tag:theconversation.com,2011:/us/topics/redistribution-63773/articlesredistribution – The Conversation2023-06-22T18:54:57Ztag:theconversation.com,2011:article/2063312023-06-22T18:54:57Z2023-06-22T18:54:57ZL’économie, détachée de toute morale ? Une histoire de la boîte d’Edgeworth<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/530583/original/file-20230607-17-2csxea.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C4031%2C3011&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Modèle enseigné dans les premiers semestres d'un cursus en économie, la boîte d'Edgeworth est, derrière son apparente pureté théorique, née chargée des préjugés de son créateur. </span> <span class="attribution"><span class="source">TCF</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Quiconque entreprend d’étudier la morale du dehors et comme une réalité extérieure, paraît à ces délicats dénué de sens moral, comme le vivisectionniste semble au vulgaire dénué de la sensibilité commune. »</p>
</blockquote>
<p>Voilà ce qu’écrivait en 1895 Émile Durkheim dans <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1055050.r=.langFR.textePage"><em>Les règles de la méthode sociologique</em></a>, un des ouvrages fondateurs de la sociologie. À vouloir mettre à distance toute considération morale pour produire un texte scientifique ayant pour objet justement la morale, on peut passer pour un monstre indifférent, comme le vivisectionniste qui, prétenduement insensible, ouvre des corps vivants pour les étudier. L’exercice n’en serait pas moins nécessaire.</p>
<p>Toute science est-elle néanmoins déchargée de préjugés, reste-t-elle imperméable à tous les stéréotypes qui caractérisent une société ? Notre <a href="https://read.dukeupress.edu/hope/article-abstract/52/4/709/165506/The-Temperature-of-the-BrainEdgeworth-s">recherche</a> récente autour de la boîte d’Edgeworth en montre bien la difficulté. Ce <a href="https://theconversation.com/topics/histoire-des-idees-63303">cadre fondateur</a> pour la science économique est, derrière son apparence de neutralité, empli des <a href="https://theconversation.com/topics/stereotypes-24543">considérations sociales</a> de son auteur. Il l’a néanmoins également aussi conduit à s’en distancier, suggérant toute l’ambiguïté des rapports entre <a href="https://theconversation.com/topics/economie-23177">économie</a> et morale.</p>
<p>La boîte d’Edgeworth est un modèle théorique relativement basique. Les étudiants le rencontrent bien vite lorsqu’ils s’engagent dans un cursus en économie. On y représente deux biens, répartis entre deux individus. Selon l’importance (l’« utilité », disent les économistes) que chacun accordera à ces biens, ils seront tentés de s’en échanger, pour une issue mutuellement avantageuse. En faisant évoluer les dotations initiales, chacun peut y gagner. Les individus négocient, et troquent des biens : bref c’est ainsi que l’on explique l’échange et la mise en place d’un marché. C’est aussi un cadre théorique pour les économistes afin de réfléchir sur les problématiques de <a href="https://theconversation.com/topics/redistribution-63773">répartition</a>, ce qu’Edgeworth abordait sous un angle bien particulier.</p>
<h2>Un cadre théorique, un message politique</h2>
<p>Les manuels aiment nous présenter le modèle en nous racontant des histoires avec Paul et Pierre échangeant des pommes et des poires. Francis Ysidro Edgeworth, économiste et avocat né en février 1845 dans une famille aisée irlandaise, fit des choix bien plus engagés dans ses travaux fondateurs de 1881. Paul et Pierre s’appellent, chez lui Robinson et Vendredi, renvoyant au roman de Daniel Defoe publiée en 1719, un classique de la littérature reconnu par des philosophes tel que Jean Jacques Rousseau, comme un livre d’éducation.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=730&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=730&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=730&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=917&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=917&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/530577/original/file-20230607-17-8s1ogh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=917&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Francis Ysidro Edgeworth (1845-1926).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Ysidro_Edgeworth#/media/Fichier:Edgeworth.jpeg">Wikimedia</a></span>
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<p>Reste que Robinson est un homme blanc, anglais et Vendredi est quant à lui un noir. 16 ans après la fin de la guerre de Sécession qui abolit l’esclavage aux États-Unis, Edgeworth envoie en fait un message politique. Il vient de créer le stéréotype de l’échange entre égaux où chacun ne donne qu’en fonction de son envie d’échanger et jouit des mêmes droits que l’autre, entre un blanc, un anglais de surcroît, et un noir.</p>
<p>L’auteur donne en fait un aperçu de ce qu’il pense plus largement sa société. Vendredi et Robinson n’échangent pas « des pommes et des poires » comme dans les manuels : Vendredi échange son travail contre de l’argent. Cela devait paraître évident à Edgeworth : le riche anglais se paie les services qu’il ne souhaite pas effectuer lui-même. Mais cela traduit aussi un aspect implicite de cet échange « consensuel » : il existe dans le monde des riches et des pauvres, et certains peuvent se payer les services des autres. Vendredi pourrait bien refuser de travailler, pour un trop bas salaire : mais il n’a pas d’argent, et il ne peut certainement pas se permettre de payer Robinson pour quoi que ce soit.</p>
<h2>Une société d’inégaux à défendre</h2>
<p>S’il n’a pas d’argent, ce n’est pas un hasard selon Edgeworth. Dans son travail, il décrit les individus tour à tour comme « des machines à plaisir », des « moteurs » d’une certaine efficience. Leur satisfaction dépend des ressources qu’on leur donne et du « carburant » qui les motive à agir, mais certains s’en servent mieux que d’autres, ou produisent de biens meilleurs choses avec une quantité donnée de carburant. Si les hommes ne sont pas tous pareils, s’ils contribuent différemment à la société, il serait alors avisé de distribuer les ressources de manière inégale.</p>
<p>Il faut donc distinguer les individus par rapport à leur efficience : Edgeworth affirme à ce titre que les femmes seraient « des moindres hommes », leurs passions venant « comme de l’eau dans du vin » comparés à celles de leurs homologues masculins. Rendre les femmes riches, ce serait donc gâcher des ressources. Moins intelligentes, elles seraient aussi moins capables d’endurer la fatigue physique. Edgeworth estime que cela plaide pour une plus grande charge de travail aux hommes.</p>
<p>Des raisonnements semblables s’appliquent « aux hommes des classes basses » dont la sophistication et le talent inférieurs justifieraient une plus lourde charge de travail qu’à ceux des classes « hautes ». Bref, la discrimination existant dans la société de son temps trouve chez Edgeworth une justification et une raison d’être économique, et Edgeworth exprime dans sa représentation de l’échange une palette de stéréotypes caractéristiques de la société de son temps.</p>
<h2>Edgeworth, un scientifique donc ?</h2>
<p>Comment toutefois mesurer ces différences de genre et de classe au-delà de tout doute ? Comment savoir avec une précision digne d’un scientifique combien devrait recevoir chaque individu dans une société idéale ? Quel est le niveau de sophistication de chacun, quel est la distribution de richesse qui correspond mieux aux talents, et donc, pour le dire avec les mots d’Edgeworth, qui donnerait à chaque moteur humain la juste quantité de carburant ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=931&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=931&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=931&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1170&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1170&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/530587/original/file-20230607-19-4zocxe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1170&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Pour penser sa boîte, Francis Edgeworth est parti des personnages de Robinson et Vendredi, représenté ici au XIXᵉ siècle par l’illustrateur allemand Carl Offterdinger.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Carl Offterdinger via Wikimedia</span></span>
