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revue Terrain – The Conversation
2023-10-12T17:22:43Z
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2023-10-12T17:22:43Z
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Moi, M. Martin, je vous raconte ma vie de super riche
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/552070/original/file-20231004-19-5ee4u9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C36%2C2038%2C1324&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bernard Arnault, plus grosse fortune française prononce un discours devant les élèves de Polytechnique en 2017. Pour beaucoup, il incarne l'idéal-type du très très riche.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernard_Arnault_%285%29_-_2017.jpg">Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Si je me permets de prendre la plume dans The Conversation aujourd’hui, c’est que je trouve qu’on ne nous donne pas assez la parole. Nous ? Les riches. Bien sûr, on montre la richesse, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Mais si l’on réfléchit bien, on nous entend peu. Il faut dire que beaucoup de mes congénères préfèrent se cacher. Ce n’est pas mon cas. Laissez-moi vous raconter ce que c’est que d’être riche et, passez-moi l’expression, ce que l’on nous offre…</p>
<p>Commençons par le commencement. Vous savez ce que c’est qu’un riche, vous ? Bien entendu, vous en avez une idée, tout le monde en a une. Généralement, ce n’est pas soi-même. Tout le monde ? Pas tout à fait, si l’on réfléchit bien. L’État, par exemple, se garde bien trop de définir explicitement ce qu’est un riche. Il existe un seuil officiel de pauvreté mais pas de <a href="https://www.inegalites.fr/Comment-mesure-t-on-la-pauvrete-en-France">seuil de richesse</a>.</p>
<p>Ce n’est pourtant pas que l’on manque de manières de la définir ! La plus évidente consiste à regarder du côté de ce que l’on possède. Un riche possède un patrimoine élevé, financier et/ou immobilier. Pour vous permettre de vous situer, en France, en 2017, 10 % seulement des ménages ont un patrimoine net supérieur à 549 600 euros, 5 % à 794 800 euros et 1 % à 1 745 800 euros. J’ai la chance – même si je n’aime pas trop ce terme – de compter parmi ces derniers.</p>
<p>On peut aussi regarder du côté des revenus. Un riche touche beaucoup d’argent régulièrement. Pour être parmi les 10 % les mieux payés, il faut gagner plus de 3 261 euros net, 4 090 euros pour être parmi les 5 % et 6 651 pour compter parmi les 1 % (dont je fais partie, mais vous l’aviez sans doute deviné à ce stade).</p>
<p>Il existe des définitions plus subtiles. Par exemple, on peut penser qu’être riche, c’est ne pas avoir besoin de travailler pour vivre, parce que l’on peut vivre de ses rentes. Il faudrait pour cela posséder un <a href="https://journals.openedition.org/terrain/24995">patrimoine financier de 1,4 million d’euros</a>. C’est aussi mon cas au passage.</p>
<h2>Les définitions implicites de la richesse</h2>
<p>On pourrait convoquer d’autres définitions de la richesse, qui ne manquent pas. Mais je voudrais évoquer celles que j’aime qualifier de « définitions implicites » de la richesse. De quoi s’agit-il ? De celles de l’administration, fiscale en l’occurrence, qui établit, sans trop le crier sur les toits, des seuils de richesse.</p>
<p>Prenons l’Impôt sur la fortune immobilière (IFI), que je connais bien. L’État estime qu’à partir d’un certain niveau de patrimoine immobilier (en l’occurrence, 1,3 million d’euros, après abattements), on doit être assujetti à un impôt spécifique. C’est bien qu’on est jugé (trop ?) riche à partir de ce seuil ! Mais on peut également citer le plafonnement des <a href="https://theconversation.com/pourquoi-est-il-si-difficile-de-reformer-les-niches-fiscales-191801">niches fiscales</a>, c’est bien qu’au-delà d’un certain niveau de revenu, on est trop riches pour en bénéficier davantage.</p>
<p>Certes, ce plafonnement n’est contraignant en théorie que pour les célibataires touchant plus de 4 470 euros par mois (ou pour les couples avec deux enfants ayant plus de 13 400 euros de revenus). Mais là encore, l’État reconnaît qu’au-delà d’une certaine limite, on est trop riches pour bénéficier de ristournes fiscales.</p>
<p><a href="https://www.cairn.info/sociologie-de-la-bourgeoisie--9782707146823-page-8.htm">Les définitions de la richesse</a> ne manquent donc pas mais sans définition officielle, les riches sont statistiquement et institutionnellement invisibilisés. On compte les pauvres – mais pas les riches. Je ne suis pas naïf et je sais bien que cette invisibilisation a des effets sociaux : en ne nous comptons pas, on complique nécessairement la mise en place de politiques publiques spécifiques à l’égard des riches. Grand bien m’en fasse.</p>
<h2>Sécurité fiscale vs Sécurité sociale</h2>
<p>Accumuler, c’est bien. Gagner de plus en plus, chaque année, c’est très satisfaisant, je ne vous le cache pas. Mais sécuriser sa richesse, c’est encore mieux. Car si j’espère évidemment accroître ma fortune, ce que je souhaite par-dessus tout, c’est la maintenir. Et l’État, c’est formidable, nous y aide. Je vais vous parler franchement : le « fisc », comme on dit, est un fidèle allié. J’ai d’ailleurs trouvé un nom pour ça : la « Sécurité fiscale ». C’est un peu comme la Sécurité sociale, mais pour les riches.</p>
<p>Laissez-moi vous donner quelques exemples pour montrer que les règles fiscales en vigueur dans notre pays, loin de nous faire fuir, nous permettent d’y passer des jours paisibles.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/552061/original/file-20231004-29-ontcbj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Manifestation du 10 décembre contre le projet de « réforme » des retraites.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/49199944323">Jeanne Menjoulet/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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</figure>
<p>Commençons par l’<a href="https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/N20074">impôt sur la fortune immobilière</a> (IFI), dont je vous ai déjà parlé. Ma modeste fortune s’élève à 4,3 millions d’euros, dont 2,3 millions en immobilier. Je vous passe les calculs, mais mon IFI s’élève à environ 450 euros mensuels, soit 3 % de mes revenus. Très honnêtement, ce n’est pas la mer à boire.</p>
<h2>Le fisc cet allié</h2>
<p>Mais laissez-moi vous raconter le plus drôle… Savez-vous qui détermine le montant de mon patrimoine immobilier ? Le fisc à l’aide des statistiques très précises qu’il possède sur les ventes ? Une intelligence artificielle qui s’appuierait sur le prix des annonces immobilières ? Des inspecteurs des impôts qui se déplaceraient sur place ? Que nenni : c’est moi ! Oui, c’est moi qui détermine le montant de la fortune sur laquelle je vais être taxé : il s’agit d’un <a href="https://www.impots.gouv.fr/particulier/questions/comment-declarer-limpot-sur-la-fortune-immobiliere-ifi">impôt déclaratif</a>…</p>
<p>Pour tout vous dire, il n’est pas impossible que je l’estime à la baisse. Nos gouvernants ont moins de pudeur avec les bénéficiaires du RSA, comme le montrent les discussions actuelles sur l’éventuelle réforme de cette prestation pour aller vers plus de contrôle.</p>
<p>Il faut également compter sur le <a href="https://www.economie.gouv.fr/particuliers/prelevement-forfaitaire-unique-pfu">Prélèvement forfaitaire unique</a> (PFU), mis en place en 2018 pour éviter que les revenus du capital ne soient trop taxés (à un taux qui peut être inférieur, pour une raison qui m’échappe moi-même, à ceux appliqués aux revenus du travail). Je peux également évoquer la faiblesse relative des taux supérieurs de l’impôt sur le revenu. Le taux supérieur est en effet actuellement de 45 % (au-delà de 168 994 euros de revenus sur une année). Je ne vais pas me plaindre : il était systématiquement entre 60 % et 70 % pendant les Trente Glorieuses.</p>
<p>Vraiment, croyez-moi, la fiscalité française n’a vraiment rien de confiscatoire pour les riches. J’ai l’impression qu’on fait tout pour qu’elle nous soit douce. Vive la Sécurité fiscale !</p>
<h2>Sécuriser le consentement à l’impôt</h2>
<p>Mais l’État va plus loin dans sa louable ambition de sécuriser la richesse. Non seulement je peux difficilement dire que je suis étranglé par les impôts, mais je peux en partie présider leur destinée, grâce aux fameuses niches fiscales. C’est la manière qu’a l’État, sans doute, de sécuriser mon consentement à l’impôt.</p>
<p>Le cas le plus emblématique est sans doute celui des salariés à domicile, dont l’État prend en charge le coût, dans une certaine limite. Comme j’emploie une femme de ménage, mes impôts sont réduits d’un peu plus de 5 000 euros (soit à peu près le montant de mon IFI !). Une partie des impôts que je suis censé payer me profite directement. Et les dons aux partis politiques, vous connaissez ? Chaque don à un parti politique ouvre droit à une réduction d’impôt de 66 % de son montant, dans une certaine limite. Mais cette réduction d’impôt ne s’applique que si… on est imposable à l’impôt sur le revenu. Cela signifie que quand je fais un don à mon parti politique préféré (peut-être aurez-vous deviné lequel), on m’en rembourse les deux tiers – alors que mon concierge, pas assez payé pour être imposable comme <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/impots-fiscalite/impots/cinq-chiffres-etonnants-sur-les-impots-des-francais-21d85be6-1f6b-11ec-a4db-d0e3da9e796f">près de la moitié des ménages en France</a>, y est entièrement de sa poche quand il effectue un versement à son parti (qui n’est pas le même que le mien, comme vous pouvez l’imaginer).</p>
