tag:theconversation.com,2011:/us/topics/droit-international-32299/articlesdroit international – The Conversation2024-03-26T16:40:31Ztag:theconversation.com,2011:article/2262532024-03-26T16:40:31Z2024-03-26T16:40:31ZLes guerres d’Ukraine et de Gaza vont-elles redynamiser le droit international ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583758/original/file-20240322-22-cwnsz5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C2907%2C1961&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Riad Al-Malki, ministre des Affaires étrangères de la Palestine (à gauche), salue le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le 21&nbsp;février 2024 à La Haye.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/CourPenaleInt/status/1759961734733873192/photo/1">Compte Twitter de la Cour pénale internationale</a></span></figcaption></figure><p>L’effectivité du droit international est souvent remise en cause, surtout durant les conflits armés, quand les déclarations des diverses juridictions ne semblent avoir aucun effet sur les belligérants.</p>
<p>Pourtant, les deux grands conflits armés en cours actuellement qui attirent particulièrement l’attention occidentale, à savoir le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien, pourraient, à terme, conférer au droit international une dynamique nouvelle.</p>
<h2>L’activisme judiciaire des parties prenantes</h2>
<p>Les parties prenantes de ces deux conflits se sont en effet saisies de l’outil judiciaire comme moyen complémentaire de combat. Les exemples de l’Ukraine et de la Palestine sont pour le moins instructifs à cet égard.</p>
<p>Présentons d’abord le cas de l’Ukraine. En réaction à l’agression russe entamée en 2014, l’Ukraine a saisi pas moins de sept juridictions internationales, dont la Cour internationale de Justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) est également impliquée.</p>
<p>La CIJ connaît de deux affaires. La première est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/166"><em>Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale</em></a>. C’est une affaire contentieuse introduite par l’Ukraine en 2017 contre la Russie et dont l’arrêt a été publié par la Cour le 31 janvier 2024, suscitant <a href="https://www.justsecurity.org/91781/taking-stock-of-icj-decisions-in-ukraine-v-russia-cases-and-implications-for-south-africas-case-against-israel/">quelques déceptions</a> chez certains observateurs qui ont pu regretter le rejet par la Cour de la majorité des requêtes ukrainiennes.</p>
<p>La seconde affaire introduite par Kiev devant la CIJ est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182"><em>Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</em></a>. Elle a été introduite en 2022 contre la Russie et est toujours pendante.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/w0pcg34WLos?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Si l’Ukraine n’est évidemment pas le premier État à saisir la juridiction onusienne dans le cadre d’un conflit armé, aucun État ne l’avait saisie si rapidement. En effet, l’affaire concernant la convention sur le génocide a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022, soit seulement deux jours après le lancement de l’invasion russe. C’est un délai extrêmement court, qui dépasse le plus court jusqu’à présent <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/150">(Costa Rica contre Nicaragua en 2010, en raison d’une incursion de l’armée nicaraguayenne en territoire costaricien)</a>, qui était de 17 jours entre l’incident et l’introduction de l’affaire.</p>
<p>Le cas de la CPI est tout aussi intéressant, et démontre aussi un fort volontarisme ukrainien. Kiev n’est pas partie au Statut de Rome, ce qui élimine en théorie toute possibilité pour la Cour d’être compétente à son sujet. Toutefois, il existe une procédure <em>ad hoc</em>, décrite à l’article 12§3 du <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut</a>, qui permet à un État de se soumettre à la juridiction de la Cour sur une situation particulière. L’Ukraine a utilisé cette procédure afin que la CPI puisse être compétente pour enquêter sur les crimes qui auraient pu être commis sur le territoire ukrainien depuis la fin de l’année 2013. L’examen préliminaire a débuté le 25 avril 2014 et l’enquête a effectivement commencé le 2 mars 2022.</p>
<p>S’agissant de la Palestine, la dynamique judiciaire est similaire, au moins vis-à-vis de la CPI. On constate une véritable volonté que la juridiction pénale internationale soit en capacité de se saisir de la situation, avec une double action : une <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/letat-de-palestine-ratifie-le-statut-de-rome">ratification du Statut de Rome</a> et un dépôt de déclaration en vertu de l’article 12§3, le temps que l’adhésion soit officielle – ce qu’elle sera le 1<sup>er</sup> avril 2015.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Si l’Ukraine a bénéficié d’un renvoi par un groupe d’États parties au Statut – sur lequel nous reviendrons –, la Palestine a <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/22/gaza-les-palestiniens-demandent-une-enquete-de-la-cour-penale-internationale-sur-israel_5302764_3218.html">déféré elle-même sa situation au Procureur le 22 mai 2018</a>. L’examen préliminaire s’est clôturé le 20 décembre 2019, date à laquelle le Procureur de l’époque, Fatou Bensouda, a annoncé demander une expertise juridique plus précise de la Chambre préliminaire I sur l’étendue de la compétence territoriale de la Cour. Celle-ci <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-chambre-preliminaire-i-de-la-cpi-rend-sa-decision-sur-la-demande-du-procureur-relative-la">a statué</a> le 5 février 2021 « que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».</p>
<p>Le Procureur a par conséquent <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-mme-fatou-bensouda-propos-dune-enquete-sur-la-situation-en">annoncé</a> le 3 mars 2021 l’ouverture d’une enquête à propos de la situation en Palestine, sur les crimes qui auraient été commis depuis le 13 juin 2014.</p>
<p>L’activisme judiciaire de l’Ukraine et de l’Autorité palestinienne pourrait encourager, à notre sens, une modification de la perception du droit international par les États impliqués dans un conflit armé. Si auparavant, il était perçu comme un outil disponible une fois que les hostilités ont cessé, il est désormais vu comme un outil mobilisable en même temps que les armes, ce qui accroît potentiellement ses chances d’utilisation. Mais, signe supplémentaire d’une redynamisation du droit international, les parties prenantes aux conflits ne sont pas les seules à se saisir de l’outil judiciaire.</p>
<h2>L’implication des États tiers</h2>
<p>Concernant l’affaire soumise par l’Ukraine à la CIJ sur la base de la convention sur le génocide, on constate l’implication d’une trentaine d’États tiers. En effet, le <a href="https://www.icj-cij.org/fr/statut">Statut de la CIJ</a> prévoit à ses articles 62 et 63 que les États tiers peuvent intervenir dans une affaire déjà portée devant la Cour. Si l’article 62 a une portée générale, l’article 63 concerne spécifiquement l’interprétation d’une convention. Il s’agit alors pour les États de pouvoir s’exprimer sur l’interprétation d’un traité et de se soumettre par la même occasion à la sentence rendue par le juge – ce qui n’est, sans intervention, pas automatique, étant donné que l’article 59 du Statut prévoit que la décision du juge n’est obligatoire que pour les parties en litige.</p>
<p>Dans l’affaire soumise par Kiev en 2022, <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182/intervention">33 États tiers</a> ont déposé une « Déclaration d’intervention » selon la procédure ci-dessus, y compris la France. Aucun de ces États n’est directement impliqué dans le conflit armé, ce qui démontre le fort attrait exercé par le droit international. C’est encore plus frappant si on fait une comparaison avec des affaires similaires précédentes.</p>
<p>Sur toutes les affaires soumises à la CIJ depuis 1947, la procédure d’intervention a été utilisée une vingtaine de fois. La plupart du temps, une affaire ne voit qu’une déclaration déposée par un seul État. Le cas de l’affaire ukrainienne apparaît ainsi tout à fait nouveau, avec une mobilisation de plus de trente États.</p>
<p>Pour ce qui est de la CPI, nous l’avons évoqué, c’est un groupe d’États parties qui a déféré la situation ukrainienne au Procureur. Cette façon de saisir la Cour est une option qui reste assez rare : elle représente à ce jour 12 % des saisines.</p>
<p>Sur les quatre façons disponibles, celle-ci était la plus rapide. L’Ukraine n’aurait pas pu saisir le Procureur car elle n’est pas partie au Statut de Rome. Le Procureur aurait pu ouvrir une enquête de sa propre initiative et agir <em>propio muto</em>, mais cela aurait nécessairement pris du temps. Le renvoi par le Conseil de sécurité était tout bonnement inenvisageable, la Russie étant membre permanent. La dernière option était donc le renvoi par un État partie. C’est en ce sens qu’un groupe de 39 États a déféré la situation en Ukraine devant le Bureau du Procureur. Le titulaire actuel du poste, Karim Khan, a <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de">déclaré l’ouverture de l’enquête</a> le 2 mars 2022. Dans le mois qui a suivi, quatre autres États parties se sont joint au groupe ayant déféré la situation.</p>
<p>La forte implication d’États tiers se retrouve aussi dans le conflit israélo-palestinien.</p>
<p>Parlons d’abord de ce qui se passe à la CIJ, qui n’a pas été impliquée par la Palestine mais bien par des États tiers. Deux affaires distinctes concernent ce conflit : un avis consultatif demandé par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 et une procédure contentieuse lancée plus récemment par l’Afrique du Sud.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1725523434896031821"}"></div></p>
<p>La première affaire s’intitule <em>Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est</em>. Elle fait suite à une <a href="https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n23/004/71/pdf/n2300471.pdf?token=J1VS9T939kSviJkGQT&fe=true">requête pour avis consultatif</a> déposée par l’AG le 30 décembre 2022. La procédure est toujours en cours, les audiences publiques s’étant terminées le 26 février 2024. On attend désormais l’avis consultatif, qui sera donné ultérieurement, certains observateurs évoquant un <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/turkey-tells-world-court-occupation-is-root-cause-israeli-palestinian-conflict-2024-02-26/">délai de six mois</a>.</p>
<p>La seconde affaire, relevant elle de la procédure contentieuse, s’intitule <em>Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Gaza</em>. Elle a été déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et enregistrée au Greffe de la Cour le 28 décembre 2023.</p>
<p>Pretoria a en effet déposé une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-fr.pdf">requête introductive d’instance</a> pour manquements israéliens à la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention sur le génocide</a> ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires vis-à-vis de la situation à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Suite à la tenue d’audiences publiques, la Cour a publié le 26 janvier 2024 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf">ordonnance</a> dans laquelle elle décide de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël, dont l’obligation pour Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », tels que le meurtre ou l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.</p>
<p>Le 12 février, l’Afrique du Sud a demandé l’indication de mesures additionnelles, demande qui a été rejetée par la Cour, qui a réitéré la nécessité de « la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées […] dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ».</p>
<p>Tout récemment, le 6 mars, <a href="https://www.reuters.com/world/south-africa-asks-world-court-more-measures-against-israel-2024-03-06/">l’Afrique du Sud a soumis une requête urgente</a> pour prévenir la famine dans la bande de Gaza. Tandis qu’Israël a fait part de ses observations à ce sujet le 15 mars, la Cour ne s’est pas encore prononcée.</p>
<p>Il est frappant de voir que des États tiers, individuellement ou collectivement, soient aussi dynamiques sur le volet judiciaire d’une affaire qui ne les concerne pas directement.</p>
<p>C’est également le cas avec la CPI. Si la Palestine a pu elle-même saisir le Procureur suite à son adhésion au Statut de Rome, cela n’a pas empêché des États tiers de s’engager dans cette affaire. Elle a récemment bénéficié de deux renvois par des groupes d’États parties : <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-11/ICC-Referral-Palestine-Final-17-November-2023.pdf">cinq États</a> (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) ont renvoyé la situation devant le Procureur le 17 novembre 2023 et <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2024-01/2024-01-18-Referral_Chile__Mexico.pdf">deux autres</a> (Chili et Mexique) l’ont fait le 18 janvier 2024. Ce renvoi par des États tiers après que le Procureur s’est saisi de l’affaire, qui a pour but d’« attirer l’attention du Bureau du Procureur » dans un contexte de « nécessaire priorisation de certaines situations », est inédit et est significatif du rôle que les États veulent faire jouer au droit international.</p>
<h2>Des conséquences sur le système juridique international ?</h2>
<p>Au moment où est commémoré le trentième anniversaire du génocide rwandais, qui a constitué l’occasion de mettre en place <a href="https://unictr.irmct.org/fr/tribunal">« le premier tribunal international à rendre des jugements contre les personnes présumées responsables de génocide »</a>, ces recours multiples à la CIJ et à la CPI pourraient avoir des conséquences sur le système juridique international. La nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne a d’ailleurs renouvelé l’intérêt d’établir des <a href="https://theconversation.com/les-crimes-commis-en-ukraine-pourront-ils-un-jour-faire-lobjet-dun-proces-international-181021">juridictions pénales internationales spéciales</a>, notamment concernant le crime d’agression.</p>
<p>Cet engagement vis-à-vis du droit pourrait inviter à considérer la promotion de mécanismes d’acception <em>ad hoc</em> de juridictions internationales, qui peuvent s’avérer constituer des leviers intéressants pour les juristes qui souhaitent voir le droit international occuper une place plus grande dans les relations internationales contemporaines.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226253/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samantha Marro-Bernadou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors même qu’ils sont toujours en cours, les deux grands conflits armés actuels ont donné lieu à plusieurs saisines de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale.Samantha Marro-Bernadou, Doctorante en science politique - Institut de recherche Montesquieu, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2238682024-02-21T15:45:32Z2024-02-21T15:45:32ZOMC : à Abou Dabi, un sommet ministériel aux multiples enjeux<p>La XIII<sup>e</sup> Conférence ministérielle de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/organisation-mondiale-du-commerce-omc-50902">l’Organisation mondiale du commerce</a> (OMC) se tiendra du 26 au 29 février 2024 à Abou Dabi (Émirats arabes unis). Entre 1996 et 2022, les 12 sommets ministériels ont donné au total peu de résultats. On peut compter trois succès en 26 ans : l’accord sur la facilitation du commerce à Bali en 2013, qui a permis une <a href="https://www.wto.org/english/res_e/booksp_e/world_trade_report15_e.pdf">amélioration des procédures douanières dans le monde</a> ; l’accord sur l’élimination des subventions à l’exportation dans l’agriculture à Nairobi en 2015 ; l’accord sur la pêche à Genève en 2022, qui interdit les subventions aux vaisseaux opérant une pêche illicite, non notifiée ou non règlementée et celles contribuant à la pêche de stocks « surexploités ».</p>
<p>À Abou Dabi, de nombreux sujets, qui divisent aujourd’hui les 164 pays membres, doivent être discutés. En premier lieu : la réforme de l’organe de règlement des différends (ORD), dont le mécanisme d’appel est <a href="https://theconversation.com/lomc-joue-t-elle-sa-survie-lors-de-sa-douzieme-conference-ministerielle-a-geneve-171859">bloqué depuis décembre 2019</a>.</p>
<h2>Le blocage du règlement des différends</h2>
<p>L’ORD a été créé en même temps que l’OMC, en 1995. Cet organe permet à n’importe quel pays membre de l’OMC de porter plainte contre un autre qui aurait enfreint les règles multilatérales du commerce. Une fois la plainte portée devant l’OMC, les parties au litige ont 60 jours pour négocier un accord entre eux.</p>
<p>Si cette phase de concertation n’aboutit pas, le plaignant peut demander à l’OMC de réunir un panel qui fournit des conclusions juridiques. Les parties au litige peuvent toutes les deux faire appel à la suite de ces premières recommandations. Si tel est le cas, l’organe d’appel peut confirmer, modifier ou aller à l’encontre des premières recommandations. S’il est donné raison au plaignant, le défendeur doit alors mettre en conformité la ou les mesures concernée(s). Si ce dernier refuse, le plaignant peut être autorisé à mettre en place des mesures de représailles contre le défendeur.</p>
<p>L’ORD a joué un rôle déterminant dans la résolution de litiges commerciaux. Depuis 1995, 621 demandes de consultation ont été émises et ont impliqué globalement 53 pays comme plaignants et 55 comme défendeurs. En éliminant les renouvellements de requête et en tenant compte des cas avec plusieurs plaignants, il y a eu, depuis 1995, 616 cas de plainte d’un pays contre un autre.</p>
<p>Le tableau 1 montre la répartition des pays suivant les groupes de revenu et les acteurs les plus fréquents. Pays développés et pays en développement ont eu recours à l’ORD pour résoudre leurs différends et des pays à revenu intermédiaire ont porté plainte contre des pays plus riches. Les litiges ont couvert une grande variété de sujets : mesures anti- dumping, subventions, accords sur l’agriculture, obstacles techniques au commerce, mesures sanitaires et phytosanitaires…</p>
<p><iframe id="zTMoq" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/zTMoq/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Dans un cas sur six environ (108 sur 616), les différends ont été résolus par voie de consultation, avant qu’un panel soit réuni ou ait produit un rapport. Parmi les procédures qui ont eu recours à un panel et qui ont fait l’objet de prises de décision (295 sur 616), les issues les plus fréquentes ont été une solution coopérative (solution mutuellement négociée ou mise en œuvre de la recommandation du panel) et on note seulement vingt cas d’autorisation d’application de mesures de représailles.</p>
<p>Depuis maintenant quatre ans, l’ORD, considéré longtemps comme le « joyau de la couronne » du système commercial multilatéral, est en crise avec le blocage de la nomination de membres de l’organe d’appel par les États-Unis. Ce dernier n’est plus en mesure de fonctionner alors que plus de 70 % des conclusions des panels ont fait l’objet d’appel.</p>
<p>La moyenne par an des différends portés à l’ORD est passée de 23,8 entre 1995 et 2018 à 6,5 entre 2020 et 2023. La plupart des rapports des panels font maintenant l’objet d’un appel « dans le vide » et le règlement de ces différends est en suspens. Il y a urgence à trouver une solution, mais il sera difficile pour l’administration américaine de faire des concessions sur ce dossier une année d’élection présidentielle.</p>
<h2>Un nouvel accord sur la pêche</h2>
<p>Les subventions aux activités halieutiques concernent à la fois des subventions que l’on peut qualifier de bénéfiques, car ayant vocation à conserver et gérer les ressources halieutiques, les subventions contribuant à une surcapacité ou une surpêche, et les subventions dont il est difficile d’estimer l’impact sur l’activité halieutique.</p>
<p>À l’OMC, les discussions portent sur la réduction des subventions contribuant à une surcapacité ou une surpêche, les plus importantes pour la plupart des membres, à l’exception des États-Unis et de la Corée du Sud (graphique 1). Ces subventions incluent des subventions de capital (achat, modernisation de vaisseaux, etc.), de consommation intermédiaire (fuel, glace, appâts), de coût du personnel, des soutiens aux revenus ou aux prix, ou couvrant des pertes, ou des subventions de pêche dans des zones en dehors de la juridiction du pays.</p>
<p><iframe id="38UmM" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/38UmM/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Les points d’achoppement dans ce dossier concernent le traitement spécial et différencié, c’est-à-dire la prise en compte des situations individuelles des pays membres de l’OMC (par exemple la distinction pays les moins avancés/pays en développement/pays développés, critère croisé dans cette discussion avec le cas des 20 pays pratiquant les subventions les plus importantes) pour définir une règle spécifique de réduction des subventions par groupe de pays.</p>
<p>D’un côté, les États-Unis veulent un accord ambitieux avec le moins d’exemptions possible. De l’autre, des pays en développement veulent autoriser des flexibilités importantes à leur bénéfice.</p>
<h2>Commerce de transmissions électroniques</h2>
<p>Le commerce de transmissions électroniques est un commerce en forte croissance. Il correspond à des livraisons internationales en ligne de musique, de e-books, de magazines, de quotidiens, de films, de jeux vidéo… En 2020 et 2022, il avait été décidé de <a href="https://docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx?filename=r:/WT/MIN22/32.pdf&Open=True">renouveler un moratoire</a>, temporaire, qui exempte de droits de douane ces transactions. À Abou Dabi, les participants devront décider soit d’un nouveau moratoire temporaire, soit d’un moratoire permanent, soit de l’arrêter.</p>
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<p>L’Inde, l’Indonésie et l’Afrique du Sud sont d’ores et déjà contre un moratoire permanent : ces pays se déclarent intéressés par la taxation des transmissions électroniques, car ce commerce est en pleine expansion. Une évaluation récente montre pourtant qu’au niveau mondial, les pertes potentielles de recettes publiques sont faibles et que pour ces pays, elles pourraient être <a href="https://www.oecd-ilibrary.org/fr/trade/understanding-the-potential-scope-definition-and-impact-of-the-wto-e-commerce-moratorium_59ceace9-en">facilement compensées par une faible augmentation des taxes à la valeur ajoutée</a>.</p>
<h2>Propriété intellectuelle et Covid-19</h2>
<p>La conférence de Genève en 2022 avait autorisé un certain nombre de dérogations à l’accord sur les droits de la propriété intellectuelle liés au commerce pour faciliter la production et l’exportation de vaccins contre le Covid-19. Les discussions portent maintenant sur l’extension de ces dérogations aux tests de dépistage et thérapies.</p>
<p>L’Afrique du Sud, l’Inde et d’autres pays en développement, mais aussi des pays moins avancés, sont en faveur de cette extension. Une coalition réunissant l’Union européenne, le Royaume-Uni et la Suisse y est opposée, au motif qu’une telle tolérance compromettrait les dépenses d’innovation dans le secteur de la santé et n’est pas nécessaire pour des raisons de santé publique.</p>
<h2>Agriculture et sécurité alimentaire</h2>
<p>À Abou Dabi, sept sujets sur l’agriculture et la sécurité alimentaire seront discutés :</p>
<p>1/Le <strong>soutien domestique ou soutien national aux agriculteurs</strong> : le groupe de Cairns (Afrique du Sud, Argentine, Australie, Brésil, Canada) veut une réduction significative du soutien domestique. L’Union européenne et les pays du G10 (Suisse, Japon, Corée du Sud, Norvège, Islande…) s’y opposent.</p>
<p>2/<strong>L’accès au marché</strong> : les États-Unis veulent une diminution significative des droits de douane dans l’agriculture ; l’Union européenne, les pays du G10 et l’Inde sont contre.</p>
<p>3/La <strong>clause de sauvegarde spéciale</strong> est un instrument de protection réservé aux pays en développement pour augmenter temporairement leurs droits de douane dans l’agriculture lors d’une forte croissance des importations ou d’une chute des prix. L’Inde veut faciliter l’accès à cet instrument pour les pays en développement ; les États-Unis sont contre.</p>
<p>4/Les <strong>restrictions à l’exportation sur des produits agricoles</strong>, mises en place régulièrement par des pays comme l’Argentine, l’Inde ou le Vietnam, jouent un rôle certain dans la volatilité des prix agricoles, volatilité qui peut nuire aux intérêts des pays importateurs nets et notamment parmi eux les pays pauvres (Bangladesh, Pakistan, beaucoup de pays africains). Les discussions portent sur des disciplines plus sévères sur ces restrictions.</p>
<p>5/Les <strong>subventions et aides à l’exportation</strong> : le Canada, le Chili et la Suisse veulent renforcer les disciplines sur les crédits à l’exportation, l’aide alimentaire internationale et les opérations des entreprises exportatrices d’État.</p>
<p>6/Les <strong>subventions pour les producteurs de coton</strong> : c’est un sujet traditionnel de discussion à l’OMC, opposant notamment des pays producteurs et exportateurs comme le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et le Tchad à l’Union européenne et aux États-Unis, les premiers voulant la fin des programmes de soutien aux filières locales des seconds.</p>
<p>7/Les <strong>stocks publics constitués pour la sécurité alimentaire</strong> sont des programmes d’achat, de stockage et de distribution de denrées alimentaires en cas d’insécurité croissante. Un certain nombre de pays en développement, dont l’Inde, veulent une clause de paix permanente sur les stocks constitués à des prix administrés ou minimum (une clause de paix temporaire avait été adoptée à Nairobi en 2015). Les pays exportateurs de ces denrées sont contre.</p>
<p>Sur tous ces sujets, les positions des pays membres semblent difficilement conciliables. La seule décision à faire aujourd’hui l’objet d’un consensus est <a href="https://www.hinrichfoundation.com/research/article/wto/a-moment-of-truth-for-the-wto/">l’accès à l’OMC des Comores et du Timor-Leste</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223868/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Règlement des différends, agriculture, propriété intellectuelle… les antagonismes entre les 164 pays membres restent profonds à l’ouverture de la XIIIᵉ Conférence ministérielle, prévue le 26 février.Antoine Bouët, Directeur, CEPIIJeanne Métivier, Professeure assistante en comptabilité, finance et économie, Kedge Business SchoolLeysa Maty Sall, Économiste, CEPIILicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2234992024-02-20T14:44:11Z2024-02-20T14:44:11ZLafarge, « complice de crimes contre l’humanité » en Syrie ? Vers un procès sans précédent pour une multinationale<p>Le 16 janvier 2024, la <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/16/lafarge-en-syrie-la-cour-de-cassation-valide-la-mise-en-examen-pour-complicite-de-crime-contre-l-humanite-mais-annule-la-mise-en-danger-des-ouvriers_6211143_3224.html">Cour de cassation</a>, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire en France, a confirmé la mise en examen pour « complicité de <a href="https://theconversation.com/topics/crimes-contre-lhumanite-22671">crimes contre l’humanité</a> » de la société française Lafarge, une première pour une firme de cette envergure. Très attendue par la société civile et les victimes, cette reconnaissance de la compétence des juridictions françaises pour juger des crimes internationaux commis à l’étranger par des acteurs économiques constitue un tournant décisif en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales.</p>
<p>Cette affaire qui peut sembler technique, avec à l’origine quatre chefs d’accusation (dont un a été écarté), touche à la question sensible de la possibilité de poursuivre au pénal des entreprises <a href="https://theconversation.com/topics/multinationales-22485">multinationales</a>. Ce terme désigne des ensembles de sociétés réparties dans différents pays et obéissant à une stratégie commune fixée par une société mère. Ces grands groupes semblent parfois bénéficier d’une forme d’impunité, sentiment qui ressort de <a href="https://www.internationalcrimesdatabase.org/Case/43/Presbyterian-Church-Of-Sudan-v-Talisman-Energy/">décisions précédentes</a>, notamment américaines. Le juge français pourrait ainsi venir poser les jalons d’une rupture.</p>
<h2>Différents chefs d’accusation</h2>
<p>Lafarge, société mère de droit français, avait créé en 2010 une filiale de droit syrien pour détenir et exploiter sa cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie. Entre 2010 et 2014, les alentours du site ont fait l’objet de violents affrontements entre divers groupes armés, dont l’État islamique qui a fini par s’en emparer en septembre 2014. Pour poursuivre ses activités malgré le contexte de conflit armé, Lafarge aurait distribué en 2013 et 2014 quelque <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/16/lafarge-en-syrie-la-cour-de-cassation-valide-la-mise-en-examen-pour-complicite-de-crime-contre-l-humanite-mais-annule-la-mise-en-danger-des-ouvriers_6211143_3224.html">13 millions d’euros</a> à ces groupes armés commettant de graves exactions selon l’étude d’un cabinet de conseil missionné par Holcim, le groupe suisse qui a racheté Lafarge depuis. L’enquête française a estimé ces versements entre 4,8 et 10 millions d’euros pour le seul groupe État islamique.</p>
<p>En 2016, une <a href="https://www.asso-sherpa.org/affaire-lafarge-syrie">plainte</a> a été déposée en France par le ministère de l’Économie à la suite de révélations dans la presse, puis par l’association Sherpa, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains et 11 anciens salariés de Lafarge en Syrie, conduisant à l’ouverture d’une information judiciaire. En 2018, la société Lafarge, en tant que personne morale, ainsi que plusieurs de ses cadres, a été mise en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité », « financement d’une entreprise terroriste », « mise en danger de la vie d’autrui » et « violation d’un embargo ».</p>
<p>Le <a href="https://www.asso-sherpa.org/confirmation-de-la-mise-en-examen-de-lafarge-complicite-crimes-contre-humanite">18 mai 2022</a>, la Cour d’appel avait confirmé la mise en examen de la société Lafarge pour « complicité de crimes contre l’humanité » et « mise en danger de la vie d’autrui », charges ensuite contestées dans un pourvoi en cassation. </p>
<p>La décision du 16 janvier 2024 est venue confirmer la mise en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité », considérant que la multinationale avait connaissance des graves exactions commises par les groupes armés. En revanche, la Cour de cassation a écarté la mise en examen pour la mise en danger de la vie d’autrui, estimant que la loi française n’était pas applicable aux salariés syriens. Un choix <a href="https://www.asso-sherpa.org/lafarge-en-syrie-decision-determinante-de-la-cour-de-cassation-sur-les-mises-en-examen-de-la-multinationale">déploré par Sherpa</a> pour qui pareille interprétation restrictive des règles de conflit de lois, malgré la forte implication de Lafarge dans la gestion de sa filiale syrienne, entrave l’accès à la justice pour les travailleurs de multinationales.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1756000073530409033"}"></div></p>
<p>Pour les deux autres chefs d’accusation, le Parquet national antiterroriste a demandé son renvoi en correctionnel le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/09/lafarge-en-syrie-un-premier-proces-requis-contre-le-cimentier-et-neuf-personnes-pour-financement-du-terrorisme_6215693_3224.html">9 février 2024</a> pour financement d’une entreprise terroriste et pour violation d’un embargo, disjoignant ainsi les deux volets de l’affaire.</p>
<h2>Une porte ouverte par le droit français</h2>
<p>S’agissant des infractions de « financement du terrorisme » et de « complicité de crime contre l’humanité », celles-ci sont prévues, d’une part, dans la <a href="https://www.un.org/french/millenaire/law/cirft.htm">Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999</a>, d’autre part, dans le <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998</a>. Ces deux conventions ont été ratifiées par la France respectivement en 2002 et 2000.</p>
<p>Le financement du terrorisme s’entend, selon l’article 2 de la Convention sur le terrorisme, comme tout acte consistant à fournir ou à réunir des fonds « dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre » des actes relevant du terrorisme. Le crime contre l’humanité s’entend, quant à lui, selon l’article 7 du Statut de Rome, comme des exactions commises dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, incluant des actes tels que le meurtre, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation forcée, la torture ou encore le viol.</p>
<p>Si le Statut de Rome a retenu la seule responsabilité pénale individuelle, son article 25 précise qu’« aucune disposition du présent Statut relative à la responsabilité pénale des individus n’affecte la responsabilité des États en droit international ». La Convention sur le financement du terrorisme dispose, quant à elle, en son article 5 :</p>
<blockquote>
<p>« Chaque État Partie, conformément aux principes de son droit interne, prend les mesures nécessaires pour que la responsabilité d’une personne morale située sur son territoire ou constituée sous l’empire de sa législation soit engagée lorsqu’une personne responsable de la direction ou du contrôle de cette personne morale a, en cette qualité, commis une infraction visée [par la présente convention]. Cette responsabilité peut être pénale, civile ou administrative ».</p>
</blockquote>
<p>À cet égard, le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070719/LEGISCTA000021796078/#LEGISCTA000021796940">Code pénal français</a> prévoit des mécanismes répressifs à l’encontre des sociétés transnationales qui relèvent de la législation française ou qui ont commis des infractions pénales sur le territoire français. En outre, son article 121-7, relatif au régime général de la complicité, requiert uniquement que le <a href="https://www.dalloz-actualite.fr/flash/cour-de-cassation-ouvre-voie-une-mise-en-examen-de-lafarge-pour-complicite-de-crime-contre-l-h">complice</a> ait sciemment facilité la préparation ou la consommation d’un crime, sans critère géographique.</p>
<p>Si, avec l’affaire <em>Lafarge</em>, la France a ainsi l’opportunité de poser les prémices de la poursuite pénale d’une personne morale pour complicité de crime contre l’humanité, cela n’est toutefois pas sans poser de redoutables défis.</p>
<h2>Vers la fin de l’impunité <em>de facto</em> des sociétés transnationales ?</h2>
<p>Depuis longtemps, les multinationales semblent bénéficier d’une certaine forme d’impunité, tirant profit de la complexité des régimes juridiques internationaux et de la difficulté d’imposer des normes juridiques uniformes à l’échelle mondiale. En effet, les règles encadrant leurs activités n’offrent notamment pas un cadre répressif avec des peines adaptées à la nature d’infractions comme le financement du terrorisme ou la complicité pour crimes contre l’humanité. Des efforts ont, certes, été déployés au niveau international pour les rendre responsables de leurs actions, comme l’adoption en 2011 par le Conseil des droits de l’homme des <a href="https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf">Principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme</a>. L’absence d’un régime de responsabilité pénale internationale spécifique pour ces entités suggère néanmoins qu’elles pourraient potentiellement esquiver toute responsabilité pour leurs actions.</p>
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<p>Tel a été le cas dans l’affaire <a href="https://www.internationalcrimesdatabase.org/Case/43/Presbyterian-Church-Of-Sudan-v-Talisman-Energy/"><em>Presbyterian Church of Sudan et al. v. Talisman Energy, Inc. and the Republic of the Sudan</em></a>. Des plaignants avaient intenté une action en justice contre l’entreprise Talisman Energy en vertu de l’<em>Alien Tort Statute</em>, une loi américaine de 1789 accordant aux tribunaux fédéraux compétence sur les affaires civiles déposées par des étrangers pour des violations du droit international. Ils alléguaient que cette société pétrolière canadienne était complice de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de graves violations des droits humains perpétrés par le gouvernement soudanais dans les régions pétrolifères où elle opérait. En 2009, la requête a été rejetée et la société n’a pas été tenue pénalement responsable en raison pour partie d’un manque de preuves, mais surtout de la quasi-impossibilité d’engager la responsabilité d’une société transnationale sur le fondement du droit international. Un tel précédent a laissé planer l’ombre de l’impunité des sociétés transnationales et entretenu, à leur égard, le mythe d’une irresponsabilité pénale.</p>
<p>Face à l’inadéquation des mécanismes généraux de la responsabilité internationale et à une société civile de plus en plus déterminée à lutter contre l’impunité des personnes morales, la mise en examen de Lafarge apparaît comme un précédent qui pourrait relancer le débat sur la question de la pénalisation des activités des sociétés transnationales. Lafarge est, en effet, la première société transnationale au monde, en tant que personne morale, à être mise en examen sur le fondement de complicité de crimes contre l’humanité. Les juges français vont ainsi, quelle que soit l’issue du procès, poser d’importants jalons susceptibles d’inspirer une évolution de la justice pénale internationale.</p>
<p>Ces jalons seront d’autant plus importants que d’autres affaires similaires sont en cours. L’association Sherpa, avec d’autres, a notamment déposé une <a href="https://www.asso-sherpa.org/complicite-de-crimes-de-guerre-au-yemen-une-plainte-deposee-contre-des-entreprises-darmement-francaises">plainte pénale</a> contre plusieurs entreprises d’armement pour leur éventuelle complicité dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés au Yémen, lesquels auraient été commis grâce à l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.</p>
<hr>
<p><em>Kadoukpè Babaodi, étudiant en Master 2 à l’Institut des droits de l’homme de l’Université catholique de Lyon a également contribué à la rédaction de cet article.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223499/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catherine Maia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les firmes multinationales semblent parfois jouir d’une forme d’impunité pénale. Que la justice française se saisisse du cas Lafarge pourrait bien marquer une rupture d’envergure.Catherine Maia, Professeure de droit international à l’Université Lusófona (Portugal) et professeure invitée à Sciences Po Paris (France), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2199252023-12-26T16:58:17Z2023-12-26T16:58:17ZReconnaissance des gouvernements de transition en Afrique de l’Ouest : que dit le droit international ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/566637/original/file-20231219-15-bydma6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2400%2C1641&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le capitaine Ibrahim Traoré, chef d’État du Burkina Faso, accueille le général Abdourahamane Tiani, chef d'État du Niger, à Ouagadougou en novembre 2023. Les deux hommes sont arrivés au pouvoir à l'issue de putschs.</span> <span class="attribution"><span class="source">Présidence du Burkina Faso</span></span></figcaption></figure><p>Cinq pays d’Afrique de l’Ouest – Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger, Gabon – ont récemment été le théâtre de <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">coups d’État</a> qui ont amené au pouvoir de nouvelles forces politiques, souvent issues des rangs de l’armée.</p>
<p>Cette situation soulève des questions relatives à la reconnaissance de ces nouveaux gouvernements par la communauté internationale. </p>
<h2>Distinction entre la reconnaissance du gouvernement et la reconnaissance de l’État</h2>
<p>La <a href="https://danielturpqc.org/upload/Convention_concernant_les_droits_et_devoirs_des_%C3%89tats_Convention_de_Montevideo_1933.pdf">Déclaration de Montevideo de 1933 sur les droits et devoirs des États</a> a énoncé les critères définissant l’État : une population permanente, un territoire défini, un gouvernement en mesure d’exercer le contrôle et la « capacité d’entrer en relations avec les autres États » – en d’autres termes, la reconnaissance de cet État par les autres.</p>
<p>Ici, le concept de reconnaissance englobe plusieurs situations telles que la reconnaissance d’un traité, d’une dette, d’une frontière voire d’un groupe insurrectionnel ou d’un gouvernement nouveau.</p>
<p>La reconnaissance d’un gouvernement spécifique comme autorité légitime d’un État peut être le résultat d’une élection démocratique, d’un accord de paix ou de processus illégaux comme un putsch.</p>
<p>Cependant, la reconnaissance d’un État, acte unilatéral discrétionnaire confirmé par la pratique, peut être déclarée indépendamment du gouvernement en place, bien que, le plus souvent, les deux concepts soient liés. Par exemple, quand bien même la France <a href="https://www.lepoint.fr/afrique/menace-d-intervention-au-niger-france-et-etats-unis-appuient-la-decision-de-la-cedeao-11-08-2023-2531285_3826.php">ne reconnaît toujours pas le gouvernement du Niger</a> issu du putsch du 26 juillet 2023, elle maintient sa reconnaissance de l’État du Niger.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Qi0woHLH-0A?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Putsch au Niger : pourquoi la France s’en mêle ? – C dans l’air, août 2023.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ces distinctions sont essentielles dans le contexte sahélien car elles déterminent les relations diplomatiques et consulaires. Parfois, la non-reconnaissance du gouvernement peut entraîner une rupture diplomatique, comme l’illustre le cas du Niger : <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/27/l-ambassadeur-de-france-au-niger-sylvain-itte-est-rentre-a-paris_6191191_3211.html">l’ambassadeur de France dans ce pays a été rappelé à Paris</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">Niger : le putsch de trop</a>
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<h2>La pratique de la reconnaissance du nouveau gouvernement</h2>
<p>Selon la résolution du 23 avril 1936 de l’association <a href="https://www.idi-iil.org/fr/">« Institut du Droit International »</a> (créée en 1873 et composée d’éminents professeurs en droit international, cette institution vise à promouvoir le progrès du droit international et a émis de nombreuses résolutions sur des questions cruciales depuis sa fondation), qui porte sur la <a href="https://www.idi-iil.org/app/uploads/2017/06/1936_brux_01_fr.pdf">reconnaissance des nouveaux États et des nouveaux gouvernements</a>, la reconnaissance du gouvernement nouveau d’un État déjà reconnu est :« […] l’acte libre par lequel un ou plusieurs États constatent qu’une personne ou un groupe de personnes sont en mesure d’engager l’État qu’elles prétendent représenter, et témoignent de leur volonté d’entretenir avec elles des relations. » </p>