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<p>Le jeune Edgeworth nourrit un rêve : celui d’un thermomètre à passions qu’il appelle <a href="https://read.dukeupress.edu/hope/article-abstract/52/4/709/165506/The-Temperature-of-the-BrainEdgeworth-s">« hédonimètre »</a>, capable de dévoiler la capacité que chacun de nous aurait d’éprouver du plaisir et de la peine. Cet instrument permettrait de distribuer richesse et bonheur suivant un critère de justice « scientifique ». Edgeworth, s’aperçoit rapidement que la difficulté n’est pas qu’un obstacle technique. L’idée même de mesurer le plaisir s’avère fondée sur des sables mouvants. Peut-être même que, faute d’un hédonimètre, « tout homme et toute femme doit compter comme un » avoue-t-il.</p>
<p>Prudence donc : l’intuition du jeune Edgeworth suggère que les femmes sont « des moindres hommes », mais la science reste muette, « faute d’un hédonimètre ». Il saura même faire preuve d’une certaine cohérence : alors même que son intuition, qui lui paraissait pourtant évidente, ne trouve pas confirmation, Edgeworth <a href="https://read.dukeupress.edu/hope/article-abstract/53/5/799/174112/Sentiment-and-PrejudiceFrancis-Ysidro-Edgeworth-on">s’approchera discrètement</a>, timidement (très timidement), des mouvements féministes qui marqueront son époque.</p>
<h2>La science pour y voir plus clair</h2>
<p>Quelle leçon tirer de cette histoire ? Quel rôle joue la science par rapport aux valeurs ? Nous permet-t-elle de nous détacher des basses querelles politiques et d’atteindre cette célébrée « neutralité » chère aux philosophes ?</p>
<p>Pas tellement, on dirait. Les valeurs, les engagements politiques, même une certaine militance, se retrouvent partout dans l’œuvre d’Edgeworth. Il réfléchit de toute évidence à partir d’un point de vue, certes éloigné et différent du nôtre, qui est le reflet des arrière-pensées, des préjugés et des stéréotypes de son temps. C’est évident, et c’est aussi inévitable : il n’existe pour nous que notre propre temps à partir duquel voir et penser le monde.</p>
<p>Il s’évertue en revanche à un exercice mental bien particulier : énoncer tout ce qu’il faudrait dans l’idéal pour marquer du label de la certitude ses convictions morales et politiques. Il est peut-être évident pour lui que « les femmes sont aux hommes comme l’eau au vin », mais pour le prouver, il faudrait un instrument dont il ne dispose pas. Réfléchir à un tel instrument, à ses limites, sa faisabilité, à ce qu’il raconterait de la nature humaine, c’est le travail du scientifique ; c’est aussi mener une réflexion en parallèle sur la société et le politique.</p>
<p>À chaque fois que la faisabilité de la mesure s’écarte, Edgeworth se voit contraint de douter un peu plus de ses croyances. Si la science est donc imbibée de valeurs, que ce soit dans sa démarche, dans son point de départ, dans la structure de raisonnement ou dans les questions qu’elle pose, elle semblerait pour le moins un exercice cognitif qui par sa recherche de rigueur et son exercice du doute contribue à produire une réflexion, permettant aussi d’y voir plus clair. Éventuellement même d’y voir plus clair sur les valeurs morales et politiques qui l’embuent.</p>
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<p><em>Cet article a été co-écrit par Lina Bakri, étudiante en économie à l’université Paris 8.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206331/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Michael Mueller ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les rapports semblent ambigus entre économie et morale. Le modèle fondateur de la boîte d’Edgeworth est par exemple tout autant chargé de préjugés qu’il a permis à son auteur de s’en libérer.Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l'Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1996412023-03-07T18:20:23Z2023-03-07T18:20:23ZQuelle place pour la sociologie face aux défis écologiques ?<p>Dans les débats sur les enjeux écologiques de l’heure, les sociologues sont pour le moins discrets ; quand ils sortent de leur réserve, ils s’évertuent le plus souvent à analyser les inégalités <a href="https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/11/16/la-double-peine-ecologique-pour-les-classes-populaires_6150107_1650684.html">liées aux modes de vie</a>, tantôt en soulignant le décalage entre l’adhésion des classes aisées aux idées écologistes et la réalité de leurs pratiques, en matière d’<a href="https://theconversation.com/lempreinte-carbone-un-indicateur-a-utiliser-avec-discernement-180654">empreinte carbone</a> notamment, tantôt en examinant les conditions de possibilité d’une écologie « populaire ».</p>
<p>Cette relative pusillanimité peut se comprendre à la lumière de ce que l’on appelle communément la tradition sociologique. Lorsque la discipline s’institutionnalise au XIX<sup>e</sup> siècle, les sociologues sont surtout préoccupés par l’effritement de l’ordre social qui sous-tendait les sociétés d’Ancien Régime et lui cherchent un substitut ne relevant ni de l’utilitarisme ou de l’intérêt individuel que promeuvent les économistes, ni d’un quelconque ordre des choses, naturel ou divin, duquel, justement, les sociétés modernes se sont extirpées.</p>
<p>En soulignant en particulier la force des facteurs d’intégration sociale, tels que la division du travail, ils contribuent alors à théoriser les liens d’interdépendance et la solidarité qui existent entre les membres d’une société.</p>
<h2>Un monde sans fin, vraiment ?</h2>
<p>Mais ce faisant, les sociologues vont œuvrer, <em>volens nolens</em>, en faveur du progrès – social, économique, technique, etc. – qui constitue l’essence même des sociétés modernes. Et s’ils en sont des interprètes exigeants et critiques, en plaidant pour une plus forte redistribution des fruits de la <a href="https://theconversation.com/la-deconsommation-est-elle-un-luxe-139571">croissance</a> ou une plus grande fluidité sociale, les sociologues se montrent finalement assez insensibles aux dégâts que peut engendrer cette dynamique du progrès tous azimuts.</p>
<p>À telle enseigne que c’est seulement quand cette dynamique commence à se gripper, dans les années 1970, que <a href="https://www.jstor.org/stable/27702311">certains sociologues</a>, aux États-Unis, dénoncent les lacunes ou les points aveugles de la plupart des théories : <em>quid</em>, en effet, du reste du vivant et des limites qu’il impose à la modernisation des sociétés ? Peut-on raisonnablement considérer que nous habitons « un monde sans fin » doté de ressources inépuisables ? Aussi cruciales soient-elles, de telles questions ont, de fait, été négligées par la théorie sociologique <em>mainstream</em>, focalisée qu’elle était sur l’émancipation des individus et leur arrachement aux contraintes du milieu.</p>
<p>Sauf que, quarante ans après la publication de ces articles pionniers, la sociologie demeure encore à la traîne et peine à se saisir des enjeux écologiques de l’<a href="https://theconversation.com/anthropocene-lhumanite-merite-t-elle-une-epoque-a-son-nom-123030">anthropocène</a> – et ce, alors même que d’autres chercheurs venus de l’histoire, de la philosophie ou de l’anthropologie, sont notoirement plus présents dans le débat social.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<h2>Une autre voie pour la sociologie</h2>
<p>Faut-il s’y résoudre et accepter que de tels enjeux restent, pour l’essentiel, dans l’angle mort des recherches sociologiques ?</p>
<p>La sociologie peut-elle se contenter de défendre sans relâche les groupes sociaux dominés – ce qui fait assurément sa noblesse – au risque, toutefois, d’occulter à bien des égards les conséquences de nos pratiques sociales sur les milieux qui nous abritent ?</p>
<p>Ou doit-elle se borner modestement à décrire l’adaptation aux changements qui travaillent nos sociétés en raison, par exemple, de l’altération des biotopes ou des variations climatiques ?</p>
<p>Nous faisons le pari qu’une autre voie est carrossable, en parallèle de celles-ci. Il ne s’agit pas, ce faisant, de ripoliner la sociologie en la verdissant, pour ainsi dire, mais plutôt de lui assigner un nouveau cap. Trois exigences sous-tendent cette entreprise : elles dessinent le <a href="https://www.editions-eres.com/ouvrage/4957/pour-une-sociologie-enfin-ecologique">Triangle d’or d’une sociologie (enfin) écologique</a>.</p>
<h2>Rompre avec l’idéal de production</h2>
<p>Au premier sommet de ce triangle trône l’exigence théorique d’une sociologie écologique : œuvrer à la conservation d’un monde vivant. Il nous semble en effet essentiel de rompre avec l’idée centrale de la sociologie, selon laquelle la transformation du monde et sa mise en ressources s’avèrent systématiquement bénéfiques pour les sociétés en permettant de redistribuer davantage de richesses. Bien entendu, il ne s’agit pas de renoncer à transformer nos institutions, et en particulier à les rendre plus justes et plus démocratiques.</p>