<p>Non content de m’épauler ainsi dans le maintien de ma richesse, l’État m’aide à la transmettre. Je ne sais pourquoi les Français détestent à ce point les droits de succession. Franchement, je suis bien placé pour savoir que même quand on est riches, ce n’est pas grand-chose. Non seulement les <a href="https://www.impots.gouv.fr/particulier/questions/comment-dois-je-calculer-les-droits-de-succession">taux d’imposition</a> en ligne directe sont faibles, mais il existe des abattements. Pour vous donner un ordre de grandeur, sur les 4,3 millions de patrimoine que nous possédons avec mon épouse, nos deux enfants ne devraient s’acquitter, à notre mort, que de 15 % de la somme. Il leur restera de quoi voir venir.</p>
<h2>Les riches, des assistés ?</h2>
<p>Voila ce que c’est que d’être riche. Il me reste qu’à remercier tous les acteurs qui m’assistent dans la gestion de ma richesse : les gestionnaires de fortune, les notaires et les avocats fiscalistes, capables de trésor d’ingéniosité pour m’aider à payer le moins d’impôts possibles. Comme me l’a dit un jour dans un grand éclat de rire l’un d’entre eux :</p>
<blockquote>
<p>« Vous savez M. Martin, certains sont plus égaux que d’autres face au droit fiscal ! »</p>
</blockquote>
<p>Et bien entendu, l’État lui-même, qui me semble tout faire pour m’aider à maintenir mon rang. Si vous saviez comment l’administration fiscale me reçoit… Alexis Spire, dans son ouvrage <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/faibles-et-puissants-face-a-limpot/"><em>Faibles et puissants face à l’impôt</em></a>, publié en 2012, le raconte très bien. L’administration fiscale sait me faire sentir que je ne suis pas un contribuable comme les autres et, bien souvent, on trouve le moyen de s’arranger.</p>
<p>De vous à moi, en mon for intérieur, je me surprends à penser que les vrais assistés ne sont pas les récipiendaires du RSA comme le gouvernement aime à les pointer, mais bien nous, les (très) riches ! Et si, le coût de la richesse – car elle a un coût, vous l’avez compris maintenant – était supérieur au coût de la pauvreté pour le bien commun ?</p>
<p>Alors, de quoi M. Martin est-il le nom ?</p>
<p><em>Monsieur Martin n’existe pas. Mais il a une fonction : donner à voir, sous la forme d’un récit, le (très) riche d’aujourd’hui. M. Martin est un riche imaginaire, à la fois une construction et une réalité. M. Martin n’est pas une personne, mais il n’est pas rien. Il est le nom d’une réalité statistique : l’idéal-type financier et fiscal d’un très riche (1 % des plus riches en France).</em></p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en partenariat avec la <a href="https://journals.openedition.org/terrain/24995">revue Terrain</a> et son numéro 78 <a href="https://journals.openedition.org/terrain/24889">« Capitalisme sauvage »</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208707/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Monsieur Martin n’existe pas. Mais il a une fonction : donner à voir, sous la forme d’un récit, le (très) riche d’aujourd’hui.
Arthur Jatteau, Maître de conférences en économie et en sociologie, Université de Lille
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
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2023-09-11T17:24:06Z
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« France au revoir » : quand les objets du quotidien racontent les relations Afrique-France
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/547272/original/file-20230908-15-15dren.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C613%2C459&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Kiosque avec percolateurs de la marque italienne Gaggia, Ouagadougou, Burkina Faso, janvier 2019.
</span> <span class="attribution"><span class="source">P. Fornasetti</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>« France au revoir ». Étonnamment, cette expression, courante en Côte d’Ivoire comme au Burkina Faso, ne signifie pas que la France doit être « reconduite à la frontière », contrairement à ce que le <a href="https://theconversation.com/au-sahel-la-france-poussee-dehors-176067">contexte actuel</a> pourrait laisser entendre au vu des diverses crises qui secouent le continent.</p>
<p>Non sans ironie, elle traduit le point de vue de ces objets que, à Ouagadougou comme à Abidjan (Côte d’Ivoire), on appelle ainsi : « France au revoir ». Comme si ces objets pouvaient parler et adresser une salutation cordiale à la nation française… tout en quittant son sol.</p>
<h2>« Derrière l’eau »</h2>
<p>Voitures, télévisions, réfrigérateurs, vêtements, radios, machines à laver, ordinateurs, batteries… Achetés ou récupérés par la <a href="https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/europe-spectre--migrations-subsahariennes/">diaspora ouest-africaine en Europe</a>, ces biens traversent les mers par container, atteignent les marchés <a href="https://www.theses.fr/2020EHES0176">puis les maisons</a>, d’Afrique de l’Ouest. Une nouvelle vie commence alors : celle du « France au revoir ».</p>
<p>Or, malgré ce nouveau nom, leur provenance n’est que rarement française. Ils peuvent venir d’Italie, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Belgique… voire de Singapour. La référence à la France est métonymique, elle est là pour désigner l’Europe, l’Occident : cet espace que le parler populaire ivoirien nomme « derrière l’eau », ou Bengué en nouchi (l’argot d’Abidjan).</p>
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<p>Mes interlocuteurs expliquent cette métonymie par le rôle que l’ancienne puissance coloniale a joué dans l’accès des Africains à certains produits. On pourrait alors penser que l’engouement ivoirien pour les « France au revoir » n’est que la trace d’un rapport de domination. On aurait tort. Cette idée n’a bien entendu pas manqué de circuler, notamment dans le sillage <a href="https://www.documentation.ird.fr/hor/fdi:010022319">d’intellectuels anti-impérialistes</a> comme les <a href="https://leseditionsdeminuit.fr/livre-D%8Eveloppement_du_capitalisme_en_C%99te_d%D5Ivoire_(Le)-1901-1-1-0-1.html">théoriciens de la « dépendance »</a>.</p>
<p>D’après eux, l’importation ou l’imitation de styles de vie occidentaux serait la traduction idéologique de la dépendance économique des sociétés colonisées. On retrouve aujourd’hui cette idée dans <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/en-quete-de-politique/en-quete-de-politique-du-samedi-11-mars-2023-3515900">certains usages de la notion de néo-colonialisme</a> et dans le débat sur <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HOWWWg3wx7o">l’impact écologique du marché de seconde main en Afrique</a> qui a contribué à la promulgation d’une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ekhIRFZQRNc">loi très débattue en Côte d’Ivoire</a>.</p>
<p>Pourtant, il est possible de penser autrement, en cessant, pour paraphraser <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/244606?journalCode=jmh">Marshall Sahlins</a>, de voir des Blancs derrière tout ce que font les Africains.</p>
<h2>Made in France ?</h2>
<p>Produits industriels, mais d’occasion, les « France au revoir » se distinguent notamment des produits dits « chinois » que l’on achète neufs. Objets prestigieux, la présence d’un label peut contribuer à les rendre attractifs même si, une fois achetés, ils exigent souvent d’être réparés ou adaptés. Vendus comme des produits de qualité à prix avantageux, on les trouve aussi bien dans les marchés populaires d’Abidjan que chez des revendeurs spécialisés.</p>
<p>Ici, le qualificatif <em>français</em> est globalement positif. Pourtant, lorsque je demande à mes interlocuteurs « Pourquoi le « France au revoir » est-il « français » ? », ils insistent à l’unanimité sur le rôle du colonisateur :</p>
<blockquote>
<p>« C’est certainement en relation avec la colonie, le pays colonisateur. À l’époque, si t’es francophone d’Afrique, ta première référence est la France. Donc, tout ce qui venait de derrière l’eau était assimilé à ce qui vient de la France, peu importe la marque. » (Ancien enseignant, retraité, 220 logements, Adjamé, 11 janvier 2023)</p>
</blockquote>
<p>La provenance géographique du « France au revoir » importe peu aux consommateurs. Le qualificatif <em>français</em> est, plutôt, associé à une forme d’authenticité qui prime sur l’aspect géographique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est parce que c’est des pièces d’origine, c’est pas de la contrefaçon, c’est solide. C’est plus solide même que les pièces que tu prends dans les magasins là. » (Assistant mécanicien I, 220 logements, Adjamé, 11 janvier 2023)</p>
</blockquote>
<p>Ce qui intéresse les consommateurs n’est donc pas l’origine géographique des objets mais leur qualité d’usage, le fait qu’ils soient « costauds » ou « solides ». On est loin de la valorisation du produit du terroir, de la filière courte ou du « local » que nous voyons mise en avant partout en Europe (y compris dans la grande distribution). Si le « France au revoir » n’est pas « français » pour des raisons géographiques, cette appellation résulte peut-être de son histoire.</p>
<h2>Les ancêtres du « France au revoir »</h2>
<p>Les objets de provenance européenne ont une longue histoire en Afrique subsaharienne, qui remonte à une époque antérieure au partage colonial, au moins <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/edit/10.4324/9780429487552/development-indigenous-trade-markets-west-africa-claude-meillassoux">aux commerces induits par les deux traites : transsaharienne et atlantique</a>. Ces circulations anciennes ne sont toutefois pas prises en compte par mes interlocuteurs ivoiriens dans leurs définitions du « France au revoir ». </p>