<p>Le <a href="https://www.librairiedalloz.fr/livre/9782802715207-dictionnaire-droit-international-public-salmon-jean/"><em>Dictionnaire de droit international public</em></a>, publié sous la direction du juriste international <a href="https://cdi.ulb.ac.be/a-propos-du-centre/membres-du-centre-2/jean-salmon/">Jean Salmon</a>, explique que dans la pratique contemporaine, un nombre de plus en plus élevé d’États estiment cependant qu’ils n’ont pas à reconnaître ou à ne pas reconnaître les gouvernements étrangers. Les États se contentent, en conséquence, de se prononcer, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement nouveau, sur l’établissement, le maintien ou la rupture des relations diplomatiques.</p>
<p>Citons à cet égard ces propos du ministre français des Affaires étrangères Jean François-Poncet datant du 16 mars 1979 :</p>
<blockquote>
<p>« La pratique de la France est d’entretenir des relations diplomatiques non pas avec des gouvernements mais avec des États. C’est ainsi qu’elle n’accomplit pas d’acte formel de reconnaissance lorsqu’un nouveau gouvernement est instauré à la suite d’un changement de régime. Il s’agit là d’une position constante. »</p>
</blockquote>
<p>Cette position est réitérée en 1982 à propos du <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1982/10/25/le-president-hissene-habre-a-forme-un-gouvernement-de-large-union_2893387_1819218.html">Tchad</a>. Le ministre français de la Coopération d’alors, Jean-Pierre Cot, affirme que « dans nos relations avec le Tchad, nous suivons les règles du droit international […]. Nous reconnaissons les États et non les gouvernements. »</p>
<p>La position française laisse clairement entendre qu’il n’y a pas de reconnaissance formelle du nouveau gouvernement, du moins officiellement. En pratique, de nombreux États partagent cette position, considérant qu’il n’est pas nécessaire de remplir des formalités spécifiques pour reconnaître un gouvernement nouveau.</p>
<p>Néanmoins, à la lumière du comportement des États, il est manifeste qu’il existe tout de même une forme de reconnaissance implicite du nouveau gouvernement, même si cela ne trouve pas de fondement juridique dans le cadre du droit international.</p>
<h2>La pratique de la reconnaissance implicite des nouveaux gouvernements au Sahel</h2>
<p>Par opposition à la reconnaissance explicite, la reconnaissance implicite est celle qui se déduit du comportement d’un État, des actes qu’il a adoptés ou des relations établies par lui. Au Sahel, les actions de la communauté internationale ont été telles que l’on pourrait affirmer que la reconnaissance implicite des nouveaux gouvernements est devenue la norme.</p>
<p>À chaque renversement gouvernemental par des coups d’État, la communauté internationale commence par exiger le rétablissement de l’ordre constitutionnel. Cependant, au fil de l’évolution des événements, les États finissent par reconnaître la situation comme un fait accompli.</p>
<p>Si la France a longtemps maintenu une position de reconnaissance implicite dans le cas au Mali (même avec le <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/31/au-mali-la-semaine-ou-le-colonel-goita-s-est-couronne-president_6082131_3212.html">second coup d’État en mai 2021</a>) ainsi qu’en Guinée et lors de deux coups d’État successifs au Burkina Faso, il semblerait qu’elle ait modifié sa politique dans le cas du Niger.</p>
<p>Dès le lendemain du coup d’État, la France a affirmé qu’elle ne reconnaissait pas le gouvernement issu du putsch, indiquant ainsi une pratique de non-reconnaissance explicite. Cependant, quelques semaines plus tard, dans le cas du <a href="https://theconversation.com/comprendre-le-coup-detat-au-gabon-213592">Gabon</a>, la France est revenue sur sa position initiale, adoptant à nouveau une reconnaissance implicite.</p>
<p>Par ailleurs, une <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20231207-niger-la-cour-de-justice-de-la-c%C3%A9d%C3%A9ao-d%C3%A9clare-irrecevables-des-requ%C3%AAtes-de-niamey-contre-des-sanctions">décision très récente de la Cour de justice de la Cédéao</a>, datée du 7 décembre 2023, a établi un précédent significatif. En déclarant irrecevables des requêtes du nouveau gouvernement du Niger, la Cour soutient que le nouveau gouvernement nigérien issu d’un putsch ne peut pas représenter le peuple nigérien, car il n’est pas reconnu par les organes de la Cédéao. </p>
<p>Cette jurisprudence souligne l’importance de la reconnaissance par les instances régionales, telles que la Cédéao et ses États membres, pour déterminer la légalité d’un gouvernement et sa capacité à représenter le peuple. La position de la Cour est justifiable à la lumière des précédents, tels que ceux du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée, dont les nouveaux gouvernements ont tous été explicitement reconnus par les organes décisionnels de la Cédéao, reconnaissance étayée par la signature d’accords fixant un calendrier de transition.</p>
<h2>Les effets de la reconnaissance du nouveau gouvernement</h2>
<p>En matière de reconnaissance des nouveaux gouvernements en Afrique de l’Ouest, la position des puissants États occidentaux a fréquemment été ambiguë. Ainsi, dans le cas du Niger, la France refuse toujours de reconnaître explicitement le nouveau pouvoir alors que les États-Unis, eux, l’ont fait progressivement et <a href="https://www.state.gov/translations/french/arrivee-de-lambassadrice-kathleen-fitzgibbon-au-niger/">nommé une nouvelle ambassadrice</a>. Cette ambiguïté ne peut être expliquée du point de vue du droit international, mais elle peut être illustrée par plusieurs enjeux : les intérêts géopolitiques, la stabilité régionale, les principes démocratiques et les réponses aux crises humanitaires. </p>
<p>L’un des effets les plus patents de la reconnaissance d’un nouveau gouvernement par la communauté internationale, notamment par des organisations régionales comme la Cédéao, est de lui conférer une légitimité internationale. Cela peut influencer les relations diplomatiques, l’accès aux aides internationales et peut renforcer la confiance des investisseurs étrangers. Par ailleurs, que le nouveau gouvernement soit reconnu de manière tacite ou explicite, il est néanmoins tenu de respecter les normes et les obligations du droit international.</p>
<p>Que le nouveau gouvernement soit arrivé au pouvoir de façon légale ou non, le droit international prend acte du fait accompli et exige que ce gouvernement respecte et se conforme aux normes du droit international. Cela inclut l’obligation de respecter les engagements déjà pris auparavant et de se conformer aux normes relatives aux droits de l’homme, au droit humanitaire, ainsi qu’au droit diplomatique et consulaire.</p>
<p>Ainsi, le droit international se contente de constater l’avènement d’un gouvernement, y compris à la suite d’un coup d’État. Le gouvernement nouvellement établi est alors responsable de tout ce qui pourrait engendrer des effets juridiques internationaux. La situation devient particulièrement complexe lorsque deux gouvernements coexistent au sein d’un État.</p>
<p>Le cas de la Libye illustre parfaitement ce cas de figure. Après la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, deux gouvernements distincts ont été <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/03/02/la-libye-se-retrouve-avec-deux-gouvernements-rivaux_6115783_3212.html">reconnus par différentes puissances internationales</a>. Le Gouvernement d’Union nationale (GNA), formé en 2015 avec un large soutien international, est largement reconnu comme le gouvernement légitime, tandis que l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par la maréchal Haftar, est soutenue par certains États comme le voisin égyptien et représente une force politique et militaire rivale. En pareille situation, il est difficile de déterminer lequel de ces deux gouvernements peut être considéré comme responsable au regard du droit international.</p>
<p>Une autre question liée à la reconnaissance d’un nouveau gouvernement concerne sa représentation au niveau international, notamment au sein des instances telles que le système des Nations unies. Un incident <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/09/23/niger-le-regime-militaire-s-en-prend-au-chef-de-l-onu_6190632_3212.html">s’est produit en septembre dernier</a>, quand les représentants tant du nouveau gouvernement que de l’ancien ont cherché à représenter le peuple nigérien. Cependant, le 6 décembre 2023, l’ONU a explicitement reconnu le gouvernement militaire actuel au Niger. Cette reconnaissance s’est matérialisée par l’accréditation accordée à son représentant à <a href="https://actucameroun.com/2023/12/19/coup-detat-au-niger-les-autorites-militaires-reconnues-par-lonu/">New York par le Comité d’accréditation de l’Assemblée générale de l’ONU</a>.</p>
<p>On l’aura compris : quand bien même les grands États et les organisations multilatérales aiment à se présenter comme des défenseurs sourcilleux du droit international, ils donnent souvent la priorité, dans les faits, à leurs intérêts bien compris, et s’adaptent volontiers à la nouvelle donne, y compris quand celle-ci est issue de putschs militaires…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219925/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Issiaka Guindo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ces dernières années, des putschs militaires se sont produits dans plusieurs États ouest-africains. La reconnaissance de la légitimité des gouvernements qui en sont issus est un enjeu majeur.Issiaka Guindo, Doctorant en droit international à Paris 1 Université Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2195232023-12-17T15:41:50Z2023-12-17T15:41:50ZLa guerre à Gaza, la Cour pénale internationale et la lutte contre l’impunité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565801/original/file-20231214-23-rb0t1k.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C1200%2C790&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le 3&nbsp;décembre, sur les lieux du festival de musique Nova, Karim Khan (deuxième à partir de la droite) échange avec des survivants de l’attaque commise par le Hamas le 7&nbsp;octobre Le lendemain, il se rendra à Ramallah, où il rencontrera Mahmoud Abbas et des victimes palestiniennes de la colonisation de la Cisjordanie. Mais il ne pourra pas aller à Gaza.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/IntlCrimCourt/status/1731105035281486327">International Criminal Court</a></span></figcaption></figure><p>La 22<sup>e</sup> Assemblée des États parties à la Cour pénale internationale (CPI) – organe de la Cour composé des représentants des États membres – ouverte le 4 décembre dernier à New York, vient de s’achever le 14 décembre. Les discussions entre les États, le Procureur et les autres personnels de la Cour ont notamment été marquées par la guerre menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza, qui a déjà <a href="https://fr.euronews.com/2023/12/09/guerre-israel-hamas-le-bilan-humain-depasse-les-17-400-morts">coûté la vie à plus de 18 000 Palestiniens</a> et contraint <a href="https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20231208-guerre-isra%C3%ABl-hamas-2-millions-de-gazaouis-d%C3%A9plac%C3%A9s">près de 2 millions d’habitants de Gaza à fuir leur logement</a>, en réponse aux attaques du Hamas en Israël qui a tué <a href="https://www.nouvelobs.com/monde/20231011.OBS79332/attaque-du-hamas-plus-de-1-200-israeliens-tues-selon-un-nouveau-bilan.html">1 200 Israéliens</a> et en a pris 240 en otage le 7 octobre dernier.</p>
<p>Depuis <a href="https://news.un.org/fr/story/2021/03/1090822">l’ouverture en 2021 d’une enquête sur la situation en Palestine</a>, et plus encore depuis le 7 octobre, le Bureau du Procureur, dirigé par l’avocat britannique Karim Khan, est accusé <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/07/les-timides-pas-du-procureur-de-la-cpi-scrutes-de-pres_6204415_3210.html">par de nombreux États et des ONG</a> de ne pas avoir abouti à des résultats concrets. En effet, aucun mandat d’arrêt n’a été émis, alors que les <a href="https://www.rtbf.be/article/temoignage-de-gaza-les-bombardements-incessants-provoquent-de-nouveaux-traumatismes-chez-les-enfants-10764052">témoignages des victimes palestiniennes</a> et les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/07/israel-palestine-les-conclusions-d-un-rapport-des-nations-unies-sur-les-causes-du-conflit-pointent-dans-leur-immense-majorite-vers-israel_6129272_3210.html">rapports des Nations unies</a> et <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2021/04/27/des-politiques-israeliennes-abusives-constituent-des-crimes-dapartheid-et-de">d’ONG</a> affluent.</p>
<p>Face aux critiques, Khan a affiché sa volonté de reprendre personnellement le dossier en main. Le 4 décembre dernier, il a achevé une visite en Israël et en Palestine.</p>
<h2>L’enquête du Procureur de la CPI en Palestine avant le 7 octobre</h2>
<p>En 2009, à la suite de l’opération militaire israélienne <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2009-2-page-98.htm">« Plomb durci »</a> à Gaza, qui a coûté la vie à plus de 1 300 Palestiniens, l’Autorité palestinienne du président Mahmoud Abbas déclare son souhait d’adhérer à la CPI, organisation internationale qui lutte contre l’impunité en enquêtant, poursuivant, jugeant et condamnant les personnes qui se seraient rendues coupables de crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale (génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité et crime d’agression) prévus par le <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut de Rome</a>. 124 États sont aujourd’hui <a href="https://asp.icc-cpi.int/fr/states-parties">membres de la CPI</a>, mais ce n’est pas le cas de la Chine, des États-Unis, de la Russie et d’Israël.</p>
<p>Trois ans plus tard, face à l’absence de statut étatique clair reconnu à la Palestine, le Procureur d’alors, Moreno Ocampo (2003-2012), <a href="https://www.lorientlejour.com/article/752917/CPIPalestine_%253A_arret_de_lexamen_preliminaire_en_attendant_une_decision_sur_le_statut_a_lONU.html">décide de ne pas ouvrir d’enquête</a>. En réponse, en novembre 2012, la Palestine obtient à l’Assemblée générale de l’ONU le <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/11/30/la-palestine-obtient-le-statut-d-etat-observateur-a-l-onu_1798337_3218.html">statut d’État non-membre observateur</a>, ce qui lui permet de devenir en 2015 le 123<sup>e</sup> État partie à la Cour (<a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/armenie/l-armenie-deviendra-officiellement-membre-de-la-cour-penale-internationale-en-fevrier_6189576.html">l’Arménie</a> deviendra le 124<sup>e</sup> en 2023).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"583185430205579264"}"></div></p>
<p>En 2019, la Procureure de la CPI Fatou Bensouda (2012-2021) affirme que <a href="https://news.un.org/fr/story/2019/12/1058711">tous les critères sont réunis</a> pour l’ouverture d’une enquête sur la situation dans l’État de Palestine, car elle a une base raisonnable de croire que des dirigeants israéliens et des membres de groupes armés palestiniens ont commis ou sont en train de commettre des crimes de guerre. Dans une décision du 5 février 2021, la Chambre préliminaire I <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-chambre-preliminaire-i-de-la-cpi-rend-sa-decision-sur-la-demande-du-procureur-relative-la">affirme</a> que la compétence territoriale de la Cour pour mener son enquête comprend la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est.</p>
<p>En mars 2021, Bensouda annonce l’ouverture de son enquête, déclenchant la colère du gouvernement israélien, <a href="https://fr.timesofisrael.com/lenquete-de-la-cpi-est-du-pur-antisemitisme-estime-netanyahu/">qui accuse la Cour d’antisémitisme</a>, et de ses alliés américains qui <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/02/washington-sanctionne-fatou-bensouda-la-procureure-de-la-cour-penale-internationale_6050769_3210.html">adoptent des sanctions contre la Procureure</a>.</p>
<p>Cependant, depuis l’ouverture de l’enquête, celle-ci n’avance pas. Le Bureau du Procureur fait l’objet de vives critiques, car le dossier palestinien est arrivé devant la Cour en 2009, il y a déjà 14 ans. Trois Procureurs se sont succédé (Luis Moreno Ocampo, Fatou Bensouda et maintenant Karim Khan) sans que des avancées significatives n’aient lieu. Karim Khan se contente en 2022 d’annoncer son intention de se rendre en Palestine. Cette absence de volonté se traduit par des moyens financiers et humains limités alloués à cette enquête (moins d’un million d’euros, avec une personne à temps plein sur le dossier au sein du Bureau).</p>
<p>Il a fallu les attaques du Hamas le 7 octobre et la riposte armée israélienne à Gaza pour que le Procureur fasse enfin de la Palestine une priorité. </p>
<h2>Le réinvestissement de l’enquête par Karim Khan depuis le 7 octobre</h2>
<p>La nouvelle séquence ouverte le 7 octobre contraint Karim Khan à sortir de son silence pour répondre aux critiques lui reprochant de ne pas tenir compte des attentes des populations du « Sud global » quant au besoin de lutter partout contre l’impunité. Le 29 octobre, il se rend au point de passage entre l’Égypte et Gaza et demande aux autorités israéliennes d’entrer à Gaza et en Israël pour rencontrer les victimes, mais Israël refuse.</p>
<p>En Égypte, le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/30/a-rafah-le-procureur-de-la-cour-penale-internationale-appelle-au-respect-des-lois-de-la-guerre_6197323_3210.html">Procureur rappelle aux parties</a> leur obligation de se « conformer au droit des conflits armés », dit à Israël que l’entrave de l’entrée de l’aide humanitaire « peut constituer un crime » et réaffirme que la prise d’otages est une violation grave des Conventions de Genève ; pour autant, ces déclarations relèvent davantage du discours politique, teinté de références religieuses, que d’annonces fortes autour de l’enquête.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1724343212511240214"}"></div></p>
<p>Le gouvernement Nétanyahou ayant été fortement critiqué pour son refus de coopérer avec la Cour et pour avoir interdit au Procureur de se rendre sur le terrain, les autorités israéliennes acceptent finalement que Karim Khan vienne en Israël et en Cisjordanie. Israël refuse cependant que Khan se rende dans la bande de Gaza, alors que de <a href="https://www.letemps.ch/monde/philippe-lazzarini-commissaire-general-de-l-unrwa-la-situation-a-gaza-est-insoutenable">hauts responsables de l’ONU ont pu le faire</a>.</p>
<p>Début décembre, Karim Khan se rend sur les sites israéliens des attaques du 7 octobre, dont celui du festival de musique Nova, puis échange avec les survivants et les familles des victimes israéliennes. Le 4 décembre, il se rend à Ramallah, en Cisjordanie, et rencontre Mahmoud Abbas, ainsi que le premier ministre palestinien Mohammed Shtayyeh et des victimes palestiniennes de l’occupation israélienne. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, plus de 800 000 colons israéliens sont établis. Depuis le 7 octobre, d’après les Nations unies, <a href="https://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/2023-11-25/six-palestiniens-tues-par-l-armee-israelienne-en-cisjordanie-occupee.php">plus de 265 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1731366911487648091"}"></div></p>
<p>Si cette visite du Procureur est inédite et marque sa volonté, sans doute contrainte par la pression de l’opinion publique, de reprendre en main cette enquête, elle ne peut suffire pour permettre à la Cour d’appliquer son mandat de lutte contre l’impunité au Proche-Orient.</p>
<p>Plusieurs critiques ont été exprimées à l’encontre du Procureur à l’issue de ce déplacement. Tout d’abord, il ne mentionne jamais que la poursuite de la colonisation et de l’occupation israéliennes est l’un des trois axes de son enquête (les deux autres étant les opérations militaires israéliennes à Gaza et celles menées dans le cadre de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/30/un-an-apres-le-bilan-sombre-de-la-marche-du-retour-a-gaza_5443461_3210.html">« la marche du retour »</a> entre 2018 et 2019), et il ne dit pas que les victimes palestiniennes rencontrées sont victimes de cette situation. Ensuite, contrairement à ses visites sur les sites israéliens des attaques du Hamas, en Palestine Karim Khan s’est contenté de rencontrer les autorités et les victimes palestiniennes dans des bureaux institutionnels à Ramallah. Il n’est par exemple pas allé à Hébron ou Jénine, où la population palestinienne subit des attaques de colons et des incursions de l’armée israélienne. De plus, il ne fait aucune mention de Jérusalem-Est, dont <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/07/israelopt-10-things-you-need-to-know-about-annexation/">l’annexion par Israël est illégale au regard du droit international</a>, comme l’a rappelé le Conseil de sécurité dans sa <a href="https://digitallibrary.un.org/record/853446?ln=fr">résolution 2334 adoptée en décembre 2016</a>.</p>
<h2>Une enquête importante pour les parties concernées… et pour la Cour elle-même</h2>
<p>Malgré les critiques, cette visite de Karim Khan marque indéniablement une nouvelle étape dans le dossier palestinien devant la CPI.</p>
<p>Mais près de trois ans après l’ouverture de l’enquête, les victimes attendent encore que justice soit rendue. L’importance d’aller au bout de l’enquête dépasse le seul conflit israélo-palestinien. Il s’agit pour la Cour de réaffirmer l’universalité de son mandat et la capacité de la justice à être rendue partout. Il en va de sa crédibilité.</p>
<p>La fracture entre l’Occident et le « Sud global » <a href="https://www.lagrandeconversation.com/monde/le-sud-global-face-a-la-guerre-en-ukraine/">perceptible dans la guerre en Ukraine</a> s’est accentuée depuis le 7 octobre. Dès lors, pour faire taire les critiques quant à un deux poids deux mesures, la CPI se doit d’être à la hauteur des enjeux du conflit israélo-palestinien.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219523/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohammed Qawasma ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si la CPI a ouvert une enquête sur le conflit israélo-palestinien en 2021, ce n’est qu’en décembre 2023 que le Procureur s’est rendu sur le terrain. Les efforts de la Cour sont-ils suffisants ?Mohammed Qawasma, Doctorant en droit international, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2179732023-12-05T16:53:22Z2023-12-05T16:53:22ZChangement climatique et politique migratoire : l’accord Australie-Tuvalu, un modèle pour la France et ses territoires du Pacifique ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/562167/original/file-20231128-21-q9upvc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C7%2C5304%2C2974&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les neuf îles qui constituent l'archipel de Tuvalu seront englouties au cours des prochaines décennies.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/undpclimatechangeadaptation/52387326768">TCAP/PNUD</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span></figcaption></figure><p>Lors de sa visite officielle en Australie le 4 décembre, la ministre française de l’Europe et des Affaires étrangères, Catherine Colonna, s’est dite <a href="https://apnews.com/article/french-colonna-australia-tuvalu-climate-change-b77617344c2deff169a1e1144d2f7adf">ouverte à examiner toute demande de réinstallation</a> émanant de petites nations du Pacifique Sud confrontées à la montée des eaux, s’alignant ainsi sur l’exemple de l’accord passé le 10 novembre dernier entre l’Australie et Tuvalu. Cet accord, conclu en marge de la 52<sup>e</sup> édition du <a href="https://www.forumsec.org/2023/11/09/reports-piflm52-communique-of-the-52nd-pacific-islands-leaders-forum-2023/">Forum des îles du Pacifique</a>, pourrait donc bien avoir des implications pour la France et ses territoires du Pacifique.</p>
<p>L’accord entre l’Australie et Tuvalu a été baptisé « Union Falepili ». Le terme « falepili », emprunté à la langue tuvaluane, incarne l’idée de « soutien mutuel entre voisins ». Souvent qualifié d’<a href="https://lepetitjournal.com/melbourne/rechauffement-climatique-australie-traite-historique-tuvalu-372713">historique</a> ou de fondateur, <a href="https://www.dfat.gov.au/geo/tuvalu/australia-tuvalu-falepili-union-treaty">ce traité</a> ouvre une voie migratoire innovante pour les Tuvaluans confrontés à l’élévation du niveau de la mer. Il souligne une prise de conscience croissante des vulnérabilités uniques des nations insulaires face au changement climatique, tout en établissant un modèle de coopération bilatérale pour aider ces populations.</p>
<h2>Pourquoi il est inexact de parler d’asile climatique d’un point de vue juridique</h2>
<p>Tuvalu, un archipel de neuf îles de faible altitude situé dans le Pacifique central, abrite environ 11 200 habitants. Ces îles sont parmi les plus exposées aux effets dévastateurs du changement climatique, en particulier à l’augmentation alarmante du niveau de la mer. Le pacte entre les deux nations reconnaît explicitement cette vulnérabilité et propose une réponse tangible : l’attribution chaque année de 280 visas de résidence permanente en Australie aux citoyens de Tuvalu.</p>
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<p>L’Union Falepili illustre un engagement sans précédent de Canberra envers les citoyens de Tuvalu, sévèrement impactés par la montée des eaux. Il survient dans un contexte où l’existence même de Tuvalu est en péril, et s’inscrit dans un cadre complexe de défis environnementaux et juridiques. Il est à noter que lors de la COP 27, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu, Simon Kofe, a fait forte impression en annonçant la <a href="https://theconversation.com/tuvalu-menace-detre-englouti-par-les-eaux-cree-son-double-digital-195133">création d’une réplique numérique de son pays dans le Métavers</a>, envisageant ainsi une forme de survie virtuelle face à la menace d’une submersion réelle de son territoire.</p>
<p>Cependant, et contrairement aux qualificatifs employés dans nombre de médias nationaux et internationaux, il est essentiel de souligner que le type de visa offert par ce traité ne tend pas à donner <em>l’asile climatique</em> aux populations des Tuvalu car l’accord ne reconnaît pas, au sens juridique, les populations déplacées en tant que <em>réfugiés climatiques</em>.</p>
<p>Cette notion, de <a href="https://www.oxfamfrance.org/migrations/vers-une-augmentation-croissante-du-nombre-de-refugies-climatiques/">plus en plus évoquée dans les débats publics et académiques</a>, désignerait des individus et communautés obligés de quitter leur lieu de vie habituel en raison des effets directs ou indirects du changement climatique. Bien que de plus en plus pertinente et fréquemment utilisée dans le discours public, la catégorisation des réfugiés climatiques n’est pas encore reconnue dans le droit international. Elle n’est également pas évoquée dans les termes du traité de l’Union Falepili.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1729107878647058655"}"></div></p>
<p>En effet, selon la <a href="https://www.unhcr.org/fr/en-bref/qui-nous-sommes/la-convention-de-1951-relative-au-statut-des-refugies">Convention de 1951 relative au statut des réfugiés</a>, un réfugié est défini comme une personne qui fuit la persécution en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social particulier ou de ses opinions politiques. Bien que l’interprétation de cette définition par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ait été étendue pour inclure les personnes fuyant des conflits armés généralisés, le changement climatique n’est donc pas (encore) reconnu comme un motif de persécution légitime en droit international. En conséquence, les populations déplacées de force par des catastrophes ou changements climatiques ne bénéficient donc pas de protection et d’assistance de la communauté internationale au regard du droit d’asile international.</p>
<p>En l’état actuel, faute d’un cadre juridique international établi et d’une jurisprudence correspondante, les concepts d’asile et de réfugiés climatiques demeurent des notions non reconnues en droit.</p>
<p>Bien que le terme de « réfugié climatique » n'ait pas de signification juridique, il existe certainement des réfugiés dont la situation est <a href="https://johnmenadue.com/a-different-kind-of-climate-movement-the-kaldor-centre-principles-on-climate-mobility-pic/">aggravée à cause du changement climatique</a>. Comme le révèle une <a href="https://disasterdisplacement.org/wp-content/uploads/2017/08/03052016_FR_Protection_Agenda_V1.pdf">étude de l’Initiative Nansen</a>, le changement climatique ne provoque pas à lui seul des déplacements, mais exacerbe d’autres facteurs sociaux, économiques, culturels et politiques qui incitent les gens à quitter leurs foyers. Il amplifie les risques et les vulnérabilités, et rend les catastrophes plus fréquentes et/ou intenses. Ce phénomène engendre donc une multitude de mouvements, qu’ils soient forcés ou volontaires, temporaires ou permanents, à l’intérieur d’un pays ou au-delà des frontières – qui peuvent survenir dans le contexte du changement climatique et des catastrophes qu’il provoque.</p>
<p>Les complexités juridiques entourant ces termes sont illustrées par des affaires telles que celle de Ioane Teitiota en 2015. <a href="https://www.france24.com/fr/20131017-habitant-kiribati-reclame-statut-refugie-climatique">Ioane Teitiota</a>, un habitant de Kiribati, une nation insulaire du Pacifique, a sollicité l’asile en Nouvelle-Zélande, arguant que la montée du niveau de la mer et d’autres conséquences du changement climatique menaçaient sa vie et celle de sa famille. Toutefois, la Cour suprême de Nouvelle-Zélande a rejeté sa demande, estimant que les conditions de vie à Kiribati, bien qu’extrêmement difficiles, ne relevaient pas de la persécution au sens de la Convention de 1951.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"623368107676053504"}"></div></p>
<p>Cette décision a été ultérieurement confirmée par le <a href="https://www.ohchr.org/en/treaty-bodies/ccpr">Comité des droits de l’homme des Nations unies</a> en 2020, qui a cependant reconnu que le changement climatique pouvait entraîner des violations des droits humains si les personnes fuyant les effets du changement climatique étaient renvoyées dans leur pays d’origine (le concept de <em>refoulement</em>, proscrit en droit international) après avoir quitté leur territoire. Cette reconnaissance a été souvent interprétée comme pouvant <a href="https://theconversation.com/refugies-climatiques-une-decision-historique-du-comite-des-droits-de-lhomme-de-lonu-131348">ouvrir la voie à une future intégration des réfugiés climatiques dans le droit international</a>.</p>
<p>En effet, selon cette décision et comme reconnu par le HCR, compte tenu des évolutions du droit et de la menace climatique, les personnes qui fuient dans le contexte des effets néfastes du changement climatique et des catastrophes <a href="https://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=617aafa24">peuvent avoir des raisons valables de prétendre au statut de réfugié</a> en vertu de la Convention de 1951 précédemment mentionnée. Il faudrait pouvoir justifier, entre autres, d’une peur fondée de subir des persécutions liées au changement climatique, si ce dernier interagit avec des vulnérabilités inhérentes, ou si les effets néfastes du changement climatique ou des catastrophes interagissent avec les conflits et la violence.</p>
<h2>Une avancée notable tout de même</h2>
<p>Bien que l’accord bilatéral entre l’Australie et Tuvalu ne s’inscrive pas encore dans une reconnaissance juridique des réfugiés climatiques, il marque néanmoins une avancée notable, créant un précédent international dans la mesure où il reconnaît concrètement cette problématique, et accorde aux Tuvaluans le droit de migrer en Australie avec des privilèges substantiels, tels que l’accès à l’éducation et au marché du travail.</p>
<p>Cette initiative traduit dans les faits une expansion de la politique migratoire australienne, visant à répondre de manière ciblée aux défis des déplacements forcés liés à l’environnement.</p>
<figure>
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<figcaption><span class="caption">Reportage de la chaîne publique australienne ABC sur l’Union Falepili.</span></figcaption>
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<p>Compte tenu de la complexité de la reconnaissance, en droit international, du changement climatique comme motif de persécution, le centre Kaldor de droit international des réfugiés, basé à Sydney, et qui à salué les termes de l’Union Falepili, privilégie l’expression « mobilité climatique » pour décrire ce phénomène et élaborer des réponses politiques et juridiques adaptées. À cet égard, le centre a élaboré 13 <a href="https://www.unsw.edu.au/content/dam/pdfs/unsw-adobe-websites/kaldor-centre/2023-11-others/2023-11-Principles-on-Climate-Mobility_v-4_DIGITAL_Singles.pdf">Principes sur la mobilité climatique</a>, destinés à soutenir et à protéger les communautés affectées par la migration forcée liée aux problèmes environnementaux et à assurer leur sécurité, leurs droits et leur dignité tout en préservant leur patrimoine culturel et en favorisant une approche collaborative et durable.</p>
<h2>Des enjeux multiples</h2>
<p>Au-delà des réflexions sur la dichotomie voies migratoires/voies d’asile, cet accord entre les deux nations du Pacifique soulève donc également des questions essentielles, notamment concernant la préservation de l’identité culturelle de Tuvalu, tout en interrogeant la responsabilité des pays développés face aux communautés les plus touchées par les effets dévastateurs du changement climatique.</p>
<p>Une analyse réaliste indique que, si les termes actuels de cet accord perdurent, Tuvalu pourrait se retrouver entièrement dépeuplé dans les 40 prochaines années, ses habitants se réinstallant progressivement en Australie, par force bien plus que par choix, car comme le rappelle Jane McAdam, directrice du centre Kaldor, <a href="https://theconversation.com/australias-offer-of-climate-migration-to-tuvalu-residents-is-groundbreaking-and-could-be-a-lifeline-across-the-pacific-217514">la grande majorité des Tuvaluans ne souhaitent pas quitter leur pays pour l’Australie</a>.</p>
<p>Selon certaines prédictions, il est également concevable que la vie sur l’île de Tuvalu devienne invivable bien avant cette échéance. Comme le rappelait le premier ministre des Tuvalu <a href="https://webtv.un.org/en/asset/k1g/k1ggc33eht">à l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2022</a> et selon un rapport du GIEC, les Tuvalu risquent d’être totalement submergés au cours de ce siècle et inhabitables d’ici 20 à 30 ans. Comment une diaspora progressivement relocalisée peut-elle préserver son héritage culturel à l’étranger ? Comment aborder les pertes et dommages associés à la mobilité climatique ? Cet accord, dans sa mise en œuvre pratique, et pour la première fois, met en lumière des défis cruciaux en termes de responsabilité, de souveraineté et d’identité culturelle, nécessitant une réflexion approfondie et une action soutenue de la part de la communauté internationale.</p>
<p>De plus, il souligne les <a href="https://press.un.org/fr/2023/ag12497.doc.htm">obligations des États à l’égard des changements climatiques</a>. En tant que grande <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/l-australie-decidee-a-continuer-a-extraire-son-charbon-malgre-les-avis-scientifiques-20210909">exportatrice de combustibles fossiles</a> et pays dont l’empreinte carbone est conséquente, l’Australie fait l’objet de critiques régulières concernant sa politique climatique et l’impact, direct ou indirect, de celle-ci sur les migrations forcées. Ce traité pourrait être interprété comme une reconnaissance de sa part des répercussions du changement climatique sur les nations insulaires, représentant une avancée vers une prise de conscience et une action environnementale plus résolues.</p>
<h2>Un accord au service des intérêts géopolitiques de Canberra ?</h2>
<p>Toutefois, l’accord bilatéral entre les deux nations revêt également une dimension géopolitique majeure, dépassant le simple cadre de l’assistance et intégrant des aspects de sécurité et de présence stratégique. L’Australie se voit ainsi octroyer des droits étendus sur le territoire des Tuvalu, y compris des droits d’accès, de présence, de survol, ainsi que le droit de s’opposer à des décisions en matière de sécurité qui pourraient contrarier ses intérêts. L’Union Falepili s’insère donc dans une <a href="https://www.courrierinternational.com/article/influence-l-asile-climatique-le-cadeau-pas-si-desinteresse-de-l-australie-aux-citoyens-des-iles-tuvalu">stratégie géopolitique australienne</a> plus large, visant à renforcer sa présence dans une région qui est géopolitiquement importante. Cette approche reflète non seulement les préoccupations sécuritaires de l’Australie, mais aussi son désir d’étendre son influence dans le Pacifique, une zone qui attire de plus en plus l’attention de grandes puissances mondiales.</p>
<p>Cette dimension centrale du traité <a href="https://islandsbusiness.com/news-break/australia-deal-with-tuvalu/">soulève des interrogations</a> quant aux motivations réelles de Canberra. Bien que largement salué par la communauté internationale, il fait également l’objet de critiques, notamment concernant les <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/11/24/l-asile-climatique-propose-par-l-australie-aux-habitants-des-tuvalu-suscite-la-controverse_6202058_3244.html">intentions altruistes</a>, de l’Australie, puisque révélant une tentative de cette dernière de contrebalancer l’influence chinoise, tout en améliorant ses propres capacités de sécurité et de défense dans le Pacifique.</p>
<h2>Un modèle pour la France et ses collectivités du Pacifique ?</h2>
<p>L’Union Falepili illustre donc l’interconnexion croissante entre les enjeux climatiques et les stratégies géopolitiques à l’échelle mondiale. Pas de <em>réfugiés</em> ni <em>d’asile climatique</em> donc, mais plutôt une <em>mobilité climatique</em> matérialisée par des accords bilatéraux mutuellement bénéfiques. Cette initiative pourrait donc inspirer d’autres nations comme la France, si l’on en croit Catherine Colonna.</p>
<p>Cependant, la ministre a souligné qu’elle préférerait « voir le changement climatique être contrôlé et maîtrisé », ajoutant qu’« une action préventive est peut-être meilleure que de prendre certaines mesures correctives quand il est trop tard ». Elle a par ailleurs rappelé que la taille du continent australien était bien plus propice à l’accueil de petits nombres de déplacés climatiques que le sont, par exemple, les collectivités de Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, dont le système social et écologique pourrait se trouver mis à mal par un éventuel afflux de déplacés.</p>
<p>Autre point intéressant : en se concentrant sur une relocalisation envisageable dans les îles du Pacifique environnantes, la ministre semble pour l’instant écarter toute forme de mobilité climatique vers la France métropolitaine. Il est pourtant important de souligner que ces territoires insulaires sont eux aussi <a href="https://www.lemonde.fr/planete/visuel/2023/06/27/ouvea-le-paradis-qui-ne-veut-pas-devenir-un-enfer_6179430_3244.html">confrontés aux défis du changement climatique</a>. Il est particulièrement manifeste en <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/tahiti/polynesie-francaise/la-surelevation-des-nouveaux-fare-en-bord-de-mer-est-obligatoire-pour-eviter-la-submersion-1358246.html">Polynésie française</a>, en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/nouvelle-caledonie-la-montee-des-eaux-menace-l-archipel_5971037.html">Nouvelle-Calédonie</a>, ainsi qu’à <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/tahiti/polynesie-francaise/la-surelevation-des-nouveaux-fare-en-bord-de-mer-est-obligatoire-pour-eviter-la-submersion-1358246.html">Wallis et Futuna</a>, où le risque de submersion marine ne cesse d’augmenter. Cette situation critique incite les autorités à adopter des mesures préventives, notamment en imposant des surélévations dans les constructions, et à mener des opérations de restauration des écosystèmes marin et côtier afin de faire face à cette menace grandissante.</p>
<p>Que les accords de mobilité climatique restent à l’état de propositions ou deviennent une réalité prochaine en France et/ou dans ses territoires insulaires, ils soulignent l’urgence d’une réponse globale et coordonnée. Cette approche est essentielle pour affronter efficacement les multiples aspects de cette crise climatique, en prenant en compte non seulement ses conséquences géopolitiques, mais aussi ses répercussions sociétales et humanitaires. Cela met en lumière la nécessité d’une stratégie intégrée et multidimensionnelle pour gérer ces enjeux complexes et interconnectés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217973/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Camille Malafosse est affiliée au centre Kaldor de droit international des réfugiés</span></em></p>L’Australie va permettre aux habitants de Tuvalu, archipel voué à disparaître à cause de la montée des eaux, de migrer progressivement vers son territoire. Décryptage d’un accord aux multiples enjeux.Camille Malafosse, Doctorante, University of New South Wales, UNSW SydneyLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2173942023-11-12T16:18:18Z2023-11-12T16:18:18ZÀ Gaza, l’armée israélienne respecte-t-elle le droit international ?<p>Parmi les nombreuses voix qui ont soutenu Israël, certaines comme le <a href="https://abcnews.go.com/Politics/week-transcript-10-29-23-white-house-national/story?id=104453036">conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan</a>, lui ont demandé de conduire ses opérations dans Gaza de manière à cibler le Hamas, pas les civils. D’autres voix, moins amènes, <a href="https://www.leparisien.fr/international/gaza-israel-accuse-a-l-onu-de-violer-le-droit-international-15-01-2009-374862.php">l’ont accusé de violer le droit international</a>. Mais Tsahal cible-t-elle délibérément des civils ? Viole-t-elle le droit international ? </p>
<p>Les images spectaculaires de morts et de blessés, d’immeubles dévastés, sont difficilement supportables ; pour autant, elles ne constituent pas nécessairement, en tant que telles, des preuves de violations du droit international.</p>
<p>La prudence s’impose – ne serait-ce que parce que, d’une part, les opérations militaires sont enveloppées dans un brouillard épais et que, d’autre part, le droit international est loin d’être parfait…</p>
<h2>L’interprétation du droit international</h2>
<p>En instaurant un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/10/israel-impose-un-siege-complet-de-la-bande-de-gaza-en-represailles-aux-attaques-du-hamas_6193471_3210.html">« siège complet »</a> dès le début de l’offensive sur Gaza, Israël s’est livré à un châtiment collectif, ce qui est banni par les <a href="https://www.icrc.org/fr/guerre-et-droit/traites-et-droit-coutumier/conventions-de-geneve">conventions de Genève de 1949</a>.</p>