<p>Mais, pour ce faire, il faut désormais instaurer un dialogue soutenu avec les approches qui insistent sur la nécessité de préserver une <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-part-sauvage-du-monde-virginie-maris/9782021332544">« part sauvage du monde »</a> et, partant, cesser de regarder avec suspicion les initiatives ou les projets tendant à la conservation de notre environnement. Car, pensons-nous, c’est justement en œuvrant à la conservation de l’environnement que la sociologie pourra contribuer à améliorer le monde social et à émanciper celles et ceux qui l’habitent.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/509438/original/file-20230210-24-79ix1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Entrée d’une mine à Villavicencio, en Colombie, 2022 : l’activité minière fragilise les dynamiques de gestion communautaire de l’eau.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Paul Cary</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Élargir les communs au vivant</h2>
<p>Deuxième sommet : l’exigence critique qui s’impose à une sociologie écologique. De fait, l’objectif, pour les sociologues, consiste à prendre davantage en compte nos interrelations avec l’environnement, ce qui signifie qu’il s’agit toujours de penser des institutions plus justes, mais en veillant scrupuleusement à ce que celles-ci incluent aussi le monde naturel.</p>
<p>Nous nous inscrivons de ce fait dans la dynamique portée par le courant de ce qu’on appelle les « communs », pour autant que ceux-ci soient élargis au reste du vivant. Des initiatives soulignant le caractère inappropriable de certains milieux doivent, à ce titre, <a href="https://wildproject.org/livres/la-propriete-de-la-terre">être saluées</a> et approfondies.</p>
<h2>Rendre l’utopie accessible</h2>
<p>Enfin, le troisième sommet du triangle désigne une exigence pratique : les sociologues doivent rendre l’utopie accessible, c’est-à-dire intervenir dans le débat démocratique en mettant l’accent sur les expériences émergentes, en soulignant les promesses dont elles sont porteuses, mais aussi en faisant montre de prudence face à des choix techniques potentiellement irréversibles – une posture qui permettrait peut-être de <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/16/face-a-la-crise-climatique-le-dialogue-de-sourds-entre-economistes-et-scientifiques_6157996_823448.html">rapprocher les ingénieurs des économistes et autres spécialistes des sciences sociales</a>.</p>
<p>Une telle conception de l’activité scientifique s’inscrit dans le sillage des réflexions livrées par John Dewey : faire en sorte que la sociologie éclaire les situations douteuses et s’implique activement dans la résolution collective des problèmes. Dans cette perspective, il appartiendrait alors aux sociologues de scruter et d’encourager les <a href="https://journals.openedition.org/developpementdurable/20590">expérimentations « socioécologiques »</a> en montrant que leur validité ne dépend pas tant du verdict des publications scientifiques que de leur effectivité face aux difficultés de l’heure.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/509735/original/file-20230213-26-909b17.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mine de Garzweiler, Allemagne.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Raimond Spekking/Wikimedia</span></span>
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<h2>Tenir compte des relations avec le vivant</h2>
<p>Alors que la planète brûle, les échanges semblent se durcir entre les défenseurs de la pensée critique et les penseurs du vivant. Les premiers sont focalisés sur le capitalocène : ils dénoncent les méfaits, voire les ravages d’un capitalisme prédateur, mais restent peu concernés par le vivant, <a href="https://www.revue-ballast.fr/discussion-avec-paul-guillibert-vers-un-communisme-du-vivant/">ce qui les apparente à des néomarxistes</a>. Quant aux seconds, ils sont accusés d’oublier l’essentiel, c’est-à-dire la dynamique mortifère du capitalisme, et de n’être finalement que des <a href="https://blog.mondediplo.net/pleurnicher-le-vivant">« écologistes pleurnichards »</a>.</p>
<p>Sortir de cette impasse assez stérile nous paraît aujourd’hui une nécessité impérieuse si l’on veut réfléchir utilement aux périls qui nous menacent. Et pour ce faire, il nous semble que la sociologie doit reconnaître que nous sommes pris dans le vivant, avec ses interdépendances, tout en réclamant avec force la mise en place d’institutions plus justes.</p>
<p>Il est donc temps pour la discipline d’effectuer, non pas une complète volte-face, mais au moins un pas de côté, en admettant que son objet doive être reconsidéré : si le but du sociologue consiste toujours à analyser le social, il convient d’élargir ce dernier aux relations que nous entretenons avec le vivant.</p>
<p>Sans doute certains sociologues pourraient-ils craindre, alors, que cette redéfinition et de leur objet et de leur mission leur fasse perdre le rôle qu’ils endossent souvent avec courage dans le débat public : celui de poil à gratter, voire de casse-pied. Qu’ils se rassurent, ils auront encore du grain à moudre, car jamais les résistances au saccage de la nature et à l’accaparement capitaliste du vivant n’ont été aussi cruciales !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199641/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La discipline doit sortir d’une prétendue opposition entre le progrès social et la défense du vivant.Paul Cary, Sociologue, Université de LilleJacques Rodriguez, Professeur de sociologie, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1466262020-09-22T20:40:28Z2020-09-22T20:40:28Z« En France, nous sommes très performants dans le soin, mais beaucoup moins en matière de prévention »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/359415/original/file-20200922-18-1e678nm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C1%2C1194%2C795&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’épidémie de Covid-19 a révélé la marge de progression française en matière de santé publique.</span> <span class="attribution"><span class="source">Jeff Pachoud / AFP</span></span></figcaption></figure><p><em>Jeudi 24 septembre, la Conférence des présidents d’université et les Conférence des doyens de facultés de médecine et de formations de santé organisent un colloque sur le thème <a href="http://ortus-sante.fr/wp-content/uploads/2020/09/PROGRAMME-DU-COLLOQUE-SORBONNE.pdf">« Médecine, santé et science au cœur de la société »</a>. Dans le cadre de cet événement, Manuel Tunon de Lara, président de la commission santé de la Conférence des présidents d’université et président de l’université de Bordeaux, dresse un rapide état des lieux de la santé publique en France.</em></p>
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<p><strong>The Conversation : L’épidémie de Covid-19 a braqué les projecteurs sur la « santé publique ». Que recouvre cette expression ?</strong></p>
<p><strong>Manuel Tunon de Lara :</strong> Si on voulait simplifier à l’extrême, la santé publique est la santé du collectif. Elle est à mettre en regard avec la santé de l’individu.</p>
<p>Historiquement, la médecine a d’abord été tournée vers le soin de l’individu : il s’agissait de réparer le corps. Aujourd’hui encore, les métiers de soin et les formations qui y préparent sont axés sur la santé de la personne. Cependant, la santé de la collectivité ne peut pas être appréhendée de la même façon.</p>
<p>Un exemple : si on s’intéresse aux indicateurs de santé, on constate clairement que dans notre pays, on vit globalement plus vieux qu’avant. Cela s’explique par les progrès accomplis pour soigner les individus. Mais si on se penche sur le pourcentage de gens qui vieillissent en bonne santé, on s’aperçoit qu’on a beaucoup moins progressé.</p>
<p>En tant que médecin, toute la question est d’arriver à tirer parti des enseignements collectifs pour les appliquer ensuite à l’individu, grâce à des leviers tels que la prévention, l’éducation sanitaire ou la prise en compte des grands facteurs de risque (tabac, mauvaise alimentation, etc.), aujourd’hui très bien identifiés.</p>
<p><strong>TC : Quels sont les résultats de la France dans ce domaine ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> Notre pays est loin de figurer parmi les premiers. Nos résultats ne sont pas très bons, car nous n’évitons pas la survenue de certaines pathologies liées à des facteurs de risque évitables. En France, en matière de santé, 95 ou 96 % du budget est destiné aux soins individuels (certes plus coûteux), et le reste à la prévention. Or les pays qui ont des politiques plus ambitieuses en matière de prévention y consacrent plus de 10 % de leur investissement en santé.</p>
