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Une vache trépanée au Néolithique : une première chirurgie expérimentale ?

Un crâne vieux de 5 000 ans. S. Ordureau/Vizua3D, Author provided

Se soigner, ingérer des plantes médicinales, voire se livrer à des actes chirurgicaux : les humains de la préhistoire se préoccupaient sans nul doute de leur santé, même si les preuves d’une activité thérapeutique tangible sont difficiles à établir, exception faite de la phytothérapie. Les premières interventions avérées sur le corps humain se situent à environ 5000 ans avant notre ère : avec le passage à un mode de vie plus sédentaire, l’augmentation de la densité démographique et le déploiement de grandes migrations ont pu entraîner davantage de conflits, et donc la nécessité de techniques chirurgicales plus efficaces.

Une amputation antique (ici un humérus) documentée dans le journal Antiquity. Antiquity

Un des témoignages les plus anciens d’amputation réussie est celle d’un homme dont le bras a été sectionné proprement au niveau de la palette humérale, sur le site Néolithique ancien de Buthiers, daté d’environ 4 800 avant notre ère. Quant aux trépanations crâniennes, dont les premières remontent au Mésolithique, et qui se multiplient au Néolithique, elles peuvent avoir pour motivation un traumatisme mais il s’agit le plus souvent d’une intervention de nature para psychiatrique, pour faire sortir un mauvais esprit de la tête.

Chirurgie maîtrisée

En France, on connaît des centaines de cas préhistoriques, et rien que dans les Grands Causses, du Chalcolithique jusqu’au Bronze ancien (soit entre 3500 et 2200 avant J.-C), 27 sites d’inhumation mégalithiques ont livré plus de 160 cas. Parmi eux, 70 % avaient cicatrisé, attestant d’une chirurgie maîtrisée, notamment dans les zones du crâne où le risque létal de toucher de gros vaisseaux sanguins est majeur. Cette pratique, particulièrement connue dans le monde andin précolombien, a perduré dans les sociétés traditionnelles du monde entier, et a pu être observée par des scientifiques, comme l’ethnologue Germaine Tillon en Algérie. En Occident, certains originaux, notamment au sein de l’International Trepanation Advocacy Group, prônent ce geste, souvent auto-pratiqué à la perceuse électrique, pour, disent-ils, aérer le cerveau…

Mais si les cas humains sont relativement fréquents au cours de la préhistoire, les cas animaux sont quasi inexistants. C’est ce qui fait tout l’intérêt du crâne de vache exhumé par le préhistorien Roger Joussaume sur le site néolithique final de Champ-Durand, en Vendée, daté de 3 400 à 3 000 avant notre ère. Il s’agit d’un ensemble d’enceintes fortifiées dans les fossés desquels ont été exhumés de nombreux restes d’animaux d’élevage (porcs, moutons, chèvres, vaches) découpés pour la boucherie. Les bovidés forment 54 % du total, soit au moins 95 individus, parmi lesquels subsistent plusieurs crânes assez complets.

Crâne bovin perforé

L’un de ces crânes, appartenant à une vache adulte, sans mandibule et par ailleurs dépourvu de tout caractère distinct, portait sur la partie droite de l’os frontal une grosse perforation ovoïde de 64 mm sur 46 mm à l’extérieur, et de 40 mm sur 30 mm côté endocrânien, orientée selon un grand axe antéro-postérieur. L’observation à la loupe binoculaire montre que les bords de cet orifice, sur la table externe de l’os frontal, ont été finement et régulièrement raclés par un outil de pierre, mais sont trop irréguliers pour avoir été franchement découpés. La microscopie électronique à balayage de donne pas plus de renseignements que le simple examen à la binoculaire. À l’inspection comme à la radiographie, il n’existe aucun signe de régénération osseuse, et donc de cicatrisation. Le geste a donc été pratiqué sur l’animal de façon peri- ou post-mortem, et si celui-ci était vivant au moment de l’opération, il ne lui a pas survécu. Le scanner et la reconstruction 3D ont montré l’absence d’enfoncement des os à la face endocrânienne ainsi qu’une surface homogène et normale aux alentours de l’orifice.