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<p>Toutefois, pour le reste, le tableau est moins clair. Le droit international interdit de cibler des civils : « Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques. » Il précise également que les parties au conflit doivent faire la distinction entre la population civile et les objectifs militaires. Mais comment une démocratie en guerre contre une organisation terroriste peut-elle respecter ce principe de distinction, dès lors que l’organisation installe ses combattants dans des sites civils (habitations, écoles, hôpitaux) ? Dans de telles circonstances, tout objectif militaire devient un objectif hybride.</p>
<p>Pour Israël, opérer systématiquement cette distinction équivaudrait à se battre une main attachée derrière le dos – alors que la partie adverse, elle, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/17/le-7-octobre-le-hamas-a-commis-des-actes-constitutifs-de-crimes-contre-l-humanite_6194940_3232.html">viole systématiquement les conventions de Genève</a>. Cela laisserait le champ libre au mouvement islamiste pour préparer ses prochaines attaques. Le piège qui est tendu à Israël est redoutable puisque toute atteinte à des civils gazaouis délégitime la cause pour laquelle il se bat. La partie est foncièrement inégale.</p>
<p>Les choses se compliquent encore plus du fait que, en termes de droit international, l’interdit de tuer des civils n’est pas absolu. Conscients que certaines attaques légitimes contre des objectifs militaires peuvent incidemment entraîner des dommages à des personnes ou à des biens civils, les rédacteurs du <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/protocol-additional-geneva-conventions-12-august-1949-and-0">Protocole additionnel 1 aux Conventions de Genève</a> ont admis la licéité de telles opérations – à condition qu’elles répondent au <a href="https://dictionnaire-droit-humanitaire.org/content/article/2/proportionnalite/">critère de proportionnalité</a>. Le texte dit clairement que l’opération militaire doit s’abstenir de provoquer des pertes qui seraient « excessives par rapport à l’avantage militaire concret et attendu ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Le droit international a non seulement ouvert une brèche dangereuse, mais de plus il ne fournit pas les outils nécessaires à la juste appréciation des faits en cas de suspicion d’attaque « disproportionnée ». Comment définir ce qu’est « une attaque disproportionnée » ? Qui en est juge ? Si, dans certains cas, la disproportion est manifeste, dans beaucoup d’autres le doute subsiste. Des tribunaux pourront, lorsque c’est possible, tenter d’apprécier les faits, de juger de la bonne foi des planificateurs de l’attaque. Encore faut-il qu’ils aient accès à toutes les informations nécessaires.</p>
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<figcaption><span class="caption">Terrorisme, crime de guerre, crime contre l’humanité : que dit le droit international ? France Culture, 13 octobre 2023.</span></figcaption>
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<h2>L’éthique en période de conflit</h2>
<p>On touche là à un problème essentiel, puisqu’il est reproché à Tsahal de se livrer à des attaques disproportionnées.</p>
<p>Dans le cas du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/02/guerre-israel-hamas-le-camp-de-jabaliya-bombarde-de-premieres-evacuations-de-gaza-vers-l-egypte_6197813_3210.html">bombardement récent du camp de Jabālīyah</a>, qui a causé de nombreuses victimes, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a estimé qu’Israël pourrait avoir <a href="https://www.challenges.fr/monde/l-attaque-d-israel-contre-le-camp-de-jabalia-pourrait-constituer-un-crime-de-guerre-selon-l-onu_872612">commis un crime de guerre</a>. L’armée a assuré que sous les immeubles se trouvaient des responsables de l’attaque du 7 octobre, cachés dans un réseau de tunnels qui s’est effondré. C’est possible, mais personne à ce stade ne détient tous les éléments pour une appréciation impartiale. Chacune des parties tend à fournir des informations le plus souvent invérifiables, sinon manifestement fausses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720086610463846618"}"></div></p>
<p>Un autre cas d’école devrait inciter à la prudence : celui du bombardement qui a touché la cour de l’hôpital Al-Ahli, faisant de nombreuses victimes. <a href="https://www.lepoint.fr/monde/frappe-sur-un-hopital-a-gaza-comment-le-hamas-et-israel-se-livrent-une-guerre-mediatique-19-10-2023-2540054_24.php">Le Hamas a accusé Israël d’avoir délibérément ciblé l’hôpital</a>.</p>
<p>Or il semble avéré, notamment <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/explosion-a-l-hopital-al-ahli-de-gaza-le-renseignement-militaire-francais-privilegie-l-hypothese-d-une-roquette-palestinienne_6134655.html">selon les services de renseignements français</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/03/explosion-a-l-hopital-al-ahli-a-gaza-les-nouveaux-elements-de-notre-enquete_6198032_3210.html">l’enquête du <em>Monde</em></a>, qu’il s’agissait d’un missile palestinien qui a dévié de sa trajectoire.</p>
<p>Reste la question de savoir si Tsahal tue intentionnellement des civils. Contrairement au Hamas, ce type de pratique n’est pas une partie intégrante de sa culture, même s’il peut arriver à des soldats isolés de commettre des atrocités. Tsahal n’a plus rien à voir avec <a href="https://ihtp2004-siteihtp2004.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article159">l’armée de 1948</a> ni avec la <a href="https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/1994-03-01/israels-border-wars-1949-1956-arab-infiltration-israeli">brutale unité 101 des années 1950</a>.</p>
<p>Elle n’est pas une armée coupée du reste du monde et insensible à la pression internationale. On enseigne aux jeunes officiers à faire la différence entre le licite et l’illicite, à assimiler les contraintes du droit international humanitaire.</p>
<p>À l’instar des autres armées d’États démocratiques, l’armée israélienne a élaboré un <a href="https://aardvarkisrael.com/israeli-armys-code-ethics/">code éthique</a> qui a valeur contraignante. Le Procureur général de l’armée peut mettre en accusation les soldats qui enfreignent la loi. Tsahal n’aime pas se trouver mise à l’index ; elle veut se préserver des accusations qui ternissent son image. Tuer intentionnellement un civil n’est pas aussi simple. </p>
<p>Le développement d’une justice internationale a également un effet dissuasif. Les officiers soupçonnés de crimes de guerre savent que lors d’un déplacement à l’étranger, <a href="https://imemc.org/article/17053/">ils risquent d’être arrêtés et traduits en justice</a>, dans des pays qui appliquent la règle de la <a href="https://trialinternational.org/fr/topics-post/competence-universelle/">compétence universelle</a> qui leur permet de juger d’infractions, même si elles ne se sont pas produites sur leur territoire.</p>
<p>Interrogé par la BBC le 10 novembre, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/11/emmanuel-macron-exhorte-israel-a-cesser-de-bombarder-des-civils-a-gaza_6199504_3210.html">Emmanuel Macron, a « exhorté » Israël</a> à arrêter de « bombarder », de « tuer » des « bébés », des « dames » et des « personnes âgées » : « Il n’y a donc aucune raison et aucune légitimité à cela. » Face au <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/pressure-israel-over-civilians-steps-up-ceasefire-calls-rebuffed-2023-11-06/#">nombre de morts civils sans cesse croissant</a>, l’émotion du président est compréhensible. Mais dispose-t-il d’informations confirmant des bombardements de civils sans « aucune raison » ? Ignore-t-il que la <a href="https://thehill.com/opinion/international/4295601-human-sacrifice-is-central-to-hamass-strategy/">stratégie du Hamas est justement de prendre sa population en otage</a>, et que dans ce type de guerre cruelle, il est impossible de cibler des combattants sans provoquer des victimes civiles ?</p>
<h2>Les contradictions de la stratégie militaire israélienne</h2>
<p>L’armée a-t-elle pour autant renoncé à des comportements brutaux mettant en danger des civils ? La réponse est non.</p>
<p>Le tableau d’ensemble est loin d’être totalement satisfaisant. Il existe deux types de situations où le commandement déroge à sa prudence. D’abord, en cas de menace pour la vie des soldats. Pas question de faire prendre des risques aux soldats pour épargner des civils. « Entre la vie de nos soldats et celle de leurs civils, je choisis la première. » Cet axiome <a href="https://www.researchgate.net/publication/249007840_Military_Ethics_of_Fighting_Terror_An_Israeli_Perspective">théorisé par le philosophe Asa Kasher et le général Amos Yadlin</a> fait office de doctrine quasi officielle de l’armée.</p>
<p>Le second cas est celui où l’armée se retrouve humiliée, atteinte dans sa capacité dissuasive. Chaque attaque terroriste affaiblit cette dernière, obligeant l’armée à agir brutalement pour « rétablir la dissuasion ». On a pu le voir lors de la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2008-4-page-61.htm">seconde Intifada (2000-2004)</a>, qui s’est soldée, <a href="https://www.btselem.org/">selon l’ONG B’tselem</a>, par la mort de 3 834 Palestiniens, dont 1 812 civils, ainsi que lors des opérations <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/tsahal-a-l-epreuve-du-terrorisme-samy-cohen/9782020838238">Plomb durci (2008-2009, 1 387 Palestiniens tués dont 773 civils)</a> et <a href="https://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-50.htm">Bordure protectrice (2014, plus de 2 000 Palestiniens tués dont la moitié de civils)</a>).</p>
<p>Tsahal avait, chaque fois, mis en œuvre des modes opératoires très agressifs qui ont souvent mis en danger des civils.</p>
<p>On touche là aux contradictions de la stratégie israélienne. D’un côté, elle s’interdit tout ce qui pourrait ressembler à un crime de guerre ; de l’autre, elle s’autorise des modes opératoires à la limite de l’illicite. Elle alerte certes la population civile pour l’éloigner des zones de combats, mais elle n’hésite pas, en même temps, à faire pression sur elle, afin de la conduire à exiger des groupes armés qu’ils cessent leurs attaques à partir de zones habitées.</p>
<p>Parce qu’elle a subi le 7 octobre une cinglante humiliation, qu’elle a un devoir particulier envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger, parce qu’enfin cette guerre dans la bande de Gaza présente de grands risques pour ses unités, Tsahal ne se laissera pas entraver par des considérations éthiques. Le droit international n’est pas forcément violé ; c’est le devoir d’humanité qui est profané.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217394/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samy Cohen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lors de son intervention actuelle dans la bande de Gaza, Tsahal a l’obligation de respecter le droit international. Mais ce corpus de textes comporte de nombreuses zones grises.Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2153582023-10-12T17:29:18Z2023-10-12T17:29:18ZConflit israélo-palestinien : ce que dit le droit<p>Après son attaque sanglante et à grande échelle lancée contre le territoire israélien, le Hamas a invoqué le droit du peuple palestinien à « la résistance contre l’occupation illégale ». Israël a réagi en bombardant des cibles liées au mouvement islamiste et en annonçant un blocus total de la bande de Gaza, au nom de son droit à se défendre.</p>
<p>Au-delà de la terrible confrontation armée, qui a déjà fait plus de 2 000 morts et sur laquelle focalise à ce stade l’attention des observateurs, on assiste donc également à la mobilisation par les deux parties d’arguments juridiques qui reposent à la fois sur leurs lois nationales respectives et sur leurs interprétations radicalement divergentes du droit international.</p>
<p>François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles, nous permet d’y voir plus clair.</p>
<p><strong>Avant de parler des évènements des 7-8 octobre, pouvez-vous nous rappeler ce que le droit international dit de la situation israélo-palestinienne ?</strong></p>
<p>Rappelons d’abord que le droit international <a href="https://www.hrw.org/reports/2001/israel/hebron6-04.htm">s’impose aux différents acteurs du conflit</a>. Ce droit international établit clairement que Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est sont des <a href="https://international-review.icrc.org/sites/default/files/cicr95_jabarin.pdf">territoires palestiniens occupés</a> et que doivent s’y appliquer la <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/gciv-1949de1949">quatrième convention de Genève</a> (relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre) et les principes consacrés par le <a href="https://www.icrc.org/fr/doc/resources/documents/misc/63td88.htm">Règlement de La Haye de 1907</a>, qui établissent ce qu’on appelle le droit d’occupation.</p>
<p>Immédiatement se pose, dès lors, la question de la compatibilité avec le droit international d’une série de mesures adoptées par Israël dans ces territoires. Cette question fait depuis longtemps l’objet de discussions et de débats acharnés. Le gouvernement israélien <a href="https://www.newarab.com/news/israel-says-un-settlement-rebuke-denies-historic-rights">s’efforce de démontrer</a> que sa gestion de ces territoires ne contredit pas le droit international. Pour cela, il met traditionnellement en avant les impératifs sécuritaires, au détriment des droits des populations civiles palestiniennes, ou des arguments historiques.</p>
<p>Quand des décisions telles que des implantations de colonies sur ces territoires sont prises, <a href="https://arabcenterdc.org/resource/israels-arguments-for-the-legality-of-settlements-under-international-law/">Israël affirme que le droit international le lui permet</a>, en s’appuyant notamment sur son propre des interprétation des dispositions de la 4<sup>e</sup> Convention de Genève – des interprétations qui sont régulièrement récusées par les résolutions des Nations unies et par la Cour internationale de Justice, qui indiquent clairement que les colonies israéliennes sont des violations du droit international.</p>
<p><strong>Du point de vue du droit international humanitaire, comment peut-on qualifier l’attaque menée par le Hamas et la réponse d’Israël ?</strong></p>
<p>Le Hamas invoque la résistance à l’occupation. Le droit international prévoit <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2005-4-page-103.htm">qu’un peuple sous occupation a le droit de s’y opposer</a>. Mais cette résistance doit se faire dans les limites autorisées par le droit international. Et à l’évidence, ce qu’a fait le Hamas les 7-8 octobre constitue une violation flagrante de toutes les règles élémentaires du droit international, qui interdisent en particulier de viser directement les civils – or l’opération du Hamas a principalement pris pour cibles des civils, qu’il s’agisse de <a href="https://www.europe1.fr/international/des-dizaines-de-roquettes-tirees-de-la-bande-de-gaza-vers-israel-4207690">tirs de roquettes</a> indiscriminés sur des localités civiles, <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/117078-000-A/pres-de-gaza-une-rave-party-vire-au-massacre/">d’assassinats massifs de civils</a> ou de <a href="https://www.liberation.fr/checknews/attaque-en-israel-plus-de-130-otages-seraient-detenus-par-le-hamas-et-le-jihad-islamique-dont-des-dizaines-detrangers-20231009_GF3PQESF4REQZJUFJZQS265RCI/">prises d’otages</a>. Tout cela est constitutif de <a href="https://www.un.org/fr/genocideprevention/war-crimes.shtml">crimes de guerre</a> et même de crimes <a href="https://www.un.org/fr/genocideprevention/crimes-against-humanity.shtml">contre l’humanité</a>, vu l’ampleur de l’attaque contre les civils israéliens, crimes prévus notamment dans le statut de la Cour pénale internationale.</p>
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<p>Quant à Israël, il a bien sûr le droit de prendre les mesures, y compris militaires, nécessaires à assurer la protection de sa population et donc à faire cesser les attaques du Hamas. Ce droit lui est reconnu par le droit d’occupation, que j’ai évoqué tout à l’heure, et par le <a href="https://www.defense.gouv.fr/sga/droit-defense/droit-conflits-armes">droit des conflits armés</a>. Mais, là aussi, son action doit rester dans les limites précisées par le droit international, qui proscrit les frappes qui visent des objectifs et populations civils ou ont des effets disproportionnés entre les avantages militaires et les effets sur les civils.</p>
<p>Pour ce qui est du siège de la bande de Gaza, il faut préciser qu’il n’existe pas de règle spécifique, dans le droit international, qui prohiberait le siège en tant que tel. Mais les effets d’un siège peuvent <a href="https://www.nouvelobs.com/monde/20231010.OBS79287/le-siege-total-de-gaza-est-interdit-par-le-droit-international-humanitaire-rappelle-l-onu.html">très rapidement devenir illicites</a>. Quand on coupe l’eau et l’électricité, ainsi que l’approvisionnement en nourriture et en essence, ce qui s’ajoute au blocus militaire qui s’appliquait déjà depuis des années, on peut très rapidement aboutir à des effets délétères, qui contreviennent au droit humanitaire et aux droits humains.</p>
<p><strong>Voilà des mois que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou <a href="https://theconversation.com/israel-sur-fond-de-tensions-croissantes-lattaque-frontale-du-gouvernement-contre-la-cour-supreme-198821">cherche à prendre le contrôle de la Cour suprême</a>. Selon certaines analyses, la raison première de ce conflit est la volonté du pouvoir exécutif de s’assurer que la Cour ne l’empêchera pas, le cas échéant, de procéder à une annexion de jure de la Cisjordanie. Est-ce aussi votre lecture des événements ?</strong></p>
<p>C’est en partie vrai. La droite israélienne reproche à la Cour d’être trop intrusive et de ne pas le laisser conduire sa politique comme bon lui semble, notamment en matière d’« administration » des territoires palestiniens. Mais quand on s’y penche de plus près – je pense notamment aux analyses effectuées par un certain nombre d’organisations israéliennes de défense des <a href="https://www.btselem.org/publications/summaries/201902_fake_justice">droits humains</a> –, on constate que la Cour suprême permet déjà au gouvernement énormément de choses.</p>
<p>Rappelons que la Cour n’a jamais dit que les colonies étaient illégales. Elle a toujours su trouver des arguments juridiques pour les légitimer ou pour refuser de traiter certains aspects de leur existence et de leur fonctionnement. Je pense par exemple à l’expulsion des habitants <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/palestine-israel-masafer-yatta-expulsion-zone-militaire-colonisation">d’un village palestinien situé près de Hébron</a> : la Cour suprême a validé le fait que le pouvoir était en droit d’y installer une zone de sécurité, et que rien n’interdisait l’évacuation forcée des habitants.</p>
<p>Prenez la question de la <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/israel/israel-palestine-le-mur-qui-betonne-une-paix-impossible-5758641">construction du mur en territoire palestinien</a>. La Cour suprême a pris sur ce sujet le contrepied de la Cour internationale de Justice, qui avait déclaré que, en son principe même, le <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/131">mur était illégal</a>. La Cour israélienne, elle, a estimé qu’il fallait examiner chaque portion du mur, et parfois, le déplacer de quelques dizaines ou de quelques centaines de mètres pour avoir une sorte d’équilibre entre les intérêts de la population palestinienne et les intérêts sécuritaires d’Israël. La Cour a donc pu imposer ici et là un tracé légèrement différent du mur ; mais sur le fond, elle n’a jamais contrecarré la colonisation.</p>
<p>Autre sujet : la pratique de la torture. La Cour a jugé que la torture était illégale, mais elle a aussi établit que des l’utilisation de <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/israel-prisons-torture-detenus-palestiniens-surpopulation-carcerale-taille-cellules">« techniques de pression"</a> étaient admissibles, précisant dans une décision de 2017 qu’on ne pouvait pas les autoriser par avance… mais qu’on pouvait les excuser <a href="https://www.ohchr.org/en/press-releases/2018/02/un-expert-alarmed-israeli-supreme-courts-license-torture-ruling">a posteriori</a>.</p>
<p>Bref, dans les faits, même si certains de ses jugements ont pu, à l’occasion, irriter la droite au pouvoir, son action a jusqu’ici toujours été limitée. Mais c’est déjà trop pour la droite israélienne, qui veut avoir totalement les coudées franches.</p>
<p><strong>Qu’en est-il des normes de droit à l’œuvre dans la bande de Gaza ?</strong></p>
<p>Depuis son <a href="https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_2005_num_51_1_3870">retrait unilatéral en 2005 de la bande de Gaza</a>, Israël considère que ce territoire ne se trouve plus sous son administration. Après le désengagement, Israël a continué de le contrôler, mais de l’extérieur, en particulier en lui imposant un <a href="https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2022/06/19/quinze-ans-de-blocus-sur-la-bande-de-gaza_6131001_6116995.html">blocus militaire à la fois terrestre, maritime et aérien</a>, blocus qui <a href="https://fr.euronews.com/2023/10/09/israel-impose-un-siege-complet-a-la-bande-de-gaza-ministre-de-la-defense">vient d’être porté à un niveau maximal</a> après les attaques du Hamas des 7-8 octobre.</p>
<p>Un effet attendu du retrait israélien de 2005, effectué à l’époque sans aucune coordination avec l’Autorité palestinienne, était que le Hamas, qui était très puissant à Gaza, s’y emparerait rapidement du pouvoir. C’est ce qui s’est passé. Le Hamas y exerce depuis maintenant une grosse quinzaine d’années son administration et y applique ses propres règles, <a href="https://www.slate.fr/story/72121/gaza-hamas-islamisation">conformément à sa vision de la charia</a> – des règles qui évidemment, ne sont pas du tout compatibles avec les droits humains et les principes de la démocratie.</p>
<p><strong>Au fond, dans quelle mesure les parties prenantes se préoccupent-elles de toutes ces considérations de droit ? Qu’on leur dise qu’elles contreviennent aux règles du droit international, cela change-t-il quoi que ce soit à leurs yeux ?</strong></p>
<p>Ces règles s’appliquent aux uns comme aux autres. S’agissant d’Israël, le pays a <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/gciv-1949/state-parties/il?activeTab=1949GCs-APs-and-commentaries">ratifié les Conventions de Genève</a> et est soumis aux principes coutumiers du droit international humanitaire. D’ailleurs, Israël ne prétend pas que ces principes ne s’imposent pas. Mais il prétend soit que le droit de l’occupation ne s’applique pas aux territoires palestiniens, qui ne seraient pas « occupés » mais simplement « disputés », soit il dit qu’il les respecte lorsqu’il adopte des mesures sécuritaires – en les interprétant de façon très permissive, en mettant toujours l’accent sur les nécessités militaires.</p>
<p>En ce qui concerne le Hamas, il est lui aussi tenu de respecter ces règles car la Palestine, elle aussi, a <a href="https://international-review.icrc.org/sites/default/files/S0020860400075215a.pdf">ratifié ces conventions</a>. Et le droit des conflits armés s’impose à tous les acteurs d’un conflit. La Palestine a, en outre, <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/letat-de-palestine-ratifie-le-statut-de-rome">adhéré au Statut de Rome de la Cour pénale internationale</a>, qui est compétente pour juger notamment des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ; et de toute évidence, les actions du Hamas constituent des crimes de guerre et même des crimes contre l’humanité. Le cas échéant, la CPI sera donc compétente pour juger les commandants et les combattants du Hamas pour les actions qu’ils ont commises, que ce soit depuis Gaza ou en territoire israélien. Les actions israéliennes à Gaza relèvent également de la CPI, bien qu’Israël n’y ait pas adhéré, car la Cour a une compétence territoriale, qui s’étend aux actions commises sur le territoire de ses États membres, même par des étrangers. Des enquêtes seront ouvertes, des mandats d’arrêt émis et des condamnations peuvent être prononcées. Il y aura des conséquences.</p>
<p><strong>Dernièrement, les Palestiniens, justement en adhérant à la CPI, avaient cherché à porter leur conflit avec Israël sur le terrain juridique. Au vu du déchaînement de violence de ces derniers jours, la voie du droit est-elle totalement refermée ?</strong></p>
<p>Tout d’abord, il est important de replacer ces événements sanglants dans leur contexte plus large. Si on en est arrivé là, c’est aussi du fait d’une occupation qui perdure depuis 56 ans, et d’un blocus militaire de Gaza en place depuis 16 ans. L’une comme l’autre sont <a href="https://www.ohchr.org/en/press-releases/2022/10/commission-inquiry-finds-israeli-occupation-unlawful-under-international-law">illégaux du point de vue du droit international</a>. Aujourd’hui, la priorité est bien sûr de répondre à la situation actuelle en employant les outils du droit des conflits armés. Mais ensuite, il faudra s’attaquer à la source du problème, qui est la colonisation israélienne et l’absence de perspectives d’autodétermination pour le peuple palestinien.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215358/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Dubuisson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Israël et la Palestine ont notamment ratifié les Conventions de Genève. Que dit le droit international de la situation d’avant l’attaque du Hamas, et que dit-il des actions des belligérants ?François Dubuisson, Chercheur au Centre de droit international et directeur du Master spécialisé en droit international, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2154292023-10-12T00:31:45Z2023-10-12T00:31:45ZQuel droit international dans le conflit israélo-palestinien ?<p>Poser un regard sur le conflit israélo-palestinien n’est jamais chose aisée. Les déclarations qui se multiplient démontrent qu’il est toutefois nécessaire de revenir sur quelques aspects liés à l’appréciation juridique de la situation. </p>
<p>Car, si la solution à tout conflit est politique, il n’en demeure pas moins que tout conflit armé est couvert par une branche spécifique du droit international, le droit des conflits armés, également appelé droit international humanitaire. </p>
<p>Bien que parfois perçue comme manquant d’effectivité, il ne faut pas perdre de vue <a href="https://aoc.media/analyse/2022/03/10/les-conflits-armes-une-zone-de-non-droit/">que son application, même minimale</a>, permet que soient épargnées les personnes civiles.</p>
<p>Professeure à la faculté de droit de l’Université Laval et directrice scientifique de l’<a href="https://www.irsem.fr">Institut de recherche stratégique de l’École militaire</a> (un centre de recherche interdisciplinaire en études sur les conflits et la paix situé à Paris), je suis spécialisée en droit international humanitaire et membre du <a href="https://www.crdh.fr">Centre de Recherche sur les Droits de l’Homme et le Droit humanitaire</a>.</p>
<h2>Qualifier le conflit</h2>
<p>En droit international humanitaire, l’étape préalable à toute analyse juridique est la qualification de la situation. En l’occurrence, celle-ci donne lieu à <a href="https://lieber.westpoint.edu/legal-context-operations-al-aqsa-flood-swords-of-iron/">débat</a>. </p>
<p>Deux qualifications pourraient être retenues : conflit armé non international, entre un groupe armé, le Hamas, et un État, Israël, ou conflit armé international, en raison de la situation d’occupation qui prévaut dans les territoires palestiniens depuis la guerre des Six Jours de 1967. </p>
<p>En 2012, <a href="https://access.archive-ouverte.unige.ch/access/metadata/3819f7ae-9778-49d4-8415-0563efb64f10/download">j’ai défendu la thèse que malgré le retrait unilatéral des troupes israéliennes de la bande de Gaza, ce territoire demeurait sous occupation israélienne</a>. En effet, alors qu’en 2004 la <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/131/131-20040709-ADV-01-00-FR.pdf">Cour internationale de justice</a> estimait qu’Israël était redevable de l’application du droit international humanitaire et du droit international des droits humains en raison de sa qualité de puissance occupante sur ce territoire, Israël a décidé unilatéralement de retirer ses troupes de Gaza en 2005, prétendant ainsi se dégager de ses obligations. </p>
<p>Je considère que si pour qu’une situation d’occupation soit caractérisée, et donc qu’une puissance établisse son autorité sur un territoire, il est nécessaire d’y déployer ses forces armées, leur retrait ne signifie pas ipso facto la fin de l’occupation, dès lors que cet État continue d’en contrôler les frontières terrestres, maritimes et aériennes, de délivrer les passeports à sa population ou encore d’y avoir sa monnaie en circulation. Le fait qu’Israël puisse décider de <a href="https://www.rfi.fr/fr/en-bref/20231007-isra%C3%ABl-ordonne-de-couper-la-fourniture-d-%C3%A9lectricit%C3%A9-%C3%A0-gaza">couper complètement l’électricité</a> sur le territoire de Gaza ne fait que le confirmer. </p>
<p>Depuis 2005, les heurts et les affrontements entre le Hamas et Israël ont régulièrement ressurgi. Que ceux-ci aient pris l’ampleur que révèlent les événements survenus depuis samedi 7 octobre n’est pas de nature à faire varier cette analyse de la qualification. </p>
<h2>Mais au fond, quelle différence cela fait-il ?</h2>
<p>Aucune.</p>
<p>Quelle que soit la qualification du conflit, il va sans dire que <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule1">prendre délibérément des civils pour cible</a>, faire des <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule96">otages</a> – et que dire de la <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule89">décapitation d’enfants</a> – est rigoureusement interdit. Plus encore, lorsque ces actes s’inscrivent dans un phénomène de violence dont le but principal est de <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule2">répandre la terreur parmi la population civile</a>.</p>
<p>De même, quelle que soit la qualification du conflit, il est difficile d’envisager comment <a href="https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/799648/siege-total-gaza-est-interdit-droit-international-humanitaire-rappelle-onu?">déclarer un « siège total » de la bande de Gaza</a> pourrait être conforme au droit international humanitaire. Le « siège » n’est pas une notion qui se trouve in extenso exprimée comme telle en droit international humanitaire. Il s’agit d’une pratique qui consiste à restreindre tout mouvement, d’individus comme de biens, dans une zone spécifique, dans le but de contraindre les forces ennemies à cesser le combat. </p>
<p>Si le siège n’est pas interdit en tant que tel, les effets qu’il produit, en revanche, conduisent inévitablement à des violations du droit international humanitaire. À titre d’exemple, ne plus permettre l’acheminement en denrées alimentaires ou empêcher l’approvisionnement en eau peut conduire à la famine de la population qui se trouve sur ce territoire. Or la <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule53">famine comme méthode de guerre est interdite</a>. De même, restreindre ou empêcher la circulation des personnes conduit à ce que les personnels humanitaires ne puissent pas mener leurs activités de secours dans la zone assiégée. Tout au contraire, les organismes humanitaires doivent être autorisés à délivrer leur aide à la population civile et les parties au conflit doivent même <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule55">« faciliter leur passage »</a>.</p>
<p>Le déchaînement de violence à l’œuvre, las actes posés en tout premier lieu comme la réponse qui y est apportée, conduit inévitablement à des violations massives du droit international humanitaire et donc à des <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/customary-ihl/v1/rule156">crimes de guerre</a>. </p>
<p>La question peut dès lors légitimement se poser de l’effectivité de ce droit. Toutefois, si, comme a pu le dire <a href="https://msf-crash.org/fr/rony-brauman">Rony Brauman</a> de Médecins sans frontières, « promouvoir le droit international humanitaire, c’est promouvoir la guerre » (ce qui en soi mérite une conversation), promouvoir le respect du droit international humanitaire dans une situation comme celle qui prévaut en Israël et à Gaza, qui quelle que soit sa nature est sans aucun doute un conflit armé, ne saurait nuire. Au contraire, abandonner la poursuite du respect du droit international humanitaire, même ainsi malmené, ne peut que conduire à davantage de chaos.</p>
<p>À cet égard, il convient de rappeler que les États tiers, c’est-à-dire les États qui ne sont pas parties à ce conflit armé, ont l’obligation de <a href="https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/gci-1949/article-1?activeTab=1949GCs-APs-and-commentaries">« faire respecter le droit international humanitaire »</a>. Cela signifie que dans toutes ses interactions avec les parties au conflit, le Canada, comme tout autre État du monde, a le devoir de leur rappeler leurs obligations aux termes du droit international humanitaire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215429/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julia Grignon est membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme, présidente de la Sous-Commission droit international humanitaire et action humanitaire. Elle est également directrice de développement du partenariat Osons le DIH! pour la promotion et le développement du droit international humanitaire, financé par le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada.</span></em></p>Le déchaînement de violence à l’œuvre au Proche-Orient, las actes posés en tout premier lieu comme la réponse qui y est apportée, conduit inévitablement à des crimes de guerre.Julia Grignon, Professeure en droit international humanitaire, Université LavalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2068962023-06-27T18:25:04Z2023-06-27T18:25:04Z« Forçats du numérique » : Comment une décision de justice au Kenya fragilise la sous-traitance des multinationales du web<p>L’histoire commence en mai 2022 au Kenya : Daniel Motaung, un ancien modérateur de contenu de la société locale Samasource Ltd dépose alors une <a href="https://videos-cloudfront.jwpsrv.com/647897f3_5bec6dcbb2468547552b60296026dacc2f4e5165/content/conversions/eLnWahTz/videos/YkrYeJro-33331102.mp4">plainte</a> (<em>petition</em> en anglais) contre ses dirigeants, ainsi que leurs donneurs d’ordre, de nombreux géants du web, dont Meta (la société mère de Facebook).</p>
<p>Dans cette plainte, Daniel Motaung accuse Sama et Meta de traite d’êtres humains, de démantèlement de syndicats et de ne pas fournir un soutien adéquat en matière de santé mentale.</p>
<p>Sama – leader dans le domaine de l’annotation – emploie des <a href="https://cset.georgetown.edu/wp-content/uploads/Key-Concepts-in-AI-Safety-Specification-in-Machine-Learning.pdf">« étiqueteurs »</a>, qui ont pour mission de visionner et de taguer des contenus très éclectiques, souvent consternants, parfois extrêmement violents, provenant de divers réseaux sociaux et d’internet. L’objectif : modérer les contenus sur les réseaux sociaux et fournir des bases de données équilibrées pour l’apprentissage des intelligences artificielles.</p>
<p>Neuf mois, plus tard, le 6 février 2023, une première décision historique a été rendue par le juge <a href="http://kenyalaw.org/caselaw/cases/view/250879/">kényan Jakob Gakeri</a> : ce dernier a statué sur le fait que les cours kényanes étaient compétentes pour juger des sociétés étrangères dont des filiales se trouvent au Kenya, ainsi que la responsabilité des donneurs d’ordre. La procédure est en cours pour de nouvelles audiences.</p>
<p>C’est la première fois qu’une telle affaire est jugée dans les pays où vivent ces « forçats du numérique », et que le jugement se fait selon les termes de la plainte déposée. Une façon d’exposer à la planète entière les coûts humains du numérique.</p>
<h2>Les termes de la plainte</h2>
<p>Sama fait ainsi travailler des milliers d’opérateurs venant de toute l’Afrique subsaharienne pour modérer et étiqueter des contenus des géants du web comme Meta, Microsoft et OpenAI (la société à l’origine de ChatGPT) dans le cadre de « partenariats d’externalisation ». Cette dernière a d’ailleurs <a href="https://time.com/6247678/openai-chatgpt-kenya-workers/">confirmé</a> que les employés de Sama l’avaient aidé à filtrer certains contenus toxiques.</p>
<p>Le juge a entériné les termes de la pétition sur la violation des droits constitutionnels de ces opérateurs, et dénonce ainsi les conditions matérielles et psychologiques déplorables dans lesquelles ils travaillent.</p>
<p>Avec cette décision, le juge a aussi retenu le bien-fondé des termes de la demande qui, élaborant sur les salaires insuffisants pour vivre décemment à Nairobi, sur la détresse psychologique des salariés (le demandeur souffrant de troubles du stress post-traumatique – selon ses conseils) et sur la définition du <a href="https://www.unodc.org/documents/e4j/tip-som/Module_6_-_E4J_TiP-_final_FR_final.pdf">Haut-Commissariat des Nations unies aux Droits de l’Homme</a> (HCDH), soutenait que la situation vécue par les étiqueteurs pouvait être qualifiée d’exploitation en vue d’un gain économique, en d’autres termes, de « traite d’êtres humains »… d’autant plus que les soutiens psychologiques contractuellement annoncés n’auraient jamais été mis en œuvre (à nouveau, selon les attendus de la pétition et les termes des conseils du demandeur).</p>
<p>Meta a tenté de faire appel de cette décision du juge Gakeri afin d’éviter le procès, sans succès. De plus, suite à cette décision du juge Gakeri, le contrat de Sama avec Meta a été annulé, et le repreneur, Majorel, aurait essayé de blacklister les étiqueteurs de Sama. Deux cent d’entre eux ont porté plainte contre Meta et Sama pour licenciement abusif, dans une autre procédure.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/enquete-derriere-lia-les-travailleurs-precaires-des-pays-du-sud-201503">Enquête : derrière l’IA, les travailleurs précaires des pays du Sud</a>
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<h2>L’étiquetage des données permet les services de modération du web et l’apprentissage des systèmes d’IA</h2>
<p>Cette décision du juge Gakeri – et les suivantes – pourrait avoir un impact majeur sur les services de modération portés par les grandes plates-formes Internet, en particulier celles qui utilisent l’intelligence artificielle.</p>
<p>En effet, l’<a href="https://ieeexplore.ieee.org/abstract/document/6685834">étiquetage précis des données est essentiel pour que les algorithmes d’intelligence artificielle puissent apprendre et arbitrer correctement leurs résultats</a> : par exemple, si une image est étiquetée « route » alors qu’il s’agit d’un mur, l’IA équipant une voiture autonome pourrait se tromper et provoquer un accident.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-fonctionne-chatgpt-decrypter-son-nom-pour-comprendre-les-modeles-de-langage-206788">Comment fonctionne ChatGPT ? Décrypter son nom pour comprendre les modèles de langage</a>
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<p>L’étiquetage des données consiste à fournir des informations pour aider les machines à apprendre à partir de données brutes comme des images, des fichiers texte et des vidéos. Cependant, <a href="https://theconversation.com/intelligence-artificielle-les-defis-de-lapprentissage-profond-111522">différents types d’apprentissages</a> existent (supervisé, semi-supervisé, par renforcement…) et on a besoin de plus ou moins de données en fonction de l’expérience utilisateur escomptée.</p>
<h2>L’étiquetage des données est source de valeur pour les acteurs du numérique</h2>
<p>Ces informations viennent des bases de données constituées par les géants du net lors d’opérations d’étiquetage et de <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-67256-4_32">modération des contenus</a>. Celles-ci sont censées prévenir et protéger tous les individus d’un accès non désiré à certaines données – comme une vidéo de décapitation par exemple – en créant et complétant les <a href="https://citeseerx.ist.psu.edu/document?repid=rep1&type=pdf&doi=3363e2b897cdfe9f8dcb546ac420d28584867a27">métadonnées</a>, des données qui informent sur le contenu du fichier associé. Cette méthodologie a permis la création d’immenses bases de métadonnées, informées – et informant – en temps réel de la nature des contenus transitant par les réseaux.</p>
<p>Les métadonnées font le lien entre contenu et information, ce qui a permis de rénover le modèle économique des acteurs du web et des <a href="https://theconversation.com/la-moderation-des-contenus-est-elle-compatible-avec-lactivite-commerciale-des-reseaux-sociaux-199573">réseaux</a>, qui ont réalisé la <a href="https://www.inderscienceonline.com/doi/abs/10.1504/IJMSO.2007.019442">valeur de ces métadonnées</a>. En effet, celles-ci peuvent servir à entraîner certains algorithmes d’intelligence artificielle : ce n’est pas un hasard si Facebook a changé son nom pour Meta. Les coûts de la modération sont colossaux, car pour que les algorithmes de modération soient précis et efficaces, les données doivent être soigneusement contrôlées et décrites – une tâche qui nécessite une analyse de haute qualité et donc <a href="https://heinonline.org/HOL/LandingPage?handle=hein.journals/hjl58&div=7&id=&page=">onéreuse</a> – et ce d’autant plus qu’elle doit faire l’objet de validations multiples afin d’éviter les <a href="https://doi.org/10.1016/j.bpg.2020.101712">biais des étiqueteurs</a>.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Sous réserve de maintenir la qualité, ces coûts se sont donc transformés en valeur pour les géants du net. En effet, un algorithme mal entraîné peut rapidement devenir <a href="https://arxiv.org/abs/2303.01325">toxique</a>, <a href="https://theconversation.com/ia-et-moderation-des-reseaux-sociaux-un-cas-decole-de-discrimination-algorithmique-166614">biaisé</a> ou même produire des <a href="https://ccforum.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13054-023-04473-y">hallucinations</a> (c’est-à-dire créant des résultats qui ne correspondent à aucune donnée sur laquelle l’algorithme a été entraîné, ou qui ne suivent aucun autre modèle discernable). Ceci détériore la confiance dans les contenus, ce qui affecte l’audience et donc l’intérêt des annonceurs.</p>
<p>Du côté des algorithmes d’apprentissage des systèmes d’IA, comme leur <a href="https://scholar.google.com/scholar_url?url=https://dl.acm.org/doi/abs/10.1145/3544548.3580805&hl=fr&sa=T&oi=gsb&ct=res&cd=1&d=3898150833569525423&ei=kKZ1ZKfsIu3AsQKExJC4Cg&scisig=AGlGAw9vGHbPuCjU2ICSUe-bVyzP">crédibilité est avant tout fondée sur la capacité à fournir des réponses plausibles et précises</a>, une <a href="https://arxiv.org/abs/2301.09902">tâche impossible</a> sans données bien étiquetées.</p>