<p>En termes de santé publique, les systèmes de santé des pays d’Europe du Nord, où il existe une forte tradition de suivi des populations, font souvent référence. Il ne faut cependant pas oublier que cela nécessite un investissement et que l’impôt y est très élevé. En outre, il faut avoir conscience que la recherche, l’innovation, et la formation en santé publique ne font pas tout : les aspects politiques sont aussi très importants. Il existe d’excellentes écoles de santé publique aux États-Unis, et pourtant la prévalence de maladies comme l’obésité y est très élevée, les inégalités de soin y sont très grandes. Ces indicateurs de la santé des populations ne sont probablement pas représentatifs du niveau scientifique des institutions académiques…</p>
<p>On a assisté au même type de paradoxe dans le contexte de l’épidémie de Covid-19 : les pays dont la recherche en santé publique est la plus reconnue, qui ont les meilleures universités dans le domaine, n’ont pas forcément géré la crise de façon exemplaire, vraisemblablement parce qu’il leur a manqué le chaînon politique.</p>
<p><strong>TC : La crise sanitaire liée au coronavirus SARS-CoV-2 a-t-elle été un révélateur des faiblesses de notre pays en matière de santé publique ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> Il est certain que la crise engendrée par la pandémie de Covid-19 a révélé les forces et les faiblesses des États. Cependant, il ne faut pas noircir le tableau en ce qui concerne la France : cette crise a également révélé ses forces.</p>
<p>Certes, il y a eu différents problèmes comme la gestion des stocks de masques ou la multiplication non organisée de certains essais cliniques. Mais nous avons aussi été capables de multiplier très rapidement les lits en réanimation, ou d’aménager en un temps record le transfert de malades d’un bout de la France à l’autre, en toute sécurité. Cette performance illustre un paradoxe : en France, nous pouvons être très performants dans le soin, mais beaucoup moins en matière de prévention ou d’éducation sanitaire.</p>
<p><strong>TC : Comment l’expliquer ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> La France a été un grand pays dans le domaine de la santé, en particulier pour tout ce qui était en rapport avec le soin hospitalier et la recherche médicale. Son système de santé, basé sur une forte redistribution sociale, a longtemps été vu comme un exemple dans le monde entier. De nombreux professionnels se sont construits sur cette base de valeur très importante, et on trouve aujourd’hui encore dans notre pays énormément de compétences, y compris en santé publique. Toutefois, bien que notre pays redéploie beaucoup de ressources, les inégalités dans le domaine de la santé demeurent assez fortes et nous n’avons pas une culture de santé publique.</p>
<p>L’un des problèmes est que les compétences sont dispersées dans le domaine académique, et que l’on n’a pas forcément, dans le domaine de la recherche et de l’innovation ou de la formation, les organisations qu’il faudrait, comme des écoles universitaires de santé publique en lien avec leur territoire. Quand vous faites de la recherche en physique sur l’énergie, les résultats obtenus dans les laboratoires universitaires sont ensuite transférés vers les agences nationales ou vers des entreprises du secteur privé. Le fruit des connaissances produites par la recherche finit entre les mains d’opérateurs qui ensuite sont capables de transformer l’innovation en une forme de développement : économique, social…</p>
<p>C’est ce qui manque en santé publique. Le transfert de la recherche vers les agences sanitaires et les agences régionales de santé (ARS) doit être organisé.</p>
<p><strong>TC : Le Ségur de la santé va-t-il permettre de remettre les choses à plat ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> Ces problèmes ont été évoqués, cependant l’impression qui s’en dégage jusqu’à présent est que les problématiques liées à la recherche et à la formation d’une façon générale, et en santé publique plus particulièrement, ne constituent pas pour l’instant un objectif fort du Ségur. C’est assez compréhensible : l’urgence était d’abord la revalorisation salariale des acteurs, et la réinjection de moyens dans l’hôpital public. Mais il ne faudrait pas oublier cette question essentielle : quelles actions va-t-on mettre en place en termes de santé publique ?</p>
<p>Chaque territoire devrait pouvoir disposer d’une école universitaire de santé publique, en relation forte avec l’ARS, le réseau hospitalier, le groupe hospitalier de territoire. Y seraient réunies les compétences de recherche et de formation. Ce dernier point est important : il ne s’agit pas de former uniquement des médecins.</p>
<p><strong>TC : L’interdisciplinarité est importante ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> Elle est essentielle. La santé publique repose sur des bases diverses : l’épidémiologie, la biostatistique, le management et les politiques de santé, les sciences sociales et les sciences du comportement.</p>
<p>On le constate à nouveau avec la crise que nous venons de vivre, il ne s’agit pas seulement de produire des connaissances, de diffuser de l’information : il faut s’assurer qu’elle est perçue correctement, et si ce n’est pas le cas, comprendre pourquoi. Certaines conséquences des crises sanitaires dépassent le cadre purement « santé ». Le confinement, par exemple, a eu des répercussions sur le plan économique, il a modifié les relations sociales, familiales, accru l’isolement, le décrochage scolaire… Là encore, les sciences sociales, les sciences du comportement sont indispensables pour appréhender correctement ces sujets.</p>
<p>En outre, de nouveaux métiers devront aussi accompagner la santé dans le futur. Des sujets de santé publique mobilisant d’autres compétences que celles des actuels professionnels de santé émergent, notamment en ce qui concerne les conséquences des changements environnementaux.</p>
<p><strong>TC : Au-delà du manque de financement, la santé publique ne souffre-t-elle pas d’un déficit d’image, à l’ère de la médecine personnalisée et du diagnostic de précision ?</strong></p>
<p><strong>MTdL :</strong> Effectivement, aujourd’hui la santé publique est un peu le parent pauvre de la médecine en termes d’image. Les internes la choisissent souvent en dernier.</p>
<p>On peut les comprendre : si vous pensez que santé publique est synonyme d’un métier administratif ou de management alors que votre passion, c’est le soin, ce n’est pas très engageant. Pourtant les sujets dont on parle en ce moment en santé publique sont passionnants et ont une résonance auprès des jeunes générations.</p>
<p>Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas opposer l’approche collective de la santé et l’approche individuelle. Je suis pneumologue, je connais bien la problématique du cancer du poumon. Jusqu’à récemment, cette maladie était toujours mortelle, les résultats étaient catastrophiques. Mais depuis quelques années, on arrive à guérir des malades, grâce à des approches de médecine personnalisée et d’immunothérapie dont la nature est adaptée en fonction de la présence, chez le malade, de certains gènes. C’est une approche très coûteuse, mais elle sauve des vies. Une approche de santé publique réussie, qui parviendrait à diminuer drastiquement la consommation de tabac dans le pays, permettrait d’éviter un grand nombre de cancers du poumon, et donc de diminuer le coût direct et indirect de la maladie, ce qui permettrait d’allouer davantage de moyens à la médecine de soin et de compenser le surcoût du progrès médical.</p>
<p>On le voit avec cet exemple, les investissements dans le domaine de la santé publique et du soin sont liés, et leur relation est particulièrement intéressante à explorer.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/146626/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Manuel Tunon de Lara ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’épidémie de Covid-19 l’a durement rappelé : dans notre pays la santé publique reste le parent pauvre des investissements en santé, surtout dédiés au soin. Comment améliorer la situation ?Manuel Tunon de Lara, Professeur des Universités - Praticien Hospitalier, France UniversitésLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1107382019-02-05T20:57:19Z2019-02-05T20:57:19ZGagnants et perdants des réformes fiscales du début du quinquennat<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/256324/original/file-20190130-108367-vt8euc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C4%2C985%2C661&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le budget 2019 implique une hausse globale de pouvoir d’achat de 8,8 milliards d’euros.</span> <span class="attribution"><span class="source"> EQRoy / Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Cet article est tiré de la note <a href="https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2019/01/n37-notesIPP-janvier2019.pdf">« Budget 2019 : quels effets pour les ménages ? »</a> signée de Mahdi Ben Jelloul, économiste à l’IPP, Antoine Bozio, directeur de l’IPP, maître de conférences à l’EHESS et professeur associé à l’École d’économie de Paris, Thomas Douenne, doctorant à l’École d’Économie de Paris et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et doctorant affilié à l’IPP, Brice Fabre, économiste à l’IPP, et Claire Leroy, économiste à l’IPP.</em></p>