<p>D’après eux, les premiers dateraient de la fin de la période coloniale, de l’époque où la figure de l’« évolué », le fonctionnaire, ayant étudié à « l’école des Blancs » et recevant un salaire, représentait le modèle de la réussite personnelle. Les attributs de cette figure emblématique étaient alors ceux d’un style de vie à l’occidentale : voiture, radio, téléphone. Mais, là aussi, le label de « France au revoir » répondait souvent à des exigences concrètes, et non à une simple fascination pour l’Occident.</p>
<p>La voiture est, en effet, un des principaux ancêtres du « France au revoir ». Il y en a un autre, moins flamboyant, mais tout aussi important et omniprésent : la <a href="https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2008-2-page-391.htm">fripe</a>, qui habille à présent une très large part de la population.</p>
<p>Si la voiture et la fripe sont pensées comme les deux principaux ancêtres des « France au revoir », l’une est un bien de prestige, l’autre pas. Dans les années 1960 et 1970, même achetée d’occasion et dans une ville comme Abidjan, la voiture était l’apanage de la minorité riche. </p>
<p>Ce n’est qu’à partir des années 1980 que le marché de l’automobile s’est démocratisé : l’importation par container de véhicules « France au revoir » alimente depuis le secteur des transports en commun d’Abidjan, malgré les politiques de douane restrictives adoptées par les pouvoirs publics. D’après mes interlocuteurs, c’est seulement après 1993, date du décès de Félix Houphouët-Boigny (« père » de la nation et protagoniste de la <a href="https://afriquexxi.info/Les-origines-meconnues-du-mot-Francafrique">« françafrique »</a>, et avec l’arrivée au pouvoir d’Henri Konan Bédié (<a href="https://www.cambridge.org/core/journals/africa/article/abs/modernity-autochthony-and-the-ivorian-nation-the-end-of-a-century-in-cote-divoire/8DDA50F132BF27EF24574C2C070959E4">premier successeur d’Houphouët-Boigny et chantre de l’« ivoirité »</a>), que les frais de douane ont baissé.</p>
<h2>Des nouveaux modèles de réussite</h2>
<p>Durant cette période de crise du secteur public, le modèle de l’« évolué » décline au profit d’une pluralité de <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2001-2-page-5.htm">figures de la réussite</a> associées aux économies de la débrouille, du commerce et du secteur privé, mais aussi à l’arnaque, au risque et à la ruse, et confortées par le néolibéralisme triomphant. C’est dans cette conjoncture que l’accès à des biens anciennement de prestige comme la voiture se popularise :</p>
<blockquote>
<p>« Avant, c’était quand tu étais vieux que tu pouvais avoir une voiture. Maintenant, c’est les « France au revoir » qui ont permis aux jeunes qui se débrouillent, aussi, de se payer une voiture. » (Assistant mécanicien I, 220 logements, Adjamé, 11 janvier 2023)</p>
</blockquote>
<p>Dans les années 1980 et 1990, quand l’offre croît et se diversifie, le « France au revoir », jusque-là objet de prestige, devient un bien ordinaire. Pourtant, et c’est là une forme de détournement, l’ambiguïté du prestige du « France au revoir » est que celui-ci dérive, aussi, de son acquisition à bas prix. Parfois même, être propriétaire d’un « France au revoir » n’est pas nécessaire pour bénéficier de son aura, comme en témoigne l’usage d’objets « France au revoir » <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-arts_photographiques_en_afrique_jean_bernard_ouedraogo-9782747543774-15310.html">dans la photographie de studio</a>, qui a pris son <a href="https://www.dukeupress.edu/unfixed">essor en Afrique de l’ouest</a> depuis le début du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>Les « France au revoir » des ancêtres</h2>
<p>Des années 1960 aux années 1980, de nombreux photographes de studio ont mis à la disposition de leurs clients des objets de la modernité occidentale pour enjoliver leurs portraits. </p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/546993/original/file-20230907-7302-y1yp5x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Photo du studio de Malik Sidibé, 2004.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/97/Malick_Sidibe%27s_studio_2.jpg/1024px-Malick_Sidibe%27s_studio_2.jpg">Robin Taylor/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette pratique a été rendue célèbre à travers les œuvres de photographes réputés, et (re)découverts récemment par les Occidentaux, comme le Sénégalais <a href="http://www.revuenoire.com/edition/casset-et-precurseurs/">Mama Casset</a>, les Maliens <a href="https://www.seydoukeitaphotographer.com/galerie/icons/">Seydou Keita</a> et <a href="https://www.dazeddigital.com/art-photography/article/38020/1/previously-unseen-photographs-of-malick-sidibe-s-west-africa">Malik Sidibé</a>, le Burkinabè <a href="https://www.weinsteinhammons.com/%C3%A0voltaphoto1">Sory Sanlè</a> ou le Ghanéen <a href="https://www.metmuseum.org/art/collection/search/524190?sortBy=Relevance&ft=Philip+Kwame+Apagya&offset=0&rpp=40&pos=1">Philip Kwame Apagya</a>. </p>
<p>Certains de leurs clichés montrent une personne bien habillée qui pose, debout, assise ou accroupie, avec une radio ou un téléphone en bakélite. Ailleurs, le sujet s’apprête à emprunter l’escalier d’un avion sur le point de décoller. D’autres poses immortalisent une ou deux personnes entourées d’un riche mobilier de salon à l’européenne avec des télés, des radios, voire des frigos, etc. En mettant en scène des voyages, des liens matériels à l’Occident, <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/03/27/burkina-faso-sory-sanle-l-il-oublie-des-annees-yeye-et-de-l-euphorie-de-l-independance_6119330_3212.html">ces images donnent un visage nouveau</a> aux Africains de tous bords.</p>
<p>En jouant avec les registres du cosmopolitisme et de l’appartenance, ces photos rappellent les <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2000-1-page-16.htm">« écritures africaines de soi »</a> chères à Achille Mbembe. Mais pour populaires qu’elles soient auprès des Occidentaux, en Afrique elles sont aujourd’hui l’image d’une époque révolue qui, selon l’un de mes interlocuteurs abidjanais, fait « gaou », autrement dit plouc en nouchi.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/BkHfD0WnahU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Un gaou à Paris « » (Magic System, 2001).</span></figcaption>
</figure>
<h2>Une filière organisée en autonomie</h2>
<p>Les vendeurs au détail, les transitaires, les fournisseurs, les transporteurs et les expéditeurs forment un réseau qui connecte les classes populaires ivoiriennes et burkinabés à leurs diasporas en Europe, « à l’extérieur » comme ils le disent. </p>
<p>En outre, la diffusion des « France au revoir » est liée aux mobilités internes à l’Afrique. En témoigne l’étiquetage national ou ethnique qui accompagne les descriptions du réseau que font mes interlocuteurs, les principaux acteurs apparaissant comme étrangers. Les boutiquiers sont « Nigérians » ou « Igbos », les photographes de studio d’Adjame étaient aussi « Nigérians » mais « Anango » ; les revendeurs de pièces détachées sont « Guinéens », les transporteurs sur roues sont des « gens du nord ».</p>
<p>Depuis l’époque coloniale, cette catégorie floue désigne, <a href="https://www.documentation.ird.fr/hor/fdi:010012775">dans le contexte spécifique de la Côte d’Ivoire</a>, un ensemble de populations dites également Dioulas (et regroupant sommairement des <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/african-studies-review/article/abs/war-of-who-is-who-autochthony-nationalism-and-citizenship-in-the-ivoirian-crisis/4AB0FA0DE5B0E3284A0C0A79EDDA1C96">sous-catégories, tout aussi floues</a>, comme les Jolas, Senoufos, Malinkés, Bambaras, Mossis…) dont l’appartenance géographique se situerait à la fois dans la partie septentrionale du territoire de la Côte d’Ivoire et en dehors de celle-ci, au Mali, au Burkina Faso, au Sénégal.</p>
<p>Autrement dit, la diffusion des « France au revoir » n’est pas pensable en dehors des mobilités internes, régionales et internationales d’Africains.</p>
<p>La consommation de « France au revoir » permet ainsi aux classes populaires et moyennes ivoiriennes d’adopter des styles de vie à la fois ancrés dans le cosmopolitisme et régis par une logique propre.</p>
<p>Les modes d’approvisionnement, de distribution, de vente, ainsi que les critères de valorisation des « France au revoir » constituent des exemples d’autonomie face aux modèles du capitalisme occidental. Non seulement car la captation en Europe de ces marchandises est une figure inverse de l’extractivisme occidental, mais aussi parce qu’en tant qu’objets de détournements, de revalorisations et d’appropriations par des acteurs africains, les « France au revoir » sont la matérialisation même de cette autonomie. À rebours des hypothèses « dépendantistes », on retrouve ici cette « part sauvage » qui échappe au capitalisme occidental dont traite notamment le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/24889">dernier numéro de <em>Terrain</em></a>.</p>
<hr>
<p><em>Tous les extraits d’entretiens et les photos présentés dans ce billet ont été collectés à Abidjan en janvier 2023 et les toponymes mentionnés viennent préciser les quartiers ou les communes de collecte, au sein de l’agglomération abidjanaise. L’article <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">a été co-publié en collaboration avec la revue Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212885/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pietro Fornasetti a reçu des financements du musée du quai Branly - Jacques Chirac. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Clara Duterme et Ismaël Moya ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>
Les objets importés de l’Europe en Afrique de l’Ouest ont un nom : France-au-revoir, comme un pied de nez à la situation française sur le continent.