<p>Pour ces différentes raisons, une bonne qualité d’étiquetage nécessite un grand nombre d’étiqueteurs. En d’autres termes, cette <a href="https://www.imf.org/en/Publications/fandd/issues/2020/12/rethinking-the-world-of-work-dewan">industrie est à forte intensité de main-d’œuvre</a>… d’autant qu’au moins <a href="https://www.internetlivestats.com/google-search-statistics/">10 % à 15 % des données crées chaque jour sont nouvelles et uniques</a>.</p>
<h2>Quel modèle économique pour l’étiquetage ?</h2>
<p>Les industriels cherchent à trouver un équilibre entre la nécessité d’innover et le coût de cette innovation. Par exemple, le <a href="https://www.govtech.com/question-of-the-day/how-much-does-it-cost-to-run-chatgpt-per-day">fonctionnement de ChatGPT coûte 700 000 dollars par jour sans amélioration des modèles</a>, alors que pour encourager <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1461444816629474">l’adoption</a> d’un outil numérique, on considère généralement que le prix doit être modéré pour l’utilisateur (environ 20 euros par mois pour ChatGPT+ par exemple).</p>
<p>Les coûts de main-d’œuvre (d’étiquetage) représentent une <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctv1ghv45t">grande partie des dépenses dans ce secteur</a>. Dans une approche un <a href="https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/978-3-030-58675-1_2-1.pdf">peu obsolète de la division du travail</a> et de réduction des coûts, l’étiquetage a donc été sous-traité à des acteurs spécialistes comme Sama aux États-Unis ou Majorel au Luxembourg, qui disposent de filiales au Kenya.</p>
<p>Ce travail implique une exposition continue à des images, des sons, des contenus parfois insoutenables. Dans le cas Sama, il a été rémunéré à hauteur de 1,5 euro de l’heure après impôts – soit moins de la moitié du salaire moyen dans le secteur informatique kenyan qui est à <a href="https://kenya.paylab.com/salaryinfo/information-technology">4,3 euros de l’heure</a>.</p>
<p>Ce sont les conditions de cette sous-traitance qui sont à l’origine de la décision du Juge Gakeri.</p>
<h2>Les impacts des décisions des juges</h2>
<p>L’originalité de cette lecture juridique tient au fait qu’elle bat en brèche la stratégie usuelle des entreprises du secteur des technologies de l’information, qui sont de fait des entreprises de main-d’œuvre, mais qui refusent d’être qualifiées comme telles et dissimulent leurs importants besoins humains derrière une chaîne de sous-traitants – bien loin des <a href="https://cup.columbia.edu/book/in-the-name-of-humanity/9780231110204">productions sans humains fantasmées à la fin du XXᵉ siècle</a>.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="maison de poupée représentant un sweat shop, atelier de couture" src="https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/532160/original/file-20230615-23-cdzd6y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les filiales de sous-traitance pour l’étiquetage des données du web sont-elles les nouveaux sweat shops ? Ici une maison de poupées présentée au Great American Dollhouse Museum.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dollhouse-sweatshop.jpg">Photomatters/Wikipedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Cette pratique constitue un <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-58643-4_3">non-sens économique</a>, puisque c’est la connaissance, la maîtrise sur toutes leurs phases des processus productifs et leur optimisation qui permettent la consolidation des marges et la pérennisation des modèles concernés.</p>
<p>Peut-être que la position du juge Gakeri apportera aux multinationales du web une aide précieuse en matière d’amélioration de leur rentabilité et de leur modèle économique. Toujours est-il que désormais, le donneur d’ordre sera autant responsable et justiciable que son prestataire en matière de conditions de travail, voire davantage.</p>
<p>On scrute aujourd’hui l’impact environnemental d’une structure dans toutes ses ramifications planétaires. Évaluera-t-on demain la responsabilité sociale des entreprises de la même manière, en considérant le processus de production des technologies de l’information comme un tout mondialisé ?</p>
<h2>Au-delà de l’éthique des usages de l’IA, faut-il inventer une éthique des processus de sa fabrication ?</h2>
<p>L’usage des technologies d’intelligence artificielle soulève déjà des questions éthiques, par exemple celle d’<a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0960085X.2021.1960905">utiliser ou non la décision algorithmique pour établir des demandes de remboursement de prestations sociales</a>.</p>
<p>On voit désormais émerger le besoin impérieux d’une <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s43681-021-00084-x">éthique de la <strong>production</strong> des systèmes d’intelligence artificielle</a>, car ici l’absence d’éthique sanctionne en temps réel la qualité et la confiance que l’on peut avoir dans les algorithmes produits. Si un <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s10677-016-9745-2">algorithme mal entraîné</a> peut demain faire dérailler un train ou une chaîne de production, la qualité de l’annotation devient non négociable – et cette activité demande mieux et plus que les conditions constatées au Kenya.</p>
<p>Le procès en cours depuis mars (puisque le juge a validé la compétence des cours kényanes dans ce domaine) changera peut-être la donne. D’autres secteurs confrontés à ces problématiques, la mode par exemple, ont <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/JFMM-05-2015-0040/full/html?fullSc=1">amélioré leurs pratiques, la transparence de leurs fournisseurs et de leurs méthodologies de productions</a>, notamment du fait d’opérations massives de « Name and shame » par la société civile, qui ont amené progressivement des utilisateurs finaux à se détourner des marques non vertueuses (sans pour autant que ces dernières ne le deviennent toutes).</p>
<p>Il n’est pas certain que, dans le domaine des technologies de l’information et d’intelligence artificielle, l’utilisateur final puisse effectuer ce type d’arbitrage, car ceux-ci deviennent de plus en plus partie intégrante des outils de productivité informatique utilisés quotidiennement par tous. En outre, les critères constituant les processus de production éthiques de l’IA demeurent à inventer. L’affaire en cours pourrait-elle constituer une bonne motivation pour penser à ces derniers ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206896/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Caroline Gans Combe a reçu des financements de l'Union Européenne dans le cadre de ses recherches, notamment sur les questions relatives à l'éthique de l'intelligence artificielle et des algorithmes. </span></em></p>Des plaintes récentes au Kenya exposent les coûts humains de l’IA et de la modération du web, dissimulés dans des chaines de sous-traitance.Caroline Gans Combe, Associate professor Data, econometrics, ethics, OMNES EducationLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2031212023-06-20T17:34:07Z2023-06-20T17:34:07ZLa notion de génocide : entre l’histoire, le droit et la politique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/521109/original/file-20230414-28-tna6by.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C11%2C3994%2C2646&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Cette statue représentant une fillette émaciée tenant deux épis de blé est installée devant le musée du Holodomor, à Kiev. Plusieurs millions de personnes sont mortes de faim en Ukraine en 1932-1933.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/fragment-memorial-victims-holodomor-dedicated-big-1865892895">paparazzza/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Le 28 mars 2023, <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0770_proposition-resolution">l’Assemblée nationale a adopté une résolution</a> portant sur « la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932‑1933, connue sous le nom d’"Holodomor", comme génocide ».</p>
<p>En août 1932, le gouvernement soviétique avait promulgué une loi punissant de dix ans de déportation, voire de la peine de mort, « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste », y compris le simple vol de quelques épis dans un champ. Dans un contexte marqué par des réquisitions massives des récoltes, des millions de paysans, très majoritairement en Ukraine (même si le phénomène concerne aussi le sud de la Russie et une partie du Kazakhstan) seront réduits à la famine. Des millions de personnes en mourront. En 2006, <a href="https://www.rferl.org/a/1073094.html">l’Ukraine qualifie le Holodomor de génocide</a>. <a href="https://holodomormuseum.org.ua/en/recognition-of-holodomor-as-genocide-in-the-world/">Plusieurs autres pays</a> et organisations, dont le <a href="https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20221209IPR64427/le-parlement-reconnait-l-holodomor-comme-genocide">Parlement européen en 2008</a>, en feront de même.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/trente-ans-apres-la-fin-de-lurss-quelle-memoire-de-cette-periode-en-russie-et-en-ukraine-173305">Trente ans après la fin de l’URSS, quelle mémoire de cette période en Russie et en Ukraine ?</a>
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<p>La résolution de l’Assemblée nationale française a été adoptée par 168 voix pour et 2 contre (403 députés <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/29/l-assemblee-nationale-qualifie-de-genocide-l-holodomor-la-famine-meurtriere-des-annees-1930-en-ukraine_6167419_823448.html">n’ont pas pris part au vote</a>). </p>
<p>L’un des deux députés à avoir voté contre, Jean-Paul Lecoq (PCF), <a href="https://jeanpaul-lecoq.fr/spip.php?article1505">a expliqué</a> que « les parlementaires n’ont pas la légitimité des historiens pour juger des faits passés, surtout quand ils ne font pas consensus ». Il a ajouté que « les parlementaires n’ont pas non plus la légitimité pour endosser le rôle des juges, notamment sur le sujet de “l’intention” de l’accusé, qui doit être démontrée dans le cadre d’un génocide ».</p>
<p>Ces propos s’inscrivent dans les débats qui entourent l’emploi même du terme de génocide, et posent également la <a href="https://theconversation.com/le-role-de-lhistorien-est-il-de-ressusciter-le-passe-80974">question de la nature des lois dites mémorielles</a>.</p>
<h2>Définir le génocide</h2>
<p>Pour donner un début de réponse à ces interrogations, il est utile de revenir sur les <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/guerres-traces-m%C3%A9moires/violences-de-guerre/g%C3%A9nocide%C2%A0-histoire-et-usages-d%E2%80%99un-concept">origines de la notion de « génocide »</a> en examinant les écrits de celui qui l’a forgée en 1944, le juriste polonais d’origine juive <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2014-4-page-543.htm">Raphael Lemkin</a> (1900-1959). Lemkin, né dans l’empire de Russie (dans une ville qui se trouve aujourd’hui en Biélorussie), a fait ses études à Lviv, dans l’Ukraine actuelle, avant de s’installer aux États-Unis. Ses travaux font référence depuis maintenant près de huit décennies. Le concept de génocide a notamment été <a href="https://digitalcommons.usf.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1610&context=gsp">évoqué lors du procès de Nuremberg</a>, en 1945, même s’il ne figure pas dans le jugement. Mais Lemkin a également travaillé sur le Holodomor.</p>
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<p>Dans son livre-référence de 1944, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9443228"><em>La domination de l’Axe dans l’Europe occupée</em></a> – traduit en français par <a href="https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41184157n"><em>Qu’est-ce que le génocide ?</em></a> – Lemkin écrit que le génocide est effectué par une attaque synchronisée sur des aspects différents de la vie des peuples attaqués : sont pris pour cible le champ politique (par la destruction des institutions) ; le champ social (par la destruction de la cohésion sociale de la nation et l’élimination de son intelligentsia, susceptible de la guider spirituellement) ; le champ culturel, religieux et moral (interdiction des institutions culturelles, instrumentalisation de l’enseignement) ; le champ économique ; et le champ biologique, celui de l’existence physique (par l’assassinat de masse).</p>
<p>Il précise que le génocide implique « un plan coordonné d’actions différentes visant à la destruction des fondations essentielles de la vie des groupes nationaux, avec l’objectif de l’annihilation des groups eux-mêmes ». Il est dirigé « contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions qu’il engage sont dirigées contre les individus non pas en vertu de leur individualité, mais en tant que membres d’un groupe national ». </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/532415/original/file-20230616-23-dmali7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Raphael Lemkin.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.memorialdelashoah.org/raphael-lemkin.html">Mémorial de la Shoah. Crédits photo : DR</a></span>
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<p>Ce crime est selon lui une antithèse de la doctrine dite <a href="https://www.icrc.org/fr/doc/assets/files/other/irrc_857_guerresasymetriques.pdf">Rousseau-Portalis</a>, selon laquelle « la guerre se fait contre les souverains et les armées, et non pas contre les sujets et les civils ». Il constitue à ce titre un retour en arrière dans l’histoire européenne.</p>
<p>Dans ce contexte, on regrette de ne pas pouvoir recueillir l’opinion de Lemkin sur la place des <a href="https://theconversation.com/la-colonisation-est-elle-un-crime-contre-lhumanite-73284">crimes de la colonisation</a> dans ce récit historique qui postulait l’adoucissement des mœurs de la guerre depuis plusieurs siècles : « Cela a pris beaucoup de temps pour que la société civilisée cesse de mener des guerres d’extermination, qui se sont produites dans l’Antiquité et au Moyen Âge », écrivait-il. On peut deviner que les questions des violences coloniales étaient traitées dans son livre <em>History of Genocide</em>, jamais publié. Notons toutefois que sa conception du génocide s’inspirait aussi des critiques des crimes coloniaux, dans l’esprit de la tradition juridique initiée par Bartolomé de las Casas et Francisco de Vitoria (XV-XVIes siècles). </p>
<p>Lemkin illustre ses descriptions des actions génocidaires allemandes lors de la Seconde Guerre choisies avec des exemples de poursuites contre plusieurs groupes ethniques. Sont alors mentionnés entre autres les Polonais (notamment en ce qui concerne le génocide culturel et biologique) et les Juifs (surtout concernés par l’aspect physique du génocide, par la destruction effective, étant donné les rations alimentaires sont quasiment inexistantes, et infiniment moindres de celles obtenus par d’autres non-Allemands). Les Ukrainiens sont cités dans des textes plus tardifs. </p>
<p>Il est important de noter qu’au moment de l’écriture du livre, Lemkin ne connaît pas l’ampleur de la Shoah – isolé dès 1942 à Washington, il n’était pas pleinement informé de ce qui se passait à Auschwitz et ailleurs. Le choix de ses exemples montre que l’usage qu’il voulait faire du concept de génocide était plus large que ce que certains entendent aujourd’hui par cette notion, à savoir la destruction physique intégrale d’une communauté. Son opinion n’a pas changé après la guerre, une fois qu’il avait appris les détails et l’ampleur de l’extermination systématique des Juifs d’Europe (dont une grande partie de sa famille).</p>
<h2>Le Holodomor vu par Lemkin : un génocide indiscutable</h2>
<p>C’est cette interprétation de la notion de génocide qui fait que le Holodomor, la grande famine en Ukraine orchestrée par Staline dans les années 1932-1933, en remplit les critères.</p>
<p>Les paysans ukrainiens ayant largement refusé la collectivisation et cherché à maintenir une identité culturelle distincte, vue par le Kremlin comme incompatible avec le projet de la construction de l’Union soviétique, Staline a souhaité à la fois physiquement épuiser et moralement briser les Ukrainiens, <a href="https://doi.org/10.3917/ving.121.0077">comme le rappelle Nicolas Werth</a>, en confisquant les récoltes et en tuant les ennemis : les <em>koulaks</em> – riches paysans prétendument profiteurs, mais aussi les opposants et les intellectuels. L’Ukraine étant l’un des « greniers à blé » de l’URSS, l’enjeu était vital. Officiellement, les sanctions étaient dirigées contre les « éléments koulaks » et « contre-révolutionnaires » ; de fait, elles ont provoqué la mort par la faim de près de <a href="https://www.britannica.com/place/Ukraine/The-famine-of-1932-33-Holodomor">4 millions d’Ukrainiens</a>. </p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/L7qGB8yp0PA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Pour Lemkin, qui a <a href="https://holodomormuseum.org.ua/en/news-museji/presentation-of-raphael-lemkin-s-soviet-genocide-in-ukraine/">écrit sur le Holodomor en 1953</a>, le caractère génocidaire de la famine forcée est tout à fait clair : à ses yeux, il s’agit d’un « exemple classique du génocide soviétique », qui « s’inscrit dans la succession logique des crimes tsaristes de ce genre ». Le projet de « <a href="https://doi.org/10.3917/comm.127.0637">destruction de la nation ukrainienne</a> » a été, selon lui, la plus vaste expérience de russification – une pratique courante des empires (cf. ses remarques sur la germanisation en tant que processus dans son ouvrage de 1944). </p>
<p>La situation est d’autant plus délicate à traiter juridiquement que la <a href="https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide-convention.shtml">Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</a> adoptée par les Nations unies en 1948 a été co-écrite par l’Union soviétique. Le génocide se définit selon la Convention par les « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, <em>un groupe national, ethnique, racial ou religieux</em> ».</p>
<p>Ces co-auteurs du texte, de façon tout à fait consciente <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Terres-de-sang">selon l’historien Timothy Snyder</a>, ont fait disparaître deux critères de Lemkin, pour qui les groupes politiques et économiques pouvaient également faire objet de génocide. Snyder note que cela permettait de présenter les phénomènes tels que le Holodomor « comme quelque peu moins génocidaires, car visant <em>une classe</em>, les koulaks ». </p>
<h2>Le débat récurrent sur les lois mémorielles</h2>
<p>La résolution qu’a adoptée en mars l’Assemblée nationale française n’est pas une loi mémorielle pénalisant la négation du génocide, qui se trouverait alors dans une <a href="https://theconversation.com/des-lois-memorielles-a-la-reparation-de-lesclavage-77521">relation complexe avec le droit à la liberté d’expression</a> à l’instar de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000532990">loi Gayssot</a>, qui réprime la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité qui furent définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, mais une loi déclarative.</p>
<p>En ce sens, elle est d’une nature similaire à la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000403928/">loi du 29 janvier 2001, reconnaissant le génocide arménien de 1915</a>, ou à <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000405369/">celle du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité</a>. La fonction de ce type de loi est symbolique et politique, notamment en l’absence du consensus.</p>
<p>On se rappelle, à cet égard, la polémique autour de la proposition de loi <a href="https://www.vie-publique.fr/loi/20852-proposition-de-loi-visant-reprimer-la-contestation-de-lexistence-des">« visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi »</a> du 31 janvier 2012 qui a été jugée par le Conseil constitutionnel « <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2012/2012647DC.htm">contraire à la Constitution</a> », car allant à l’encontre du droit à la « libre communication des pensées et des opinions ».</p>
<p>Il existe une grande diversité de lois mémorielles, selon les pays et selon les époques ; il n’y a aucune raison de les traiter comme un bloc uniforme auquel on s’opposerait – ou auquel on souscrirait – par principe. Certaines ont été instaurées dans un contexte progressiste, d’autres <a href="https://theconversation.com/lombre-de-la-seconde-guerre-mondiale-sur-lelection-presidentielle-polonaise-138042">émergent des régimes illibéraux</a>. Leur signification politique fait partie de leur raison d’être ; dès lors, l’appel à la neutralité politique du droit semble ici assez naïf. </p>
<p>« Il existera toujours une forte tension entre l’Histoire, qui tend vers la distinction et la différenciation, et le droit, qui tend vers l’inclusion et la généralisation », <a href="https://doi.org/10.3917/deba.162.0142">note l’historien Nicolas Werth</a>. Et il nous invite dans ce contexte à suivre le spécialiste des violences de masse Jacques Sémelin, qui plaide pour des recherches sur les violences extrêmes libérées du « joug des définitions juridiques ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203121/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna C. Zielinska ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Assemblée nationale a reconnu le Holodomor, la grande famine qui a décimé l’Ukraine au début des années 1930, comme un génocide. Retour sur cette notion et les débats qui l’entourent.Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, membre des Archives Henri-Poincaré, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2013302023-03-30T19:33:15Z2023-03-30T19:33:15ZJustice internationale pénale : à la rencontre des accusés<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/518198/original/file-20230329-16-agt06m.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1024%2C682&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les anciens responsables croates de Bosnie Jadranko Prlic, Bruno Stojic, Slobodan Praljak, Milivoj Petkovic, Valentin Coric et Berislav Pusic pendant leur procès à La Haye en 2013.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/icty/38043307874/sizes/l/">Zoran Lesic </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span></figcaption></figure><p>Les multiples juridictions internationales pénales mises en place depuis le <a href="https://museums.nuernberg.de/memorium-nuremberg-trials/">procès de Nuremberg</a> (1945-1946), à l’image des tribunaux pénaux ad hoc comme ceux créés pour <a href="https://www.icty.org/">l’ex-Yougoslavie</a> et le <a href="https://unictr.irmct.org/">Rwanda</a> (respectivement TPIY et TPIR), ont pour but de juger les crimes les plus graves : les <a href="https://trialinternational.org/fr/topics-post/crimes-de-guerre/">crimes de guerre</a>, les <a href="https://trialinternational.org/fr/topics-post/crimes-contre-lhumanite/">crimes contre l’humanité</a> et les <a href="https://trialinternational.org/topics-post/genocide/">génocides</a>.</p>
<p>En 1998 a été instaurée une juridiction permanente à vocation universelle, la <a href="https://www.icc-cpi.int/">Cour pénale internationale de La Haye</a>, qui, en plus des crimes précités, a également connaissance des <a href="https://www.cairn.info/pas-de-paix-sans-justice--9782724612332-page-233.htm">crimes d’agression</a>. Néanmoins, sa compétence est limitée aux États ayant ratifié son statut, ce qui l’empêche, par exemple, de juger l’acte d’agression commis par la Russie à l’encontre de l’Ukraine et rend plus difficile le jugement des autres crimes commis au cours de cette guerre. La portée du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/03/17/vladimir-poutine-sous-le-coup-d-un-mandat-d-arret-de-la-cour-penale-internationale_6165924_3210.html">mandat d’arrêt qu’elle vient d’émettre contre Vladimir Poutine</a> restera donc sans doute avant tout symbolique.</p>
<p>Toutes ces juridictions ont fait et continuent de faire l’objet de nombreuses analyses juridiques, anthropologiques ou sociologiques. Ces dernières ont pour la plupart été menées soit via des observations soit via des entretiens auprès des victimes et des professionnels. <a href="https://www.boutique-dalloz.fr/genocidaire-s-p.html">Nos recherches</a> adoptent un autre angle : celui de l’expérience pénale des accusés (qu’ils aient été acquittés ou condamnés). Elles doivent être lues en supplément des recherches menées auprès des autres protagonistes de cette justice. L’objectif n’est pas de comprendre le passage à l’acte criminel, mais le fonctionnement des institutions qui ont été mises en place pour y répondre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/cour-penale-internationale-des-crimes-sans-victimes-156336">Cour pénale internationale : des crimes sans victimes ?</a>
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<h2>Épistémologie d’une recherche singulière</h2>
<p>Ainsi, nous avons conduit des entretiens semi-directifs avec une soixantaine de personnes jugées par le TPIY ou le TPIR pour connaître leur expérience pénale. Ces entretiens se sont déroulés pour la plupart dans les prisons où les personnes condamnées ou accusées sont détenues. Ils ont duré plusieurs heures et ont été enregistrés.</p>
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<p>De ces douze années d’une recherche qui repose sur un matériau unique – puisqu’aucun journaliste ou chercheur n’a pu avoir accès à toutes ces personnes – ressortent des résultats étonnants qui questionnent la raison d’être de cette forme de justice hors normes. Notons, avant d’entamer la présentation de notre recherche et de ces résultats, que pour des questions d’anonymat des personnes rencontrées – condition à leur participation à notre recherche – nous ne pouvons citer ni des noms ni des faits.</p>
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<p>L’idée de rencontrer des personnes communément appelées <em>génocidaires</em> ou <em>criminels de guerre</em> repose sur l’enseignement de Paul Ricœur. Dans un <a href="https://esprit.presse.fr/article/paul-ricoeur/l-acte-de-juger-11656">article paru dans la revue <em>Esprit</em> en 1992</a>, le philosophe explique :</p>
<blockquote>
<p>« L’acte de juger a atteint son but lorsque celui qui a, comme on dit, gagné son procès se sent encore capable de dire : mon adversaire, celui qui a perdu, demeure comme moi un sujet de droit ; sa cause méritait d’être entendue ; il avait des arguments plausibles et ceux-ci ont été entendus. Mais la reconnaissance ne serait complète que si la chose pouvait être dite par celui qui a perdu, celui à qui on a donné tort, le condamné ; il devrait pouvoir déclarer que la sentence qui lui donne tort n’était pas un acte de violence mais de reconnaissance. »</p>
</blockquote>
<p>L’analyse des finalités de la justice internationale pénale fonde aussi la nécessité d’une telle recherche. En effet, la justice internationale pénale vise plusieurs objectifs : la rétribution, la dissuasion et la réinsertion, mais aussi l’écriture de l’Histoire ou de la mémoire, la satisfaction des victimes ou encore un effet cathartique.</p>
<p>Toutes ces finalités nécessitent la participation et la responsabilisation de l’accusé (ou du condamné) afin d’être atteintes ou, à tout le moins, approchées. Or, comme nous allons le voir, les juridictions internationales pénales ne permettent pas aux auteurs de crimes d’adhérer à cette nécessité de consensus entre tous les protagonistes des drames qui se jouent en temps de guerre.</p>
<h2>Impact de la justice internationale pénale</h2>
<p>Si toutes les personnes que nous avons rencontrées disent adhérer à l’idée d’une justice internationale pénale « au-dessus de tout soupçon » ou qui « permet d’établir la vérité », leur expérience pénale les a confrontées à une violence institutionnelle et symbolique qui entraîne, à leurs yeux, une délégitimation de cette forme de justice.</p>
<p>C’est ainsi qu’elles décrivent un processus pénal semé d’embûches ; trop encadré par une terminologie juridique qui, à leurs yeux, ne retranscrit pas la réalité qu’elles ont vécue ; et qui leur donne trop rarement la parole. Lorsque cela a quand même été le cas, ce sont essentiellement leurs avocats (choisis par les accusés eux-mêmes et bien souvent rémunérés par la juridiction) qui ont pu s’exprimer, et pas les accusés eux-mêmes.</p>
<p>En outre, les accusés disent ne pas se reconnaître dans les actes d’accusation auxquels ils ont dû faire face. Devant le sien, l’un des répondants s’est d’ailleurs demandé « qui était ce monstre ? », exprimant ainsi un sentiment de décalage avec ce qui avait été vécu, ou face à des questions juridiques perçues comme étant déconnectées de toute réalité. S’il s’agit peut-être d’un déni face aux actes commis, cette réaction témoigne aussi, de notre point de vue de juriste, du fossé qui sépare le droit des faits.</p>
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<p>Un autre racontera que, quand le juge lui a demandé « Plaidez-vous coupable ou non coupable ? », il a tenté d’expliquer le contexte et les actes commis… mais le juge a simplement inscrit « l’accusé a plaidé non coupable ». Il aurait voulu parler plus, mais le juge ne lui a pas laissé l’opportunité.</p>
<p>S’y ajoute le fait qu’une grande majorité des personnes rencontrées estiment avoir été confrontées à une justice « hors sol », imposée par « l’Occident » et politiquement orientée, refusant d’entendre tout élément de contextualisation (qu’il s’agisse du contexte de guerre ou, plus largement, de celui entourant la commission des crimes, les deux étant inévitablement politiques).</p>
<p>Les répondants décrivent une « justice des vainqueurs » qui s’est abattue sur eux (les vaincus) sans pour autant que les premiers, eux aussi coupables de <a href="https://www.hrw.org/news/2008/12/12/rwanda-tribunal-should-pursue-justice-rpf-crimes">crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (principalement au Rwanda)</a>, ne soient inquiétés. En outre, ils constatent une justice « à double vitesse » qui ne juge jamais les dirigeants des États puissants – notamment américains ou européens – et qui poursuit principalement des ressortissants des États « dominés ».</p>
<p>Enfin, et c’est là l’une des critiques les plus acerbes exprimées par les répondants sur la justice internationale pénale, les accusés comme les condamnés s’interrogent régulièrement en ces termes : « Pourquoi moi ? » Ils traduisent ici un constat indépassable en droit international pénal : l’idée de juger des culpabilités individuelles pour des crimes de masse, c’est-à-dire ayant entraîné un nombre dramatique et démesuré de victimes, mais aussi ayant été commis par un nombre conséquent d’auteurs. Ainsi, s’ils admettent souvent avoir commis des crimes, ils réfutent néanmoins la responsabilité (qu’on leur attribue symboliquement) du crime de masse dans son entièreté. Il en résulte un sentiment de servir de bouc émissaire (<a href="https://www.rene-girard.fr/57_p_44429/le-bouc-emissaire.html">au sens girardien</a>) et d’être victime d’injustice, d’où, dans l’immense majorité des cas, leur non-reconnaissance des crimes ou responsabilités individuelles attribuées par les juges internationaux.</p>
<h2>Plaidoyer pour le savoir expérientiel</h2>
<p>Une seule des personnes interrogées a tenu un discours négationniste durant nos entretiens et seules 3, sur 51 condamnés rencontrés, admettent pleinement la justesse de leur condamnation.</p>
<p>Cela signifie que la très grande majorité des personnes interviewées (parmi lesquelles certaines avaient plaidé coupable devant la juridiction internationale) ne reconnaissent pas soit les actes reprochés, soit leurs qualifications juridiques, soit leur illégalité, soit les responsabilités associées. S’il existe une multitude de <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2011-1-page-65.htm">paramètres psychologiques</a> pour expliquer cette non-reconnaissance, celle-ci n’en reste pas moins un échec du droit international pénal : pour reprendre la formule de Paul Ricœur, la sentence reste un acte de violence et ne devient pas, pour le condamné, un acte de reconnaissance.</p>
<p>Cet échec a des conséquences qui vont au-delà du seul cas des personnes condamnées, dans la mesure où il empêche de faire œuvre de mémoire commune (ou consensuelle) et influence l’ensemble du processus de reconstruction.</p>
<p>Il est en effet accepté que les crimes de masse sont généralement commis par une masse d’auteurs. Au Rwanda, par exemple, on a parlé de 100 000 à 150 000 participants au génocide contre les Tutsis. Or, il est impossible de reconstruire un pays sans prendre en compte cette large partie de la population. Le rejet de la justice internationale pénale par les accusés n’aide certainement pas à reconstruire ensemble. Ce rejet déteint bien évidemment sur les familles et communautés des accusés ; plus largement, il empêche une reconnaissance des actes commis. In fine, ce sont les populations et les victimes qui se retrouvent sans réelles réponses à leurs attentes ; celles de connaître la vérité ou celles d’être simplement reconnues.</p>
<p>Il importe dès lors de prendre en compte la parole des accusés (tout comme celle des autres protagonistes que sont les victimes, les juges, les populations touchées par la guerre, etc.) et de constater qu’elle conduit inévitablement vers d’autres voies de justice : des voies de justice réparatrice ou réconciliatrice, des voies de justice traditionnelle ou interpersonnelle, des voies judiciaires locales, ancrées culturellement et moins politisées, ou simplement des voies de justice plus symboliques. Si des pistes ont d’ores et déjà été mises en œuvre, à travers des juridictions plus locales et ancrées culturellement (à l’image des <a href="https://www.asf.be/wp-content/publications/Rwanda_MonitoringGacaca_RapportAnalytique3_FR.pdf">gacaca</a> ou des commissions <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2007-2-page-313.htm">Vérité et Réconciliation</a>) au Rwanda, le rôle des accusés reste à définir et à modeler, de façon à ce que leur expérience soit prise en compte.</p>
<p>Un progrès envisageable consiste à combiner ces divers types de justice, comme cela semble déjà être le cas en <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2013-1-page-117.htm">Colombie</a>. Ce type de processus, affichant des promesses réalistes, minimes peut-être, mais réalisables, comme la responsabilisation des auteurs de crimes ou l’acceptation des actes commis, pourrait peut-être contribuer à une mémoire partagée et assumée. Les procès ne doivent pas être une continuation de la guerre dans l’arène du tribunal. Il n’est ainsi plus question d’en finir avec l’ennemi par le droit, mais de se relever avec lui grâce au droit.</p>
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<p><em>Pour plus de détails sur cette recherche, voir <a href="https://www.boutique-dalloz.fr/genocidaire-s-p.html">« Génocidaire(s). Au cœur de la justice internationale pénale »</a>, Dalloz, décembre 2022</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201330/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Damien Scalia a reçu des financements du Fonds national suisse et du Fonds de la recherche scientifique belge.</span></em></p>Les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda (TPIR) et pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) ont jugé des dizaines d'individus. Une enquête s'intéresse à la façon dont les accusés ont vécu ces procès.Damien Scalia, Professeur en droit international pénal, Études empiriques du droit, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2025362023-03-26T16:06:17Z2023-03-26T16:06:17ZMandat d’arrêt de la CPI contre Vladimir Poutine : une victoire pour la justice internationale ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/517401/original/file-20230324-14-iuklja.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C8%2C1917%2C1264&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Malgré l’émission d’un mandat d’arrêt à son encontre, il est peu probable que l’on voie un jour Vladimir Poutine à La Haye.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/vladimir-putin-arrest-warrant-seen-press-2277093853">JRdes/shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Pour la première fois de son histoire, qui a débuté il y a plus de vingt ans, la Cour pénale internationale (CPI) a émis le 17 mars dernier un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/03/18/la-cour-penale-internationale-delivre-un-mandat-d-arret-contre-vladimir-poutine_6166025_3210.html">mandat d’arrêt</a> contre le dirigeant d’une puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies : Vladimir Poutine. Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant au cabinet du président russe, fait, elle aussi, l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils sont suspectés de déportation et transfert illégaux d’enfants ukrainiens vers la Russie. Selon le gouvernement ukrainien, <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/accents-d-europe/20230321-l-impuissance-des-familles-ukrainiennes-pour-r%C3%A9cup%C3%A9rer-les-milliers-d-enfants-disparus">plus de 16 226 enfants auraient été déportés</a> depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.</p>
<p>Alors que la CPI a longtemps été accusée de lenteur et de ne s’en prendre qu’<a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2015-1-page-111.htm">« aux plus faibles »</a>, venant souvent du continent africain, ces mandats d’arrêt marquent un tournant juridique, politique et stratégique sans précédent dans l’histoire de la justice pénale internationale. Juridique d’abord, car ils envoient un message fort aux dirigeants de ce monde : la lutte contre l’impunité ne doit épargner personne. Politique ensuite, car il s’agit d’isoler davantage la Russie et son président sur la scène internationale. Stratégique enfin, car ces mandats d’arrêt seront certainement mis sur la table de futures négociations entre l’Ukraine et la Russie.</p>
<p>Pour autant, l’enthousiasme qu’ils ont suscité ne doit pas occulter une réalité moins glorieuse pour la Cour et son Procureur. En effet, la priorité donnée au cas ukrainien par le Procureur interroge sur sa volonté politique, ainsi que sur celle de la communauté internationale, à faire avancer certaines autres des <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/Publications/TheCourtTodayFra.pdf">17 enquêtes actuellement en cours</a>, notamment celles en Afghanistan et en Palestine.</p>
<h2>Les motifs justifiant la délivrance de ces deux mandats d’arrêt</h2>
<p>La CPI est une organisation internationale basée à La Haye qui a pour but de lutter contre l’impunité. Elle est chargée de juger les individus (responsables politiques, militaires ou simples exécutants) – et non les États – accusés de génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité, crime d’agression au regard du <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut de Rome</a>, traité établissant la Cour, entré en vigueur le 1<sup>er</sup> juillet 2002 après sa ratification par soixante États. Aujourd’hui, <a href="https://asp.icc-cpi.int/fr/states-parties">123 États</a> sont membres de la Cour.</p>
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<p>Ni l’Ukraine ni la Russie n’ont ratifié le Statut de Rome. Pour autant, une enquête a été ouverte le <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de">2 mars 2022</a> par le Procureur de la Cour, Karim Khan, sur la base de deux déclarations <em>ad hoc</em> de reconnaissance de la compétence de la CPI émises en <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/lukraine-accepte-la-competence-de-la-cpi-sur-les-crimes-qui-auraient-ete-commis-entre-le-21">2014</a> et en <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/lukraine-accepte-la-competence-de-la-cpi-sur-les-crimes-qui-auraient-ete-commis-depuis-le-20">2015</a> par l’Ukraine dans le cadre du conflit dans le Donbass et de l’annexion de la Crimée par la Russie.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-quel-role-pour-la-cour-penale-internationale-179635">Guerre en Ukraine : quel rôle pour la Cour pénale internationale ?</a>
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<p>Par la suite, le <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis">22 février dernier</a>, Khan a demandé aux juges de la Chambre préliminaire II de faire valoir sa demande de délivrance de mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova.</p>
<p>Le Procureur n’a pas la possibilité de délivrer lui-même un mandat d’arrêt. Il appartient aux juges d’une chambre préliminaire de le faire, sur la base des preuves produites par le Procureur. C’est ce qu’a fait la Chambre préliminaire II le <a href="https://www.icc-cpi.int/news/situation-ukraine-icc-judges-issue-arrest-warrants-against-vladimir-vladimirovich-putin-and">17 mars dernier</a>, un an seulement après l’ouverture de l’enquête du Procureur, estimant « qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la responsabilité pénale du président Poutine et de Mme Lvova-Belova était engagée concernant la déportation illégale et le transfert d’enfants ukrainiens de zones occupées en Ukraine vers la Fédération de Russie ».</p>
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<p>Deux étapes sont à considérer dans le processus qui a abouti à l’émission de ces deux mandats. Tout d’abord, les faits incriminés portent uniquement sur la déportation illégale et le transfert d’enfants ukrainiens, en violation des articles 8-2-a-vii et 8-2-a-viii du Statut de Rome : Poutine n’est, à ce stade, pas inculpé pour les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine. Ensuite, les <a href="https://hub.conflictobservatory.org/portal/sharing/rest/content/items/97f919ccfe524d31a241b53ca44076b8/data">preuves fournies par le Procureur</a> semblent suffisamment solides pour engager la responsabilité pénale de Poutine et Lvova-Belova.</p>
<p>Au sujet des faits incriminés, les articles 8-2-a-vii et 8-2-a-viii du Statut qualifient de crimes de guerre « la déportation ou le transfert illégal ou la détention illégale » et « la prise d’otages ». Il s’agit d’une incrimination initialement prévue à l’article 49 de la <a href="https://www.icrc.org/fr/doc/assets/files/other/icrc_001_0173.pdf">Convention de Genève de 1949</a> relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre.</p>
<p>En Ukraine, d’après certaines ONG comme <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/10/un-rapport-d-amnesty-international-documente-la-deportation-et-l-adoption-forcee-en-russie-d-enfants-ukrainiens_6149355_3210.html">Amnesty international</a>, des milliers d’enfants auraient été victimes de déportation et transfert illégaux vers la Russie. De son côté, le <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis">Procureur affirme</a> qu’au moins « plusieurs centaines d’enfants » ont été « enlevés dans des orphelinats et des foyers pour enfants » afin d’être « confiés à l’adoption dans la Fédération de Russie ». De plus, durant la guerre, des <a href="https://www.pravda.com.ua/eng/news/2022/05/30/7349514/">décrets présidentiels ont été signés par Vladimir Poutine</a> pour accélérer l’octroi de la citoyenneté russe à ces enfants « facilitant ainsi [leur] adoption par des familles russes ». Ces faits prouveraient « l’intention d’éloigner définitivement ces enfants de leur propre pays ».</p>