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<p>En 2019, une large partie des ménages devrait enregistrer un gain de 1 % de leur revenu disponible. C’est ce qu’il ressort de l’analyse des grandes réformes socio-fiscales portant sur les ménages menée par l’Institut des politiques publiques (IPP) publiée dans une note intitulée <a href="https://www.ipp.eu/actualites/note-ipp-n37-budget-2019-quels-effets-pour-les-menages/">« Budget 2019 : quels effets pour les ménages ? »</a>.</p>
<p>Cette note évalue les effets redistributifs des mesures affectant les prélèvements obligatoires et les prestations sociales des ménages qui figurent dans le budget 2019, le budget 2018, ainsi que les mesures annoncées en décembre à la suite du mouvement des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gilets-jaunes-62467">« gilets jaunes »</a> (ces mesures « d’urgence » représentant à elles seules un gain de pouvoir d’achat de 0,8 % en moyenne pour l’ensemble des ménages).</p>
<h2>Hétérogénéité</h2>
<p>Le budget 2019 propose une baisse concomitante des prélèvements obligatoires (–10,2 milliards d’euros selon le gouvernement) et des prestations sociales (–1,4 milliard d’euros), ce qui implique une hausse globale de pouvoir d’achat de 8,8 milliards d’euros pour 2019. Cette hausse est précédée par une année 2018 caractérisée par la stabilité du pouvoir d’achat des ménages au niveau agrégé, toujours selon les prévisions du gouvernement.</p>
<p>Néanmoins, ces effets agrégés masquent une forte hétérogénéité. Lorsque l’on considère l’ensemble des mesures socio-fiscales prises depuis le début du quinquennat (c’est-à-dire les mesures entrées en vigueur en 2018 ou 2019), les actifs voient en moyenne leur revenu disponible augmenter de 2,4 %, notamment du fait de la <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/dossiers/030373858612/030373858612-csg-ce-que-veut-faire-macron-2092842.php">bascule des cotisations sociales en CSG</a> et de la <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/quatre-questions-sur-la-prime-d-activite-dont-macron-veut-se-servir-pour-augmenter-les-salaries-au-smic_3094947.html">revalorisation de la prime d’activité</a>.</p>
<p>Une large classe moyenne va également disposer d’un supplément de revenu lié à l’exonération de cotisations sociales et d’impôt sur le revenu sur les heures supplémentaires, mais dans une moindre mesure. Les ménages concernés par la <a href="http://www.leparisien.fr/economie/impots/pouvoir-d-achat-nouvel-allegement-de-la-taxe-d-habitation-en-novembre-24-01-2019-7995630.php">baisse de la taxe d’habitation</a> voient également leur revenu s’accroître.</p>
<p>Enfin, les 1 % des ménages les plus aisés voient leur pouvoir d’achat augmenter de manière relativement importante. Pour ces ménages, leur revenu disponible augmente en moyenne de 6,4 % du fait du remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’<a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/dossiers/030655430833/030655430833-ifi-le-nouvel-isf-version-macron-2119468.php">impôt sur la fortune immobilière (IFI)</a>.</p>
<h2>Les retraités aisés mis à contribution</h2>
<p>Les retraités voient en moyenne leur revenu disponible baisser, en particulier ceux appartenant aux 20 % des ménages les plus aisés. Ces derniers sont mis à contribution, avec une perte moyenne de 3 % de leur revenu disponible. Ces pertes concentrées au niveau des retraités les plus aisés s’expliquent principalement par la sous-revalorisation des pensions de retraite, la hausse de la CSG, et la non-éligibilité de ces retraités à la baisse de la taxe d’habitation. Quant aux retraités touchant une pension inférieure à 2 000 euros mensuels, la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037851899&categorieLien=id">loi portant mesures d’urgence économiques et sociales</a> de décembre 2018 annule la hausse de CSG introduite en 2018, limitant leur perte de revenu.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/257196/original/file-20190205-86228-1jped09.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Effets cumulés des budgets 2018 et 2019 : décomposition par mesure/Lecture : en moyenne, pour les ménages du 50ᵉ centile de revenu disponible par unité de consommation, les mesures des budgets 2018 et 2019 relatives aux cotisations sociales augmentent le revenu disponible de 2,3 %, et celles relatives aux prélèvements sociaux le diminuent de 1,5 %.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2019/01/n37-notesIPP-janvier2019.pdf"> « Budget 2019 : quels effets pour les ménages ? », Note de l’IPP n°37.</a></span>
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<p>Enfin, pour certaines catégories de la population, les effets des mesures gouvernementales sont de relativement faible ampleur. C’est le cas notamment des ménages les plus modestes : ces ménages ne bénéficient pas des grandes mesures de soutien au pouvoir d’achat portant sur la prime d’activité ou les heures supplémentaires, puisque la plupart d’entre eux ne sont pas en activité. Les deux réformes principales qui les concernent sont la <a href="https://www.capital.fr/votre-argent/cheque-energie-montant-bareme-plafond-conditions-2019-1261779">hausse du chèque énergie</a> de 50 euros et son extension, ainsi que la <a href="https://www.lesechos.fr/22/10/2018/lesechos.fr/0600003183101_le-quasi-gel-des-prestations-sociales-economisera-pres-de-7-milliards.htm">sous-revalorisation</a> des prestations sociales (aides au logement, prestations familiales). Les effets de ces deux mesures se compensent en moyenne, d’où les faibles effets redistributifs observés pour les 10 % des ménages les plus modestes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=121&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=121&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=121&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=152&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=152&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/202296/original/file-20180117-53314-hzk3rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=152&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Créé en 2007 pour favoriser le partage des connaissances scientifiques sur les questions de société, AXA Research Fund soutient plus de 600 projets à travers le monde portés par des chercheurs de 54 nationalités. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site du AXA Research Fund <a href="https://www.axa-research.org">axa-research.org</a> ou <a href="https://twitter.com/axaresearchfund">@AXAResearchFund</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/110738/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Brice Fabre a reçu des financements du fonds AXA pour la recherche.</span></em></p>Jusqu’à présent, la politique budgétaire favorise les actifs et met à contribution les retraités aisés.Brice Fabre, Economiste, Paris School of Economics – École d'économie de ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1104022019-02-04T23:25:33Z2019-02-04T23:25:33ZDes crises économiques à la crise de sens, le besoin d’une prospérité partagée<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/256619/original/file-20190131-108351-cw4vwe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C7%2C986%2C658&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les crises de nature économique empiètent également sur le terrain sociétal.</span> <span class="attribution"><span class="source"> GERARD BOTTINO / Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Virgile Chassagnon, professeur des universités en économie à l’Université Grenoble Alpes (CREG) et directeur de l’IREPE, est l’auteur de l’essai <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807315990-economie-de-la-firme-monde">« Économie de la firme-monde. Pouvoir, régime de gouvernement et régulation »</a>, publié aux Éditions De Boeck en septembre 2018.</em></p>
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<p>Il serait assurément fort imprudent de tenter de retranscrire avec une fermeté absolue la raison d’être des mouvements sociaux associés à ce qu’il est convenu d’appeler <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gilets-jaunes-62467">« les gilets jaunes »</a>, tant il est délicat de comprendre avec précision leur genèse. Pour autant, on peut tenter, en s’appuyant sur les grandes dynamiques économiques, de proposer une analyse de ce qui constitue peut-être une partie de l’explication de ces mouvements sociaux qui s’inscrivent en parallèle dans une évolution politique nouvelle, forte et rapide des vieilles démocraties européennes.</p>