Coupe vache. Les flèches indiquent la trépanation. Sylvain Ordureau/Vizua3D, CC BY

La présence des stries de raclage multidirectionnelles nous a conduits à les comparer à celles que montrent les crânes humains trépanés de la même époque. Les techniques les plus courantes sont au nombre de trois : grattage-raclage, forage, ou rainurage-burinage, mais dans les séries préhistoriques de France, c’est le raclage qui est privilégié. L’anthropologue et chirurgien Paul Broca, qui s’était vivement intéressé à la trépanation et l’avait même reconstituée expérimentalement sur un chien, faisait observer que le raclage était le mieux à même d’exposer la dure-mère, membrane qui entoure le cerveau, sans la blesser. L’effraction de cette membrane met en effet à nu le tissu cérébral, avec un risque considérablement plus grand pour le patient. Les examens comparatifs menés sur 18 crânes et rondelles de trépanation néolithiques conservés au Musée de l’Homme ont montré une totale similarité entre les interventions pratiquées sur des humains et sur la vache.

Mais quelle peut être la signification d’une telle lésion sur une vache du Néolithique ? Après avoir facilement exclu une cause taphonomique ou pathologique à la perforation, puisque les stries signent son intentionnalité, trois hypothèses peuvent être avancées. La plus simple est la découpe d’une rondelle pour en faire une amulette ; cependant, d’une part il aurait été plus simple d’inciser l’os plutôt que de le gratter, et d’autre part un tel objet, prélevé sur un animal banal n’a que peu de valeur, à la différence des découpes sur os humain.

La seconde hypothèse est celle d’un soin vétérinaire : l’animal aurait été encorné par un congénère, ou blessé par une arme pointue, et le praticien aurait tenté de le sauver en levant l’embarrure provoquée par le traumatisme. Les Néolithiques étaient des éleveurs expérimentés et le souci de sauver un animal blessé leur était certainement cher. C’était l’avis de nos collègues archéo-zoologues qui ont les premiers examiné ce cas, et on aurait affaire là au plus ancien témoignage de soin animalier, antérieur de 20 siècles à la récente observation de W. Taylor.

Néanmoins, le caractère a priori d’emblée létal d’une plaie pénétrante de cette dimension dans le tissu cérébral est au-delà de toute thérapeutique. De plus il n’existe, comme si un enfoncement violent était survenu, ni traits de refend autour de l’orifice, ni enfoncement de ses bords vers le dedans, comme l’ont montré les coupes au scanner.

Trépanation pour s’entraîner

Reste une troisième explication, bien entendu spéculative, celle de la chirurgie expérimentale. Compte tenu de l’importance de la trépanation dans les sociétés néolithiques, on peut penser qu’un tradi-praticien ait pu vouloir s’entraîner sur un animal de proximité avant d’aborder un malade. Sur 250 cas préhistoriques, l’orifice mesure en moyenne 45 mm sur 30 mm, et jusqu’à 51 mm sur 37 mm sur les Grands Causses, ce qui, compte tenu de la taille plus grande d’une tête bovine, relève du même ordre de grandeur. L’os frontal est, chez la vache, plat et facile d’accès, sans masses musculaires à trancher, et dépourvu de gros vaisseaux à sa face interne, ce qui en fait un modèle intéressant.

Un seul autre exemple contemporain est connu, celui d’un animal sauvage cette fois, un sanglier provenant d’un site probablement néolithique, actuellement perdu, mais dont l’examen avait montré, autour d’une lacune occipitale de 21 mm sur 28 mm, non seulement des stries de raclage, mais aussi des signes de cicatrisation. Les deux autres cas, beaucoup plus tardifs car d’époque gauloise, impliquent un sanglier et un cervidé. Les motivations de tels gestes nous échappent totalement, mais Hippocrate, 400 ans avant notre ère, nous a laissé un traité sur les traumatismes de la tête qui décrit le détail de la technique de trépanation. Un tel savoir s’appuyait évidemment sur des milliers d’années de pratiques non écrites. Mais que presque 3 000 ans avant Hippocrate, des expérimentateurs aient pu tenter l’opération sur un modèle animal est une hypothèse assez fascinante.

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