<p>Concernant les responsabilités pénales individuelles, Vladimir Poutine est suspecté en tant qu’auteur de ces crimes (article 25-3-a du Statut) et comme supérieur hiérarchique (article 28-b). En tant que supérieur hiérarchique, Poutine peut être « pénalement responsable des crimes commis par des subordonnés placés sous son autorité et son contrôle effectifs, lorsqu’il n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces subordonnés » (article 28-b). Quant à Maria Lvova-Belova, elle est suspectée d’être auteur de la déportation et du transfert d’enfants ukrainiens. Les dirigeants russes affirment, pour leur part, <a href="https://www.euronews.com/2023/03/21/russia-to-return-ukrainian-children-when-safe-claims-envoy">que ces opérations sont des actions humanitaires visant à protéger les enfants ukrainiens</a>.</p>
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<p>La priorisation du Procureur sur cette catégorie de crimes s’explique par leur <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis">« impact humain »</a>, des enfants – qui sont les personnes les plus vulnérables en temps de conflit armé – étant la cible des agissements de ces responsables russes. Enfin, l’ampleur de ces crimes a également été prise en compte dans la décision de Khan de se focaliser à ce stade sur ces seuls faits.</p>
<h2>La nécessité de coopération des États dans la bonne exécution des mandats d’arrêt</h2>
<p><a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis">Le Procureur a rappelé</a> qu’il appartient à la Cour de « veiller à ce que les responsables des crimes présumés répondent de leurs actes ». Pour ce faire, il faut que les deux suspects soient remis à la Cour.</p>
<p>Cependant, la CPI ne dispose pas de sa propre police pour exécuter les mandats d’arrêt. Elle doit s’en remettre à la coopération de ses 123 États parties, qui ont l’obligation d’exécuter ses décisions. Dès lors, si Poutine ou Lvova-Belova venaient à se rendre sur le territoire d’un de ces États, ils devraient être arrêtés et transférés à La Haye.</p>
<p>Cependant, il est déjà arrivé que des États parties ne remplissent pas cette obligation. Ce fut le cas lorsque deux mandats d’arrêt avaient été délivrés en 2009 et 2010 contre Omar Al-Bachir, alors président du Soudan. Il était accusé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, mais avait pu voyager dans de nombreux pays membres de la Cour, en Afrique du Sud, au Kenya, au Tchad notamment, sans être inquiété (car certains États se disent attachés au principe de l’immunité des chefs d’État en exercice, pourtant non invocables devant la CPI, ce qui était le cas d’Al-Bachir <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/07/arrestation-d-al-bachir-la-cpi-juge-que-l-afrique-du-sud-a-manque-a-son-devoir-mais-s-abstient-de-sanction_5157268_3212.html">lors de sa venue en Afrique du Sud par exemple</a>).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/al-bachir-et-la-cpi-cela-vaut-il-la-peine-de-larreter-si-vous-compromettez-votre-mission-119564">Al-Bachir et la CPI : cela vaut-il la peine de l’arrêter, si vous compromettez votre mission ?</a>
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<p>Après sa destitution en 2019, il a été emprisonné dans son pays. Le Soudan s’est <a href="https://www.france24.com/fr/afrique/20210811-le-soudan-va-remettre-%C3%A0-la-cpi-omar-el-b%C3%A9chir-et-d-anciens-dirigeants-recherch%C3%A9s">engagé à le remettre à la CPI</a> mais ne l’a toujours pas fait à ce jour, <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220422-soudan-le-transfert-d-omar-el-b%C3%A9chir-de-la-prison-%C3%A0-l-h%C3%B4pital-fait-pol%C3%A9mique-et-inqui%C3%A8te">arguant de raisons médicales</a>.</p>
<p>Qu’en sera-t-il de Vladimir Poutine ? Un État prendrait-il le risque d’arrêter et de remettre à la CPI le président d’une puissance nucléaire ? Poutine est notamment <a href="https://www.timesnownews.com/world/south-africas-durban-to-host-15th-brics-summit-in-late-august-report-article-97388217">attendu en août en Afrique du Sud pour le Sommet des BRICS</a>. Il semble peu concevable que les autorités sud-africaines arrêtent le président russe pour le remettre à La Haye…</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1638867567707303936"}"></div></p>
<p>Malgré tout, l’émission de ces mandats d’arrêt renforce la mise au ban par une partie de la société internationale de Poutine et souligne le statut d’agresseur de la Russie face aux victimes ukrainiennes. Cette décision démontre aussi que la justice pénale internationale fonctionne quand elle est soutenue politiquement et financièrement par les États. En effet, le Bureau du Procureur a reçu des soutiens financiers et humains importants de nombreux pays européens, <a href="https://www.gazette-du-palais.fr/actualites-professionnelles/crimes-commis-en-ukraine-la-france-apporte-une-aide-de-500-000-e-a-lenquete-de-la-cpi/">dont la France</a>. Enfin, l’Union européenne – <a href="https://www.20minutes.fr/justice/4028763-20230320-guerre-ukraine-pourquoi-mandat-arret-cpi-contre-vladimir-poutine-symbolique">qui a déjà octroyé plus de 10 millions d’euros à la Cour depuis le début de l’invasion russe en Ukraine</a> – et les <a href="https://www.lejdd.fr/international/guerre-en-ukraine-pour-joe-biden-le-mandat-darret-emis-par-la-cpi-contre-vladimir-poutine-est-justifie-133756">États-Unis</a>, qui ne sont pourtant pas partie à la Cour, se sont félicités de l’annonce de la délivrance des deux mandats d’arrêt.</p>
<p>Cependant, si ces deux mandats d’arrêt sont une étape nécessaire au bon développement de la justice internationale, ils ne doivent pas masquer les nombreux obstacles auxquels elle est confrontée. Comment expliquer le peu d’avancées dans les enquêtes en <a href="https://news.un.org/fr/story/2021/03/1090822">Palestine</a>, ouverte il y a plus de deux ans déjà, ou en <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/afghanistan">Afghanistan</a>, qui a subi de <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2020/06/11/les-etats-unis-infligent-des-sanctions-la-cour-penale-internationale">nombreuses pressions et menaces des Américains</a>, alors que les ONG et <a href="https://www.ohchr.org/fr/2021/07/israeli-settlements-amount-war-crime-special-rapporteur-tells-human-rights-council">certains organes des Nations unies</a> ont fait état de nombreuses allégations de crimes relevant de la compétence de la Cour ? Comment convaincre les populations de ces pays de l’utilité de cette justice quand l’impunité perdure à l’encontre de certains dirigeants ? Il appartient à la CPI de répondre à ces interrogations légitimes afin de faire vivre l’universalité de son mandat de lutte contre l’impunité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202536/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Jamais encore le président d’une puissance nucléaire n’avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale.Insaf Rezagui, Doctorante en droit international public, Université Paris CitéMohammed Qawasma, Doctorant en droit international, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1997092023-02-21T17:47:49Z2023-02-21T17:47:49ZLes attaques russes contre les installations énergétiques ukrainiennes sont-elles licites au regard du droit international humanitaire ?<p>La destruction, le 6 juin, du <a href="https://www.lexpress.fr/monde/guerre-en-ukraine-les-evacuations-continuent-apres-la-destruction-partielle-dun-barrage-TAJBDLFZH5HCLJSESPK753RSHY/">barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka</a> sur le fleuve Dniepr, non loin de la ville de Kherson, dans une zone active de combat située au sud de l’Ukraine, produira <a href="https://www.irsn.fr/actualites/ukraine-consequences-lendommagement-barrage-kakhovka-sur-centrale-nucleaire-zaporizhzhya">des conséquences certaines</a> pour les populations civiles et l’environnement de la région.</p>
<p>Cet acte de guerre démontre, à nouveau, que les installations énergétiques ukrainiennes sont au cœur des rapports de belligérance. Bien que l’attribution de cette attaque à la Russie ne puisse, à l’heure de l'écriture de ces lignes, être établie avec certitude (les parties <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/en-direct-guerre-en-ukraine-suivez-levolution-de-la-situation-apres-la-destruction-du-barrage-nova-kakhovka-20230606_WXZIUY64YRFDPHMZT27SSYBO7Y/">s’accusant mutuellement d'en être à l'origine</a>, l’analyse des conséquences stratégiques de cette destruction <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-kiev-denonce-un-crime-de-guerre-apres-la-destruction-partielle-dun-barrage-a-kherson-1949380">semble indiquer que l’État russe en est le commanditaire</a>. Si tel était le cas, il s’agirait alors d’un nouvel acte de ciblage et de destruction volontaire d'une infrastructure énergétique ukrainienne – une pratique déjà mise en œuvre par les forces russes à de multiples reprises depuis le début de la guerre.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1665995120905273344"}"></div></p>
<p>La Russie a en effet multiplié, depuis le début de l’automne, les frappes de missiles contre des installations énergétiques ukrainiennes. Cette orientation des opérations militaires russes plonge périodiquement des <a href="https://www.tf1info.fr/international/guerre-ukraine-russie-coupures-d-electricite-images-satellite-vu-du-ciel-le-pays-est-il-plonge-dans-le-noir-2239672.html">parties entières du pays dans le noir</a>. La rupture du réseau énergétique entraîne non seulement l’arrêt des systèmes de chauffage – qui nécessitent, quelle que soit la source de leur approvisionnement, de l’électricité pour produire de la chaleur – mais aussi le dysfonctionnement des réseaux de distribution d’eau courante et d’assainissement, ou encore la mise en péril du système de santé.</p>
<p>L’OMS a indiqué, dès le 22 novembre 2022, que <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/11/1130062">« la moitié des infrastructures énergétiques de l’Ukraine sont endommagées ou détruites »</a>, ce qui participe à priver un quart de la population du pays d’électricité. Sur la base de ce constat, l’organisation onusienne a lancé une alerte inédite sur les conséquences de frappes qui « ont déjà des effets dévastateurs sur le système de santé et sur la santé de la population ».</p>
<p>Ce constat s’inscrit dans la continuité de celui dressé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme en octobre dernier, qui pointait les risques de violations du droit international humanitaire (ci-après DIH) qu’implique la destruction d’« <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/10/1128722">infrastructures civiles vitales – y compris au moins 12 installations énergétiques – [qui] ont été endommagées ou détruites dans huit régions</a> ». Par ailleurs, le président ukrainien a, dans son adresse au Conseil de sécurité du 23 novembre 2022, qualifié les bombardements russes sur l’infrastructure énergétique de son pays de <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20221124-zelensky-d%C3%A9nonce-%C3%A0-l-onu-un-crime-contre-l-humanit%C3%A9-apr%C3%A8s-des-frappes-sur-des-infrastructures">« crime contre l’humanité »</a> en raison des souffrances qui allaient être endurées, « avec des températures en dessous de zéro, [par] plusieurs millions de gens sans fourniture d’énergie, sans chauffage et sans eau ».</p>
<p>La Russie rappelle à l’envi que ces frappes sont <a href="https://press.un.org/fr/2022/cs15118.doc.htm">conformes au droit international humanitaire</a>. Ces affirmations résistent-elles à l’examen ?</p>
<h2>Une installation énergétique peut-elle constituer une cible légitime selon le droit international ?</h2>
<p>Cette question trouve sa réponse dans le DIH, dont l’objet premier est d’humaniser la guerre en recherchant un subtil équilibre entre les nécessités militaires et les considérations élémentaires d’humanité. Ces règles internationales prescrivent aux belligérants des règles de conduite déterminées.</p>
<p>Le ciblage d’un objectif militaire n’est donc pas libre et doit répondre aux normes du DIH conventionnel et coutumier (notons à ce propos que la <a href="https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/vwTreatiesByCountrySelected.xsp?xp_countrySelected=RU">Russie est partie aux conventions de Genève de 1949 et à ses deux protocoles additionnels de 1977</a>). Celles-ci interdisent de diriger une attaque contre des populations civiles (<a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/protocol-additional-geneva-conventions-12-august-1949-and">Protocole additionnel I, art. 48, 51§2 et 52§2</a>) et oblige les belligérants à faire, en tout temps, la distinction entre civils et combattants, ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires. Au delà de l’affaiblissement de leur position dans l’ordre international, les États qui violent leurs engagements internationaux sont susceptibles de faire l’objet de recours devant les juridictions internes et internationales et/ou de sanctions internationales. Les attaques ne peuvent donc être dirigées que contre des combattants et des objectifs militaires, et non contre le moral de l’ennemi que la crainte des rigueurs du froid hivernal pourrait atteindre.</p>
<p>L’article 52§2 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève adopté en 1977 et la coutume internationale (<a href="https://ihl-databases.icrc.org/customary-ihl/fre/docs/v1_rul_rule8">règle coutumière n°8 dans les travaux du Comité international de la Croix-Rouge</a>) prévoient ainsi que « les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis ». Ces règles n’interdisent donc pas, mais limitent, que des biens civils puissent constituer des objectifs militaires.</p>
<p>L’application de cette règle aux installations énergétiques est complexe car l’énergie connaît potentiellement des usages multiples, tant civils que militaires. Il apparaît ainsi délicat, du fait de cette double destination, d’exclure, par principe, l’installation énergétique de la catégorie des objectifs militaires qui peuvent légitimement être ciblées. Notons à cet égard que l’axe principal de défense de Moscou est de justifier son intervention (et donc la licéité de celle-ci) <a href="https://press.un.org/fr/2023/cs15171.doc.htm">par les menaces dont la Russie ferait l’objet</a>. </p>
<p>On constate ici une instrumentalisation du droit international au profit d’une politique étrangère d’usage illicite de la force. Par ailleurs, la propagande russe est parfois complexe et confuse à saisir car certaines voix, par exemple le député (et général) Andreï Gourouliev, appellent à <a href="https://twitter.com/francis_scarr/status/1597149654793478144">« détruire la capacité de survie de l’État ukrainien »</a>, des affirmations très éloignées de ce que le droit international est susceptible d’admettre.</p>
<p>Dans certains manuels militaires nationaux d’application du DIH (comme c’est le cas pour <a href="https://www.onlinelibrary.iihl.org/wp-content/uploads/2021/05/AUS-Manual-Law-of-Armed-Conflict.pdf">l’Australie</a> et le <a href="https://www.onlinelibrary.iihl.org/wp-content/uploads/2021/05/UK-Manual-Law-of-Armed-Conflict.pdf">Royaume-Uni</a>), il est possible de trouver les installations énergétiques qui participent immédiatement à l’effort de guerre parmi les objectifs militaires pouvant faire l’objet d’un ciblage. Il convient aussi que la destruction de ces installations apporte un avantage militaire certain et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi. Le manuel russe ne dispose pas d’une telle précision à propos des installations énergétiques, mais la définition qu’il retient est suffisamment large pour les englober.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1592563088636739589"}"></div></p>
<p>Il apparaît ainsi que ce type d’infrastructures peut constituer, dans les conditions fixées par le droit international, un objectif militaire. Encore faut-il que les attaques portées contre elles ne causent pas de dommages excessifs aux populations civiles.</p>
<h2>L’attaque dirigée contre une installation énergétique risque-t-elle de causer des dommages excessifs pour les populations civiles ?</h2>
<p>Cette condition découle directement du principe de proportionnalité des attaques. Cette exigence a pour but de limiter les effets des combats sur les civils à ce qui est strictement nécessaire pour poursuivre l’objectif militaire recherché (Protocole additionnel I, art.51§5). Ce principe doit être combiné avec une règle, celle de la précaution, selon laquelle la préparation d’une attaque implique de « prendre toutes les précautions pratiquement possibles pour réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile […] et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment » (Protocole additionnel I, art.57§2,a,ii).</p>
<p>L’examen de la licéité des opérations menées par la Russie contre les installations énergétiques en Ukraine peut être réalisé, non sans difficultés, en mettant en balance les avantages militaires attendus et les dommages subis par la population civile. D’une part, s’agissant des avantages, le DIH exige qu’ils soient « concret(s), et direct(s) » – tel que l’obtention de terrains, ou la destruction ou l’affaiblissement des forces armées ennemies (Protocole additionnel I, art.51). D’autre part, s’agissant des dommages subis, le DIH impose qu’ils ne soient jamais considérables au regard des pertes humaines, atteintes à l’intégrité mais aussi aux biens qui sont causées par les opérations militaires.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1618597507705208834"}"></div></p>
<p>Dans le contexte de l’hiver ukrainien, les attaques massives contre les infrastructures énergétiques ont d’ores et déjà engendré des dommages certains (à titre d’exemple les attaques du 4 février ont entraîné des <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/lukraine-plongee-dans-le-noir-apres-une-serie-dattaques-meurtrieres-1897270">coupures massives dans des villes très peuplées</a>). En revanche, les gains militaires que la Russie a obtenus grâce à ces frappes restent, à ce jour, aléatoires. La stratégie militaire poursuivie semble tournée vers une volonté d’affaiblissement général et à moyen terme des capacités militaires et civiles de l’Ukraine, couplée à une volonté d’altérer la <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-2023-1-page-7.htm">résilience dont a fait preuve la population</a> jusqu’ici. Comme <a href="https://www.irsem.fr/publications-de-l-irsem/breves-strategiques/breve-strategique-n-35-2022-la-guerre-en-ukraine-et-le-droit-des-conflits-armes.html">l’observent</a> les analystes à propos, plus généralement, du ciblage des biens à caractère civil dans le contexte du conflit :</p>
<blockquote>
<p>« L’ampleur des destructions rapportées dans certaines zones du territoire ukrainien laisse à penser qu’il y a peu de doute sur la violation répétée de [s] règles du DIH. »</p>
</blockquote>
<p>Un tel constat amène par ailleurs à s’interroger sur la commission d’autres infractions graves du DIH attribuables à la Russie qui résulteraient de l’utilisation de l’attaque systématique des installations électriques comme véritable méthode de guerre.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été coécrit avec Olivier Vidal, docteur en droit public, avocat au barreau de Bordeaux, chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux et rattaché au CRDEI (Centre de Recherche et de Documentation européennes et Internationales). Nous proposons des pistes de réflexion à ce propos dans une <a href="https://lerubicon.org/publication/larme-du-froid-le-droit-international-autorise-t-il-lattaque-des-installations-energetiques-ukrainiennes/">version plus étendue de cette analyse consultable sur le site <em>LeRubicon.org</em></a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199709/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Ancelin a reçu des financements de :
- Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche dans le cadre d'un contrat doctoral
- La DGRIS du ministère des armées dans le cadre d'un contrat postdoctoral.
- La Fondation Bordeaux Université dans le cadre d'un contrat postdoctoral auprès de la Chaire défense et aérospatial de l'IEP de Bordeaux. </span></em></p>En Ukraine, Moscou vise volontairement des installations énergétiques dans le cadre de son « opération militaire » au risque de causer des dommages graves aux populations civiles.Julien Ancelin, Maitre de conférences en droit public, Université Côte d’AzurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1995712023-02-16T20:28:10Z2023-02-16T20:28:10ZL’ONU peut-elle contribuer à mettre fin à la guerre en Ukraine ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/509570/original/file-20230211-20-8306e5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=8%2C35%2C5946%2C3925&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">25&nbsp;février 2022&nbsp;: le Conseil de sécurité se réunit pour voter sur une résolution exigeant le retrait immédiat d’Ukraine des troupes russes, qui ont attaqué la veille. Le texte sera rejeté en raison du veto opposé par Moscou.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/new-york-ny-february-25-2022-2129406371">lev radin/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Un an plus tard, le <a href="https://www.lepoint.fr/monde/ukraine-180-000-soldats-russes-et-100-000-ukrainiens-morts-ou-blesses-22-01-2023-2505731_24.php">bilan est dramatique</a> et rien n’indique que le conflit prendra fin de sitôt, les deux parties affichant des exigences qui semblent inconciliables, tandis que sur le terrain la détermination russe se heurte à une résistance ukrainienne acharnée et soutenue par de nombreux États occidentaux.</p>
<p>Dans ce contexte mortifère, l’Organisation des Nations unies peut-elle agir de façon à ramener la paix ? Ce qui est sûr, c’est que si elle y a échoué depuis un an, elle ne relâche pas ses efforts pour autant…</p>
<h2>La paix, raison d’être de l’ONU</h2>
<p>Rappelons que la paix est le but premier de l’ONU, créée en 1945, au lendemain de la guerre la plus sanglante de l’histoire de l’humanité. Sa Charte affirme dès la première phrase de son préambule que le but de l’ONU est de <a href="https://www.un.org/fr/about-us/un-charter">« préserver les générations futures du fléau de la guerre »</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Wi7DI4pgD6c?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ukraine – L’ONU : un modèle à bout de souffle ? – Le Dessous des cartes – L’essentiel | Arte, 13 avril 2022.</span></figcaption>
</figure>
<p>L’Assemblée générale de l’ONU, où chacun des États membres (aujourd’hui au nombre de <a href="https://www.un.org/fr/about-us/member-states">193</a>) dispose d’une voix, a adopté, au cours de l’année écoulée, plusieurs résolutions visant à stopper la guerre et à condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine. Ces résolutions ne sont pas contraignantes, à l’inverse de celles votées par le <a href="https://unric.org/fr/ressources/lonu-en-bref/competences-et-prises-de-decision-de-lonu/">Conseil de sécurité</a>. Ces dernières doivent être adoptées par au moins neuf voix, sur les quinze membres (les cinq permanents, et dix membres élus par l’Assemblée générale pour un mandat de deux ans selon un principe de rotation).</p>
<p>Or, le Conseil de sécurité est paralysé car la Russie oppose systématiquement son veto à toute résolution du Conseil la condamnant, comme elle l’a fait le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/26/l-onu-impuissante-a-voter-une-resolution-contre-l-agression-russe_6115350_3210.html">25 février</a> (sur la résolution « déplorant l’agression russe ») et le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/01/au-conseil-de-securite-de-l-onu-la-russie-met-son-veto-a-la-resolution-condamnant-ses-annexions_6143916_3210.html">30 septembre</a> (sur celle condamnant l’annexion de quatre régions ukrainiennes).</p>
<h2>Une multitude d’actions depuis un an</h2>
<p>En dépit du blocage du Conseil de sécurité par Moscou, l’Assemblée générale a pu se faire entendre à de nombreuses reprises.</p>
<p>Le 2 mars, elle adopte une résolution <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/03/1115472">exigeant le retrait des troupes russes</a>. Le 7 avril, une autre résolution <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/04/1117912">suspend la Russie du Conseil des droits de l’homme</a> – une instance onusienne qui <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/271175-quest-ce-que-le-conseil-des-droits-de-lhomme-onu">compte 47 États membres</a> répartis par zone géographique, élus à bulletin secret et à la majorité absolue par l’Assemblée générale pour trois ans.</p>
<p>En mai, le Conseil des droits de l’homme vote une <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/05/1119902">résolution demandant l’ouverture d’une enquête sur les atrocités reprochées aux troupes d’occupation russes</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-crimes-commis-en-ukraine-pourront-ils-un-jour-faire-lobjet-dun-proces-international-181021">Les crimes commis en Ukraine pourront-ils un jour faire l’objet d’un procès international ?</a>
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<p>En juillet, l’ONU contribue à l’adoption d’un <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/10/1129012">accord</a> pour permettre la reprise des exportations de céréales ukrainiennes.</p>
<p>En novembre, l’Assemblée générale adopte une <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/11/1129817">résolution appelant la Russie à verser des réparations de guerre à l’Ukraine</a>. Mais cette résolution est restée lettre morte, la Russie n’y répondant pas.</p>
<p>Ce qui ne veut pas dire que l’ONU ne fait rien de concret pour l’Ukraine : avec ses programmes et ses agences spécialisées comme l’<a href="https://www.unesco.org/fr/articles/ukraine-lunesco-lance-un-nouveau-programme-de-soutien-aux-journalistes-ukrainiens">Unesco</a>, l’<a href="https://www.who.int/europe/fr/news/item/16-12-2022-who-supported-emergency-medical-teams-begin-work-in-newly-regained-areas-in-ukraine">OMS</a>, la (<a href="https://www.fao.org/in-focus/fr">FAO</a>), l’<a href="https://www.unicef.org/fr/urgences/la-guerre-en-ukraine-constitue-une-menace-immediate-pour-les-enfants">Unicef</a>, le <a href="https://fr.wfp.org/urgences/urgence-en-urkaine#:">PAM</a> et les autres, elle a, depuis février, aidé plus de 14 millions d’Ukrainiens sur le plan humanitaire. <a href="https://unric.org/fr/onu-et-la-guerre-en-ukraine-les-principales-informations/">Plus de 1 400 membres du personnel de l’ONU sont présents en Ukraine</a>, apportant de la nourriture, des abris, des couvertures, des médicaments et de l’eau aux habitants démunis.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1624077031938920449"}"></div></p>
<p>La situation humanitaire est en effet très grave : le Haut commissariat aux réfugiés a mesuré que <a href="https://unric.org/fr/onu-et-la-guerre-en-ukraine-les-principales-informations/#:%7E:text=Le%20texte%20de%20la%20r%C3%A9solution,de%20guerre%20%C3%A0%20l%E2%80%99Ukraine.">plus de 17 millions de personnes ont fui le pays</a>. Il s’agit du mouvement de population forcé le plus rapide depuis la Seconde Guerre mondiale.</p>
<h2>Toujours plus d’outils pour œuvrer en faveur de la paix</h2>
<p>L’ONU a à sa disposition de nombreux <a href="https://journals.openedition.org/chrhc/5296">outils</a>, aussi bien en matière de <em>peacekeeping</em> (« maintien de la paix », c’est-à-dire interposition des Casques bleus dans des conflits armés) que de <em>peacebuilding</em> (« consolidation de la paix » c’est-à-dire action post-conflit, par exemple organisation d’élections libres). Elle dispose depuis 1948 d’un <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/department-of-peace-operations">Département des opérations de maintien de la paix</a>.</p>
<p>Les responsables de l’ONU ont développé depuis cette date de nombreuses réflexions pour rendre cette action plus efficace. Avec le rapport « <a href="https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1992_num_38_1_3062">Agenda pour la paix</a> » du secrétaire général Boutros-Ghali en 1992, l’ONU s’est mise en capacité de déployer plus rapidement ses unités de <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/our-peacekeepers">Casques bleus (civils, militaires et policiers travaillant ensemble)</a>, de faire de la diplomatie préventive (essayer d’empêcher la violence d’éclore) et du <em>post-conflict peacebuilding</em> (construire une paix durable sur le long terme en traitant les problèmes économiques, sociaux, culturels et humanitaires).</p>
<p>Avec le « <a href="https://press.un.org/fr/2000/20001205.sgsm7639.doc.html">rapport Brahimi</a> » en 2000, a émergé l’idée de pouvoir <a href="http://www.irenees.net/bdf_fiche-documentation-187_fr.html">déployer des Casques bleus encore plus rapidement, en 30 jours, et la totalité d’une mission en 90 jours</a>. Il s’agit aussi de développer une approche multidimensionnelle incluant à la fois le <em>peacekeeping</em> et le <em>peacebuilding</em>, ce qui avait déjà été demandé par le rapport <em>Agenda pour la paix</em> mais pas vraiment réalisé en pratique.</p>
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<p>En 2008, l’ONU a lancé la <a href="https://www.unocha.org/sites/dms/Documents/DPKO%20Capstone%20doctrine%20(2008).pdf">« doctrine Capstone »</a>, dont il ressort que l’ONU doit se concentrer sur <a href="https://langloishg.fr/documents/les-operations-de-paix-des-nations-unies-dans-la-capstone-doctrine-2008/">l’avant-conflit (prévention des conflits) et surtout sur l’après-conflit (rétablissement de la paix et de la démocratie)</a>.</p>
<p>En 2015, le <a href="https://undocs.org/fr/S/2015/446">rapport HIPPO (High-Level Independent Panel on Peace Operations)</a> préconise des OMP mieux adaptées aux complexités du terrain et aux besoins des populations. Les OMP contribuent désormais, par exemple, à la réinsertion des anciens combattants et à l’organisation d’élections démocratiques : <a href="https://dppa.un.org/fr/elections">plus de 100 pays ont demandé et obtenu une assistance électorale de la part de l’ONU depuis 1991</a>.</p>
<p>En 2018, enfin le secrétaire général Antonio Guterres a lancé l’initiative <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/action-for-peacekeeping-a4p">« Action pour le maintien de la paix » (A4P) et sa stratégie de mise en œuvre A4P+</a> autour de 8 grands thèmes clés : la promotion de solutions politiques aux conflits ; la protection des civils ; la protection des Casques bleus ; l’amélioration des performances des opérations de maintien de la paix ; la pérennisation de la paix ; le renforcement des partenariats régionaux et le l’amélioration de la conduite des opérations.</p>
<h2>Une intervention des Casques bleus ?</h2>
<p>Concrètement, en Ukraine, les Casques bleus pourraient-ils faire plier la Russie ? Au-delà de la question de la faisabilité politique d’une telle opération, il faudrait pour cela un déploiement colossal d’hommes et de matériels. Est-il seulement envisageable que les Casques bleus – dont les effectifs sont <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/our-peacekeepers">issus de 97 pays différents, aux premiers rangs desquels le Pakistan, l’Inde, le Ghana, le Bangladesh et l’Éthiopie</a>, ce qui pose un problème de dilution des responsabilités – soient déployés en si grand nombre, avec une telle quantité et qualité d’armements sophistiqués ? Dans l’histoire, seule l’opération de l’ONU au Congo (ONUC), de 1960 à 1964, a mobilisé un très grand nombre de Casques bleus : à son apogée, <a href="https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2006-3-page-53.htm">l’ONUC comptait 93 000 hommes de l’ONU, issus de 34 pays</a>. Et malgré cela, cette opération n’a pas été un succès…</p>
<p>Rappelons par ailleurs que, s’ils sont absents en Ukraine, les Casques bleus, dont l’action a été saluée par le <a href="https://www.un.org/fr/about-us/nobel-peace-prize/un-peacekeeping-1988">Prix Nobel de la Paix en 1988</a>, agissent sur le terrain, un peu partout dans le monde : ils ont, depuis leur création en 1948, œuvré dans <a href="https://www.un.org/fr/observances/peacekeepers-day">72 opérations de maintien de la paix</a> dans de nombreux pays. Leur nombre est en augmentation : <a href="https://onu.delegfrance.org/Maintien-de-la-paix-10174">alors qu’ils étaient 12 000 en 1996, ils sont plus de 75 000 aujourd’hui</a>. Actuellement, ils sont présents dans <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/where-we-operate">12 opérations de maintien de la paix</a>, dont 6 en Afrique et 4 au Moyen-Orient.</p>
<p>Si, aujourd’hui en Ukraine, une force de Casques bleus était envoyée en tant que force d’interposition, sa présence pourrait peut-être contribuer à dissuader la Russie de mener des attaques trop destructrices, mais cela n’est pas certain.</p>
<p>Il n’en reste pas moins qu’une telle présence peut être utile. Mais pour cela, il faudrait que le Conseil de sécurité vote à l’unanimité en faveur d’un tel envoi, ce qui est inenvisageable, la Russie s’y opposant.</p>
<h2>Le droit de veto, un blocage permanent ?</h2>
<p>Pour que l’ONU puisse agir plus efficacement pour promouvoir la paix, il est urgent de suspendre, voire supprimer le droit de veto, qui la paralyse.</p>
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<p>Nous l’avons dit : cinq États, considérés comme les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale – France, États-Unis, Russie, Royaume-Uni et Chine – détiennent ce privilège, qui apparaît de plus en plus anachronique et injustifié aujourd’hui. Il ne fait que paralyser l’ONU, et l’a empêchée, par exemple, <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/guerre-en-syrie-la-russie-a-exerce-14-fois-son-droit-de-veto-20191221">d’agir concrètement en Syrie depuis 2011</a>.</p>
<p>La France, qui n’a pas utilisé son veto depuis plus de 25 ans, a proposé, dès 2014, un encadrement, voire une <a href="https://onu.delegfrance.org/5-choses-a-savoir-sur-la-France-et-le-veto">suspension de ce droit</a>, lorsque l’ONU traite de situations où des violences de masse sont en cours. Cette initiative a été soutenue par plus de 106 pays.</p>
<p>Comment supprimer le droit de veto, sachant que la Russie, qui dispose de ce droit, peut l’utiliser pour s’opposer à une telle réforme ? Un pas en avant a été effectué en avril 2022, lorsque l’AG a adopté une <a href="https://unric.org/fr/droit-de-veto-ce-qui-va-changer/">résolution demandant aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité de justifier leur recours au veto</a>. Cela permet au moins d’encadrer ce droit, de le rendre plus difficile à exercer.</p>
<p>L’Assemblée générale convoquera désormais une séance dans les dix jours ouvrables suivant l’exercice du droit de veto par un ou plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité, afin de tenir un débat sur la situation au sujet de laquelle le veto a été opposé. Tous les membres des Nations unies pourront examiner et commenter le veto.</p>
<p>Aujourd’hui, un an après le début de l’attaque russe en Ukraine, il apparaît clairement que l’ONU a besoin d’être revitalisée afin de pouvoir jouer son indispensable rôle pacificateur de manière efficace. Ce débat <a href="https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2004-2-page-61.htm">dure depuis longtemps</a>. La tragédie ukrainienne permettra-t-elle de le faire progresser ?</p>
<hr>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199571/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’ONU a multiplié les initiatives depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais tant que subsistera le droit de veto, la marge de manœuvre des Nations unies restera très étroite.Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1965272023-01-02T19:10:27Z2023-01-02T19:10:27ZÉthiopie : quelle paix pour le conflit le plus meurtrier au monde ?<p>Le 2 novembre dernier, à Pretoria, en Afrique du Sud, les représentants du gouvernement fédéral éthiopien et des dirigeants de la région du Tigré ont signé un <a href="https://information.tv5monde.com/info/ethiopie-gouvernement-et-rebelles-du-tigre-signent-un-accord-de-cessation-des-hostilites">accord négocié sous l’égide de l’Union africaine</a> qui a interrompu deux années d’une guerre dévastatrice. Ce conflit, qui aurait fait <a href="https://www.washingtonpost.com/business/the-worlds-deadliest-war-isnt-in-ukraine-but-in-ethiopia/2022/03/22/eaf4b83c-a9b6-11ec-8a8e-9c6e9fc7a0de_story.html">près d’un demi-million de morts</a>, est probablement le plus meurtrier dans le monde depuis le début du siècle.</p>
<p>Les armes vont-elles se taire pour de bon ? Si l’accord de Pretoria constitue indéniablement, en soi, une bonne nouvelle, de nombreuses interrogations pèsent encore sur son application.</p>
<h2>Deux ans de conflit sanglant</h2>
<p>Le conflit a éclaté fin 2020, alors que l’Éthiopie était confrontée à une transition politique complexe.</p>
<p>Le premier ministre, Abiy Ahmed, a <a href="https://www.foreignaffairs.com/articles/east-africa/2018-09-10/can-ethiopias-reforms-succeed">pris le pouvoir en 2018</a> suite à trois années de protestations de plus en plus virulentes contre le Front populaire de libération du Tigré (FPLT), un parti issu de la rébellion qui dirigeait le pays depuis 1991 et constitué pour l’essentiel de représentants du Tigré, une province d’environ 7 millions d’habitants (sur quelque 115 millions d’Éthiopiens) qui se trouve dans le nord du pays, à la frontière de l’Érythrée.</p>
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<p>Les leaders du FPLT ont d’abord soutenu l’accession d’Abiy au pouvoir, jusqu’à ce que ce dernier initie un ensemble de réformes politiques qui ont abouti à l’exclusion de leur parti de la coalition dirigeante. Ils ont alors organisé des <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200910-ethiopie-%C3%A9lection-contest%C3%A9e-%C3%A9tat-r%C3%A9gional-tigr%C3%A9-est-d%C3%A9roul%C3%A9e-sans-incident">élections régionales</a> au Tigré, au mépris des directives fixées par les autorités fédérales qui avaient reporté le scrutin, officiellement en raison de la pandémie de Covid-19. Dans un contexte de tensions croissantes, alors que les deux parties se qualifiaient mutuellement d’illégitimes, le FPLT a attaqué une des bases des forces fédérales, et le gouvernement a riposté en lançant une offensive sur le Tigré.</p>
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<p>Durant ces deux années de combats acharnés, l’Érythrée du président Afeworki qui, depuis le conflit <a href="https://www.bbc.com/news/world-africa-44004212">qui l’a opposée en 1998</a> au FPLT, considère ce dernier comme son principal ennemi, a apporté un appui important aux forces fédérales éthiopiennes. En 2018, le rapprochement entre le premier ministre éthiopien et le président érythréen avait permis une réouverture temporaire de la frontière entre les deux pays, et avait valu au premier de <a href="https://theconversation.com/abiy-ahmed-a-remporte-le-prix-nobel-de-la-paix-mais-de-grands-defis-attendent-encore-lethiopie-125174">recevoir le prix Nobel de la paix</a>. Peu après avoir lancé leur première offensive, les forces fédérales ont également reçu le concours de <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20211215-%C3%A9thiopie-les-milices-amharas-l-alli%C3%A9-pr%C3%A9cieux-des-soldats-%C3%A9thiopiens">milices amharas</a> qui souhaitent annexer certaines zones de l’Ouest et du Sud du Tigré qui jouxtent leur propre région.</p>
<p>Cette coalition a dans un premier temps rapidement progressé, <a href="https://www.bbc.com/news/world-africa-55111061">prenant le contrôle de Mekele</a>, la capitale régionale. Le gouvernement a alors <a href="https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/ethiopian-troops-exit-tigray-time-focus-relief">bloqué toutes les routes menant à la région, la privant d’aide alimentaire, et coupé tout accès aux télécommunications, à l’électricité, et aux services bancaires</a>. Peu après, les forces fédérales ont cependant perdu leur avantage initial face à la <a href="https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/dangerous-expansion-ethiopias-tigray-war">mobilisation de centaines de milliers de Tigréens</a> qui ont rejoint la résistance organisée par les cadres du FPLT.</p>
<p>À partir de l’été 2022, le conflit a connu un nouveau renversement, et le gouvernement a repris le terrain perdu, notamment grâce aux <a href="https://korii.slate.fr/et-caetera/drones-turcs-font-tabac-en-afrique">drones fournis par la Turquie</a>.</p>
<h2>Un accord fragile</h2>
<p>C’est dans ces conditions que les négociations se sont déroulées à Pretoria. Les négociateurs tigréens ont dû faire des <a href="https://responsiblestatecraft.org/2022/11/16/facing-famine-tigray-concedes-to-ethiopian-government-and-abiy/">concessions importantes</a> pour obtenir du gouvernement un arrêt des combats. Cet accord a permis la cessation des hostilités, mais ne définit pas les conditions d’une paix durable. Surtout, sa mise en œuvre pourrait buter sur des obstacles importants.</p>
<p>La question du <a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-11-30/ethiopia-peace-process-undermined-as-eritrea-forces-continue-attacking-civilians">retrait des troupes érythréennes</a> et des milices amharas est un premier point d’achoppement possible. Suite à l’accord signé à Pretoria, les belligérants ont poursuivi leurs pourparlers à Nairobi, et les représentants des forces tigréennes ont alors obtenu que l’application de certaines des dispositions de l’accord soit <a href="https://www.reuters.com/world/africa/ethiopia-truce-implementation-start-immediately-mediator-says-2022-11-12/">conditionnée au retrait des troupes « étrangères et non fédérales »</a>. Mais à ce stade, on ne sait pas si l’Érythrée désengagera ses forces, même si le gouvernement éthiopien le lui demande.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1580186306604568577"}"></div></p>
<p>De même, il est peu probable que les leaders amharas acceptent de retirer leurs forces des « zones contestées ». Le premier ministre Abiy Ahmed veillera probablement à éviter toute mesure qui pourrait nuire à son alliance avec ces leaders, sachant combien il a besoin de leur soutien pour préserver son propre statut politique.</p>
<p>L’accord de Pretoria prévoit également que les <a href="https://www.washingtonpost.com/world/ethiopia-says-new-talks-begin-inside-tigray-on-disarmament/2022/12/01/e6d96d42-717f-11ed-867c-8ec695e4afcd_story.html">forces tigréennes soient désarmées</a>. Les leaders tigréens ont accepté ce principe, du fait des revers militaires que leurs forces avaient subis au cours des derniers mois, et surtout pour mettre fin au <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/01/12/le-directeur-general-de-l-oms-denonce-le-blocus-par-l-ethiopie-de-la-region-du-tigre-epouvantable-et-inimaginable-a-notre-epoque_6109232_3212.html">blocus</a> imposé par le gouvernement. Il y a un an déjà, <a href="https://www.reuters.com/world/africa/nearly-40-people-ethiopias-tigray-lack-adequate-food-wfp-2022-01-28/">40 % de la population du Tigré faisait face à une pénurie extrême de nourriture</a>. La famine a probablement gagné du terrain depuis.</p>
<h2>Les difficiles conditions du désarmement et de la démobilisation</h2>