<p>Le point de départ de l’analyse est somme toute classique : il s’agit de rappeler le fait que les « trente glorieuses » marquent une période prospère de l’Histoire. Cette prospérité avait permis de trouver un moyen de concilier durablement le travail et le capital : c’est le fameux compromis fordiste qui s’associait à une forme de régulation protectrice du salariat. La vie des travailleurs des pays développés s’était alors transformée au gré de l’évolution économique et du changement technique, si bien que le progrès s’appréciait sur un horizon non borné. La confiance des acteurs de la Cité dans l’avenir permettait à l’économie de fonctionner sans grand grippement. Cette confiance était en réalité l’essence du moteur de nos économies modernes : la croissance.</p>
<p>Mais cette époque que l’on avait assimilée au régime de croissance moderne est aussi une anomalie de l’Histoire. Elle résultait en effet de la complémentarité entre des gains de productivité globale élevés, une relation salariale sécurisée, une volonté collective d’équipements techniques et un progrès technologique soutenu. Autrement dit, ce consensus ne pouvait être que précaire, car il était fondé sur les cycles anormaux d’une croissance économique particulièrement soutenue. Il reste à comprendre quelles sont les influences possibles que cette croyance dans un modèle de croissance forte peut avoir sur les difficultés sociétales actuelles que rencontrent nos économies de marché.</p>
<h2>Crise de sens</h2>
<p>Tout d’abord, ce régime de développement fordiste a institué une foi généralisée dans le progrès (économique, social et technologique). Puis les promesses de la mondialisation et du numérique, voire de la finance elle-même et de l’idéal propriétaire ont permis de prolonger cette croyance jusqu’à ce que la crise des subprimes sonne la fin provisoire de l’opulence irraisonnée de la finance mondiale. Depuis lors, la vérité se résume pour beaucoup de nos concitoyens à une succession de crises et/ou de graves perturbations inhérentes au système mondialisé en vigueur. Ajoutons enfin que ces crises ne sont pas exclusivement de nature économique : elles empiètent bien évidemment sur les terrains social et culturel, donc sociétal. Plus globalement, c’est assurément à une crise de sens que nous assistons aujourd’hui.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256618/original/file-20190131-110834-1w877g4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour beaucoup, le système mondialisé se résume à une succession de crises.</span>
<span class="attribution"><span class="source">SergeyP/Shutterstock</span></span>
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<p>C’est pourquoi il devient urgent de redonner les garanties économiques d’un nouveau pacte social, et ce avant que les difficultés identifiées ne prolifèrent dans le cœur même de notre modèle démocratique. Au premier chef, la solution consiste à trouver les fondements d’une nouvelle prospérité économique capable de réorienter le système capitaliste. Dans cet esprit, l’économiste américain <a href="https://books.wwnorton.com/books/detail.aspx?id=4294990564">Joseph Stiglitz (2015)</a> a proposé un agenda de réformes qui vise « une prospérité partagée » dans les grandes puissances économiques. Il s’agit avant toute autre chose de partager l’idée d’une nouvelle prospérité pour refonder l’entreprise capitaliste et nos régimes de développement économique.</p>
<p>Durant les « trente glorieuses », la forte croissance économique a d’une certaine manière « acheté » le compromis productif fordiste qui, lui, a servi notre vivre ensemble, notre modèle d’intégration et la croissance elle-même. Aussi, la croissance fut incontestablement un ingrédient de choix dans la cohésion de la société, en apportant les garanties crédibles du pacte social. Pour rappeler la pensée de <a href="https://www.grasset.fr/mensonge-romantique-et-verite-romanesque-9782246040729">René Girard (1961)</a>, arguons que le désir mimétique des citoyens de la Cité – ce désir de l’homme selon le désir de l’autre – se fondait sur une forme de prospérité matérielle émancipatrice perçue comme une promesse.</p>
<h2>Crainte de perte des acquis</h2>
<p>Cette forme de prospérité constituait l’une des racines profondes de ce compromis fordiste. Tant que la croissance était forte et que chacun pouvait récupérer une partie des gains associés, cette opportunité devenait une connaissance commune, un critère de référence pour les citoyens qui s’imitaient ; le désir ne se transformait donc pas en rivalité mimétique. La situation moderne a pleinement révélé cette dynamique nouvelle, quelque peu amorphe, du développement économique (voir <a href="https://www.albin-michel.fr/ouvrages/le-monde-est-clos-et-le-desir-infini-9782226316745">Daniel Cohen, 2015</a>). Il est fort probable que, toutes choses égales par ailleurs, la croissance dans nos pays occidentaux demeurera structurellement molle.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256617/original/file-20190131-108338-1yyxz3u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les creusement des inégalités peuvent laisser penser que les crises servent les intérêts des plus forts.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Gustavomellossa/Shutterstock</span></span>
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<p>Lorsque l’environnement se fait menaçant de toutes parts, ce n’est plus le progrès économique et social qui constitue le baromètre du pacte social républicain. C’est la crainte de perdre des acquis qui habite une partie de plus en plus grande de nos concitoyens. Le déceptif influe directement sur l’émotif des citoyens dont les perceptions et les représentations se trouvent, ce faisant, affectées. L’ascenseur social ne fonctionne plus et l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre devient de plus en plus difficile à concrétiser. Dans ce contexte, les inégalités de patrimoine et de revenu continuent de progresser, donnant ainsi le sentiment que les crises que nous connaissons servent les intérêts des plus forts.</p>
<h2>Le « fragile rend responsable »</h2>
<p>À y regarder de plus près, le dogme de la croissance forte et infinie s’est propagé de manière éparse dans les interstices de l’esprit humain. C’est un mouvement anthropologique d’autoréflexivité à la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-Philosophie/Connaissance-et-interet">Jürgen Habermas (1979)</a> qui a fait que cette norme économique s’est imposée comme un point de référence des citoyens de la Cité pour se repérer dans ce maquis de volontés, de sentiments, d’aspirations, d’attentes et de foi dans le progrès. Les hommes ont besoin de ces points de référence pour fonder leurs décisions et nourrir leurs motivations. La science économique a montré que les hommes sur-agissaient non pas aux gains potentiels, mais aux risques de pertes (voir la <a href="https://www.uzh.ch/cmsssl/suz/dam/jcr:00000000-64a0-5b1c-0000-00003b7ec704/10.05-kahneman-tversky-79.pdf">théorie des perspectives de Kahneman et Tversky</a>, 1979). Or, nous sommes dans un contexte de peur lié à la perte possible des acquis.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=847&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/255173/original/file-20190123-135142-9bqw6p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Ainsi, nous sommes englués dans un mouvement de surinterprétation pouvant mener à des impasses économiques et politiques. Il devient urgent de trouver tous ensemble les bases d’un nouveau compris productif qui permettra à la démocratie industrielle de jouer à nouveau son rôle de moteur de la cohésion sociale.</p>