Pietro Fornasetti, Anthropologue, chercheur associé à l'IMAF, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/206004
2023-08-03T21:33:31Z
2023-08-03T21:33:31Z
Mayotte : ambiguïtés et non-dits d’une situation (post)coloniale
<p>À Mayotte, dimanche 11 février 2024, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/12/la-suppression-du-droit-du-sol-a-mayotte-une-mesure-voulue-par-l-extreme-droite-aux-consequences-incertaines_6216078_3224.html">a promis de supprimer le droit du sol</a> par le biais d’une réforme constitutionnelle. Cette déclaration fait suite à plusieurs mesures et événements en lien avec l’immigration clandestine et l’insécurité qui minent ce département français. L'annonce <a href="https://theconversation.com/pourquoi-rogner-sur-le-droit-du-sol-pourrait-se-retourner-contre-la-societe-francaise-220319">sur le droit du sol</a> a suscité un fort émoi en France métropolitaine et parmi les associations, qui accusent le ministre de défendre un programme d'extrême-droite.</p>
<p>Mayotte fait partie d’un archipel uni par des traits culturels, une langue, une religion (l’islam) et une histoire en commun, mais coupé en deux par une frontière du fait qu’elle est restée française, puis devenue département, et région européenne « ultra-périphérique ». Les trois autres îles forment l’Union des Comores, un pays indépendant qui revendique Mayotte comme partie de son territoire national.</p>
<p>Pourquoi Mayotte est-elle française dans un archipel qui ne l’est plus ? Comment peut-elle compter près de 50 % de migrants « étrangers », en réalité comoriens à 90 % et que fuient ces derniers ? Comment un département français peut-il, malgré ses ressources, présenter le tableau social et sécuritaire décrit ?</p>
<h2>Mayotte, comorienne ou non ?</h2>
<p>C’est pour des raisons géostratégiques que Mayotte (374 km<sup>2</sup>, 300 000 habitants) est devenue française en 1841, raisons qui ont évolué aux XX<sup>e</sup> et XXI<sup>e</sup> siècles mais restent des non-dits de la situation actuelle. La région est notamment un centre d’écoute et de surveillance du canal du Mozambique et une zone économique de 2,5 millions de km<sup>2</sup> au sein d’une zone maritime sous juridiction française de 17 millions de km<sup>2</sup>.</p>
<p>Les trois autres îles, qui formaient des royaumes séparés, sont colonisées en 1912. Mayotte en reste le chef-lieu, mais la Grande Comore et Anjouan, plus grandes, plus peuplées, aux élites sociales, politiques et économiques plus structurées, reprendront leur place dominante avec l’autonomie interne de l’archipel (1961).</p>
<p>L’administration est transférée vers la Grande Comore en 1958, ce qui <a href="https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine1-2013-3-page-119.htm">prive Mayotte des emplois publics</a> occupés par des notables des quatre îles qui étaient mariés sur place pour avoir, dans ce régime matrilocal, une vie domestique et familiale.</p>
<p>L’indépendance des Comores se prépare dans les années 1970, après celle de Madagascar en 1960. Mais la population principalement rurale de Mayotte craint la domination de l’élite urbaine des îles voisines. Or, un groupe social spécifique à Mayotte n’a pas non plus intérêt à l’indépendance et crée un mouvement pour « Mayotte française » : il s’agit des descendants de femmes de Sainte-Marie de Madagascar, île passée sous autorité française en 1750, et de métropolitains ou créoles, qui à Mayotte sont devenus les premiers fonctionnaires coloniaux puis les élus locaux. Une partie de la population menée par les femmes, comme l’a montré l’anthropologue <a href="https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social1-2016-2-page-57.htm">Mamaye Idriss</a>, se rallie à leur projet.</p>
<h2>Réferendums et assimilation</h2>
<p>Il s’en est fallu de peu, au niveau du gouvernement français, pour que le référendum de 1974 soit adressé, non « aux populations » mais « <a href="https://afriquexxi.info/Mayotte-chronique-d-une-colonisation-consentie">à la population » des Comores</a>. C’est le compte par île qui est retenu et 63,22 % des électeurs mahorais votent contre l’indépendance. Moins de deux ans plus tard, un deuxième référendum confirme à 98,83 % la réponse, les indépendantistes ayant été réduits au silence par des violences ou des menaces. Depuis, aucune critique ou réserve n’est possible à l’égard de la départementalisation sous peine d’être accusé de collusion avec « l’ennemi » comorien qui voudrait dominer Mayotte, tandis qu’en Union des Comores, la revendication de Mayotte est au contraire un <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2002-4-page-677.htm">préalable obligatoire</a> à toute déclaration publique.</p>
<p>La relative richesse de Mayotte attire différents profils de migrants issus des Comores, mais le gouvernement français instaure, en 1995, un régime de visa qui entraine aussitôt un trafic des passeurs pour des voyages clandestins parfois mortels.</p>
<p>En 1999, un calendrier de réformes sur 10 ans en vue de l’assimilation législative est approuvé à 73 % par la population. Mais celle-ci ne se fait pas sans heurts : les Mahorais, qui avaient cru à l’assurance de garder leur mode de vie et leurs coutumes, sont pris dans la reconstitution de l’état civil, qui sépare les Français de Mayotte, <a href="https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2012-1-page-117.htm">par un double et même triple droit du sol</a>, des étrangers des autres îles. Elle leur impose d’adopter le statut personnel de droit commun, via une transformation du droit local : les mariages musulmans (la très grande majorité) ne sont plus reconnus au civil, ce qui multiplie les « mères célibataires » et ignore juridiquement l’existence des pères, contribuant à aggraver la <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2018-1-page-47.htm">crise de la jeunesse</a> et des normes éducatives.</p>
<p>En 2009, le statut de département d’outre-mer est accepté par référendum à 95,2 % par les Mahorais (61,37 % de votants) qui attendent toujours de meilleures conditions de vie tandis que crises politiques et économiques se succèdent aux Comores.</p>
<h2>La courbe démographique de l’île ne cesse de grimper</h2>
<p>La départementalisation de l’île en 2011 n’a fait qu’accroître les flux en provenance de la Grande Comore et d’Anjouan. Mayotte est le moins doté des départements d’outre-mer (DOM) avec un PIB par habitant 3,4 fois plus faible que celui de métropole mais près de 7 fois plus élevé que celui des Comores.</p>
<p>Malgré une émigration significative des Mahorais de 18-35 ans vers la métropole (études, premiers emplois), la courbe démographique de l’île ne cesse de grimper, à la fois sous l’effet de l’immigration et d’un taux de natalité important.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mayotte-pourquoi-ce-departement-francais-est-il-revendique-par-les-comores-192758">Mayotte : pourquoi ce département français est-il revendiqué par les Comores ?</a>
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<p>À Mayotte, la moitié des migrants ont des titres de séjour et une bonne part des autres sont intégrés dans une économie informelle qui s’organise en réseaux de clientèle producteurs ou révélateurs de hiérarchies sociales. Alors que certains Comoriens raillent ce que le journaliste Rémi Carayol appelle une <a href="https://afriquexxi.info/Mayotte-chronique-d-une-colonisation-consentie">« colonisation consentie »</a> de la part des Mahorais, d’autres parmi les plus pauvres forment la principale main-d’œuvre de Mayotte dans <a href="https://www.cairn.info/revue-autrepart-2007-3-page-165.htm">l’agriculture, la pêche et le bâtiment</a>, tout en restant <a href="https://theses.hal.science/tel-03771544">tenus à l’écart des nouvelles ressources</a>.</p>
<p>Ces inégalités de statuts s’inscrivent dans une société comorienne par ailleurs très hiérarchisée.</p>
<p>Le coût très élevé du voyage clandestin exclut des va-et-vient. Les <a href="https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2020/02/le-defenseur-des-droits-salarme-de-la-situation-des-droits-a-mayotte">dérogations au droit des étrangers</a> empêchent nombre de régularisations, qui par ailleurs ne permettent pas de circuler et travailler dans l’espace national. Mayotte devient donc « une nasse » dans laquelle les migrants s’accumulent, comme l’avait déploré un <a href="https://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-820QOSD.htm">député mahorais en 2015</a>. Les destructions d’habitat les maintiennent dans cette sujétion, en réduisant à néant les <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/05/13/cyrille-hanappe-architecte-a-mayotte-les-bidonvilles-sont-un-moindre-mal_6173224_3246.html">quelques programmes d’intégration en cours</a>.</p>
<h2>Un rapport ambigu aux autres Comoriens</h2>
<p>Ainsi la présence de la France à Mayotte, à la fois indéfendable et localement génératrice de ressources au prix d’effets pervers grandissants, produit chez tous les acteurs un double discours. Une nouvelle élite comorienne, en grande partie issue de l’ancienne, est représentée par une classe binationale relativement aisée et mobile, qui entretient une posture ambiguë de citoyens français assurés de leurs droits et de citoyens comoriens réclamant la réintégration de Mayotte. Or ce sont les Comoriens les plus démunis et dominés dans leur île qui partent à Mayotte sans visa.</p>
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<p>Aussi la société mahoraise entretient-elle un rapport ambigu aux autres Comoriens : d’un côté, les Mahorais se sentent menacés par deux figures de Comoriens, non seulement les dominants dont ils craignent l’arrogance, mais aussi les dominés qui les « tirent vers le bas », en particulier les ruraux anjouanais cherchant désespérément à sortir de la misère, ou encore les Malgaches et les réfugiés africains qui choisissent cette route pour se rapprocher de l’Europe. De l’autre, la proximité entre les sociétés insulaires rend ces migrations acceptables : 46 % des enfants nés à Mayotte seraient issus de couples mixtes mahorais-migrant.</p>