<p>La mise en œuvre du désarmement risque cependant de poser des difficultés. Si les forces tigréennes rendent les armes, elles ne pourront plus protéger leur région contre toute attaque ultérieure que pourrait lancer l’Érythrée, d’autant qu’elles ne bénéficieraient sans doute pas, dans un tel cas de figure, du soutien militaire des troupes gouvernementales éthiopiennes. Mais tant que ce désarmement ne sera pas effectif, il est probable que le président érythréen refusera de retirer ses troupes des zones qu’elles occupent.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/12/04/ethiopie-un-mois-apres-un-accord-de-paix-les-rebelles-disent-avoir-desengage-65-de-leurs-combattants-des-lignes-de-front-au-tigre_6152908_3212.html">Les rebelles tigréens assurent avoir désengagé 65 % de leurs combattants</a> de la ligne de front, mais cela ne signifie pas que ces combattants sont prêts à déposer les armes.</p>
<p>Les discussions entre responsables militaires à Nairobi ont permis d’introduire un peu de flexibilité dans ce processus, en divisant le désarmement en deux phases. Lors de la phase initiale, les forces tigréennes restitueront leurs « armes lourdes » (vraisemblablement les chars et l’artillerie), tandis que le retrait des armes légères est repoussé à une phase ultérieure.</p>
<p>Se pose aussi la question des conditions dans lesquelles la démobilisation des combattants se déroulerait. Les Tigréens privilégieront probablement une solution qui permettrait l’intégration de leurs 200 000 combattants dans l’armée fédérale. Mais le premier ministre ne sera pas nécessairement favorable à l’absorption par l’armée fédérale de troupes ayant combattu pour le renverser, et les Érythréens pourraient également s’opposer à cette solution.</p>
<p>Des progrès sur d’autres terrains pourraient contribuer à créer les conditions d’une réelle démobilisation, mais l’application d’autres aspects essentiels de l’accord traîne elle aussi. Le gouvernement fédéral s’est engagé à rétablir l’accès à l’électricité, aux télécommunications et aux autres services de base dans le Tigré, et surtout à cesser toute entrave aux livraisons d’aide humanitaire. Cependant, au mois de décembre, <a href="https://www.washingtonpost.com/world/ethiopia-offers-no-date-for-end-to-blackout-in-tigray-region/2022/11/29/15c58412-6fe9-11ed-867c-8ec695e4afcd_story.html">aucun calendrier n’avait encore été fixé</a> pour le rétablissement de ces accès. Seule Mekele a été <a href="https://www.france24.com/en/africa/20221206-capital-of-ethiopia-s-tigray-region-reconnected-to-electric-grid-after-a-year-of-war-related-cuts">partiellement reconnectée au réseau électrique</a>.</p>
<p>Les <a href="https://www.aljazeera.com/news/2022/12/3/un-still-awaiting-full-access-to-bring-aid-to-desperate-tigray">agences des Nations unies n’ont pas encore</a> accès à toutes les zones de la région. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’aide médicale <a href="https://www.africaradio.com/ethiopie-toujours-pas-d-acces-sans-entrave-au-tigre-selon-l-oms">n’atteint toujours pas tous les Tigréens qui en ont besoin</a>. De même, le Programme alimentaire mondial a déclaré que <a href="https://fr.wfp.org/communiques-de-presse/le-pam-accelere-ses-operations-humanitaires-dans-le-nord-de-lethiopie">son accès à certaines parties de la région demeure limité</a>. Tant que ces restrictions ne seront pas levées, le conflit continuera de faire des victimes au Tigré.</p>
<p>L’accord prévoit également que le Parlement éthiopien annule la <a href="https://ethiopianembassy.org/council-of-ministers-approves-resolution-designating-tplf-and-shene-as-terrorist-organizations-may-1-2021/">motion votée en 2021 qui désigne le FPLT comme une organisation terroriste</a>, pour que le FPLT et le gouvernement puissent <a href="https://www.thenewhumanitarian.org/news/2022/11/04/Ethiopia-Tigray-peace-Pretoria-Obasanjo-Africa-Union">travailler ensemble à la création d’une administration intérimaire « inclusive »</a> qui gouvernerait la région jusqu’aux élections.</p>
<p>Cette disposition représente une concession importante, car elle implique que les élections régionales de septembre 2020 au Tigré, remportées haut la main par le FPLT, manquaient de légitimité. À ce stade, les leaders du FPLT, qui gouvernent toujours le Tigré, ne semblent pas encore prêts à honorer cet élément de l’accord et à céder leur place.</p>
<h2>Mettre fin à l’impunité</h2>
<p>L’émergence de conditions permettant une stabilisation durable ne dépend pas seulement de l’évolution de la gouvernance du Tigré, mais de celle du pays tout entier. Elle nécessite une poursuite des négociations entre adversaires malgré leurs projets différents pour l’État éthiopien. Ces négociations ne pourront aboutir aussi longtemps que le régime continuera de privilégier des solutions militaires ou policières aux problèmes politiques auquel il est confronté.</p>
<p>Or, même si, depuis le début du conflit, il demeure difficile d’obtenir des informations fiables sur le comportement des belligérants et sur la façon dont ils ont traité les populations civiles, on sait que les Nations unies ont dénoncé de possibles crimes de guerre et contre l’humanité, <a href="https://www.dw.com/fr/violations-graves-des-droits-de-lhomme-en-ethiopie/a-59707326">commis « à des degrés divers » par toutes les parties impliquées</a>. Les exactions commises par les milices amharas ont été décrites par les organisations de défense des droits de l’homme comme <a href="https://www.hrw.org/report/2022/04/06/we-will-erase-you-land/crimes-against-humanity-and-ethnic-cleansing-ethiopias">relevant de pratiques de « nettoyage ethnique »</a>. Les forces fédérales et érythréennes ont massacré des <a href="https://www.hrw.org/news/2021/03/05/ethiopia-eritrean-forces-massacre-tigray-civilians">populations civiles à plusieurs reprises dans différentes villes du Tigré</a>. Des centaines de personnes ont été <a href="https://www.amnesty.org/en/documents/afr25/4569/2021/en/">victimes de viols et d’esclavage sexuel</a>, des pratiques utilisées par les forces du gouvernement et leurs alliés comme arme de guerre. Et, nous l’avons dit, la <a href="https://theconversation.com/comprendre-la-violence-du-conflit-ethiopien-171852">famine a été employée pour démoraliser les populations</a> soutenant la résistance tigréenne.</p>
<p>Les forces rebelles tigréennes ont elles aussi <a href="https://www.letemps.ch/monde/amnesty-accuse-rebelles-tigreens-viols-collectifs">commis des exactions</a> lorsqu’elles ont occupé des zones en dehors de leur propre région. Les victimes et survivants méritent que ces crimes soient documentés. Certains suggéreront peut-être qu’insister pour qu’un travail d’enquête soit mené et un processus de justice engagé pourrait nuire à une trêve qui reste fragile. Pour autant, on ne peut créer les conditions d’une paix durable en choisissant d’ignorer les crimes commis, et en opposant la stabilité à la mobilisation des mécanismes du droit humanitaire international. Si les auteurs présumés de ces crimes ne rendent pas compte de leurs actes, ils risquent de se répéter. Sans justice, on ne peut atteindre des communautés brutalisées qu’elles reconnaissent la légitimité d’un pouvoir qui occulte les violences qu’elles ont subies.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196527/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marine Gassier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après une guerre civile d’une grande violence qui a duré deux ans, un accord a récemment été signé entre les acteurs du conflit éthiopien. La prudence demeure toutefois de mise…Marine Gassier, Chercheuse, spécialiste des conflits et de la Corne de l'Afrique, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1958512022-12-20T15:58:27Z2022-12-20T15:58:27ZComment les enquêteurs sur les crimes internationaux s’appuient sur les réseaux sociaux<p><a href="https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2022/03/human-rights-council-establishes-independent-international-commission">L’agression de l’Ukraine par la Russie depuis le 24 février 2022</a> illustre à nouveau l’importance qu’ont prise les nouvelles technologies en matière d’enquêtes sur les <a href="https://www.amnesty.org/fr/what-we-do/international-justice/">crimes internationaux</a> (crime de guerre, crime contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression).</p>
<p>Aux images satellites dont l’usage est renouvelé grâce à un gain de précision, s’ajoutent dorénavant des images obtenues par des drones et surtout des photos et vidéos mises en ligne sur les réseaux sociaux.</p>
<p><a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-les-temoignages-de-civils-inondent-le-reseau-social-tiktok_5000400.html">Les individus, qu’ils soient civils ou militaires</a>, n’hésitent plus à filmer ou photographier ce dont ils sont témoins pour relater ensuite l’événement sur les réseaux sociaux. Toutes ces informations – appelées <em>open source information</em> – sont dès lors disponibles pour les <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/esprit-de-justice/comment-prouver-les-crimes-de-guerre-commis-en-ukraine-2857905">enquêteurs</a>. C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir notamment examiné et authentifié « 46 photos et vidéos de la frappe rendues publiques sur les réseaux sociaux, ainsi que 143 photos et vidéos partagées de manière privée avec les personnes ayant effectué les recherches », <em>Amnesty International</em> a publié un <a href="https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/attaque-theatre-marioupol-ukraine-crime-de-guerre">rapport d’enquête</a> sur le bombardement d’un bâtiment civil abritant des enfants le 16 mars 2022 à Marioupol.</p>
<p>Dans quelle mesure cette quantité incroyable d’informations disponible sur les plates-formes numériques améliore-t-elle la preuve des crimes internationaux et donc la poursuite de leurs auteurs ?</p>
<h2>Une quantité incroyable d’informations</h2>
<p>Précisons d’abord que la présence massive de ces informations en accès libre n’est plus un phénomène nouveau puisque les mécanismes mis en place au sein des Nations unies pour enquêter sur ces crimes, que ce soit en Syrie (<a href="https://www.ohchr.org/en/hr-bodies/hrc/iici-syria/independent-international-commission">Commission d’enquête</a> et <a href="https://iiim.un.org/">Mécanisme international, indépendant, impartial</a>) au Myanmar <a href="https://iimm.un.org/mandate-and-establishment/">Mécanisme indépendant pour le Myanmar</a> ou en Irak (<a href="https://www.unitad.un.org/">UNITAD</a>) y ont déjà recours ainsi que les juridictions au niveau national ou international.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-massacre-de-tadamon-une-enquete-secrete-de-chercheurs-sur-la-politique-dextermination-en-syrie-184212">Le massacre de Tadamon : une enquête secrète de chercheurs sur la politique d’extermination en Syrie</a>
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<p>Auparavant, l’enquêteur international était habitué à rechercher des preuves sur le territoire de l’État dans lequel les crimes avaient eu lieu ou à défaut lorsque cela n’était pas possible, à recueillir le témoignage des réfugiés provenant de cet État. Il peut désormais, en plus de ces preuves traditionnelles, recevoir les informations transmises directement par la société civile ou les recueillir sans se déplacer sur les réseaux sociaux.</p>
<p>Ce nouveau modèle d’enquête permet, d’une part, une participation plus grande des individus aux enquêtes, et d’autre part, de pallier l’absence d’accès au territoire de l’État lorsque celui-ci ferme ses frontières comme c’est le cas en Syrie ou lorsque les conditions de sécurité ne permettent pas d’envoyer sur place une équipe d’enquêteurs. Néanmoins, il soulève de nombreuses interrogations.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1510378804006600709"}"></div></p>
<p>L’enquêteur se trouve confronté à de nouvelles difficultés : parvenir à analyser autant de données sans être noyé sous l’information ; distinguer la vraie information de la fausse information ; parvenir à présenter ce type de preuve dans le cadre du procès, etc.</p>
<p>Face à ces nouvelles preuves, les stratégies d’enquête varient grandement selon le mandat reçu par les enquêteurs. Les deux mécanismes indépendants d’enquête mis en place au sein des Nations unies (MIII : <a href="https://iiim.un.org/who-we-are/mandate/">Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie</a> et IIMM : <a href="https://iimm.un.org/mandate-and-establishment/">Mécanisme indépendant pour le Myanmar</a>) ont reçu pour mandat d’une part de « recueillir, de regrouper, de préserver et d’analyser les éléments de preuve attestant de violations du droit international humanitaire, de violations du droit des droits de l’homme et d’atteintes à ce droit » et d’autre part de « constituer des dossiers en vue de faciliter et de diligenter des procédures pénales équitables, indépendantes et conformes aux normes du droit international devant des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux ».</p>
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<p>À cette fin, ils réalisent une enquête de type structurel dans le cadre de laquelle ils cherchent à regrouper l’ensemble de ces preuves et à les analyser. Ce type d’enquête constitue un véritable défi pour tout enquêteur à l’ère des nouvelles technologies. Toute la difficulté repose sur leur capacité de passer de la <em>collecte d’informations</em> à celle de <em>preuves</em> en identifiant au sein des informations rassemblées des preuves pertinentes. En 2020, <a href="https://press.un.org/fr/2021/ag12319.doc.htm">Catherine Marchi-Uhel, cheffe du MIII</a>, expliquait déjà que la capacité de stockage de son mécanisme équivalait « à 1,7 pétaoctet, ce qui équivaut à une tour “10 fois plus élevée que la tour Eiffel” ». Pour gérer une quantité aussi importante d’informations, <a href="https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N22/256/36/PDF/N2225636.pdf">ces enquêteurs recourent à nouveau aux nouvelles technologies</a> en développant des logiciels capables de faire des recoupements en visant des éléments communs tels que des visages, des tampons, des en-têtes, etc.</p>
<p>De leur côté, le <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/about/otp">Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale</a> et les juridictions pénales nationales qui poursuivent les auteurs présumés de ces crimes en vertu de <a href="https://www.icrc.org/fr/document/la-competence-universelle-en-matiere-de-crimes-de-guerre-fiche-technique">leur compétence universelle</a> surmontent cet écueil en se concentrant sur les preuves nécessaires à la démonstration du crime international faisant l’objet de leur enquête. Cette seconde stratégie les conduit à cibler leurs recherches sur les réseaux sociaux afin de ne retenir que les informations pertinentes pour leur enquête.</p>
<h2>Le risque des fake news</h2>
<p>Néanmoins, quel que soit le type d’enquête réalisée, les enquêteurs doivent adapter leur méthodologie afin d’être en mesure d’authentifier les éléments de preuves et de vérifier leur fiabilité, et d’identifier les si nombreuses <a href="https://www.ohchr.org/fr/documents/thematic-reports/a77288-disinformation-and-freedom-opinion-and-expression-during-armed">fake news</a>. Celles-ci ne sont pas nécessairement écartées, car elles peuvent être pertinentes pour l’enquête, en montrant par exemple la propagande réalisée par l’État. Mais elles doivent tout de même être identifiées comme telles pour ne pas biaiser l’enquête.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1579769835814518784"}"></div></p>
<p>S’inspirant du <a href="https://www.ohchr.org/fr/stories/2020/12/berkeley-protocol-gives-guidance-using-public-digital-info-fight-human-rights">Protocole de Berkeley sur l’utilisation des sources ouvertes numériques dans les enquêtes</a> adopté en 2020 avec l’aide de l’Université de Berkeley, les enquêteurs de la Cour pénale internationale et des Nations unies mettent en œuvre une méthodologie rigoureuse pour y parvenir. En outre, ils s’assurent que l’information issue des réseaux sociaux soit ensuite conservée dans le respect de la chaîne des preuves en s’appuyant une nouvelle fois sur la technologie en recourant au procédé de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fonction_de_hachage"><em>hash function</em></a>. Seules les commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies font office d’exception en raison d’un manque de moyens en temps et en budget. Leur méthodologie est dès lors nécessairement moins rigoureuse. C’est pourquoi les preuves qu’elles recueillent ne seront pas reprises comme telles, mais feront à nouveau l’objet d’un examen méticuleux. Cela pourrait toutefois évoluer avec la mise en place depuis peu d’une unité technologique au sein du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, chargée de les aider à recueillir, analyser et conserver ces preuves.</p>
<p>Même si ces nouvelles preuves issues des nouvelles technologies paraissent dans ce cadre suffisamment solides pour être présentées dans le cadre de procès grâce à l’adoption de méthodologies rigoureuses, elles emportent encore certaines craintes. En effet, l’intervention des individus à travers ces nouvelles formes oblige à se questionner sur leur statut, et plus particulièrement sur <a href="https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G15/082/35/PDF/G1508235.pdf">leur sécurité</a>, puisque la protection accordée au témoin est réservée aux procédures juridictionnelles. Or, leur protection est rendue nécessaire par la visibilité de leur participation sur les réseaux sociaux en amont des enquêtes.</p>
<h2>Quel rôle pour les plates-formes numériques ?</h2>
<p>Enfin, le rôle du secteur privé est dorénavant incontournable, <a href="https://www.crdh.fr/2022/11/17e-colloque-international-reseaux-sociaux-et-droits-de-lhomme-quels-droits-pour-quelle-protection/">suscitant lui-même des questions</a> s’agissant soit de la forme des partenariats pour créer les technologies nécessaires à l’enquête, soit de l’action des plates-formes détentrices de nombreuses preuves qui peuvent échapper aux enquêteurs par le biais de la modération.</p>
<p>Si certaines d’entre elles semblent coopérer dans le cadre de procédures juridictionnelles, elles refusent de communiquer les informations nécessaires aux commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies, considérant n’avoir aucune obligation à l’égard de ces mécanismes non juridictionnels <em>ad hoc</em>. Pourtant, celles-ci remplissent un rôle essentiel en établissant en premier lieu des faits constitutifs de crimes internationaux afin de recommander ensuite la mise en place d’enquêtes juridictionnelles. Leur rôle d’alerte est donc rendu plus difficile par cette absence de coopération. De même, lorsque ces plates-formes acceptent de coopérer, elles ne peuvent pas fournir les informations ayant fait l’objet d’une modération par elles-mêmes ou d’une suppression par leur auteur en vertu des obligations nationales ou régionales auxquelles elles doivent se conformer.</p>
<p>Si ces nouvelles preuves soulèvent encore certaines interrogations, leur intérêt probatoire pour démontrer la culpabilité des auteurs de crimes internationaux est indéniable. C’est en s’appuyant sur plusieurs vidéos dûment authentifiées que le Procureur de la CPI a obtenu son premier plaider coupable dans <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/affaire-al-mahdi-laccuse-plaide-coupable-lors-de-louverture-du-proces">l’affaire <em>Al Madhi</em></a>, du nom d’un ancien membre d’Ansar Dine, groupe touareg salafiste djihadiste actif pendant la guerre du Mali ayant participé au saccage de monuments historiques et religieux à Tombouctou (Mali) en 2012. Et si elles ne suffisent pas toujours, ces preuves peuvent en tout cas conforter l’ensemble des éléments pour convaincre le juge de la culpabilité de la personne poursuivie.</p>
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<p><em>Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche <a href="https://www.u-paris2.fr/fr/la-mission-de-recherche-droit-et-justice-finance-un-projet-de-droit-international">« La participation des individus à l’enquête en droit international à travers les réseaux sociaux »</a> et se place dans la continuité de réflexions développées lors de la première édition du <a href="https://www.sorbonnetransition.org/symposium">Symposium international de la Sorbonne sur le développement durable</a>.</em></p>
<hr><img src="https://counter.theconversation.com/content/195851/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sarah Jamal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les enquêteurs s’appuie de plus en plus sur des photos, vidéos et autres documents postés sur les réseaux sociaux pour démontrer l’existence de crimes internationaux et identifier leurs auteurs.Sarah Jamal, Maître de conférences en droit public, Université Paris-Panthéon-AssasLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1951332022-12-18T18:15:09Z2022-12-18T18:15:09ZTuvalu, menacé d’être englouti par les eaux, crée son double digital<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499325/original/file-20221206-11-356nfq.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C2%2C1911%2C1074&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Sans action immédiate au niveau planétaire contre le changement climatique, Tuvalu n’existera bientôt plus que dans le métavers.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.tuvalu.tv">Tuvalu.tv</a></span></figcaption></figure><p>À l’occasion de la COP27, Simon Kofe, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu, a annoncé la création d’une réplique digitale de son pays, lui offrant ainsi la perspective d’une continuité virtuelle en cas de submersion par les eaux.</p>
<p>Le téléchargement de cet archipel polynésien dans le <a href="https://www.economie.gouv.fr/files/files/2022/Rapport-interministeriel-metavers.pdf">métavers</a> doit être réalisé par étapes, avec une reproduction en 3D des terres, des eaux les entourant et d’éléments de la vie culturelle de Tuvalu. Pour l’heure, le <a href="https://www.tuvalu.tv">site</a> hébergeant le projet propose une représentation de Teafualiku, sa plus petite île.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/sJIlrAdky4Q?wmode=transparent&start=2" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Annonce de la création d’un double de Tuvalu dans le métavers.</span></figcaption>
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<p>Les nations du Pacifique sont en première ligne des effets du changement climatique alors qu’elles y contribuent de façon infime (<a href="https://www.sprep.org/news/low-carbon-development-shared-the-pacific-island-way">moins de 0,03 %</a> des émissions de gaz à effet de serre) et que leurs ressources économiques pour y faire face sont <a href="https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.PCAP.CD?locations=S2">limitées</a>. Voilà des années qu’elles alertent sur la menace qu’emporte le phénomène pour leur survie.</p>
<p>La création d’un double virtuel de la monarchie du Pacifique poursuit deux objectifs. Le premier est de sensibiliser le monde sur le danger vital encouru par Tuvalu du fait du changement climatique ; le second est d’assurer un support de rattachement culturel et de survivance juridique au cas où le pire surviendrait. Cette dernière dimension pose de nombreuses questions.</p>
<h2>Alerter sur les effets du changement climatique</h2>
<p>En Océanie, les multiples conséquences du dérèglement climatique sont déjà très réelles et <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/climate-change-litigation-in-the-asia-pacific/litigating-human-rights-violations-related-to-the-adverse-effects-of-climate-change-in-the-pacific-islands/C1779ABB4F87E6732E35BDA1078BBB7D">documentées</a>. Elles illustrent à quel point la crise climatique est avant tout une crise des droits humains, entravant la jouissance des droits culturels et menaçant aussi les droits à l’alimentation, à l’éducation, à la santé, à la protection de la famille, et même à la vie.</p>
<p>Ces bouleversements ont déjà entraîné de multiples relocalisations internes, comme en <a href="https://sdgs.un.org/sites/default/files/publications/2185%28IOM%2C%202014%29%20Assessing%20the%20Evidence%20Migration%2C%20Env%2C%20and%20CC%20-%20%20PNG.pdf">Papouasie Nouvelle-Guinée</a>, aux <a href="https://www.lepoint.fr/monde/pacifique-la-montee-des-eaux-fait-disparaitre-cinq-des-iles-salomon-07-05-2016-2037630_24.php">Îles Salomon</a>, à <a href="https://www.theguardian.com/environment/2022/nov/08/how-to-move-a-country-fiji-radical-plan-escape-rising-seas-climate-crisis">Fidji</a> ou au <a href="https://www.france24.com/en/live-news/20221201-climate-tragedy-vanuatu-to-relocate-dozens-of-villages">Vanuatu</a>.</p>
<p>Ils obligent également à anticiper des déplacements internationaux de populations, en particulier pour les États atolliens, à l’instar de Tuvalu, mais aussi de Kiribati, des Iles Marshall, ou de Tokelau (territoire spécial de Nouvelle-Zélande) : ces territoires entièrement composés de formations coralliennes basses sont susceptibles de disparaître sous les eaux d’ici quelques décennies.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/9u_31WNC9-k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Nations of Water" est un film documentaire sur la question du droit et des déplacés climatiques dans le Pacifique.</span></figcaption>
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<h2>Un scénario juridique inédit</h2>
<p>Or, si des États ont déjà cessé d’exister en raison de circonstances militaires et politiques, ils ne l’ont jamais été parce que leur territoire avait disparu.</p>
<p>Ce scénario soulève des questions juridiques sans précédent. En réalité, la <a href="https://theconversation.com/que-faire-face-a-la-montee-du-niveau-de-la-mer-lexemple-de-miquelon-village-en-cours-de-deplacement-177786">montée des eaux</a> étant un phénomène progressif, un territoire devient inhabitable avant d’être englouti par l’océan. Dans le cas des États atolliens, c’est l’ensemble des habitants qui pourraient être amenés à se déplacer. Une perspective d’autant moins fantaisiste que ces populations sont réduites en nombre (Tuvalu compte environ 12 000 habitants).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/limpact-du-changement-climatique-sur-la-polynesie-francaise-190849">L’impact du changement climatique sur la Polynésie française</a>
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<p>Différentes incertitudes naissent de cette projection. Se pose d’abord la question de la survivance de l’État en lui-même. Selon le droit international, une entité étatique est composée de trois éléments : un territoire, une population et un gouvernement. Le déplacement de la population entière d’un État entraîne donc la première carence de ce triptyque, la disparition du territoire une seconde. En pareil cas, le gouvernement serait <em>a minima</em> obligé de s’exiler. Qu’adviendrait-il donc de ces entités étatiques ? Pourraient-elles continuer d’exister juridiquement et être encore représentées sur la scène internationale ? Pourraient-elles par exemple conserver leur statut d’État membre des Nations unies ?</p>
<p>La situation des personnes n’est pas plus claire. Les ressortissants de l’État dont le territoire serait devenu inhabitable ou aurait disparu continueraient-ils d’avoir la même nationalité ? Comment pourraient-ils faire valoir leurs droits ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/refugies-climatiques-une-decision-historique-du-comite-des-droits-de-lhomme-de-lonu-131348">« Réfugiés climatiques » : une décision historique du Comité des droits de l’homme de l’ONU ?</a>
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<p>Enfin, il faudrait également répondre à la question importante de savoir si la reconnaissance de compétences souveraines sur les espaces maritimes pourrait subsister. En effet, le droit de la mer tel que codifié et développé dans la <a href="https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf">Convention de Montego Bay</a> prévoit l’exercice de compétences liées à l’exploration et à l’exploitation des ressources sur la zone économique exclusive, jusqu’à 200 milles marins des lignes de base, ainsi que sur le plateau continental.</p>
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<img alt="À l’occasion de la COP 26, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu s’est adressé aux dirigeants du monde avec de l’eau jusqu’aux genoux" src="https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/499074/original/file-20221205-18-gwdi1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">À l’occasion de la COP 26, le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu s’est adressé aux dirigeants du monde avec de l’eau jusqu’aux genoux.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/worldmeteorologicalorganization/51696702497/">World Meteorological Organization/Flickr</a></span>
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<p>En Océanie, la configuration géographique fait que le ratio terre/mer pour les États insulaires est unique au monde, et que ces confettis de terre sont en fait d’immenses <a href="https://theconversation.com/tilio-a-qui-appartient-la-mer-194655">nations maritimes</a> (la ZEE de Tuvalu est un cas d’école avec plus de 756 000 km<sup>2</sup> pour 30 km<sup>2</sup> de terre, soit 27 000 fois la superficie terrestre de l’État). Dans quelle mesure pourrait-on renverser le postulat juridique selon lequel la terre domine la mer, et considérer que des profits pourraient continuer d’être tirés des espaces maritimes entourant l’ancien territoire terrestre ?</p>
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<p>De nombreuses hypothèses d’États « territorialisés », ou « ex-situ » ont déjà nourri les recherches des <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03200857">internationalistes</a>. L’achat de terres à Fiji par Kiribati a par exemple illustré la possibilité de relocalisation externe de la population (ces terres auraient finalement été converties en <a href="https://www.theguardian.com/world/2021/feb/24/kiribati-and-china-to-develop-former-climate-refuge-land-in-fiji">exploitation agricole</a>, avec le soutien de la Chine).</p>
<p>Ces projections, dont les obstacles concrets restent difficiles à ignorer, mobilisent l’imagination des juristes. La création d’un double digital des États constitue encore une nouvelle piste.</p>
<h2>Un support virtuel à la continuité de l’État</h2>
<p>Faudrait-il dès lors envisager la doublure de l’État dans le métavers comme un nouveau support de son existence ? La territorialité et la souveraineté pourraient-elles être également virtuelles ?</p>
<p>Le <a href="https://www.numerama.com/tech/1083206-quest-ce-que-le-metaverse.html">métavers</a>, concept un peu flou promu par les géants d’Internet, a la particularité de proposer un monde virtuel au sein duquel des avatars tridimensionnels seraient dotés d’une existence propre. Certaines institutions y ont déjà cédé, à l’instar de la <a href="https://cities-today.com/early-version-of-seouls-metaverse-revealed/">ville de Séoul</a> ou de la <a href="https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/la-barbade-veut-etablir-la-premiere-ambassade-dans-le-metavers-20211117">Barbade</a>, qui ont annoncé y recréer une partie de leurs services administratifs pour la première et diplomatiques pour la seconde. Le projet de Tuvalu est novateur en ce qu’il se propose de télécharger l’entièreté de l’État, dans ses dimensions à la fois spatiales et culturelles.</p>
<p>Cette projection numérique ne créerait pas de droits – sauf éventuellement dans le métavers lui-même. Néanmoins, dans le monde réel, elle pourrait supporter la survivance d’un État déterritorialisé, en lui donnant une certaine matérialité. Les modalités de cette continuité juridique restent toutefois à préciser. Elles font l’objet de nombreuses <a href="https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N22/276/30/PDF/N2227630.pdf">réflexions</a> menées notamment au sein de la Commission du droit international de l’ONU.</p>
<p>L’État virtuel a aussi été présenté par le ministre Kofe comme un moyen pour les Tuvaluans et leurs descendants de pouvoir un jour se replonger au sein de la richesse esthétique, biologique et culturelle de leur pays, en portant des lunettes 3D. La construction d’un monde virtuel peut paraître en soi effrayante, elle devient tragique lorsqu’il s’agit d’y télécharger un monde sur le point de disparaître à jamais de la réalité physique. De récentes évolutions, tel le soutien apporté à la campagne menée par le Vanuatu <a href="https://drive.google.com/file/d/1h3s4Vy-Xl_YvUO-MgOYsjtqmjcEjxtcp/view">pour solliciter un avis de la Cour internationale de Justice</a> sur le changement climatique et les droits humains sont autant de signes d’une croissante prise en compte de la situation des petits États insulaires face au changement climatique. </p>
<p>La création lors de la COP 27 d’un fonds pour les pertes et préjudices – certes existant mais pas encore doté et dont la liste des pays bénéficiaires n’a pas été arrêtée – peut également être soulignée. Le sort des nations comme celle de Tuvalu tient néanmoins à des actions beaucoup plus concrètes et immédiates tant il y a urgence à les sauver.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195133/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Géraldine Giraudeau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La création d’une réplique du petit État insulaire du Pacifique dans le métavers soulève de nombreuses questions juridiques sur les « États virtuels ».Géraldine Giraudeau, Professeure de droit public, Paris-Saclay (UVSQ), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1964322022-12-14T18:42:18Z2022-12-14T18:42:18ZPourquoi parle-t-on de « diplomatie des otages » ?<p>Téhéran, novembre 1979 : une cinquantaine de diplomates américains sont détenus 444 jours durant, dans des conditions pénibles ; leur libération fait alors l’objet d’un « monnayage » via la restitution par les États-Unis de 3 milliards de dollars d’avoirs iraniens gelés dans les banques américaines et la promesse de ne pas poursuivre l’Iran devant la Cour internationale de justice.</p>
<p>Quatre décennies plus tard, <a href="https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/sept-francais-sont-detenus-en-iran-affirme-catherine-colonna-1878316">sept ressortissants français ou franco-iraniens sont détenus en Iran</a> (pour des accusations d’activités illicites dont on peut douter du bien-fondé) ; ces derniers mois, les médias se sont également fait l’écho de la situation dramatique du Belge Olivier Vandecasteele dans ce même pays, lequel vient d’être <a href="https://www.lalibre.be/belgique/judiciaire/2022/12/14/terrible-nouvelle-pour-la-famille-dolivier-vandecasteele-le-belge-est-condamne-a-28-ans-de-prison-en-iran-V6SKCPLTNFF3DOKNBMRMAHWX4U/">condamné à une peine de prison de 28 ans</a> par un tribunal iranien, à l’issue de ce qui est qualifié de « simulacre de procès » par la famille de l’intéressé.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1603015400026947584"}"></div></p>
<p>Pour rappel, le Parlement belge avait approuvé le 20 juillet dernier un <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20220721-transfert-de-prisonniers-entre-la-belgique-et-l-iran-les-d%C3%A9put%C3%A9s-belges-ratifient-un-trait%C3%A9">projet de loi</a> qui contenait cinq traités internationaux de transfèrement, dont un avec l’Iran. Ces traités permettent de transférer entre les deux pays des personnes condamnées afin d’y purger leur peine. La Cour constitutionnelle belge <a href="https://www.lesoir.be/481937/article/2022-12-08/transfert-de-prisonniers-la-cour-constitutionnelle-suspend-le-traite-de">vient de suspendre l’application du traité</a> entre la Belgique et l’Iran au motif qu’il n’offre pas de bases légales suffisantes. </p>
<p>La Cour estime que l’État belge « sait ou doit savoir » que si le diplomate <a href="https://www.lalibre.be/belgique/judiciaire/2022/07/14/qui-est-assadollah-assadi-presente-par-teheran-comme-un-diplomate-de-valeur-mais-condamne-en-belgique-pour-terrorisme-OVSCYRMGYNAN3NYHEUZFTPWWYU/">Assadollah Assadi</a>, condamné en Belgique en 2021 à 20 ans de prison pour une tentative d’attentat terroriste contre un rassemblement d’opposants iraniens près de Paris, retournait en Iran, il n’aurait pas à exécuter sa peine. À noter que le diplomate iranien a toujours réfuté les accusations à son encontre. Beaucoup font le lien entre la condamnation du diplomate iranien et l’arrestation le 24 février, puis la condamnation du ressortissant belge.</p>
<p>Ces cas – qui ne sont pas uniques, loin de là, dans le monde actuel, comme nous le verrons – sont autant d’exemples de « diplomatie des otages » : un État déploie son système de justice pénale pour détenir un étranger et utilise ensuite le prisonnier comme levier dans la poursuite d’objectifs de politique étrangère.</p>
<h2>Dès l’Antiquité</h2>
<p>Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est une pratique ancienne. Les ambassadeurs pouvaient, dès l’Antiquité, servir d’otage si un différend éclatait entre deux royaumes ou deux maisons princières. En fait, jusqu’au XVIII<sup>e</sup> siècle, l’otage devient le garant du respect d’un accord de paix, mais aussi l’objet d’un marchandage financier pour mettre fin à une guerre.</p>
<p>Les royaumes et empires ont pratiqué ce genre de détention arbitraire à une époque où la <a href="https://www.cairn.info/otages-une-histoire--9782070466757.htm">notion d’immunité diplomatique était toute relative</a>. On n’utilisait alors pas encore la dénomination d’« État voyou » pour fustiger ceux qui jetaient ainsi les diplomates dans leurs geôles.</p>
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<p>Aujourd’hui, cette pratique est évidemment décriée, et on a cru qu’elle était l’apanage d’États comme l’Iran ou la Corée du Nord.</p>
<p>Mais la détention de la basketteuse américaine Brittney Griner à Moscou cette année a été qualifiée de « diplomatie des otages » par la Maison Blanche – qualification rejetée par le Kremlin, qui a <a href="https://theconversation.com/brittney-griners-case-was-difficult-for-us-negotiators-for-one-key-reason-she-was-guilty-196262">accusé la sportive d’avoir dissimulé une substance interdite dans ses bagages</a>. La ficelle était assez grosse et il est vite apparu que Brittney Griner allait servir de monnaie d’échange.</p>
<h2>Des détenus ou des otages ?</h2>
<p>Juridiquement, les victimes de la diplomatie des otages sont des détenus. Fonctionnellement, ce sont des otages.</p>
<p>Cette dualité inhérente rend la diplomatie des otages particulièrement frappante – et difficile à contrer – en raison de la manière dont elle brouille les catégories établies de détention, les normes de comportement des États et l’État de droit.</p>
<p>La diplomatie des otages partage plusieurs caractéristiques essentielles avec la prise d’otages. Dans celle-ci, les victimes et les cibles sont des personnes distinctes, ce qui permet d’exercer une influence : la victime est l’otage, tandis que la cible est le destinataire des demandes (l’État d’origine de la victime), qui a le pouvoir de faire des concessions ou non.</p>
<p>L’auteur de l’attaque (<a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/le-recit-glacant-des-otages-francais-de-Daech-18-02-2018-7566741.php">Daech</a> récemment ou, naguère, le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_otages_du_Hezbollah_au_Liban">Hezbollah</a>) utilise le captif comme levier pour améliorer sa position de négociation, obtenir des concessions et attirer l’attention du public. Ces demandes ne sont toutefois pas toujours rendues publiques ou explicites.</p>
<p>Mais plusieurs facteurs importants différencient la diplomatie des otages des autres formes de prise d’otages.</p>
<p>Dans la plupart des cas, l’auteur de la prise d’otages est un acteur non étatique, tel qu’un terroriste ou un criminel. Dans la diplomatie des otages, l’auteur – comme la cible – est un État. La distinction rhétorique entre « otages » et « détenus » va au-delà de la sémantique.</p>
<p>Il existe des implications juridiques et pratiques qui, en théorie, séparent ces catégories. Plus précisément, les moyens dont dispose le gouvernement pour récupérer une personne détenue par des acteurs étatiques ou non étatiques diffèrent considérablement. Le fait que les acteurs étatiques aient une « adresse de retour » facilite la récupération à certains égards, mais la rend plus difficile à d’autres.</p>
<p>La législation américaine actuelle, par exemple, <a href="https://www.20min.ch/fr/story/familles-d-otages-interdites-de-payer-une-rancon-828555642994">interdit explicitement le paiement de rançons</a> aux acteurs qui ont été désignés comme des organisations terroristes étrangères par le Département d’État, mais il n’est pas interdit de payer des rançons (ou de faire tout autre type de concession) aux acteurs étatiques. Les États peuvent également recourir à des mesures juridiques, notamment l’extradition, pour ramener les détenus chez eux.</p>
<h2>Une pratique répandue dans certains États autoritaires</h2>
<p>Les États qui recourent le plus souvent à la diplomatie des otages sont les États autoritaires qui ont à la fois la capacité et l’intention d’utiliser leur système judiciaire comme levier de politique étrangère. Cette pratique est ainsi devenue fréquente en Iran, au <a href="https://www.pbs.org/newshour/world/venezuela-releases-7-jailed-americans-in-exchange-for-2-prisoners-in-u-s-custody">Venezuela</a> en <a href="https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2019-04-25/etudiant-americain-torture-la-coree-du-nord-a-demande-2-millions">Corée du Nord</a>, et d’aucuns considèrent qu’elle est aussi pratiquée par la <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/624879/chine-pour-en-finir-avec-la-diplomatie-d-otages-de-la-chine">Chine</a> (ce que ce pays réfute, évidemment) et par la Russie.</p>
<p>Alors que l’Iran et la Corée du Nord n’ont pas hésité à cibler des citoyens américains, la Chine s’est concentrée sur trois puissances moyennes étroitement alignées avec les États-Unis : l’<a href="https://www.theguardian.com/australia-news/2020/sep/06/tit-for-tat-chinas-detention-of-australian-cheng-lei-is-ringing-alarm-bells">Australie</a>, le <a href="https://www.theguardian.com/world/2021/sep/25/canadian-pm-trudeau-says-detained-citizens-michael-kovrig-and-michael-spavor-have-left-china">Canada</a> et le <a href="https://safeguarddefenders.com/en/blog/collateral-damage-foreign-victims-chinas-hostage-diplomacy">Japon</a>.</p>
<p>On a donc affaire à des États autoritaires, soutenus par leur système judiciaire, qui incarcèrent des ressortissants étrangers pour extorquer une compensation, humaine ou financière. Les États-Unis et nombre de pays européens sont depuis longtemps victimes de cette forme de chantage. Ainsi, en 2016, les autorités iraniennes ont arrêté la journaliste de nationalité britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe pour espionnage. Elle a été <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/04/01/detenue-pendant-six-ans-en-iran-nazanin-zaghari-ratcliffe-a-paye-une-dette-qui-n-etait-pas-la-sienne_6120038_4500055.html">libérée au bout de six années de détention</a>, et seulement lorsque le Royaume-Uni eut payé à l’Iran une dette liée à la non-livraison de 1 750 chars d’assaut Chieftain commandés à l’époque du Shah de 400 millions de livres sterling.</p>