<p>Et nous pensons que les Hommes seront d’autant plus capables de le faire que le capitalisme se responsabilisera. C’est maintenant que le capitalisme doit devenir responsable, car, comme le disait dans d’autres circonstances <a href="https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_2003_num_76_1_2415">Paul Ricœur (1992)</a>, le « fragile rend responsable ». Pour être plus juste, le capitalisme doit être raisonnable ; en d’autres termes, il doit s’appuyer sur des aspirations de bon sens et de la modération. Tout un (nouveau) programme pour le système capitaliste.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/110402/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Virgile Chassagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La croyance en un pacte social qui repose sur une croissance soutenue, comme lors des « trente glorieuses », subsiste encore aujourd’hui. Ce qui pourrait expliquer la crise de ces derniers mois.Virgile Chassagnon, Professeur des Universités en Economie (FEG-CREG), Directeur de l'Institut de Recherche pour l'Economie Politique de l'Entreprise, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1086212018-12-11T21:49:21Z2018-12-11T21:49:21ZISF et « gilets jaunes » : pourquoi Macron ne peut pas céder<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/250025/original/file-20181211-76968-8ogjiy.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C899%2C624&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d'écran de l'allocution télévisée d'Emmanuel Macron, le lundi 10 décembre 2018.</span> </figcaption></figure><p>Le gouvernement, indique le « prix Nobel » d’économie 1993 Douglass North, détient le monopole de l’<a href="https://rationalitelimitee.wordpress.com/2009/07/05/note-de-lecture-violence-and-social-orders-de-d-north-j-wallis-et-b-weingast/">usage de la force</a>. Il est le seul à pouvoir saisir et disposer des ressources individuelles des citoyens. Ainsi, la taxation est l’un de ses instruments d’action principaux. Mais c’est également l’un des instruments les plus compliqués à utiliser, notamment parce que l’ensemble des citoyens y est soumis et que, par conséquent, toute variation dans l’utilisation de cet instrument est instantanément ressentie au cœur du pays.</p>
<p>Une taxe en particulier fait aujourd’hui grand bruit du fait des <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/prix-des-carburants/revendications-des-gilets-jaunes-vers-un-retour-de-l-isf_3085845.html">revendications</a> exprimées par les « gilets jaunes ». Il s’agit de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), substitué en 2017 sur décision du président de la République Emmanuel Macron, qui l’avait annoncé dans son programme de campagne, par un autre impôt : l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) dont l’assiette est différente en ce sens qu’elle ne prend plus en compte que les biens immobiliers (excluant ainsi du calcul biens mobiliers et actifs financiers) des contribuables. Dans son allocution télévisée du 10 décembre, Emmanuel Macron a énoncé toute une série de mesures visant à apaiser le mouvement de colère, parmi lesquelles le <a href="https://www.leprogres.fr/france-monde/2018/12/10/gilets-jaunes-smic-csg-isf-les-annonces-d-emmanuel-macron">rétablissement de l’ISF ne figure pas</a>.</p>
<h2>Un impôt chargé de sens</h2>
<p>L’ISF porte avec lui une certaine image de la société. Imposer les grosses fortunes renvoie aux citoyens l’image d’une volonté de redistribution et de lissage des dotations au sein du pays. Le supprimer renvoie une image tout à fait contraire, perçue par beaucoup comme une volonté affichée de maintenir les inégalités et de favoriser les plus aisés. S’attaquer à cet impôt, dans un sens ou dans l’autre, revient à se mettre à dos une partie de la société. </p>
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<figcaption><span class="caption">Le président de la République Emmanuel Macron affirme qu’il ne reviendra pas sur la suppression de l’ISF (à partir de 8 :40).</span></figcaption>
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<p>Dans le premier cas, les classes aisées se sentent lésées de façon injuste, avec une impression de sanction de leur réussite ; dans le second cas, les classes populaires et moyennes ont l’impression que le jeu de la redistribution n’est pas joué par ceux qui pourtant pourraient le plus y participer. En choisissant de supprimer l’ISF pour le remplacer par l’IFI, Emmanuel Macron a fait le choix de lancer un message positif aux classes aisées et aux investisseurs. Le fameux <a href="http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2017/09/20/25002-20170920ARTFIG00045-macron-aux-expatries-revenez-la-terre-de-conquete-c-est-la-france.php">appel</a> lancé par le président nouvellement élu aux entrepreneurs et investisseurs français partis à l’étranger repose en partie sur des actes forts, qui marquent les esprits. La suppression de l’ISF – ou plutôt sa mutation – en est une.</p>
<h2>La survie politique par la conservation des « followers »</h2>
<p>Les <a href="https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/qui-sont-les-electeurs-d-emmanuel-macron-08-05-2017-2125665_1897.php">électeurs qui ont voté pour Emmanuel Macron</a> lors de la dernière élection présidentielle ne l’ont pas tous fait pas conviction – nombre d’électeurs ont voté par stratégie. Mais certains ont construit leur choix sur les annonces visant à redorer l’image de la France, de sorte à attirer les investisseurs étrangers et par là même des richesses et de l’emploi. D’autres, évidemment, ont été séduits par la suppression de l’ISF en elle-même pour des raisons fiscales personnelles.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/249980/original/file-20181211-76983-1tcuvaj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Quoi qu’il en soit, le candidat Macron n’aurait pas pu se saisir seul du pouvoir. Comme le note Gaetano Mosca dès 1939 dans son ouvrage <em>The Ruling Class</em>, « un individu seul ne peut commander un groupe sans trouver dans le groupe une minorité pour le soutenir ». De fait, Emmanuel Macron se doit et doit à ses électeurs convaincus, ses « followers », de faire le choix de la cohérence et de la fidélité. S’il souhaite conserver ses soutiens et assurer sa survie politique, Emmanuel Macron n’a donc d’autre choix que de maintenir la suppression de l’ISF.</p>
<p>Si les « followers » d’Emmanuel Macron semblent aujourd’hui <a href="https://www.lepoint.fr/politique/la-cote-de-popularite-de-macron-et-philippe-en-chute-libre-06-12-2018-2277031_20.php">former une minorité</a>, il faut noter que la majorité est <a href="https://theconversation.com/les-gilets-jaunes-quest-ce-que-cest-108213">très désorganisée</a> entre « gilets jaunes » sans réels leaders, récupération politique de tous bords, citoyens silencieux, citoyens apportant leur sympathie aux « gilets jaunes » sans y adhérer, ou encore citoyens s’opposant au mouvement sans pour autant se satisfaire de la politique du gouvernement. Or, comme le souligne également Mosca, « la domination d’une minorité organisée, obéissant à un seul élan, sur une majorité désorganisée est inévitable ». L’intérêt du président Macron est donc de maintenir cette unité le temps que la tempête baisse d’intensité.</p>
<h2>La théorie économique comme appui : survol historique</h2>
<p>Emmanuel Macron peut par ailleurs s’appuyer sur la théorie économique pour justifier son choix. En effet, depuis près de sept siècles, divers économistes expliquent qu’il existe une relation inverse entre les taux d’imposition élevés et les recettes fiscales publiques.</p>
<p>Il est possible de faire remonter cette théorie fiscale au XIV<sup>e</sup> siècle, avec <a href="http://concept-economique.blogspot.com/2017/05/la-theorie-fiscale-chez-ibn-khaldoun.html">Ibn Khaldoun</a>. Au XVI<sup>e</sup> siècle, l’économiste et conseiller du roi Henri IV, <a href="https://www.lesechos.fr/20/09/2013/LesEchos/21526-045-ECH_la-proportionnalite-de-l-impot--voila-l-avenir.htm">Barthélémy de Laffemas</a>, constate déjà que, plus on taxe les riches, moins ils paient d’impôts. L’Ancien Régime français affirme que « l’expérience, cette leçon souvent tardive, a démontré une vérité dont il n’est pas permis de douter : c’est que les impôts ont des bornes au-delà desquelles ils se nuisent réciproquement ; c’est que, ces bornes passées, ils ne sont plus qu’une charge pour les peuples et une ressource faible, quelquefois même illusoire pour l’État » (Arrêté du parlement, 1782). Au même moment, Adam Smith souligne dans le livre V de <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/richesse_des_nations/livre_5/richesse_des_nations_5.pdf"><em>La richesse des nations</em></a> (1776) que l’impôt pouvait « entraver l’industrie du peuple et le détourner de s’adonner à certaines branches de commerce ou de travail ».</p>
<p>Après la Révolution française, Jean‑Baptiste Say, dans son <em>Traité d’économie politique</em> (Livre III), indique quant à lui qu’un « impôt exagéré <a href="https://www.librairal.org/wiki/Jean%E2%80%91Baptiste_Say:Trait%C3%A9_d%27%C3%A9conomie_politique_-_Livre_III_-_Chapitre_IX">détruit la base</a> sur laquelle il porte ». Say explique qu’une diminution d’impôt augmente les recettes fiscales et fait voir aux gouvernements ce qu’ils gagnent à être modérés.</p>