<p>Les mariages entre natifs des différentes îles, qui n’ont pas cessé, montrent l’intimité sociale et culturelle des populations. Les insulaires partagent la même langue (avec des différences régionales entre îles de l’est et de l’ouest), le même islam, les mêmes célébrations du cycle de vie, la même règle de résidence conjugale matrilocale, la même conception de la famille malgré les inflexions patri-ou matrilinéaires selon les îles et les milieux sociaux. L’absence d’unité politique précoloniale de l’archipel est brandie pour justifier la partition de Mayotte. Mais la sécession d’Anjouan – et brièvement de Mohéli – en 1997 a plutôt montré la difficulté de construction nationale d’un petit État pluri-insulaire qui vit largement des transferts d’argent de ses migrants.</p>
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<span class="caption">Répartition des villages de Mayotte par groupe de conditions de vie en 2017. Source : Insee, Recensement de la population 2017.</span>
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<p>La grande masse de la population comorienne n’espère rien des politiques pris dans leurs intérêts factionnels : elle investit dans la solidarité familiale et dans la migration proche ou lointaine. La reproduction sociale passe par le réseau familial déployé dans l’archipel et au-delà, dans une logique d’entraide pour scolariser les enfants, trouver un emploi, obtenir des soins médicaux, se marier et fonder une famille. Mayotte ne constitue qu’une ressource parmi les autres. Le statut juridique des parents émigrés à Mayotte n’est pas évoqué aux Comores mais leur aide arrive quand nécessaire, des maisons en dur sont peu à peu construites dans les villages, et les migrants font office de prescripteurs de développement quand ils sont, par exemple, les premiers à prendre un compteur d’eau là où de nouvelles adductions sont installées.</p>
<h2>La jeunesse au cœur de la crise</h2>
<p>La crise sociale actuelle à Mayotte est composée des ingrédients habituels de pauvreté et de cherté de la vie dans une économie extravertie importante massivement de métropole, mais aussi de changement social et moral, marqué par la crise de la famille qui n’est plus compensée par les anciennes circulations des enfants ou les régulations villageoises, la déscolarisation, l’absence d’encadrement sportif et culturel de la jeunesse.</p>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2019-1-page-32.htm">Comme le souligne Nicolas Roinsard</a>, à Mayotte la question migratoire occulte la question sociale et en particulier celle d’une jeunesse en insécurité. Face aux garçons délinquants et aux filles fugueuses, les violentes punitions corporelles sont désormais portées en justice, avec pour effets ambivalents la privation d’autorité de parents qui se voient dépossédés de leur capacité éducative et les enfants délaissés. Le nombre de jeunes de la rue, du petit voleur au drogué dépendant de produits chimiques, augmente. Les bandes villageoises choisissent les abords des collèges et lycées pour leurs affrontements, comme dans un cri silencieux vers ces espaces qui leur sont interdits. Des violences choquantes ont lieu, jusqu’à des mains coupées, et les familles vivent dans la hantise que leur enfant scolarisé ne soit blessé, ou pire.</p>
<p>Une autre politique que la destruction, la violence et les provocations pouvant mener à la guerre civile doit être recherchée de la part de tous les acteurs. D’un côté, les gouvernements comoriens instrumentalisent leurs migrants, dont les transferts de fonds représentent officiellement 20,5 % du PIB. Les Comores sont le quatrième pays au monde le plus fortement <a href="https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2015-4-page-53.htm">dépendant de ces transferts</a>. De l’autre, les gouvernements français n’ont pas pris la mesure du coût de leur choix géostratégique, tant à Mayotte que dans les trois autres îles.</p>
<p>La formation des jeunes est la seule voie pour rendre les populations insulaires mieux à même d’organiser leur futur, et le seul intérêt que Mayotte soit « française » pour les habitants des quatre îles serait que la métropole joue son rôle vis-à-vis de l’ancienne colonie en assumant une aide qui serait à la hauteur des intérêts géopolitiques en jeu.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/20792">blog de la revue Terrain</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206004/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
La crise actuelle à Mayotte est composée des ingrédients habituels de pauvreté et de cherté de la vie, mais aussi de changement social et moral.
Sophie Blanchy, Anthropologue, directrice de recherche émérite au CNRS, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/209648
2023-07-17T19:20:27Z
2023-07-17T19:20:27Z
Artistas Unidos : crise de la démocratie et art contestataire au Pérou
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/537106/original/file-20230712-27-2bc91m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C8%2C1192%2C824&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le groupe de théâtre Yuyachkani, Lima.</span> <span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Depuis le 9 décembre 2022, le Pérou est plongé dans une profonde crise politique, sociale et économique. La violente répression policière et militaire s’est soldée, à ce jour, par 60 morts et plus de 1 600 blessés.</p>
<p>L’événement qui a déclenché les manifestations a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/16/perou-le-president-dechu-pedro-castillo-maintenu-en-detention-pour-dix-huit-mois_6154631_3210.html">mise en détention du président Pedro Castillo</a> – appartenant au parti de gauche « Perú Libre » – après sa tentative de « coup d’État » (il avait <a href="https://www.lalibre.be/international/amerique/2022/12/07/un-auto-coup-detat-au-perou-le-president-castillo-dissout-le-parlement-et-cree-un-gouvernement-dexception-SZTHULDOOVCEDLHK563PGA7K7M/">dissous le Parlement et mis en place un gouvernement d’exception</a>). Cet « auto-golpe » a été interprété de deux manières. Pour ses détracteurs, il s’agissait d’une mesure désespérée pour éviter la chute du gouvernement, accusé de corruption. Pour ses partisans, cette résolution était légitime, car un sabotage continu de la droite empêchait Castillo président de gouverner. </p>
<p>Ainsi, dans un premier temps, les revendications des manifestants se focalisaient sur la libération de Castillo, la destitution de l’actuelle présidente Dina Boluarte (jugée illégitime, surtout après son alliance avec la droite) et la tenue d’élections anticipées. Mais au fur et à mesure, ces réclamations se sont élargies vers un ensemble de questions d’ordre politique, économique et social, telles que la mise en place d’une Assemblée constituante et une redistribution plus équitable des richesses.</p>
<h2>Une révolte menée par des acteurs inattendus</h2>
<p>Les modalités de la mobilisation ont été multiples : marches, sit-in, blocages de routes, tentative de prise de contrôle d’endroits stratégiques comme les aéroports, attaques de monuments publics. Ces actions ont été caractérisées par une grande hétérogénéité de participants. Comme le souligne <a href="https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=484404657099985">l’historienne Cecilia Méndez</a>, après des décennies de dépolitisation et de démobilisation, observées notamment sous la dictature d’Alberto Fujimori (1990-2000), on a assisté à la prise de parole dans l’espace public d’« acteurs inattendus ». </p>
<p>L’anthropologue Rodrigo Montoya avance qu’il s’agit de la <a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">première révolte ouvertement politique des milieux populaires de la province</a>, qui se sentaient représentés par Castillo, militant syndicaliste et instituteur issu d’une famille modeste des Andes septentrionales. </p>
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<p>Néanmoins, les groupes qui ont participé aux manifestations, dont un moment décisif a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/20/au-perou-la-prise-de-lima-par-les-protestataires_6158630_3210.html">« prise de Lima » du 19 janvier 2023</a>, ne sont pas seulement composés de membres des communautés paysannes, mais également de commerçants, d’étudiants et de personnalités publiques.</p>
<h2>L’art comme vecteur d’engagement politique</h2>
<p>Dans ce cadre, et compte tenu de l’importance des réseaux sociaux dans la mobilisation, le rôle joué par les travailleurs de l’art et de la culture met en évidence de nouvelles façons d’investir le champ politique et d’articuler un dialogue intergénérationnel et interculturel à partir des régions de la province. </p>
<p>L’action des artistes lors des moments de crise n’est pas nouvelle. Pendant la dictature de Fujimori, elle avait pu canaliser un discours contestataire réprimé ailleurs. Pourtant, les mobilisations actuelles montrent une ampleur et des modalités d’expression inédites. </p>
<p>Face à un débat politique appauvri et à une crise profonde des partis politiques, ces dispositifs artistiques peuvent-ils favoriser et renforcer la construction d’un nouveau sujet national ? Sont-ils capables d’apporter un changement durable pour et avec une société civile extrêmement fragmentée, voire polarisée ? Car il existe aujourd’hui une diversité d’expérimentations artistiques qui dénoncent les pratiques autoritaires et le racisme structurel, tout en interrogeant la crise de représentation démocratique.</p>