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<p>En tant que tactique, la diplomatie des otages est particulièrement néfaste car elle utilise le prétexte d’une procédure légale et met dans une situation vulnérable les pays attachés <a href="https://theconversation.com/meng-contre-les-deux-michael-des-lecons-pour-le-canada-et-le-monde-168798">à l’ordre international fondé sur des règles</a>. Ces mêmes pays sont vulnérables parce qu’ils croient que le respect de l’État de droit est une norme universelle. Or la diplomatie des otages est là pour prouver le contraire.</p>
<h2>L’affaire Meng Wanzhou, un modèle du genre</h2>
<p>En 2018, la directrice financière de <a href="https://theconversation.com/huawei-en-ordre-de-bataille-face-aux-sanctions-americaines-144590">Huawei</a>, Meng Wanzhou, est arrêtée au Canada à la demande des autorités américaines, qui réclamaient son extradition. La justice américaine l’accusait d’avoir masqué les relations commerciales de Huawei avec l’Iran (via des sociétés écrans).</p>
<p>Les autorités chinoises dénoncèrent de leur côté une « détention arbitraire » ainsi qu’une politique visant à affaiblir le géant chinois des télécommunications. Quelques jours après cette arrestation, deux ressortissants canadiens ont été interpellés par les autorités chinoises, soupçonnés de « menace contre la sécurité nationale ». Ces arrestations étaient alors apparues comme des mesures de rétorsion adoptées par Pékin contre Ottawa.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/meng-contre-les-deux-michael-des-lecons-pour-le-canada-et-le-monde-168798">Meng contre les deux Michael : des leçons pour le Canada et le monde</a>
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<p>Cette affaire dura près de trois ans. Les autorités chinoises ont nié toute « diplomatie des otages », mais quelques heures après le retour de Meng Wanzhou en Chine (suite à un accord entre la justice américaine et Huawei et à l’abandon de la demande d’extradition américaine), les deux Canadiens étaient autorisés à quitter le territoire chinois.</p>
<p>Les enlèvements commis par des acteurs non étatiques ont occupé le devant de la scène pendant la « guerre mondiale contre le terrorisme ». Maintenant que la concurrence stratégique remplace le terrorisme comme principal défi auquel sont confrontés les États-Unis et leurs alliés, la diplomatie des otages deviendra probablement une menace plus répandue pour la sécurité des pays occidentaux. Les puissances moyennes alliées des États-Unis sont particulièrement susceptibles d’être la cible de mesures diplomatiques coercitives.</p>
<p>L’affaire des deux Canadiens montre bien comment les États preneurs d’otages ciblent les États démocratiques en instillant la peur. Pékin misait sur le fait qu’Ottawa se donnerait beaucoup de mal pour protéger la vie de deux de ses citoyens.</p>
<h2>Négocier ou non ? Et si oui, comment ?</h2>
<p>En fin de compte, on pourrait affirmer que seules les sanctions – et non les concessions – mettront fin à l’utilisation de la diplomatie des otages comme outil hostile de politique étrangère. Si les gouvernements cibles veulent ramener leurs citoyens chez eux, les concessions faites pour chaque prisonnier risquent de perpétuer le cycle des demandes.</p>
<p>Pour dissuader la Chine et les autres États d’utiliser cet outil pernicieux, les options sont limitées. Mais sanctionner ne risque-t-il pas d’être vain, voire contre-productif ?</p>
<p>Il est donc préférable de négocier, mais selon quels termes ?</p>
<p>Les États qui font usage de la diplomatie des otages poursuivront dans cette voie tant qu’ils en perçoivent le bénéfice. Ils arrachent ainsi tantôt une compensation financière (accord américain de libérer des fonds iraniens gelés aux États-Unis) tantôt humaine (en contrepartie de la libération de Brittney Griner, Moscou a obtenu la libération par les États-Unis du trafiquant d’armes Viktor Bout, immédiatement renvoyé en Russie).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1601235687755452421"}"></div></p>
<p>Néanmoins, les coûts de ce type de comportement dépassent généralement les avantages.</p>
<p>Dans la plupart des cas, mettre des personnes innocentes en détention, les détenir sans procès, les condamner sur la base d’accusations sans fondement et finalement les libérer après de longues périodes de captivité ne fait qu’accroître la mauvaise réputation des États qui s’y adonnent. Mais ces États s’en soucient-ils ?</p>
<p>Il faut, toutefois, se réjouir de l’initiative canadienne d’une <a href="https://www.canada.ca/fr/affaires-mondiales/nouvelles/2021/02/presentation-de-la-declaration-contre-la-detention-arbitraire-dans-les-relations-detat-a-etat.html">Déclaration contre la détention arbitraire</a> dans les relations d’État à État, adoptée en 2021 et signée par 70 États, dont on peut espérer qu’elle permette la création d’un cercle vertueux et fera reculer les détentions arbitraires et cette diplomatie des otages qui est si contraire à l’État de droit.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196432/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Raoul Delcorde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’humanitaire belge Olivier Vandecasteele vient d’être condamné à 28 ans de prison en Iran. Nouvelle illustration de la diplomatie des otages – une pratique cynique qui ne date pas d’hier…Raoul Delcorde, Ambassadeur honoraire de Belgique, Professeur invité, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1950362022-11-28T19:01:18Z2022-11-28T19:01:18ZRussie : pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme examine encore les requêtes contre Moscou<p>Créé à la suite de la Seconde Guerre mondiale pour assurer la prééminence du droit et la consolidation de la paix, le <a href="https://www.coe.int/fr/">Conseil de l’Europe</a> ne pouvait que souligner la contradiction avec ses valeurs et principes qu’a représenté le recours à la force de l’un de ses membres à l’encontre d’un autre (l’Ukraine a rejoint l’organisation en 1995, la Russie en 1996). C’est ainsi sans surprise que l’<a href="https://www.coe.int/fr/web/portal/-/the-russian-federation-is-excluded-from-the-council-of-europe">exclusion de la Russie</a> fut prononcée avec effet immédiat le 16 mars dernier.</p>
<p>Plus de huit mois plus tard, il est possible de tirer un premier bilan des effets que cette décision a eus sur les multiples requêtes déposées contre la Russie – mais aussi par elle – auprès de la figure la mieux connue de cette organisation régionale, à savoir la <a href="https://echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=home&c=fre">Cour européenne des droits de l’homme</a> (CEDH).</p>
<h2>La CEDH sollicitée par les deux parties</h2>
<p>Depuis 2014, la CEDH se trouve au cœur d’une bataille judiciaire entre les deux États. Elle a été saisie de huit requêtes interétatiques de l’Ukraine contre la Russie, mais aussi d’une requête initiée par la Russie contre l’Ukraine. Ce type de requête, marginal dans l’activité de la Cour, s’est considérablement développé depuis le début du XXI<sup>e</sup> siècle, mais c’est dans le contexte des relations russo-ukrainiennes que les développements, au moins quantitatifs, ont été les plus significatifs.</p>
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<p>Outre ces requêtes interétatiques, des milliers de requêtes individuelles ont été adressées à la Cour en relation avec les tensions et le conflit russo-ukrainiens. Ainsi, aujourd’hui, la Fédération de Russie (17 500 requêtes) et l’Ukraine (10 950 requêtes) sont les <a href="https://echr.coe.int/Documents/Speech_20221019_Spano_Exchange_views_Committee_Ministers_CoE_FRA.pdf">deuxième et troisième États les plus ciblés par des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme</a>.</p>
<p>Le greffe de la CEDH <a href="https://hudoc.echr.coe.int/fre-press">indiquait en juin 2022</a> qu’environ 8500 requêtes individuelles introduites devant la Cour sont liées aux événements survenus en Crimée, dans l’est de l’Ukraine et dans la mer d’Azov. Une part importante de ces requêtes individuelles concerne le sort des prisonniers de guerre ukrainiens ou la destruction de biens immobiliers sur le territoire ukrainien par les forces russes ou leurs supplétifs. Les auteurs de ces requêtes visent à obtenir la cessation de la violation de leurs droits et/ou une réparation financière du préjudice subi.</p>
<h2>Pourquoi la CEDH ne se désintéresse pas de la Russie malgré son exclusion du Conseil de l’Europe</h2>
<p>Les droits de la Fédération de Russie avaient été suspendus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 2000 (guerre en Tchétchénie) et 2014 (<a href="http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-en.asp?fileid=20882">annexion de la Crimée</a>) avant d’être, chaque fois, restaurés.</p>
<p>Le 16 mars 2022, à l’issue d’une procédure inédite, le Comité des ministres procédait à l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe suite au lancement de l’offensive en Ukraine de février 2022. Aussi rapide qu’inéluctable, l’aboutissement de la procédure d’exclusion marque un changement de paradigme et ferme un canal de discussion majeur. Avec la perte du statut d’État membre du Conseil de l’Europe, les droits et obligations découlant du Statut cessent de s’appliquer à cet État. La participation à la <a href="https://www.echr.coe.int/pages/home.aspx?p=basictexts&c=fre#:%7E:text=La%20Convention%20de%20sauvegarde%20des,vigueur%20le%203%20septembre%201953.">Convention européenne des droits de l’homme</a> étant réservée aux États membres du Conseil de l’Europe, la Russie cesse d’être liée par la Convention. Il ne sera donc plus possible d’invoquer le bénéfice de cette Convention devant les juridictions russes. Dans un tel contexte, on peut s’interroger sur le sort des milliers de requêtes déposées contre la Russie devant la CEDH.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-russie-exclue-du-conseil-de-leurope-seisme-dans-la-maison-commune-180767">La Russie exclue du Conseil de l’Europe : séisme dans la « maison commune »</a>
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<p>La Convention européenne des droits de l’homme est muette sur le caractère spécifique de l’hypothèse de la cessation de la participation d’un pays à la Convention du fait d’une exclusion du Conseil de l’Europe, mais les divers organes du Conseil de l’Europe estiment que l’on peut, par analogie, considérer que le régime applicable en cas de dénonciation volontaire de la Convention est pertinent.</p>
<p>L’État qui se retire n’est pas automatiquement libéré de ses obligations au titre de la Convention. Un délai de préavis permet d’éviter la rupture brutale. La Russie cesse d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme six mois après le prononcé de l’expulsion, soit le 16 septembre 2022, et même après cette date la CEDH reste compétente pour connaître des requêtes dirigées contre la Russie ou initiées par elle contre un État membre du Conseil de l’Europe <a href="https://echr.coe.int/Documents/Resolution_ECHR_cessation_membership_Russia_CoE_FRA.pdf">si les faits à l’origine des requêtes sont antérieurs au 16 septembre 2022</a>.</p>
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<p>Les arrêts et décisions définitifs de la Cour continuent de lier la Russie, même après qu’elle a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe. Ainsi, la Cour va devoir examiner des milliers de requêtes concernant la Russie et il est vraisemblable qu’elle sera encore saisie de très nombreuses requêtes concernant des faits antérieurs au 16 septembre 2022. Compte tenu de l’obligation d’épuisement des voies de recours internes, on peut raisonnablement imaginer que la Cour soit encore saisie de requêtes dirigées contre la Russie pendant des années.</p>
<h2>L’adaptation procédurale à une situation inédite</h2>
<p>La situation est évidemment inédite et nécessite que les organes du Conseil de l’Europe mettent en œuvre les procédures pertinentes respectant les droits des parties. Dans son <a href="https://pace.coe.int/fr/files/29885/html">avis adopté le 15 mars 2022</a>, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe encourageait « la Cour européenne des droits de l’homme à envisager d’accorder la priorité aux requêtes introduites par des citoyens ukrainiens contre la Fédération de Russie pour des actes commis dans des zones temporairement occupées de l’Ukraine, en tenant compte du fait que ces personnes n’ont aucun accès à des voies de recours effectives de tels actes au niveau national ».</p>
<p>La Cour a ainsi dû entamer un processus de réflexion interne afin de décider de la manière dont elle allait traiter les très nombreuses affaires dont elle est saisie concernant la Russie. À l’occasion d’<a href="https://echr.coe.int/Documents/Speech_20221019_Spano_Exchange_views_Committee_Ministers_CoE_FRA.pdf">échanges avec le Comité des ministres</a>, quelques jours avant le terme de son mandat, le président de la Cour, Robert Spano, a souligné les difficultés auxquelles la Cour était confrontée. Il a insisté sur le fait que décider de la voie à suivre nécessite du temps et de la réflexion, et que la Cour doit se fonder sur des bases juridiques solides, conformément à l’État de droit. Il est hautement probable, en pratique, que la plus haute priorité soit accordée à l’examen des requêtes interétatiques (<em>Ukraine c. Russie</em> et <em>Russie c. Ukraine</em>).</p>
<p>Que le président de la Cour affirme que ces affaires recevront un traitement prioritaire ne doit cependant pas générer des attentes démesurées. On peut rappeler que la CEDH avait décidé de réserver à l’affaire <a href="https://hudoc.echr.coe.int/fre"><em>Ukraine c. Russie</em></a> (Crimée) de 2014 un traitement prioritaire. Pourtant, la Cour ne s’est prononcée sur la recevabilité de cette affaire que sept ans plus tard et l’examen du fond de l’affaire n’est pas annoncé dans les prochains mois.</p>
<p>Au-delà, la Cour devrait sélectionner quelques affaires qui méritent d’être traitées par des chambres de sept juges (à défaut, elles sont examinées par un juge unique ou un comité de trois juges), en fonction de leur importance marquée pour la responsabilité de la Russie en droit international au titre de la Convention. On pense spécialement aux affaires liées à l’activité de la société civile russe et aux principes fondamentaux de la gouvernance démocratique, spécialement dans le contexte de <a href="https://esprit.presse.fr/article/catherine-iffly/les-societes-civiles-dans-l-etau-du-droit-russe-43937">répression de toute forme de contestation</a> de l’« opération spéciale » lancée en février 2022. Même en recourant aux outils permettant un traitement plus rapide des affaires (juge unique ou comité de trois juges), le volume du contentieux russe est tel que la Cour ne pourra le traiter intégralement avant de nombreuses années.</p>
<h2>Des décisions dont l’exécution est illusoire à moyen terme</h2>
<p>En cas de condamnation de la Russie par la CEDH, et même si elle est toujours tenue de respecter les décisions de la Cour, celles-ci se heurteront à de vives objections russes dans la mesure où la Douma a adopté, le 7 juin 2022, une loi autorisant la Russie à <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Russie-decide-appliquer-arrets-Cour-europeenne-droits-lhomme-2022-06-07-1201218813">ne pas appliquer les décisions rendues par la Cour</a> de Strasbourg après le 15 mars 2022.</p>
<p>Viatcheslav Volodine, le président de la Douma, a affirmé à cette occasion que « la Cour européenne des droits de l’homme est devenue un instrument de lutte politique contre notre pays dans les mains d’hommes politiques occidentaux » et que « certaines de ses décisions sont en contradiction directe avec la Constitution russe, nos valeurs et nos traditions ». Ce n’est qu’au prix d’un changement politique majeur à Moscou que l’on pourrait entrevoir, pas avant des années, un retour de la Fédération de Russie au sein du Conseil de l’Europe… et l’exécution incertaine des décisions de la CEDH.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195036/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Cazala ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La CEDH dépend du Conseil de l’Europe, dont la Russie a été exclue en mars dernier. Elle continue pourtant d’examiner certaines requêtes visant le régime de Vladimir Poutine.Julien Cazala, Professor of International Law, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1945442022-11-14T17:07:04Z2022-11-14T17:07:04ZComment l’affaire de l’Ocean Viking révèle l’ambiguïté des « zones d’attente »<p>Vendredi 11 novembre, les 234 migrantes et migrants secourus par le navire <em>Ocean Viking</em> ont pu rejoindre la base navale de Toulon, après trois semaines d’errance en mer. Ultime épisode du drame de la migration qui se joue en Méditerranée et dont le déroulement puis le dénouement peuvent donner lieu à plusieurs clés de lecture. Au niveau de la politique et de l’intégration européennes, le <a href="https://theconversation.com/quelle-politique-migratoire-pour-litalie-de-giorgia-meloni-191023">bras de fer entre Paris et Rome</a>, rejouant le duel ayant opposé en 2018 Emmanuel Macron avec l’alors Président du Conseil des ministres italien et actuel <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/12/le-sauvetage-francais-de-l-ocean-viking-fracture-la-relation-entre-paris-et-rome_6149590_3224.html">Vice-Président Matteo Salvini</a>, a souligné les obstacles à l’affirmation de la solidarité européenne <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2022/06/22/migration-and-asylum-pact-council-adopts-negotiating-mandates-on-the-eurodac-and-screening-regulations/">sur la question</a>. Au niveau de la politique interne, ensuite, l’on a vu combien la situation de l’<em>Ocean Viking</em> a accusé les clivages entre « humanistes » et <a href="https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/l-ocean-viking-accueilli-a-toulon-le-monde-politique-se-divise_210106.html">partisans de la fermeté</a>.</p>
<p>Rappelons d’ailleurs que les propos ayant valu <a href="https://theconversation.com/comment-pour-la-deuxieme-fois-de-son-histoire-lassemblee-nationale-exclut-un-depute-193986">l’exclusion</a> pour deux semaines du député du Rassemblement national Grégoire de Fournas ont précisément été tenus à l’occasion de l’allocution d’un député de la France insoumise dénonçant le sort réservé aux <a href="https://blog.leclubdesjuristes.com/exclusion-de-g-de-fournas-la-sanction-la-plus-grave-qui-puisse-etre-infligee-a-un-depute-mais-dont-le-juge-ne-devrait-pas-connaitre-par-j-p-camby/">passagers du navire humanitaire</a>.</p>
<p>Le dernier épisode en date dans l’épopée de l’<em>Ocean Viking</em> est également et entre autres justiciable d’une analyse juridique.</p>
<h2>Les limites du droit international de la mer</h2>
<p>Pendant son errance, les difficultés à trouver un lieu de débarquement ont de nouveau souligné les <a href="https://journals.openedition.org/revdh/1838">limites d’un droit de la mer</a> peinant à imposer à un État clairement défini <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/10/migrants-secourus-en-mediterranee-que-dit-le-droit-international_6149382_3210.html">d’ouvrir ses ports pour accueillir les rescapés</a>. La décision de laisser les passagers de l’<em>Ocean Viking</em> débarquer à Toulon est également significative. Elle signe certes leur prise en charge temporaire par la France, mais n’emporte pas, du moins dans un premier temps, leur admission sur le territoire français (au sens juridique). Ce dont le ministre de l’Intérieur ne s’est d’ailleurs fait faute de <a href="https://www.interieur.gouv.fr/actualites/actu-du-ministere/prise-en-charge-des-234-migrants-de-locean-viking-dans-zone-dattente">souligner</a>).</p>
<p>Cette situation permet alors de mettre en exergue l’une des singularités de la conception juridique du territoire, notamment en ce qui concerne la situation des étrangers. <a href="https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/07/22/publi-aumond-petit-robin-remi-38-2022/">Les zones d’attente</a> en sont une claire illustration.</p>
<h2>Les « zones d’attente »</h2>
<p>Les aéroports ont été les premiers espaces où sont apparues ces zones considérées comme ne relevant pas juridiquement du territoire de l’État les accueillant. Le film <em>Le Terminal</em>, dans lequel Tom Hanks campait un iranien ayant vécu plusieurs années à Roissy – où il s’est d’ailleurs éteint ce <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/11/12/mehran-karimi-nasseri-le-refugie-de-roissy-qui-a-inspire-le-terminal-de-steven-spielberg-est-mort-dans-l-aeroport_6149597_3382.html">samedi 12 novembre</a> –, avait en 2004 porté à la connaissance du grand public cette situation.</p>
<p>En France, les « zones internationales », initialement nimbées d’un flou quant à leur fondement juridique et au sein desquelles les autorités prétendaient par conséquent n’y être pas assujetties au respect des règles protectrices des droits humains, ont cédé la place aux « zones d’attente » à la faveur de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000723282">loi du 6 juillet 1992</a>).</p>
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<p>À une situation d’exclusion – du moins, alléguée par les autorités – du droit, s’est alors substitué un régime d’exception : les personnes y étant maintenues n’étaient toujours pas considérées comme ayant pénétré juridiquement le territoire français.</p>
<p>N’étant plus – prétendument – placées « hors du droit » comme l’étaient les zones internationales, les zones d’attente n’en restaient pas moins « hors sol ». L’une des conséquences en est que les demandes d’asile qui y sont le cas échéant déposées relèvent alors de l’« asile à la frontière ». Elles sont par conséquent soumises à un régime, notamment procédural, beaucoup moins favorable aux demandeurs (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070158/LEGISCTA000042771348/">CESEDA</a>, Titre V, article L.350-1 à L.352-9).</p>
<h2>La « fiction juridique »</h2>
<p>La « fiction juridique » que constituent les zones d’attente s’étend désormais entre autres aux gares ferroviaires ouvertes au trafic international, aux ports ou à proximité du lieu de débarquement (CESEDA, article L.341-1). Ces « enclaves » au sein du territoire, autour d’une <a href="https://www.infomigrants.net/fr/post/44696/que-prevoit-la-france-pour-les-230-migrants-de-locean-viking">centaine actuellement</a>, peuvent par ailleurs inclure, y compris « à proximité de la gare, du port ou de l’aéroport ou à proximité du lieu de débarquement, un ou plusieurs lieux d’hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations de type hôtelier » (CESEDA, article L.341-6).</p>
<p>Tel est le cas de la zone d’attente créée par le préfet du Var par le biais d’un <a href="https://www.var.gouv.fr/IMG/pdf/raa_no211_du_10_novembre_2022.pdf">arrêté</a>, à la suite de l’accueil de l’<em>Ocean Viking</em>.</p>
<blockquote>
<p>« pour la période du 11 novembre au 6 décembre 2022 inclus, une zone d’attente temporaire d’attente sur l’emprise de la base navale de Toulon et sur celle du Village Vacances CCAS EDF 1654, avenue des Arbanais 83400 Hyères (Giens) ».</p>
</blockquote>
<p>Accueillis dans ce Village Vacances dont les « prestations de type hôtelier » ne semblent aucunement correspondre à la caricature opportunément <a href="https://www.liberation.fr/checknews/on-demele-le-vrai-du-faux-sur-laccueil-et-le-logement-des-230-migrants-de-locean-viking-debarques-a-toulon-20221111_QZLHXBYU4NH53CDRZN32WWILYA/">dépeinte par certains</a>, les rescapés demeurent, juridiquement, aux frontières de la France.</p>
<h2>Aux portes du territoire français</h2>
<p>Ils ne se situent pas pour autant, de ce fait, dans une zone de non-droit : placés sous le contrôle des autorités françaises, ils doivent se voir garantir par elles le respect de leurs droits humains. Aux portes du territoire français, les migrantes et migrants secourus par l’<em>Ocean Viking</em> n’en relèvent pas moins de la <a href="https://hudoc.echr.coe.int/fre#%7B%22itemid%22:%5B%22002-2752%22%5D%7D">« juridiction » française</a> comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’Homme. La France est ainsi tenue d’observer ses obligations, notamment au regard des conditions de leur maintien contraint au sein de la zone.</p>
<p>Une partie des rescapés recouvreront leur liberté en étant admis à entrer juridiquement sur le territoire de la France. Tel est le cas des mineurs non accompagnés, dont <a href="https://www.varmatin.com/humanitaire/les-44-mineurs-de-locean-viking-pris-en-charge-a-toulon-reviennent-de-lenfer-807109">il est annoncé</a> qu’ils seront pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance.</p>
<p>Tel est également le cas de ceux qui auront été autorisés à déposer une demande d’asile sur le territoire français et se seront vus, à cette fin, délivrer un visa de régularisation de huit jours. Parmi eux, la plupart (175) devraient être acheminés vers des États européens qui se seraient engagés à les accueillir, vraisemblablement afin que soient examinées leurs demandes de protection internationale. Expression d’une solidarité européenne a minima dont il faudra cependant voir cependant les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/12/immigration-apres-les-tensions-autour-de-l-accueil-de-l-ocean-viking-quatre-pays-de-l-union-europeenne-denoncent-le-systeme-en-vigueur_6149615_3210.html">suites</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/podcast-quand-la-science-se-met-au-service-de-lhumanitaire-le-comite-international-de-la-croix-rouge-189824">Podcast « Quand la science se met au service de l'humanitaire » : Le Comité international de la Croix-Rouge</a>
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<p>Pour tous les autres enfin, ceux à qui un refus d’entrer sur le territoire français aura été notifié et qui ne seront pris en charge par aucun autre État, le ministre de l’Intérieur précise qu’ils seront contraints de quitter la zone d’attente vers une destination qui demeure cependant encore pour le <a href="https://www.infomigrants.net/fr/post/44696/que-prevoit-la-france-pour-les-230-migrants-de-locean-viking">moins incertaine</a>. Ceux-là auront alors été accueillis (très) temporairement par la France mais seront considérés comme n’ayant jamais pénétré sur le territoire français.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194544/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Florian Aumond ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La situation des rescapés de l'Ocean Viking permet de mettre en exergue l’une des singularités de la conception du territoire en droit des étrangers: les zones d'attentes.Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de PoitiersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1922882022-10-24T17:20:25Z2022-10-24T17:20:25ZAnnexions russes de territoires ukrainiens : un air de déjà-vu<p>Le 5 octobre 2022, le président russe, Vladimir Poutine, a signé la <a href="https://www.lepoint.fr/monde/vladimir-poutine-finalise-l-annexion-de-quatre-regions-en-ukraine-05-10-2022-2492529_24.php">loi d’annexion</a> des régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson, celles-ci étant acceptées « au sein de la Fédération de Russie en conformité avec la Constitution de la Fédération de Russie ».</p>
<p>Ce scénario, qui intervient à la suite de <a href="https://www.lemonde.fr/international/live/2022/09/27/guerre-en-ukraine-en-direct-les-referendums-d-annexion-contestes-par-plusieurs-pays-des-les-premiers-resultats-annonces_6143325_3210.html">référendums contestés</a>, n’est pas sans rappeler le référendum de 2014, qui avait abouti au « rattachement » de la Crimée à la Fédération de Russie. En 2014 comme en 2022, les conditions d’organisation de ces consultations électorales ont été contraires au droit international.</p>
<h2>Le précédent du référendum de Crimée de 2014</h2>
<p>Le 11 mars 2014, le Parlement de Crimée <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/le-parlement-de-crimee-adopte-une-declaration-d-independance-a-l-egard-de-l-ukraine_549571.html">adoptait une déclaration d’indépendance</a> de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol à l’égard de l’Ukraine. Le 16 mars, alors que le territoire était sous occupation militaire russe, un <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2014/03/16/un-referendum-en-crimee-pour-dire-oui-a-la-russie_4383876_3214.html">référendum</a> était organisé, proposant aux électeurs de choisir entre leur maintien au sein de l’Ukraine avec une autonomie renforcée ou leur rattachement au sein de la Fédération de Russie.</p>
<p>Cette seconde option l’emporta à une écrasante majorité de 96 %, conduisant, deux jours plus tard, à la signature d’un <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/EtatsNsouverains/crimee-traite-2014.htm">traité de rattachement de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol à la Russie</a>. Sous des apparences de légalité, si ce n’est de légitimité, l’annexion de cette péninsule avait alors été justifiée par la Russie, qui invoquait le précédent de la <a href="https://balkaninsight.com/2014/03/18/crimea-secession-just-like-kosovo-putin/">déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo de 2008</a>, en raison de la politique des « néofascistes » arrivés au pouvoir à Kiev – un discours proche de celui développé par Vladimir Poutine huit ans plus tard pour justifier son « opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février 2022.</p>
<p>Le référendum d’indépendance était toutefois contraire au <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/ua1996.htm">droit constitutionnel ukrainien</a>, qui n’autorise pas la sécession unilatérale d’une parcelle de son territoire. La <a href="https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FRES%2F68%2F262&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False">Résolution A/RES/68/262</a> de l’Assemblée générale des Nations unies du 27 mars 2014 soulignait, en ce sens, que le référendum du 16 mars « n’était pas autorisé par l’Ukraine ». En conséquence, non seulement celui-ci n’a « aucune validité, ne [pouvant] servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol », mais en outre les États, organisations internationales et institutions spécialisées ne doivent « reconnaître aucune modification du statut de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol sur la base de ce référendum ».</p>
<h2>Les spécificités des nouvelles annexions de 2022</h2>
<p>Huit années plus tard, le scénario de la Crimée semble se répéter. À la suite des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/28/avec-des-referendums-sur-mesure-moscou-avance-vers-l-annexion-de-pans-du-territoire-ukrainien_6143504_3210.html">référendums organisés du 23 au 27 septembre 2022</a>, qui ont abouti à une victoire écrasante de leur « rattachement à la Fédération de Russie », à hauteur de 99 % à Donetsk, 98 % à Lougansk, 93 % à Zaporijia et 87 % à Kherson, ces quatre régions, représentant 15 % du territoire ukrainien, sont désormais considérées comme siennes par la Russie, pays le plus vaste du monde.</p>
<p>À première vue, on pourrait penser que les événements de 2014 et de 2022 sont calqués sur un même modèle. Si, sur le plan stratégique, les similitudes sont grandes, il convient de noter une différence majeure. En effet, contrairement à la Crimée qui était passée dans son intégralité sous le contrôle des forces armées russes, les régions ukrainiennes récemment annexées <a href="https://www.bfmtv.com/international/europe/dans-les-oblasts-ukrainiens-annexes-par-poutine-kiev-continue-de-regagner-du-terrain_AN-202209300601.html">ne sont pas totalement sous contrôle russe</a>. Sur le terrain, les référendums ont été organisés dans la précipitation, dans des territoires que l’armée russe ne contrôle que partiellement, et en pleine contre-offensive ukrainienne.</p>
<p>Le secrétaire général des Nations unies, <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/09/1128417">António Guterres</a>, a aussitôt mis en garde contre une « escalade dangereuse ». Insistant sur l’engagement de l’ONU en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, il a déclaré que les « soi-disant référendums » – menés pendant un conflit armé actif, dans des zones occupées et en dehors du cadre juridique et constitutionnel ukrainien – ne peuvent être qualifiés d’expression authentique de la volonté populaire.</p>
<p>Il a également ajouté que « [t]oute annexion du territoire d’un État par un autre État résultant de la menace ou de l’usage de la force est une violation des principes de la Charte des Nations unies et du droit international » et que la Russie, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, « partage une responsabilité particulière » en matière de respect de la Charte.</p>
<p>Sans surprise, le 30 septembre, une tentative de condamnation des annexions russes par le Conseil de sécurité n’a pas abouti. Présenté par les États-Unis et l’Albanie, un <a href="https://press.un.org/fr/2022/cs15046.doc.htm">projet de résolution</a> déclarant que les « référendums illégaux » organisés dans les quatre régions ukrainiennes sous contrôle temporaire russe ne pouvaient avoir « aucune validité » et « ne sauraient servir de fondement » à une « quelconque modification » de leur statut, notamment une « prétendue annexion » par la Russie, s’est heurté au veto de celle-ci. Le texte, qui exigeait que la décision d’annexion soit immédiatement et inconditionnellement annulée et que les forces militaires russes se retirent complètement, n’a recueilli que 10 voix favorables, la Chine, l’Inde, le Brésil et le Gabon ayant préféré s’abstenir.</p>
<p>À l’occasion de ce vote, le délégué russe a fustigé la manœuvre des instigateurs du projet de résolution, dont la mise aux voix ne serait qu’une instrumentalisation du Conseil de sécurité pour acculer la Russie à utiliser son droit de veto, avant d’en répondre devant l’Assemblée générale. En effet, aux termes de la <a href="https://www.un.org/fr/ga/76/resolutions.shtml">Résolution A/RES/76/262</a> adoptée au printemps dernier, tout veto déclenche désormais automatiquement dans les 10 jours une <a href="https://reseau-multipol.blogspot.com/2022/05/actu-la-motivation-du-droit-de-veto-au.html">réunion de l’Assemblée</a>, afin que soit débattue cette utilisation par tous les États membres des Nations unies, y compris par le membre permanent concerné qui est invité à se justifier.</p>
<p>Lors de cette réunion, le 12 octobre, l’Assemblée a adopté, par 143 voix pour, 35 abstentions et 5 voix contre (Bélarus, Corée du Nord, Nicaragua, Russie et Syrie), la <a href="https://news.un.org/en/story/2022/10/1129492">Résolution A/RES/ES-11/4</a> sur l’« Intégrité territoriale de l’Ukraine », laquelle proclame, à l’instar de sa Résolution A/RES/68/262 de 2014, que les annexions « n’ont aucune validité au regard du droit international ».</p>
<h2>L’invocabilité de l’autodétermination des peuples ?</h2>
<p>Que ce soit en Crimée dans le passé ou dans les régions de Donetsk, Lougansk, Zaporijia et Kherson dans le présent, le discours de la Russie prend appui sur le droit international pour justifier les annexions.</p>
<p>Hier comme aujourd’hui, la protection des populations russophones est invoquée et, plus spécifiquement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui est brandi comme un étendard des revendications indépendantistes. Les peuples auraient un droit à l’autodétermination externe qu’ils auraient exprimé par la voie du référendum – dès 2014 pour les régions de Donetsk et Lougansk, <a href="https://eurasiabusinessnews.com/2022/02/21/la-russie-reconnait-lindependance-des-republiques-de-donetsk-et-de-lugansk/">reconnues par la Russie comme États indépendants</a> trois jours avant d’envahir l’Ukraine –, puis qu’ils auraient exercé par la conclusion d’un traité de rattachement avec la Russie.</p>
<p>Politiquement, la justification est adroite. En soi, comme l’a reconnu la Cour internationale de Justice dans son <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/141/avis-consultatifs">avis de 2010</a> relatif à la <em>Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo</em>, une sécession – matérialisée par une proclamation unilatérale d’indépendance ou un référendum concernant le statut futur d’un territoire – est un fait qui n’est ni interdit ni autorisé par le droit international. Autrement dit, si les principes d’intégrité territoriale et d’intangibilité des frontières protègent l’État des interventions extérieures, ils ne le mettent aucunement à l’abri d’une dislocation. Aussi, la validité de la sécession doit-elle s’apprécier au regard du droit national de l’État considéré, à qui il revient de déterminer son autodétermination interne.</p>
<p>En intégrant les territoires ukrainiens dans son territoire national, la Russie contourne l’interdiction qui lui est faite par l’article 47 de la <a href="https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/INTRO/380">Quatrième Convention de Genève de 1949</a> d’annexer un territoire occupé.</p>
<p>Selon Moscou, ces territoires ne sont donc plus des zones ukrainiennes occupées par les forces armées russes, mais des zones russes attaquées par les forces armées ukrainiennes. Dès lors, son opération militaire n’est pas une agression, mais une action de légitime défense lui donnant la possibilité de répliquer à toute attaque d’ampleur contre son territoire, <a href="https://www.bfmtv.com/international/europe/apocalypse-nucleaire-poutine-est-il-aussi-proche-d-utiliser-l-arme-nucleaire-que-le-suggere-biden_AN-202210070695.html">y compris, en cas de « menace pour l’existence du pays », avec des armes nucléaires</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-attaque-nucleaire-russe-est-elle-une-perspective-credible-191180">Une attaque nucléaire russe est-elle une perspective crédible ?</a>
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<p>Juridiquement, cette justification est contestable. L’autodétermination des peuples, reconnue par la Charte des Nations unies comme l’un des buts de l’Organisation (<a href="https://www.un.org/fr/about-us/un-charter/chapter-1">article 1 §2</a>), a une portée étroite. En droit positif, ce droit ne peut être invoqué de manière incontestable pour créer un nouvel État que dans le contexte de peuples colonisés soumis à une subjugation, à une domination ou à une exploitation étrangères (<a href="https://daccess-ods.un.org/tmp/6344072.8187561.html">Résolution 1514 de l’Assemblée générale de 1960</a>), voire, selon une interprétation élargie à partir des années 1970, dans le contexte de peuples sous occupation étrangère ou victimes d’apartheid.</p>
<p>Cette autodétermination externe ne s’est toutefois jamais étendue au point de bénéficier à toute minorité ayant des velléités d’indépendance. Elle ne pourrait être revendiquée – selon la notion controversée de la <a href="https://academic.oup.com/book/36068/chapter/313161899">sécession-remède</a> – que dans le contexte de peuples victimes de violations massives, persistantes et systématiques de leurs droits humains fondamentaux, cette oppression faisant de la séparation une <em>ultima ratio</em>. Les régions ukrainiennes concernées par les annexions, dotées d’une large autonomie, ne sont assurément pas dans une telle situation.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1537682145455575040"}"></div></p>
<p>Par ailleurs, si l’incorporation d’un territoire dans un autre territoire est possible, encore faut-il que les conditions de cette incorporation ne violent pas le droit international, conformément à la maxime <em>ex injuria jus non oritur</em> (selon laquelle un droit ne peut pas naître d’un fait illicite). Or, en l’espèce, qu’il s’agisse, d’une part, des graves violations commises durant la guerre, chacun des deux camps s’accusant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité actuellement sous enquête de la <a href="http://www.revuedlf.com/droit-international/quel-role-pour-la-cour-penale-internationale-face-aux-allegations-de-crimes-en-ukraine/">Cour pénale internationale</a>, d’autre part, de la violation de principes aussi fondamentaux que l’intégrité territoriale et l’interdiction de la force armée, reconnue dès le 2 mars 2022 par l’Assemblée générale dans sa <a href="https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FRES%2FES-11%2F1&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False">Résolution A/ES-11/1</a> (à défaut d’une condamnation par un <a href="https://reseau-multipol.blogspot.com/2022/03/analyse-agression-de-lukraine-par-la.html">Conseil de sécurité paralysé</a>), le contexte des annexions est clairement illicite.</p>
<h2>La réaction ukrainienne</h2>
<p>Face aux annexions proclamées par la Russie, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a annoncé, le 30 septembre, qu’il allait déposer une <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/volodymyr-zelensky/volodymyr-zelensky-signe-une-demande-d-adhesion-acceleree-de-l-ukraine-a-l-otan-321bcab0-40d0-11ed-a769-ebc8e84c83b8">demande d’adhésion accélérée à l’OTAN</a> – demande qui a peu de chances de fédérer l’unanimité des 30 pays membres de l’alliance militaire, en particulier de la Turquie. En effet, si la Turquie a condamné sans équivoque l’invasion de l’Ukraine, elle ne s’est toutefois pas jointe aux sanctions contre la Russie. Soucieuse de ne pas compromettre ses étroites relations politiques et commerciales avec Moscou, elle cherche avant tout à se positionner en médiateur dans le conflit ukrainien pour renforcer son rôle dans la région.</p>
<p>Par ailleurs, Volodymyr Zelensky a également proclamé que l’Ukraine continuera à agir pour défendre son peuple dans les régions occupées, tandis que l’Union européenne votait, le 5 octobre, un <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20221005-l-union-europ%C3%A9enne-adopte-de-nouvelles-sanctions-%C3%A0-l-encontre-de-la-russie">huitième paquet de sanctions</a>. Pour l’heure, ces sanctions comme les condamnations des illicéités commises ne semblent pas ébranler la volonté de Vladimir Poutine.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été écrit avec la collaboration de Marie Corcelle, journaliste indépendante</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192288/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catherine Maia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour justifier l’annexion de quatre régions ukrainiennes, la Russie invoque les mêmes arguments qu’il y a huit ans, lors de l’annexion de la Crimée. Des arguments toujours aussi discutables…Catherine Maia, Professeure de droit international à l’Université Lusófona (Portugal) et professeure invitée à Sciences Po Paris (France), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1917922022-10-16T15:36:21Z2022-10-16T15:36:21ZAmnesty International et l’Ukraine : de la difficulté d’invoquer le droit humanitaire en temps de guerre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/489584/original/file-20221013-16-zstxyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C36%2C6016%2C3971&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation organisée par Amnesty International à Bangkok pour dénoncer l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en mars 2022. Récemment, l’ONG s’est retrouvée sous le feu des critiques pour un rapport dénonçant certains agissements des militaires ukrainiens.