<p>À son tour, l’ingénieur-économiste français <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/jules-dupuit/">Jules Dupuit</a> observe le même phénomène fiscal en 1844. C’est <a href="https://books.google.fr/books?id=YJwVCwAAQBAJ&pg=PT380&lpg=PT380&dq=Les+hauts+taux+tuent+les+totaux+joseph+barthelemy&source=bl&ots=vLYt630llO&sig=P_-g67fGBuNgBoTpS8PvwtMJ9sk&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjsudr15pffAhUm-YUKHfSeDQUQ6AEwA3oECAcQAQ#v=onepage&q=Les%20hauts%20taux%20tuent%20les%20totaux%20joseph%20barthelemy&f=false">Joseph Barthélemy</a>, défenseur de la démocratie libérale avant son tournant réactionnaire, qui formule ainsi ses observations : « les hauts taux tuent les totaux ».</p>
<h2>La courbe de Laffer et ses bases empiriques</h2>
<p>En 1974, Arthur Laffer, économiste américain, au cours d’un dîner dont les économistes connaissent bien l’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=4yBgTN5JT-Y">histoire</a>, dessine sur la nappe du restaurant dans lequel il mange avec des membres de l’administration du président Gérald Ford une courbe sommaire qui sera rendue célèbre sous le nom de courbe de Laffer grâce à un article du <em>Wall Street Journal</em>, dont un journaliste, en l’occurrence Jude Wanniski, est présent au dîner.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=486&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=486&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/249986/original/file-20181211-76962-8x9q9a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=486&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Courbe de Laffer.</span>
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<p>À l’origine de la courbe, l’État ne gagne rien car le taux d’imposition est de 0. Progressivement, les recettes de l’État augmentent suivant le taux d’imposition jusqu’à un optimum. Cet optimum est le taux d’imposition maximum accepté et payé par les contribuables. Au-delà de cet optimum, si l’État augmente le taux d’imposition, ses recettes fiscales diminuent. Il y a trois causes à cette diminution : </p>
<ul>
<li><p>une partie des agents économiques ne voit pas l’intérêt de travailler davantage, considérant que leur surcroît de travail va être capté par l’administration fiscale ; </p></li>
<li><p>une autre partie des agents économiques décide de travailler de façon informelle (familièrement, le travail « au noir ») pour échapper à l’impôt ; </p></li>
<li><p>une dernière partie, la plus entreprenante, va chercher une imposition plus clémente et des investissements plus rentables à l’étranger.</p></li>
</ul>
<p>Ainsi, Laffer montre par le biais de sa courbe que trop d’impôt a tendance à décourager la volonté de gagner de l’argent. Les travailleurs ne veulent plus travailler, les investisseurs ne veulent plus investir ce qui, de fil en aiguille, ralentit l’économie. « Trop d’impôt tue l’impôt », disait-il.</p>
<p>Une myriade de chefs d’État, parmi lesquels Ronald Reagan ou Margaret Thatcher, ont opté pour la baisse des impôts pendant des années. Moins d’impôt aboutit à plus d’investissement, ce qui augmente l’emploi ainsi que la croissance et, <em>in fine</em>, réalise l’intérêt général, comme tente de le démontrer l’ancien maire de New York Rudolph Giuliani dans la vidéo ci-dessous :</p>
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<figcaption><span class="caption">Discours de soutien à la candidature de Donald Trump de Rudy Giuliani en Caroline du Nord lors de la campagne présidentielle américaine 2016 (à écouter à partir de 7 :54).</span></figcaption>
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<p>Même si la courbe de Laffer n’a pas d’échelle précise, des mesures empiriques de l’effet de la diminution de la pression fiscale ont été mises en évidence à diverses occasions, comme l’illustrent les deux exemples qui suivent.</p>
<p>Ainsi, l’économiste Florin Aftalion cite l’<a href="http://www.etudes-fiscales-internationales.com/archive/2012/05/05/laffer-va-t-il-revenir.html">exemple américain</a> : en 2004-2005, les recettes fiscales du gouvernement ont augmenté de 8 % et 9 % dès l’entrée en vigueur de mesures de réduction d’impôt. En avril 2006, le Trésor américain a annoncé que les recettes fiscales avaient ainsi atteint leur second point le plus haut de l’Histoire à la suite des baisses d’impôts de 2003.</p>
<p>En 2010, le Royaume-Uni augmente le <a href="https://impot-sur-le-revenu.ooreka.fr/astuce/voir/511523/taux-marginal-d-imposition">taux marginal</a> à 50 %. Loin de rapporter ce qui a été prévu, cette mesure rapporte au mieux 45 % du montant attendu et aurait même pu <a href="https://webarchive.nationalarchives.gov.uk/20140206181159/http://www.hmrc.gov.uk/budget2012/excheq-income-tax-2042.pdf">réduire les recettes fiscales</a>, selon le Trésor.</p>
<h2>Maintenir le cap</h2>
<p>Outre la théorie économique, Emmanuel Macron peut s’appuyer sur les premiers résultats positifs connus depuis son ascension à la tête du pays. Divers arguments ont été avancés par le gouvernement pour justifier la réforme de l’ISF : une <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/12/04/l-impossible-evaluation-de-l-isf_5392462_823448.html">hausse des investissements</a> dans l’économie productive française (Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement en 2017), une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=owPbN_GxcKI">stimulation du marché des actions</a> et du CAC 40 (Bruno Le Maire, ministre de l’Économie en 2017), une limitation des <a href="https://www.latribune.fr/economie/france/gerald-darmanin-l-etat-n-a-pas-su-former-les-agents-publics-775773.html">départs à l’étranger</a> de la part des plus grosses fortunes pour échapper à l’impôt (Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des comptes publics en 2017).</p>
<iframe src="https://www.ultimedia.com/deliver/generic/iframe/mdtk/01578907/src/lrls5l/zone/1/showtitle/1/" frameborder="0" scrolling="no" marginwidth="0" marginheight="0" hspace="0" vspace="0" webkitallowfullscreen="true" mozallowfullscreen="true" allowfullscreen="true" width="100%" height="250" allow="autoplay; fullscreen"></iframe>
<p>« L’infographie du jour : ISF, un impôt en voie de réforme », <em>Les Echos</em>.</p>
<p>Il semblerait justement que ces arguments commencent à s’avérer dans la réalité. Ainsi, le <a href="https://www.businessfrance.fr/Media/Production/PROCOM/M%C3%A9diath%C3%A8que/Rapport-2017-sur-l-internationalisation-de-l-%C3%A9conomie-fran%C3%A7aise.pdf">rapport annuel</a> de l’agence Business France fait état d’une hausse remarquable des investissements étrangers sur le territoire national pour l’année 2017. En effet, cette étude relève le fait que 54 % des décideurs étrangers estiment que la France est plus attractive, ou encore que le nombre de projets d’investissement étrangers a augmenté de 16 % par rapport à 2016, ce qui a conduit à la création ou au maintien de plus de 30 000 emplois. Certes, la disparition de l’ISF n’est pas forcément directement liée à ce bilan positif mais elle fait partie d’un ensemble de réformes qui, comme nous l’avons indiqué, lance des signaux positifs auprès des investisseurs.</p>
<p>Survie politique, théorie économique et premiers résultats positifs sont donc autant d’éléments qui poussent le président Macron à laisser les demandes des « gilets jaunes » concernant l’ISF insatisfaites. Mais un autre débat, philosophique celui-là, peut s’ouvrir. La politique fiscale a d’autres enjeux qui ne sont pas sans rappeler les théories de la justice sociale. Par exemple, John Rawls, dans son livre le plus commenté du XX<sup>e</sup> siècle <a href="https://books.google.fr/books/about/A_Theory_of_Justice.html?hl=fr&id=vcVEPc30ut0C&redir_esc=y"><em>A Theory of Justice</em></a> (1971), explique que l’adéquation justice/équité entre la taxation du capital des ménages aisés et la contribution des ménages modestes/moyens est un enjeu majeur de politique fiscale.</p>
<p>Bien qu’économiquement, politiquement et historiquement fondée, la suppression de l’ISF au profit de l’IFI pourrait paraître injuste pour certains, inéquitable pour d’autres, stimulante pour les investissements et efficace pour l’économie, c’est sûrement ce débat qui risque d’animer encore politiques et citoyens pour longtemps.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/108621/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Si les « gilets jaunes » demandent le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune, Emmanuel Macron a fait le choix de ne pas céder. Une décision économiquement prévisible. Explications.Georges Laforge, Doctorant en Sciences Économiques et Attaché d'Enseignement et de Recherche (ATER) à la Faculté de Droit, Sciences Économiques et Gestion de Nancy. Membre du Conseil Scientifique, Université de LorraineJulien Grandjean, Attaché temporaire d'enseignement et de recherche en sciences économiques au Bureau d'économie théorique et appliquée - Faculté de Droit, Sciences économiques et Gestion de Nancy - Faculté de Droit, Économie et Administration de Metz, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.