<h2>Naissance du collectif Artistas Unidos</h2>
<p>C’est dans ce contexte de mobilisation et de répression qu’est né le collectif « Artistas Unidos contra la Dictadura ». De manière progressive, à partir de l’action coordonnée d’artistes installés surtout dans les régions de province, ce collectif s’est constitué avec le double objectif de sensibiliser la société civile et de se positionner en tant que corporation sur une scène nationale fragmentée.</p>
<p>Une trentaine d’artistes âgés de 20 à 50 ans en constitue le noyau central, à même de mobiliser une centaine de personnes dans chaque région impliquée (16 sur 25). Par diverses pratiques artistiques, de la performance au graphisme, ce collectif a mis en œuvre des formes créatives de détournement des usages ordinaires de l’espace public, imbriquant dimensions esthétique et militante.</p>
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<span class="caption">Manifestation du 13 janvier 2022 à Lima, groupe de théâtre Yuyachkani.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Miguel Rubio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Après une réponse immédiate à la crise déployée par le hashtag #ArtistasUnidosContraLaDictadura, l’action s’est structurée à travers la publication de plusieurs « convocatorias », c’est-à-dire des appels à la création dictés par une thématique commune. La première convocatoria, au mois de décembre 2023, dans le contexte des premières morts de la répression étatique, a donné lieu à l’œuvre « El anti-memorial », un recensement des données des personnes qui ont perdu la vie lors des manifestations. Compte tenu du silence des principaux médias et du <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/02/peru-lethal-state-repression-is-yet-another-example-of-contempt-for-the-indigenous-and-campesino-population/">racisme systémique</a> qui caractérise historiquement le pays, il s’agissait en priorité de visibiliser les victimes et de rappeler leurs noms, au-delà des chiffres. </p>
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<span class="caption">Code QR, imprimé sous forme d’autocollant, donnant accès à l’œuvre « El anti-memorial ».</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La deuxième convocatoria, réalisée pour la manifestation du 24 janvier 2023, s’est inspirée d’une œuvre de Carlos Sánchez Nina, nommée « Pérou cassé » (« Perú roto »). À l’aide de pochoirs et de bombes rouges, les artistes ont peint la carte du Pérou sur la voie publique. Les fractures présentes dans le béton ont été exploitées comme métaphore des blessures qui traversent la géographie du pays. </p>
<p>Cette action improvisée pendant la déambulation a eu le mérite de dynamiser les interactions entre manifestants. </p>
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<span class="caption">Affiche de Peru Roto, l’œuvre de Carlos Sanchez Nina.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>D’une part, ces derniers, interpellés par ces interventions, posaient des questions aux artistes et participaient ainsi, de manière active, à la coproduction de sens ; de l’autre, « cela permettait [aux artistes, dans une démarche réflexive] de s’écouter » (entretien avec Nereida Apaza Mamani, 2023).</p>
<h2>Le détournement de symboles traditionnels</h2>
<p>La plupart du temps, les œuvres ne portent pas de signature et sont facilement reproductibles ou transportables. C’est par exemple le cas de la <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">convocatoria dédiée aux retables</a>. Ces petits autels triptyques en bois, représentant des événements religieux, historiques et quotidiens des habitants des Andes, sont originaires de la région d’Ayacucho, la plus touchée par le <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/40313">conflit armé</a> qui a opposé, par le passé, les forces gouvernementales à la guérilla du Sentier lumineux (1980-2000). L’emploi du <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">retablo</a>, ici en carton et porté tout au long de la marche, vient réinscrire la violence vécue aujourd’hui dans une plus longue histoire meurtrière.</p>
<p>Ainsi, les artistes ont mis en œuvre un répertoire de symboles facilement reconnaissables mais reformulés dans un but à la fois émancipateur et thérapeutique. L’artiste Augusto Carrasco souligne la difficulté de travailler avec ces symboles délicats, notamment vis-à-vis des accusations de terrorisme de la part du gouvernement. Non seulement cela stigmatise et délégitime la protestation, mais cela sert aussi de justification à l’emploi de la violence dans la répression. Chargé de la ligne graphique du collectif, Carrasco a réalisé une représentation anthropomorphe de femmes aux visages d’oiseau portant une fleur de genêt dans les mains.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=418&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537115/original/file-20230712-20-4ke06y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=525&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Femme avec une fleur de genêt dans ses mains.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Il a choisi des mamachas, femmes âgées de la sierra, des citoyennes qu’il décrit comme vulnérables, soit invisibilisées, soit méprisées. « Mais je ne voulais pas les montrer comme on a l’habitude de faire, c’est-à-dire en termes d’une hiérarchie inférieure de pouvoir, comme des victimes avec un visage triste et affligé. Alors, comment résoudre tout ça ? En les transformant, avec un collage, en y apposant une tête d’oiseau […] pour leur regard défiant et les yeux grands ouverts » (entretien avec Carrasco, 2023). La compagnie théâtrale Yuyachkani a ensuite donné vie à ces personnages à travers des performances dans les rues de la capitale, preuve de la densité des échanges et des emprunts entre les différentes scènes artistiques. </p>
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<span class="caption">Poster d’une convocatoria réalisé par Augusto Carrasco.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Toutes les interventions artistiques ont été couplées avec un registre photographique, une véritable archive ouverte qui a pour ambition de nourrir la mémoire collective des événements. Dans un contexte où la presse accorde son soutien implicite au gouvernement de Dina Boluarte, les portables et les réseaux sociaux ont permis de diffuser la protestation, constituant – comme ailleurs – une arme puissante de politisation. L’artiste Nereida Apaza Mamani souligne le potentiel fédérateur de ces actions sur un tissu social et professionnel déconnecté et inégalitaire. Ces artistes manifestent le besoin de raviver le secteur de la culture, de plus en plus négligé depuis la crise sanitaire. Ils souhaitent également aller au-delà des espaces formels que sont les galeries, considérées comme trop élitistes et stériles.</p>
<p>L’action contestataire apparaît ainsi comme un travail de signification, auquel l’art est appelé à contribuer de manière décisive, en faisant émerger de nouveaux modèles de représentativité et s’inscrivant à l’encontre d’un sentiment de négation constante de l’agentivité des acteurs aux marges de la société. Dans le quatrième pays le plus inégalitaire au monde, sans espace de médiation sociale, ces réseaux de travailleurs et des travailleuses du secteur culturel et artistique peuvent impulser des mouvements de citoyenneté, à la fois nationaux et décentralisés, tout en contribuant au processus de réparation de la mémoire post-conflit.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">Miné par les inégalités et la corruption, le Pérou enlisé dans une crise profonde</a>
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<p>Dans la <a href="https://www.facebook.com/100000512755184/videos/735203677814111/">performance de Miguel Matute</a>, une céramique précolombienne, incarnation de la péruanité, est appuyée sur la terre rocheuse des Andes de Cajamarca, dans une position qui paraît précaire et fragile. Un tir de fusil la fait soudain éclater en morceaux. Le résultat est touchant : effroi, désarroi et une sensation d’impuissance. L’artiste recolle les morceaux… Un travail de reconstruction, bien plus complexe encore, attend les politiciens et la société civile. </p>
<p>Si les protestations et les rassemblements ont fini par se tarir au début du printemps, ces groupes organisés ont néanmoins engendré des espaces singuliers de contestation et cherché à recoudre, par les marges, un tissu social fragmenté. Face à la crise démocratique et aux dérives autoritaires qui traversent actuellement plusieurs pays du monde, l’investissement artistique apparaît comme une modalité de participation politique alternative pour contourner plus discrètement la répression déployée contre les opposants politiques. </p>
<p>Les quelques performances que nous avons décrites transforment les rues en espaces représentatifs, et agissent comme de nouveaux rituels sécularisés œuvrant à la fondation d’un nouveau pacte social. Mais leur pouvoir réside moins dans la performance elle-même que dans leurs capacités d’articulation à d’autres stratégies de mobilisations et aux alliances qu’elle permettra avec d’autres collectifs de critique sociale. </p>
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<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/20649">le blog de la revue_ Terrain</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209648/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emanuela Canghiari ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Au Pérou, le collectif Artistas Unidos dénonce les violentes répressions des mobilisations critiquant la présidente Dina Boluarte et la marginalisation des peuples des Andes.
