à Lille, dans le nord de la France, le 1ᵉʳ février 2020. Denis Charlet/AFP

Les fondements de la « société du care »

Que pourrait donc être cette « société (municipale) du care » ? Curieusement, peu d’écrits et de travaux portent sur l’application de cette forme d’éthique au champ du management public.

À l’hôpital, d’abord, où la notion de « soin » est d’une certaine manière une évidence, ses implications possibles en termes de management ne semblent pas passionner les foules, sauf à restreindre le care à la seule logique, certes puissante, des lieux de vie des patients et des professionnels. C’est ce que la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury explore dans le cadre de sa Chaire de philosophie à l’hôpital en lien avec l’agence de design Les Sismo. À travers la notion de « design with care », ils s’efforcent de repenser les espaces de l’hôpital afin de les rendre plus hospitaliers.

Prend-on suffisamment soin les uns des autres ? Face au mal-être de la société, la philosophe Cynthia Fleury a discuté avec Arte d’un remède : le « care ».

Même à l’hôpital, donc, l’éthique du care demeure un espace à défricher, comme s’y emploient d’ailleurs certains acteurs et penseurs du milieu. Citons notamment les travaux de Walter Hesbeen. Cet infirmier et docteur en santé publique de l’Université catholique de Louvain explore la notion de « caring » à l’hôpital, mais ses travaux demeurent assez confidentiels.

Des démarches innovantes qui mobilisent la notion de « care »

Et si les candidats aux élections municipales s’emparaient de l’éthique du care ? Il existe déjà, ici et là, des initiatives qui s’inscrivent dans cette logique du prendre soin, mais il n’existe nulle part des démarches systémiques, globales, appréhendant le care comme un pivot des politiques publiques. Appuyons-nous sur deux exemples, celui d’une métropole (Lyon) et celui d’un territoire de taille plus modeste (Aix-les-Bains Riviera des Alpes).

Notons que l’on rejoint ici ce qu’un spécialiste du champ urbain, Kevin Lynch, a nommé la « ville sensible », plaidant pour une forme d’urbanisme moins centrée sur la technicité et davantage sur les perceptions et le vécu des habitants.

Ainsi, cette ville « sensible » ou « qui prend soin », c’est déjà cet espace qui se soucie des aidants : la France compte en effet plus de 8 millions d’aidants. Il s’agit de personnes qui accompagnent un proche qui ne peut vivre pleinement sans leur soutien actif : un enfant atteint d’un handicap ou d’une maladie chronique, un parent âgé en perte d’autonomie… Ils sont quelque 165 000 sur la métropole lyonnaise. La métropole a créé pour les accompagner un lieu d’accueil d’écoute, d’information et d’orientation afin de les soutenir dans la prise en charge de leurs besoins. Ce projet a pris la forme d’une expérimentation sur trois ans visant à mieux coordonner l’ensemble des acteurs et des services qui existent.

C’est une première application de l’éthique du care et l’on sent bien, au regard des enjeux du vieillissement notamment, que la question des aidants va prendre une importance croissante.

Quand le care se met au service du marketing touristique

Mais la logique du care peut inspirer des démarches holistiques visant une plus large portée. Ainsi, l’Office de Tourisme d’Aix-les-Bains a-t-elle entrepris un vaste chantier autour du positionnement « bien-être » de la « Riviera des Alpes » (sa signature). L’éthique du care aide ici à dépasser le stade de la promotion d’une station thermale : en s’appliquant à elle-même cette logique, cet office entend être exemplaire du point de vue du prendre soin de ses équipes.

Un projet managérial s’est donc mis en place en 2019 pour repenser les métiers (améliorer l’accueil des publics, mais aussi les métiers du centre des congrès), accompagner les personnes (notamment en termes de développement personnel) et faire de l’office et de son territoire, un espace « pacifié » (où règnent donc des valeurs de respect mutuel, de bien-être, de care). Sur la base du volontariat, les collaborateurs peuvent être accompagnés par un coach, et la dirigeante elle-même est aidée dans l’évolution de sa propre posture. Des actions autour du bien-être sont aussi proposées.

L’évolution rapide des besoins en compétences et la « guerre » des talents contraignent aujourd’hui les collectivités territoriales à renouveler leurs pratiques de management, l’organisation et les conditions du travail afin de faire face à de nombreux défis comme celui d’un absentéisme en hausse.

Le « prendre soin » pourrait susciter alors de nouvelles pratiques managériales et autant de nouvelles modalités d’accompagnement des salariés des collectivités territoriales, ouvrant un vaste champ d’exploration qui pourrait aider à « réenchanter » la sphère publique et les projets de nos futurs édiles.

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