</span> <span class="attribution"><span class="source">teera.noisakran/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le 4 août 2022, dans le contexte du conflit armé russo-ukrainien, Amnesty International publiait un <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/ukraine-les-tactiques-de-combats-ukrainiennes-mettent-en-danger-la-population-civile">communiqué de presse</a> faisant état de «tactiques de combats ukrainiennes mett[ant] en danger la population civile». Le reproche fait à l’armée ukrainienne est de placer des objectifs militaires, que les forces armées russes sont autorisées à prendre pour cible sous certaines conditions, au milieu de la population civile ukrainienne (zone d’habitation, écoles et hôpitaux) et ainsi de mettre en danger cette population civile.</p>
<p>Immédiatement, ce communiqué et l'ONG qui le porte, que l'on peut difficilement soupçonner de complaisance à l'égard des autorités russes <a href="https://www.amnesty.org/fr/location/europe-and-central-asia/russian-federation/">en général</a> et <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/ukraine-les-forces-russes-crimes-de-guerre-commis-dans-la-region-de-kiev">dans le conflit actuel</a>, se sont trouvés au cœur d'une vive polémique aux ramifications tant politiques que juridiques.</p>
<p>Politiquement, l'ONG est accusée par la responsable démissionnaire d'Amnesty en Ukraine de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/ukraine-la-responsable-d-amnesty-demissionne-apres-un-rapport-conteste-06-08-2022-2485589_24.php">servir la «propagande russe»</a> et par le président Zelensky de <a href="https://fr.euronews.com/2022/08/05/volodymyr-zelensky-fustige-le-dernier-rapport-damnesty-international">« tentative d'amnistier un État terroriste»</a>.</p>
<p>Juridiquement, les analyses se sont multipliées pour soutenir, plus ou moins explicitement, que le droit international humanitaire devait être interprété différemment selon qu'il s'applique à un État agresseur ou à un État agressé. Encore récemment, le 21 septembre 2022, dans <a href="https://www.france.tv/france-5/c-ce-soir/c-ce-soir-saison-3/4073953-emission-du-mercredi-21-septembre-2022.html">l'émission «C ce soir» consacrée au conflit</a>, un intervenant qui désignait la Russie et l'Ukraine comme les «belligérants» s'est vu reprocher cette expression tirée du droit international humanitaire (DIH) et prié de désigner ces États comme l'agresseur et l'agressé. Le constat paraît sans appel : la Russie et l'Ukraine ne sont pas sur un pied d'égalité, y compris quand il s'agit de DIH.</p>
<h2>Que dit le droit ?</h2>
<p>Pourtant, ce constat « de bon sens » est erroné en droit international qui, comme l'ont rappelé depuis plusieurs spécialistes comme <a href="https://genevasolutions.news/peace-humanitarian/amnesty-report-on-ukraine-do-rules-of-war-apply-to-everyone">Marco Sassolì</a> ou <a href="https://lerubicon.org/publication/cause-juste-et-respect-du-droit-international-humanitaire-a-propos-du-rapport-damnesty-international-2/">Julia Grignon</a>, différencie d<a href="https://www.icrc.org/fr/document/droit-international-humanitaire-autres-regimes-juridiques">eux corps de règles strictement indépendants</a> : le <em>jus ad bellum</em> (ou droit de recourir à la force), qui distingue effectivement l'État agresseur de l'État agressé, et le <em>jus in bello</em> (ou droit international des conflits armés, ou DIH), qui s'applique à toutes «les parties au conflit armé» ou «belligérants» indifféremment quant à leur qualité d'agressé ou d'agresseur ou à la cause que ces parties défendent.</p>
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<p>Le premier corps de règles, le <em>jus ad bellum</em>, permet d'affirmer quel État utilise la force licitement, c'est-à-dire conformément à la Charte des Nations unies, et lequel viole le droit international et met en danger la paix et la sécurité internationales. En l'occurrence, il est largement admis que la Russie a agressé l'Ukraine, qui utilise la force en légitime défense pour préserver son intégrité territoriale.</p>
<p>Le second corps de règles, le <em>jus in bello</em>, permet de déterminer si les parties au conflit armé respectent les règles minimales d'humanité dans la conduite de leurs hostilités. En la matière, les deux États impliqués dans un conflit peuvent violer le droit, et la gravité ou l'ampleur des violations commises par l'une des parties ne dispense ni n'excuse les violations commises par l'autre. Il n'est plus question de savoir pourquoi les États utilisent la force armée et s'ils en ont le droit, mais comment ils l'utilisent et si la manière de «faire la guerre» est conforme au droit. Russes et Ukrainiens ont donc les mêmes droits et obligations en tant que «belligérants» ou «parties au conflit armé» — c'est ce qu'on désigne comme le «principe d'égalité des belligérants» (pour les conflits armés non internationaux, ce principe <a href="https://international-review.icrc.org/sites/default/files/irrc-882-sassoli-shany-provost_0.pdf">fait cependant débat</a>).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/BShvRfaUHLU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ukraine : Amnesty International dans la tourmente, TV5 Monde, 6 août 2022.</span></figcaption>
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<p>Le lecteur intéressé pourra utilement se reporter aux références susmentionnées pour approfondir l'analyse juridique du communiqué et des règles de DIH qu'Amnesty reproche aux ukrainiens de ne pas respecter. Sera-t-il pour autant convaincu qu'il est primordial d'imposer strictement les mêmes règles aux combattants russes et ukrainiens ? Qu'il est impératif de ne pas faire preuve de plus d'indulgence vis-à-vis des forces ukrainiennes qui défendent leur territoire que vis-à-vis des forces russes qui attaquent un territoire et un peuple étranger ?</p>
<p>Rien n'est moins certain dans ce contexte de polarisation des opinions publiques et, quoi qu'en dise le droit, chacun demeure libre de défendre l'idée qu'il faudrait opérer une différence entre l'État agresseur et l'État agressé. C'est pourquoi il n'est pas suffisant d'affirmer professoralement l'existence de ce principe d'égalité des belligérants. Il faut l'expliquer et tenter de convaincre chacun, quelles que soient ses convictions, que personne n'a intérêt à ce qu'il soit remis en question.</p>
<h2>Le principe d'égalité des belligérants, fruit de plusieurs siècles d'expérience pour limiter les maux de la guerre</h2>
<p>Contrairement aux autres principes du DIH dont on trouve des traces dès l'Antiquité, le principe d'égalité des belligérants est relativement nouveau puisqu'il ne s'est imposé qu'après la Seconde Guerre mondiale et n'a été explicitement inscrit dans une convention, à savoir dans le dernier alinéa du <a href="https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Article.xsp?action=openDocument&documentId=150CF363CA4FF48CC12563BD002C1D89">préambule du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève</a>, qu'en 1977.</p>
<p>Longtemps, le droit international humanitaire a été dominé par ce qu'on désigne comme les <a href="https://www.cairn.info/l-idee-de-guerre-juste--9782130584735-page-17.htm">«théories de la guerre juste»</a>. Sans entrer dans le détail, ces théories successives consistaient à écarter ou moduler les règles applicables dans la conduite des hostilités selon la légitimité de la cause défendue, le respect par l'autre belligérant de ses obligations ou encore la licéité de l'usage de la force. L'idée est simple : pourquoi le combattant qui défend une juste cause ou prend licitement les armes devrait se voir imposer les mêmes obligations que celui qui combat illicitement ou dont la cause est injuste ? Pourquoi ce premier devrait continuer à respecter les règles si le second ne les respecte pas ?</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1556274300897959936"}"></div></p>
<p>Ces interrogations légitimes se sont toutefois confrontées à l'expérience séculaire des guerres et force est de constater que la mise en œuvre de ces théories aboutit systématiquement à ce qu'aucune des parties au conflit ne respecte le DIH, c'est-à-dire à une violence débridée où tous les moyens et méthodes de guerre sont utilisés pour vaincre l'ennemi. Plusieurs éléments, tirés de cette expérience et déjà identifiés en 1624 par <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifique-et-culturelle/cabinet-des-decouvertes/article/a-l-origine-du-droit-international-public">Hugo Grotius dans son <em>De Jure Belli ac Pacis</em></a>, expliquent ce phénomène et peuvent être résumés en une succession de questions.</p>
<p>Quel critère doit-on utiliser pour désigner la partie «vertueuse» ? Est-ce que la légalité est toujours aussi évidente qu'on le souhaiterait ? Est-ce que la légalité du recours à la force l'emporte sur la légalité dans la conduite des hostilités ? Est-ce que la légalité est toujours plus importante que la moralité ?</p>
<p>Ces questions sont plus complexes qu'il n'y parait et ont, par exemple, été au cœur des débats entre les États durant l'adoption, en 1977, des <a href="https://www.icrc.org/fr/document/conventions-geneve-1949-protocoles-additionnels">protocoles additionnels aux Conventions de Genève</a>. D'un côté, la plupart des États occidentaux soutenaient que les «guerres de décolonisation» étaient des conflits internes, sans protection juridique pour les combattants colonisés. De l'autre, les États nouvellement décolonisés, les États du tiers-monde et les mouvements de libération nationale arguaient de la légitimité de leurs luttes et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes pour faire reconnaître ce statut de combattant (qui empêche, notamment, de condamner pénalement le membre d'une partie au conflit qui prend les armes en respectant le DIH) et obtenir des aménagements du droit à l'aune des caractéristiques de leurs combats (notamment des méthodes de guérilla). En 2014 et en 2022, les discours russes et séparatistes se sont <a href="https://www.bfmtv.com/international/annexions-russes-en-ukraine-le-discours-de-vladimir-poutine-en-integralite_VN-202209300430.html">amplement servis</a> de la rhétorique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, de l'agression occidentale et de la légitimité de la lutte anticoloniale. D'aucuns avanceront, à raison selon nous mais certainement pas pour d'autres, qu'il s'agit de propagande ou d'arguments intenables juridiquement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1555154327815192577"}"></div></p>
<p>Ce qui conduit à la seconde interrogation : en admettant que l'on puisse identifier un critère consensuel entre les parties, qui peut départager les prétentions concurrentes de deux belligérants, <em>a fortiori</em> lorsqu'il s'agit de deux États souverains qui ne disposent d'aucune autorité supérieure ?</p>
<p>Certes, les États ont consenti et octroyé un certain nombre de ces compétences aux organes des Nations unies avec l'adoption en 1945 de la Charte des Nations unies. Toutefois, la légitimité et l'impartialité de ces organes est régulièrement débattue et leur activité peut être paralysée quand il est question d'un des cinq États permanents du Conseil de sécurité, ou de leurs alliés, qui disposent d'un droit de veto.</p>
<p>Le blocage au Conseil de sécurité <a href="https://press.un.org/fr/2022/cs14808.doc.htm">empêchant de qualifier l'agression de la Russie contre l'Ukraine</a>, ainsi que l'inefficacité de la <a href="https://news.un.org/fr/story/2022/03/1115472">résolution condamnant l'agression adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies</a> mettent en exergue l'élément crucial : il ne suffit pas de dire le droit, il faut une entité, inexistante à ce jour et sans doute peu souhaitable, qui soit capable de contraindre, au besoin par la force armée, les parties au conflit à accepter ses décisions.</p>
<p>En effet, quand bien même la désignation de l'État «juste» et de l'État «injuste» serait irréfutable, est-il plausible que ce dernier admette ses torts et renonce à la guerre ou qu'il accepte de respecter des obligations juridiques plus contraignantes que son ennemi ? À notre connaissance, cela ne s'est jamais produit. En revanche, ce qui se produit quand les parties au conflit contestent leur égalité juridique est une négation ou une minimisation des protections juridiques accordées aux personnes et biens protégés par le DIH (les personnes et biens civils, les personnes détenues et prisonniers de guerre ou encore l'environnement).</p>
<h2>Les remises en question du principe d'égalité des belligérants : un abandon des principes élémentaires d'humanité dans les conflits armés</h2>
<p>Sans prétendre à l'exhaustivité, plusieurs précédents classiques peuvent être évoqués pour montrer que l'interférence de considérations morales ou de licéité du recours à la force conduit à nier les principes les plus élémentaires d'humanité.</p>
<p>Il a été fait mention des «combattants de la liberté» qui ont eu recours à des pratiques mettant en péril les civils, souvent désignées comme des méthodes de guérilla (se dissimuler au sein de la population civile) ou de terrorisme (prendre pour cible des populations civiles) en les justifiant par la cause supérieure qu'ils défendent. Cette rhétorique est en réalité tout à fait banale dans la plupart des guerres dites asymétriques, opposant une puissance militaire importante à une autre manifestement plus faible et moins expérimentée, assurée de perdre en cas de confrontation ouverte.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-et-destruction-de-lenvironnement-que-peut-le-droit-international-183774">Guerre en Ukraine et destruction de l’environnement : que peut le droit international ?</a>
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<p>Il n'existe pas de systématicité dans la légitimité de ceux qui l'invoquent : il peut s'agir alternativement de forces armées étatiques ou paraétatiques (certains actes commis contre les forces d'occupation en Afghanistan après 2001 ou dans le conflit israélo-palestinien), de mouvements de libération nationale (les actes du FLN algérien) ou encore de groupes djihadistes (par exemple au Mali depuis 2013).</p>
<p>La rhétorique de la cause licite ou juste est également utilisée par des puissances militaires de premier plan. L'exemple le plus évident est celui du camp de Guantanamo créé par les États-Unis pour détenir les «combattants illégaux» c'est-à-dire, d'après les autorités américaines, des individus qui ne bénéficiaient plus d'aucun droit (ni ceux du DIH, ni ceux des droits de l'homme). À Guantanamo, comme dans de nombreuses autres situations, l'invocation de la guerre légitime contre un ennemi «illégal», «barbare» ou «injuste» sert à justifier la torture, le fait de prendre pour cible des populations civiles suspectées de soutenir l'ennemi, et divers autres méthodes et moyens de guerre illicites comme l'usage d'armes interdites.</p>
<h2>Les questions qui comptent</h2>
<p>Finalement, dans le conflit russo-ukrainien comme dans tout conflit, il est fallacieux de se demander si les forces armées ukrainiennes et russes doivent être liées par les mêmes obligations juridiques du DIH. À ce jour, toutes les tentatives pour différencier les parties à un conflit armé devant le DIH ont abouti au même constat de la négation, par les deux parties, des principes élémentaires d'humanité. L'expérience a montré que les seules questions qui comptent <em>in fine</em> sont les suivantes : est-ce que tout doit être permis dans la guerre et est-ce que la fin justifie les moyens ? À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, nos prédécesseurs ont répondu par la négative à ces questions. Ils ont affirmé que lorsqu'une guerre éclate, toutes les parties au conflit armé doivent respecter certaines obligations qui, sans les empêcher de combattre, préservaient <em>a minima</em> l'humanité de tous, combattants et civils, d'un camp et de l'autre.</p>
<p>Les conflits armés mettent sans cesse à l'épreuve ce patrimoine juridique et humaniste, particulièrement face à un ennemi «sans foi ni loi». Sa préservation doit ainsi demeurer une priorité absolue quelles que soient les circonstances. Le conflit russo-ukrainien prendra fin mais d'autres viendront, avec toujours les mêmes prétentions de justice et les mêmes besoins de règles minimales d'humanité.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191792/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Elsa Marie a reçu des financements de l'Université Paris-Nanterre pour effectuer sa thèse. </span></em></p>En août, un communiqué d’Amnesty International a été interprété comme la mise sur le même plan des militaires ukrainiens et des agresseurs russes. Décryptage.Elsa Marie, Doctorante en droit international, Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1921252022-10-10T18:59:32Z2022-10-10T18:59:32ZAnnexions russes en Ukraine : quand la force tord le bras au droit<p>Le 30 septembre, Vladimir Poutine a signé un document <a href="https://information.tv5monde.com/info/direct-ukraine-annexion-par-la-russie-de-quatre-regions-ukrainiennes-un-discours-de-vladimir">annexant quatre provinces ukrainiennes</a> partiellement occupées : Kherson, Zaporijia, Donetsk et Lougansk. Des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/28/les-occidentaux-condamnent-des-parodies-de-referendums-organises-par-moscou_6143513_3210.html">parodies de référendums</a> venaient d’être organisées sous la menace dans les zones de ces régions situées sous le contrôle des forces russes, ainsi que dans les régions de Russie où résideraient des habitants de ces régions les ayant fuies du fait de la guerre.</p>
<p>Selon le Kremlin, au moins 87 % des électeurs de chaque région (avec un score « stalinien » de 99 % à Donetsk) ont voté en faveur du « rattachement ». En réalité, la Russie n’a <a href="https://www.coe.int/fr/web/congress/news-2022/-/asset_publisher/XLGtwSgAs7nz/content/council-of-europe-congress-president-condemns-illegal-annexation-by-the-russian-federation-of-ukrainian-territories?_101_INSTANCE_XLGtwSgAs7nz_languageId=en_GB">aucun droit sur ces territoires</a>. Les revendications sur la Crimée, la péninsule stratégique qu’elle occupe depuis 2014, sont <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-26481423">également injustifiées</a>.</p>
<p>Dans son <a href="https://www.courrier-picard.fr/id346817/article/2022-09-30/ukraine-ce-quil-faut-retenir-du-discours-de-poutine-sur-lannexion">discours de célébration</a>, Poutine n’a pas utilisé le mot « annexer » mais a insisté sur le fait que les habitants de ces quatre régions (environ 17 % de l’Ukraine) seraient « nos citoyens pour toujours ».</p>
<p>Qu’est-ce que l’annexion, au regard du droit international ? Et pourquoi est-il important d’utiliser ce terme pour désigner ce qui vient de se produire dans l’Est de l’Ukraine ? Un détour par l’Histoire nous permet d’y voir plus clair.</p>
<h2>Annexions par traité, par référendum démocratique…</h2>
<p><a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2015/534995/EXPO_STU(2015)534995_FR.pdf">En droit international</a>, l’annexion est un acte en vertu duquel tout ou partie du territoire d’un État passe, avec sa population et les biens qui s’y trouvent, sous la souveraineté d’un autre État.</p>
<p>Cela se fait par le moyen d’un traité de paix ou par référendum. Dans le premier cas, on peut citer l’Alsace-Lorraine, restituée par l’Allemagne à la France par le <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/versailles_1919.htm">traité de Versailles</a> en 1919. Dans le second cas, on peut mentionner Terre-Neuve (ancienne colonie puis ancien dominion britannique), cédée au Canada suite à un <a href="https://www.heritage.nf.ca/articles/en-francais/politics/confederation-terra-neuve-canada.php">référendum en 1948</a> qui décida du rattachement à la confédération canadienne (dixième province) en 1949.</p>
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<p>Mais l’annexion peut aussi se faire par la force, généralement dans le contexte d’une occupation militaire. La fusion est unilatérale. Le contrôle territorial est déclaré par la puissance occupante. L’autre partie est incapable de reprendre le contrôle (en tout cas sur le moment) du territoire occupé. L’annexion par la force est proscrite par la Charte de l’ONU. En effet, en vertu de <a href="https://legal.un.org/repertory/art2/french/rep_supp5_vol1_art2_4.pdf">l’article 2 §4 de la Charte</a>, les États s’abstiennent « dans leurs relations internationales de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de tout autre manière incompatible avec les buts des Nations unies ».</p>
<h2>… et annexions par la force</h2>
<p>On relèvera que l’Assemblée générale de l’ONU n’a <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/russie/l-onu-exhorte-la-russie-a-mettre-fin-a-son-occupation-temporaire-de-la-crimee-7076778">jamais reconnu</a> les revendications de la Russie sur la Crimée, qu’elle a annexée en 2014. Le président américain Joe Biden a déclaré que son pays <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-63084286">ne reconnaîtrait « jamais, jamais » cette annexion</a>.</p>
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<p>L’argumentation employée par le Kremlin pour justifier la prise de la Crimée, employée de nouveau pour justifier l’annexion des quatre oblasts qui viennent d’être « rattachées », reposait sur le prétexte de « protéger les populations russes » ou russophones y résidant, et qui auraient été en danger si la péninsule avait continué à appartenir à une Ukraine supposément déterminée à s’en prendre à ces populations après le renversement de Viktor Ianoukovitch en février 2014.</p>
<p>Or l’acceptation généralisée de ce principe etho-national ailleurs en Europe entraînerait des effusions de sang et des déplacements massifs de populations. Comme l’a souligné <a href="https://ecfr.eu/event/annual-council-meeting-2022/a-free-and-democratic-europe/">l’ancien premier ministre suédois Carl Bildt</a>, « les frontières de l’Europe ont été tracées dans le sang, et les modifier fera couler à nouveau le sang ». On sait combien la division de Chypre, dont le <a href="https://theconversation.com/chypre-nord-au-coeur-des-preoccupations-turques-150862">Nord est protégé (pas formellement annexé) par la Turquie</a>, est source de tensions entre l’UE et la Turquie.</p>
<p>La question des frontières de la Bosnie-Herzégovine revient régulièrement dans l’actualité parce que cet État, en vertu des accords de Dayton de 1995, a conservé les frontières datant de l’ancienne république yougoslave. Or la <a href="https://atalayar.com/fr/content/les-tensions-ethniques-et-un-changement-du-systeme-electoral-marquent-les-elections-en">Bosnie-Herzégovine est tiraillée</a> par des tensions ethniques entre les trois communautés qui la constituent et il existe des plans visant à absorber les territoires des Serbes de Bosnie au sein de la Serbie, et le rattachement des Croates de Bosnie à la Croatie. C’est un sujet éminemment sensible.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/balkans-le-dangereux-projet-de-redecoupage-des-frontieres-160487">Balkans : le dangereux projet de redécoupage des frontières</a>
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<p>Les origines de l’opprobre contemporain contre l’annexion remontent aux années 1930. L’avancée d’Adolf Hitler en Rhénanie, suivie de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne (<a href="https://www.herodote.net/12_mars_1938-evenement-19380312.php">Anschluss</a>) et du démembrement de la Tchécoslovaquie, ont été acceptées par la France et le Royaume-Uni à l’occasion des tristement célèbres <a href="https://mjp.univ-perp.fr/traites/1938munich.htm">Accords de Munich</a>. Les générations de politiciens de l’après-guerre en ont tiré une leçon : autoriser des occupations territoriales par la force est profondément dangereux et finit par entraîner la guerre.</p>
<p>Depuis 1945, peu de dirigeants ont conquis et annexé des pays entiers : <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/et-saddam-hussein-envahit-le-koweit-9292957">l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990</a> fut une rare exception, rapidement écrasée par la coalition menée par les États-Unis. Et elle fut condamnée par la <a href="http://operation-daguet.fr/wp-content/uploads/2016/02/R%C3%A9solution-662.pdf">résolution 662 du Conseil de sécurité</a>, qui énonçait que l’annexion du Koweït par l’Irak n’avait aucun fondement juridique et était nulle et non avenue.</p>
<p>De même, <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2011-2-page-43.htm">l’annexion du Sahara occidental par le Maroc en 1979</a> et <a href="https://digitallibrary.un.org/record/28488?ln=fr">celle des hauteurs du Golan syrien par Israël en 1981</a> ne sont toujours pas reconnues et sont considérées comme des occupations illégales (le territoire du Sahara occidental a été qualifié par l’ONU de territoire sans administration, en attendant l’organisation d’un référendum d’auto-détermination). </p>
<p>On peut également citer <a href="https://www.aa.com.tr/fr/politique/mae-de-l-iran-les-trois-%C3%AEles-font-partie-int%C3%A9grante-du-territoire-iranien/62201">l’annexion (par la force) par l’Iran des îles Tumb et Abou Moussa</a> en novembre 1971. Situées à proximité du détroit d’Ormuz, elles ont été revendiquées (pour des motifs historiques) par l’Iran lors du retrait britannique du Golfe. Jusqu’à ce jour, elles font l’objet d’un différend entre l’Iran et les Émirats arabes unis car elles étaient habitées par des populations arabes originaires des Émirats.</p>
<h2>Quand les frontières changent</h2>
<p>Toutefois, certaines annexions ne sont plus contestées. C’est le cas, par exemple, de <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/726">celle de la Cisjordanie par la Jordanie en 1950</a>.</p>
<p>Les annexions sont légalisées lorsqu’elles sont approuvées par un pourcentage représentatif de la communauté internationale ou par des organisations internationales telles que les Nations unies. Ainsi, quand l’Inde a justifié son <a href="https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2008-1-page-53.htm">annexion de Goa en 1961</a> au nom de la récupération d’un territoire lui appartenant de droit et relevant jusqu’alors de la domination coloniale portugaise, les Nations unies ont presque immédiatement reconnu ses revendications.</p>
<p>La question de l’annexion est étroitement liée à celle de la délimitation des frontières. Les frontières ont changé au cours de l’Histoire et il y aura toujours des groupes qui se sentiront piégés dans le « mauvais » pays pour des raisons ethniques ou religieuses. La meilleure façon de faire face à de tels dilemmes est de conclure des accords solides sur les droits des minorités ou des accords de double citoyenneté. Mais il n’est pas intrinsèquement illégitime de plaider pour un changement de frontières. L’essentiel est que ce changement se fasse par la négociation – c’est par exemple ce que le Japon réclame depuis des décennies concernant les îles Kouriles, prises par l’Union soviétique en 1945 et conservées par la Russie après le démantèlement de l’URSS.</p>
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<p>Ces dernières années, lorsque des frontières internationales ont été modifiées, ce fut presque toujours parce qu’un nouveau pays a mené avec succès une lutte pour l’indépendance, souvent après une histoire d’oppression. Mais permettre à une nouvelle nation comme le <a href="https://theconversation.com/timor-oriental-une-democratie-tenace-20-ans-apres-lindependance-182729">Timor oriental</a> ou le <a href="https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2011-3-page-11.htm">Sud-Soudan</a> de se libérer, généralement par le biais d’un référendum d’indépendance négocié et reconnu par la communauté internationale, est très différent de permettre à une nation existante de s’emparer par la force d’une partie du territoire d’un voisin.</p>
<h2>Les limites de la force… et celles du droit</h2>
<p>Le rejet de l’annexion par la force a été rigoureusement appliqué au cours des dernières décennies du XX<sup>e</sup> siècle… quand la partie annexante était militairement inférieure aux protecteurs de la partie annexée. Le Royaume-Uni a livré une véritable guerre à l’Argentine au sujet des îles Malouines en 1982, et les États-Unis ont réuni une coalition internationale en 1991 pour repousser l’Irak après son invasion du Koweït. On se rappellera que l’OTAN est intervenue en faveur du Kosovo au printemps 1999, obligeant la Serbie à se retirer de ce territoire (où elle avait commis des exactions) et le Kosovo se proclama unilatéralement indépendant en 2008. Une indépendance qui n’est toujours pas reconnue par l’ONU et qui démontre que venir au secours d’un territoire injustement annexé ne débouche pas nécessairement sur une situation stable et permanente.</p>
<p>L’année de la première guerre en Irak a également été celle de l’éclatement de l’Union soviétique, qui a conduit à la création de 15 États souverains. Il faut mettre au crédit de la Russie que la dissolution de l’URSS en 1991 s’est faite en grande partie pacifiquement et par accord international. La décision de Moscou d’annexer la Crimée, 23 ans plus tard, représente un retour à l’agression unilatérale, que confirme maintenant celle des provinces orientales de l’Ukraine. Elle doit rester un exemple isolé, plutôt que le signe avant-coureur d’une nouvelle ère. Mais il ne faut pas se méprendre sur l’applicabilité du droit. Il peut difficilement réguler un différend de nature politique ou stratégique. L’annexion devient, dans le cas de l’Ukraine, l’enjeu d’un rapport de force et nul ne sait comment cela finira. La leçon est claire pour les Européens : une diplomatie active ne saurait se contenter du droit ni se passer de la puissance.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192125/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Raoul Delcorde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les annexions que la Russie vient d’annoncer, totalement contraires au droit international, invitent à certains rappels historiques.Raoul Delcorde, Ambassadeur honoraire de Belgique, Professeur invité UCLouvain, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1871902022-07-26T21:19:43Z2022-07-26T21:19:43ZQue dit le droit international sur le droit des femmes à l’interruption de grossesse ?<p>La récente remise en cause de la protection constitutionnelle des droits des femmes d’interrompre leurs grossesses aux États-Unis dans l’arrêt <a href="https://www.supremecourt.gov/opinions/21pdf/19-1392_6j37.pdf">Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022)</a> confirme la fragilité de tout droit même dit fondamental.</p>
<p>Selon la majorité des juges conservateurs et pour la Cour ayant rendu cette décision, « l’avortement est une « profonde » question morale. La Constitution n’interdit pas à chaque État de réglementer ou d’interdire l’avortement aux citoyens (sic). La Cour Suprême dans ses arrêts « Roe vs Wade » (1973) et « Planned Parenthood contre Casey » (1992), s’est arrogée cette autorité. Elle annule ces décisions et rend ce pouvoir au peuple et à ses représentants élus ».</p>
<p>Or, l’interruption de grossesse, et non l’avortement, ne relève pas d’une question de morale théorique ou spéculative seule, elle rélève de questions éthiques et politiques concrètes concernant l’espace de liberté laissé au soin et aux droits des femmes comme l’a souligné <a href="https://www.bnds.fr/edition-numerique/collection/vrh/la-femme-et-la-grossesse-trente-ans-apres-la-loi-de-1975-9772105224414_00021.html">Simone Veil</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fin-du-droit-a-lavortement-aux-etats-unis-moins-de-democratie-plus-de-religion-184914">Fin du droit à l’avortement aux États-Unis : moins de démocratie, plus de religion</a>
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<p>La stratégie d’instrumentalisation du droit constitutionnel par les plus réactionnaires des juges conservateurs américains s’exprime aussi à l’échelon international dans la <a href="http://docplayer.fr/201657156-Assemblee-generale-nations-unies-a-75-626.html">Déclaration de consensus sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille</a>. Ce texte de 2020 est issu d’une coalition de ministres, hautes représentantes et hauts représentants de gouvernements, d’États coauteurs, tels les États-Unis, l’Ouganda, l’Indonésie, l’Égypte, la Hongrie et le Brésil ; et, « d’États signataires », tels, notamment, le Bélarus, les Congo, Djibouti, l’Irak, le Koweït, la Libye, les Soudan, l’Arabie saoudite, la Pologne, les Émirats arabes unis. Elle fut écrite « en marge de l’Assemblée mondiale de la santé » alors même que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) reconnait l’interruption de grossesse comme une <a href="https://www.who.int/publications/i/item/9789240039483.">prestation de santé essentielle</a>.</p>
<p>Si cette déclaration est dénuée de toute valeur juridique, elle constitue un outil de propagande qu’il convient d’analyser à l’aune des instruments et instances des droits internationaux et régionaux des droits de l’Homme.</p>
<h2>Un excès de religiosité concernant le droit à la vie</h2>
<p>Premier élément de cette doctrine : un excès de religiosité concernant le « droit à la vie dès la conception ». Pour les signataires de la déclaration sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille, il faut « protéger la vie à tous les stades ». Or, cette « déclaration de consensus » touche ici une question qui ne peut relever d’aucun consensus.</p>
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<p>En effet, il est tout simplement impossible de définir le début et la fin la vie humaine en droit. Le droit international ne saurait pour des raisons symboliques et scientifiques dire ce qu’est la vie. Les critères de qualification du respect de l’être humain dès le commencement de la vie, de sa vie, ou les critères que le droit enregistre concernant l’appréhension de ce qu’est la vie, intéressent moins la substance qui s’attache à une lecture biologique ou du vivant (celle d’une nature), qu’aux relations tangibles ou probables du sujet corporel avec le monde humain et les relations juridiques qui l’entoure. Celles-ci s’attachent à une lecture éthique, anthropologique, politique et culturelle (celle du sens). Les régimes juridiques de <a href="https://www.jstor.org/stable/24273993">l’embryon</a> par la complexité et la pluralité des intérêts à protéger sont complexes et toute simplification en termes d’ontologie ou d’essence juridique universelle est une faute, un leurre et une erreur.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lembryon-humain-est-il-une-personne-123113">L’embryon humain est-il une personne ?</a>
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<p>Le droit international et les travaux des organisations internationales dénient toute valeur aux thèses de la coalition des représentants d’États qui ont signé la déclaration de consensus pour qui la famille et la vie s’attachent à une religiosité et à un ordre moral. En effet toute justification par la tradition, la coutume ou l’idéologie de l’existence de peines ou traitement inhumain ou dégradant dans les pratiques sociales est par essence discriminatoire et contraire aux droits internationaux des droits de l’Homme et des droits des femmes.</p>
<p>Il suffit de lire les distinctions présentes au cœur même des textes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (« Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Toute personne a droit à la vie »).</p>
<p>La Cour européenne des droits de l’Homme l’énonce sans ambiguïté dans une affaire relative à une interruption de grossesse qui était la conséquence d’une erreur médicale ne pouvant être qualifiée d’homicide involontaire : « Il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer dans ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes autres ».</p>
<p>Si « l’excès de religiosité » du « droit à la vie dès la conception » ne peut aucunement être de l’ordre du consensus, le Comité des droits de l’Homme dans son <a href="https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/HRBodies/CCPR/GCArticle6/GCArticle6_FR.pdf">observation générale n°36</a> reconnaît que les États peuvent réglementer l’interruption de grossesse. Il les invite à cependant à ce que de telles dispositions légales ne puissent aboutir à une violation du droit à la vie… de la femme enceinte. Le <a href="https://www2.ohchr.org/english/law/docs/CEDAW-C-50-D-22-2009_fr.pdf">Comité de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes</a> considère qu’une décision de retarder une opération à cause de la grossesse est discriminatoire car elle est influencée par le préjugé qui veut que le fœtus soit plus important que la santé de la mère dans le cas d’une interruption thérapeutique.</p>
<h2>Un excès de religiosité concernant la famille</h2>
<p>Le second élément de la doctrine des signataires de la Déclaration sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille est leur excès de religiosité concernant la famille considérée comme institution. En son sein, « la Femme » n’est reconnue socialement qu’en sa « qualité » de mère et d’épouse. Il faut favoriser « le rôle de la famille en tant que fondation de la société et source de santé, de soutien et de soins ». Il faut « défendre la famille en tant que fondement de toute société saine » ; « s’il faut améliorer et garantir l’accès aux avancées en matière de santé sexuelle et procréative, c’est sans y inclure l’avortement » disent-ils.</p>
<p>L’on connaît ici le rôle du droit de la famille et, parfois, des statuts personnels au regard de la condition sociale et des droits civils des femmes. En matière d’interruption de grossesse, les juridictions régionales des droits de l’Homme admettent une tout autre conception des droits des femmes en leurs corps et de la santé génésique de celles-ci. L’aliénation des femmes en leurs corps notamment au regard de toute idée de puissance maritale ou familiale y est contestée.</p>
<p>Dès 1961, la <a href="https://www.familyandlaw.eu/tijdschrift/fenr/2021/02/FENR-D-20-00005">Commission des droits de l’Homme</a> a rejeté des <em>actio populis</em> d’hommes qui n’avaient pas le statut de victime au regard du droit processuel et qui alléguaient que l’autorisation de l’avortement violait le droit à avoir une descendance. Pour la <a href="https://juricaf.org/arret/CONSEILDELEUROPE-COUREUROPEENNEDESDROITSDELHOMME-19800513-841678">Commission des droits de l’Homme</a>, le droit de l’époux et du père potentiel au respect de sa vie privée et familiale ne peut être interprété aussi largement jusqu’à englober le droit d’être consulté ou celui de saisir un tribunal pour s’opposer à la volonté de « sa » femme de recourir à une interruption de grossesse. Ainsi, « toute interprétation du droit du père potentiel […] lorsqu’il s’agit d’un avortement que la mère se propose de faire pratiquer sur elle, doit avant tout tenir compte des droits de la mère, puisque c’est elle qui est essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption pour sauvegarder sa santé ». Plus largement, le rôle des autorités religieuses, répressives, civiles ou médicales, pour contrôler la légalité ou la licéité de la demande d’une femme d’interrompre sa grossesse, quel que soient leurs modalités est discuté au sein des droits internationaux des droits de l’homme. Cela est d’autant plus vrai quand l’interruption a un motif d’état de santé ou que la vie de la mère est en danger ou en péril.</p>
<h2>Consacrer l’interruption de grossesse dans le droit international</h2>
<p>Pour l’heure il n’existe pas de droit international conventionnel à l’interruption de grossesse, à l’exception notable du protocole à la <a href="https://www.achpr.org/fr_legalinstruments/detail?id=13">Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatifs aux Droits des Femmes en Afrique</a>. Le droit international des droits de l’homme et les organisations internationales s’en saisissent d’une manière oblique par référence à l’ensemble des autres droits considérés comme étant « fondamentaux » (droit à la vie, traitements inhumains ou dégradants, droit à la vie privée ou familiale…). Les droits internationaux de l’Homme se conçoivent selon René Cassin (prix Nobel de la paix – représentant de la France au sein Commission des droits de l’homme lors de l’écriture de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) comme étant un « idéalisme pratique » et s’attachent à toute une (géo) politique dont les destinataires sont « chaque » et « toute » personne, « chaque » et « toute » femme.</p>
<p>En réponse à l’arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022), le <a href="https://www.ohchr.org/en/statements/2022/07/access-safe-and-legal-abortion-urgent-call-united-states-adhere-womens-rights">Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes</a> souligne que « l’accès aux soins d’interruption de grossesse sûrs et légaux et à des soins post-interruption de qualité, en particulier dans les cas de complications résultant d’avortements dangereux, contribue à réduire les taux de mortalité maternelle, à prévenir les grossesses adolescentes et non désirées et à garantir le droit des femmes à décider librement de leur corps ». Les attaques concernant l’interruption de grossesse invitent à ce que soient consacrés des droits sexuels et génésiques comme étant des droits internationaux de l’Homme. La France pourrait s’honorer de prendre l’initiative en invitant à ce qu’un processus conventionnel concernant ceux-ci soit engagé. De même, la République et la Francophonie s’honoreraient en instituant un observatoire des droits des femmes en francophonie et un institut francophone pour les droits des femmes. Il conviendrait que la France avec les USA et le Canada, notamment, puisse répondre à la déclaration de consensus sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille par une déclaration des droits des femmes à l’interruption de grossesse.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187190/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eric Martinent ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour l’heure, le droit international se saisit de l’interruption de grossesse de manière oblique, par référence à l’ensemble des autres droits considérés comme étant « fondamentaux ».Eric Martinent, Maître de conférences associé - Institut international pour la francophonie - université Jean Moulin Lyon 3, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.