Emanuela Canghiari, Anthropologue, chargée de recherche au Fonds belge de la Recherche Scientifique, Chargée de cours à l'université de Strasbourg et de Neuchâtel, membre de l'institut français d'études andines (IFEA) et de l'institut de sciences politiques (ISPOLE), Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/195574
2022-12-08T19:27:24Z
2022-12-08T19:27:24Z
« Black Panther : Wakanda Forever », ou la revanche des subalternes
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499291/original/file-20221206-8760-87jmu1.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=98%2C5%2C1145%2C778&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La fiction permet de changer de perspective et de penser l'espace géopolitique selon une vision alternative. </span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><p><em>Ce billet divulgâche sans scrupules l’intrigue de « Black Panther : Wakanda Forever ». Aussi, n’hésitez pas à voir le film avant de le lire.</em></p>
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<p>Il y a bientôt cinq ans, sortait sur les écrans le film de la franchise Marvel <em>Black Panther</em>, réalisé par Ryan Coogler. J’avais alors la chance de me trouver à Ibadan, au Nigeria, où <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/9982">j’assistais</a> à son accueil enthousiaste par le public nigérian, à l’image de la réception du film ailleurs sur le globe et particulièrement en Afrique.</p>
<p>L’intérêt du premier <em>Black Panther</em> résidait surtout dans la représentation en majesté d’une nation africaine n’ayant jamais été colonisée, le Wakanda. Pour cette raison notamment, ce royaume est à la fois présenté comme fier de son identité, de son organisation sociopolitique ou encore de son architecture uniques, et doté des technologies en termes d’urbanisme, de santé ou encore d’armement les plus avancées au monde, grâce à ses importantes ressources en <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vibranium">vibranium</a> sur lesquelles aucune puissance étrangère n’a jamais pu mettre la main.</p>
<h2>Un laboratoire afrofuturiste</h2>
<p>Pour ce second volet, le réalisateur Ryan Coogler a fait le choix d’approfondir cette proposition géopolitique alternative en l’assortissant d’une charge renforcée contre les entreprises (néo)coloniales européennes et l’exploitation des ressources des pays du Sud par le Nord.</p>
<p>Ce pari en apparence original, voire risqué pour une grosse franchise américaine et grand public telle que Marvel, ne fait en fait que reproduire une pratique classique des autrices et auteurs de fiction spéculative, visant à critiquer le passé et/ou le présent de leur société en imaginant des scénarios alternatifs.</p>
<p>La fiction est utilisée dès lors comme un laboratoire permettant de tester d’autres possibles, qui auraient pu ou pourraient être, comme l’analysent les autrices <a href="https://www.academia.edu/7017991/The_New_Utopian_Politics_of_Ursula_K_Le_Guins_The_Dispossessed">Ursula K. Leguin</a> ou <a href="https://nnedi.com/">Nnedi Okorafor</a> et des chercheuses comme <a href="https://adanewmedia.org/2013/11/issue3-haraway/">Donna Haraway</a> et <a href="https://www.natcult.net/interviews/reclaiming-imagination-speculative-sf-as-an-art-of-consequences/">Isabelle Stengers</a> ou encore le politiste <a href="https://journals-openedition-org.inshs.bib.cnrs.fr/methodos/4178?lang=en">Yannick Rumpala</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Sci-fi stories that imagine a future Africa | TED.</span></figcaption>
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<p>Comme le remarque l’historien <a href="https://theconversation.com/black-panther-wakanda-forever-continues-the-series-quest-to-recover-and-celebrate-lost-cultures-193508">Julian C. Chambliss</a> à propos du film, Ryan Coogler et son équipe s’inscrivent aussi dans le sillage des artistes se revendiquant de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-afrofuturisme-une-esthetique-de-l-emancipation-5644687">l’afrofuturisme</a>, en remettant en lumière des savoirs et savoir-faire noirs ayant contribué aux avancées de la science et de la société, mais qui auraient été annihilés par l’esclavage et la colonisation :</p>
<blockquote>
<p>« Par cette fascination à révéler comment les contributions noires ont été effacées et supprimées, les productions afrofuturistes commencent souvent par explorer le passé pour mieux créer d’autres visions du futur [ma traduction] ».</p>
</blockquote>
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<figcaption><span class="caption">Ouverture de l’album Space is the place (1974) de Sun Ra, musicien emblématique du mouvement afrofuturiste afro-américain.</span></figcaption>
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<h2>Une proposition géopolitique alternative</h2>
<p>L’originalité de <em>Black Panther : Wakanda Forever</em> se situe en revanche dans le choix de baser sa proposition géopolitique alternative, où le Nord n’est plus le maître de toutes les ressources et la plus grande puissance du globe, sur le recours non seulement à un royaume africain jamais colonisé, mais aussi à une nation secrète et aquatique inspirée du mythe de <a href="https://eduscol.education.fr/odysseum/atlantide-le-mythe-de-la-grande-ile-engloutie#:%7E:text=L%E2%80%99Atlantide%20est%20une%20%C3%AEle,brutalement%20lors%20d%E2%80%99un%20cataclysme.">l’Atlantide</a> et surtout de l’histoire mésoaméricaine et des mythologies précolombiennes, Talokan. Celle-ci est dirigée depuis cinq siècles par un demi-dieu aux chevilles ailées, Ku’ku’lkán, le dieu serpent à plumes en langue maya, ou Namor tel que le « baptise » un missionnaire catholique le qualifiant de « niño sin amor » (enfant sans amour). Ce dernier est sorti de l’esprit de l’<a href="https://www.rollingstone.com/tv-movies/tv-movie-features/black-panther-wakanda-forever-mcu-colonialism-1234628690/?_gl=1*uqyat8*_ga*YW1wLTdDZXFNdXJFTXFXeE85Z1k0NWZGbUtFa210NlQ0OWpNX2ExbjhuMEQzalVKR1FPbFNZLUVyc2ZCRzNwZXdjLXQ&fbclid=IwAR1hnCmYAhwSSNEpTIdF5LwDen9-Qc-f9aP0RA6x6T7hay_YEFGrqwsnIl0">auteur américain de comics Bill Everett en 1939</a>, ce qui en fait l’un des premiers super héros Marvel.</p>
<p>Ryan Coogler et ses collaboratrices et collaborateurs, dont Hannah Beachler et Ruth Carter, primées respectivement pour la beauté et la richesse des paysages et de l’architecture du Wakanda et pour les costumes du premier <em>Black Panther</em>, ont cependant préféré travailler avec des historiens maya pour privilégier les références mésoaméricaines et s’éloigner ainsi de la <a href="https://www.smithsonianmag.com/history/the-mesoamerican-influences-behind-namor-from-black-panther-wakanda-forever-180981106/">référence problématique à l’Atlantide</a>. En s’inspirant notamment des peintures et sculptures précolombiennes existantes, mais aussi des mythes maya et aztèques transmis jusqu’à ce jour, ils imaginent ainsi une civilisation qu’ils qualifient eux-mêmes de « post-classic Yucatan ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Bande annonce de Wakanda Forever.</span></figcaption>
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<p>Certains spécialistes des civilisations mésoaméricaines ont pu certes regretter le mélange des références, associant par exemple le <a href="https://theconversation.com/black-panther-and-brown-power-how-wakanda-forever-celebrates-pre-columbian-culture-193443">paradis aztèque Tlālōcān gouvernée par la déesse de la pluie Tlāloc</a> au dieu serpent à plumes maya Ku’ku’lkán.</p>
<p>On peut aussi s’interroger sur la proximité mise en scène entre le peuple de Talokan et les animaux marins, rappelant d’autres grosses productions cinématographiques comme <a href="https://www.researchgate.net/publication/323188192_Environmentalism_and_the_Ecological_Indian_in_Avatar_A_Visual_Analysis"><em>Avatar</em> de James Cameron (2009)</a> puisant dans un imaginaire occidental stéréotypé considérant les populations amérindiennes comme les « gardiens de la forêt » par excellence, sur le mode du « mythe de l’Indien écologique » étudié par l’anthropologue <a href="https://wwnorton.com/books/The-Ecological-Indian/">Shepard Krech</a> ou plus récemment l’historien <a href="https://laviedesidees.fr/Sauvages-et-reensauvageurs.html">Thomas Grillot</a>. Autant de travers que l’on avait déjà pu reprocher à la représentation de la nation « africaine » du Wakanda dans <em>Black Panther</em>, tendant vers l’essentialisme et la folklorisation.</p>
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<p>Reste que, comme le souligne <a href="https://www.smithsonianmag.com/history/the-mesoamerican-influences-behind-namor-from-black-panther-wakanda-forever-180981106/">Kurly Tlapoyawa</a>, archéologue et ethnohistorien spécialiste des civilisations mésoaméricaines : « ce n’est pas un documentaire. Il y a tellement d’autres choses qui peuvent s’ancrer dans la réalité ». Ce qui compte, pour lui comme pour <a href="https://theconversation.com/black-panther-and-brown-power-how-wakanda-forever-celebrates-pre-columbian-culture-193443">l’acteur mexicain Tenoch Huerta</a> qui incarne Namor à l’écran, c’est que les cultures précolombiennes soient représentées dans toute leur splendeur, de même que leurs langues, comme le yucatèque parlé à Talokan, et leurs descendants, jusqu’ici trop souvent cantonnés dans le cinéma hollywoodien aux rôles de migrants illégaux ou de narcotrafiquants.</p>
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<h2>Une critique féroce des entreprises (néo)coloniales</h2>
<p>Mais au-delà de la représentation à l’écran de deux civilisations non occidentales puissantes et jalouses de leur indépendance, Ryan Coogler a choisi aussi de faire son deuxième <em>Black Panther</em> une critique féroce des entreprises (néo)coloniales conduites par l’Occident à l’encontre de l’Afrique et des Amériques.</p>
<p>L’affrontement entre le Wakanda et Talokan ne doit en effet tromper personne, en ce qu’il n’est en fait qu’une étape de l’organisation de la résistance des Suds menacés par l’avidité du Nord. Dès le premier <em>Black Panther</em> déjà, beaucoup n’avait pas manqué de voir dans le vibranium une variante fictionnelle des nombreuses richesses minières détenues <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/04/05/la-noire-realite-derriere-black-panther_5281128_3232.html">par certains pays africains</a>, comme la République Démocratique du Congo, mais convoitées et exploitées par des puissances étrangères, au prix de mettre des régions entières comme le Kivu à feu et à sang.</p>
<p>De là, le film évoque avec force la phrase de Frantz Fanon issue de son dernier ouvrage, <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_damnes_de_la_terre-9782707142818"><em>Les damnés de la terre</em></a> (1961) :</p>
<blockquote>
<p>« La dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés entre eux ».</p>
</blockquote>
<p>Même si, on le rappelle, le Wakanda et Talokan n’ont jamais été colonisés, tous deux passeront en effet par le conflit avant de s’entendre sur une alliance pour se protéger mutuellement des intentions prédatrices de l’Occident et conserver ainsi leur indépendance et leur principale ressource, le vibranium.</p>
<h2>Une charge critique contre la France</h2>
<p>À ce titre d’ailleurs, on ne peut manquer d’être frappé par la virulence de la charge du film contre la France. Elle est particulièrement évidente dans la scène se jouant entre une base avancée du Wakanda au Mali, attaquée par des mercenaires français à la recherche de vibranium, et l’assemblée de l’ONU à New York, où la reine Ramonda expose publiquement l’hypocrisie de la diplomatie française.</p>
<p>Mais elle transpire aussi dans plusieurs « clins d’œil » à l’histoire des luttes contre l’esclavage dans les colonies françaises et pour l’indépendance en Afrique francophone : la reine mère du Wakanda se trouve ainsi être fille de <a href="https://memoire-esclavage.org/biographies/patrice-lumumba">Lumumba</a>, le patronyme du héros de l’indépendance de l’actuelle République Démocratique du Congo, assassiné avec la complicité de l’ancienne puissance coloniale belge ; et l’héritier du roi T’Challa et de l’espionne Nakia, caché depuis sa naissance à Haïti, est baptisé Toussaint, en un hommage à <a href="https://memoire-esclavage.org/biographies/toussaint-louverture">Toussaint Louverture</a>, libérateur de la colonie française de Saint-Domingue en 1804 qui deviendra Haïti, la première République noire indépendante. On peut ainsi s’interroger sur la réception de cet aspect du film selon où il est visionné, à l’heure où le sentiment anti-français grandit dans nombre de pays africains francophones, dont certains dirigeants entretiennent encore des <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-empire-qui-ne-veut-pas-mourir-collectif/9782021464160">liens ambigus avec l’ancienne puissance coloniale</a>, au détriment de leurs citoyennes et citoyens. </p>
<p>Reste qu’au-delà de ces références aux relations de la France avec ses anciennes colonies, de même qu’à la violence de la conquête espagnole en Amérique du Sud et plus récemment à l’impérialisme nord-américain, décrié dans le film par les tentatives désespérées des États-Unis pour trouver du vibranium, il est finalement très peu question de l’Occident.</p>
<h2>Un écho original à la pensée « subalterne »</h2>
<p>C’est en effet l’une des grandes forces de cette superproduction hollywoodienne que de « provincialiser » le Nord, pour laisser l’avant-scène à deux grandes nations du Sud s’affrontant puis s’associant pour se protéger et continuer à prospérer en paix. <em>Black Panther : Wakanda Forever</em> apparaît dès lors comme un film résolument <a href="https://metropolitiques.eu/Desoccidentaliser-la-pensee.html">« Southern Turn »</a>, du nom de ce courant de recherche en études urbaines parti d’Afrique du Sud et revendiquant le reversement du point de vue des chercheuses et des chercheurs pour mieux produire de la théorie urbaine depuis les villes des Suds.</p>
<p>Dans la même veine, on peut aussi considérer le film comme une traduction grand public des propositions des <a href="http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/subalternes-etudes/">« études subalternes »</a>, définies à partir des années 1980 depuis l’Asie du sud et notamment l’Inde, appelant à l’inversion des hiérarchies de pouvoir et de savoir entre « centre » et « périphéries » (le Nord et les Suds d’un point de vue géopolitique), mais aussi entre classes dominantes et les subalternes (pouvant être selon le contexte les classes ouvrières, la paysannerie, les esclaves, les migrantes et migrants, etc.) pour adopter et faire entendre leurs points de vue.</p>
<p>Il s’agit à ce titre d’un vrai tour de force pour l’équipe du film, contrainte par un genre cinématographique, le film de superhéros, tendant toujours à valoriser la puissance, physique ou technologique, et à héroïser les dominants (comme le milliardaire Bruce Wayne devenu Batman par exemple), malgré quelques figures de losers magnifiques comme Spider Man.</p>
<p>C’est d’ailleurs ce qui limite aussi la portée « subalterne » de ce deuxième <em>Black Panther</em>, mettant en scène deux civilisations certes des Suds, mais qui restent régies par des systèmes politiques hyper centralisés – monarchie de droit divin ou royauté sacrée – ce que ne manque pas d’ailleurs de critiquer <a href="https://lithub.com/from-gar%EF%AC%81eld-to-black-panther-nnedi-okorafor-on-the-power-of-comics/">Nnedi Okorafor</a>, l’autrice de plusieurs numéros du comic <em>Black Panther</em>. Elle convoque d’ailleurs un proverbe igbo du Nigeria d’où ses parents sont originaires : « Igbo enwe eze » « Les Igbo n’ont pas de roi ».</p>
<p>Ainsi, sous ses airs de divertissement de masse, la saga <em>Black Panther</em> poursuit-elle son entreprise de renversement des perspectives, en pensant un monde où la puissance et l’innovation viennent des Suds et où le Nord est relégué à un rôle de spectateur, avec toujours un temps de retard.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/19271">blog de la revue Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195574/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emilie Guitard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Pour ce second volet, le réalisateur Ryan Coogler renforce sa proposition géopolitique alternative, en mettant à l’avant-scène deux nations non-occidentales pour mieux « provincialiser » le Nord.
Emilie Guitard, Chargée de recherche en anthropologie au CNRS, membre de l'UMR Prodig et chercheure associée à l'UMR LAM, intervenante dans le Master DYNPED, Université Paris 1, Université de Bordeaux
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178355
2022-03-11T16:32:54Z
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Le matriarcat : une idée fantasmée ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/451018/original/file-20220309-1729-c4mjwx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C38%2C4246%2C2801&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une mère et sa fille na devenue dabbe, c’est-à-dire en charge des affaires de la maison, préparent la laine à être filée à la main au bord du foyer féminin. 2012.</span> <span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Les Na de Chine (Yunnan/Sichuan), <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/les-na-de-lijiazui">bien connus en anthropologie</a> pour être un cas exemplaire des sociétés matrilinéaires (filiation transmise par les femmes) et matrilocales (résidence établie chez la mère) sont régulièrement convoqués comme preuve de l’existence des sociétés matriarcales. Ils sont appelés Mosuo en mandarin (Moso en anglais) et leur notoriété auprès du grand public tient d’un ouvrage les présentant comme une <a href="https://www.puf.com/content/Une_soci%C3%A9t%C3%A9_sans_p%C3%A8re_ni_mari_Les_Na_de_Chine">« société sans père ni mari »</a> (selon l’anthropologue CAI Hua), une interprétation qui a sans doute contribué à alimenter ce vieux fantasme de sociétés où les femmes domineraient et auraient autorité sur les hommes.</p>
<p>Dans son récent essai publié en 2019 et intitulé les <a href="https://www.desfemmes.fr/essai/les-societes-matriarcales/">sociétés matriarcales</a>, la philosophe Heidi Göttner-Abendroth, propose cependant une autre définition du matriarcat à partir du second sens du mot grec <em>arkhè</em>, c’est-à-dire le « début » ou le « commencement », pour placer les femmes « au commencement de tout », de la vie et de la société. Or, bien que l’auteure cite les Na en appui de sa démonstration, peut-on vraiment parler de matriarcat dans leur cas ?</p>
<h2>Une image exotique des Na</h2>
<p>Les anthropologues <a href="https://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1984_num_29_1_1629">Françoise Héritier</a>, <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2016-v29-n1-rf02540/1036681ar/">Nicole Claude Mathieu</a>, et plus récemment <a href="https://olivierdouville.blogspot.com/2020/06/annie-benveniste-et-monique-selim.html">Annie Benveniste et Monique Selim</a> ont bien souligné que cette vision plus politique que scientifique est le fruit de spéculations hasardeuses qui relèvent du mythe.</p>
<p>Disons-le d’emblée, Heidi Göttner-Abendroth prête aux femmes na une « nature féconde » dans l’objectif affiché de faire du matriarcat une alternative sociale aux sociétés patriarcales. Sa démarche repose sur des écrits évolutionnistes et des travaux ethnologiques chinois dont les interprétations sont discutables. Elle consiste à établir une série de contrastes mettant en valeur la figure féminine dans l’organisation sociale na et le domaine religieux tout en omettant de préciser la place des hommes.</p>
<p>En mythifiant le pouvoir des femmes, l’auteure produit une image exotique des Na : elles seraient cheffes, les rapports sociaux plus égalitaires et axés sur le don, et les divinités exclusivement féminines, honorées par des prêtresses. Or, les mythes na sur l’origine de l’humanité, ou les chants récités par les spécialistes rituels (<em>daba</em>), pour diverses cérémonies font état de divinités masculines et féminines, ainsi que d’un couple originel et non pas d’une unique figure féminine. Quant à la place des hommes, il semble nécessaire de s’interroger plus longuement sur la question des rapports sociaux de sexe puisqu’il existe, contrairement à l’idée avancée par certains auteurs, des termes pour désigner les géniteurs (<em>ave</em>) et les partenaires sexuels des femmes (<em>haechube</em>), qui confirment qu’ils occupent bien une place dans la société na. Revenons donc sur les faits.</p>
<h2>Une vision évolutionniste du matriarcat</h2>
<p>La notion de matriarcat prend sa source dans des écrits scientifiques du courant <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/evolutionnisme-culturel-et-social/">évolutionniste</a> du XIX<sup>e</sup> siècle, soit « la tendance générale à supposer et à rechercher une loi d’évolution dans la série des changements observables ou prévisibles ». La notion est formalisée à cette époque par des historiens du droit, en miroir de celle de patriarcat. Selon ce courant évolutionniste, il aurait existé un droit maternel originel, une thèse défendue par <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/johann-jakob-bachofen/">Johann Bachofen</a> et reprise par Morgan à propos des <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/makarius_raoul/la_societe_archaique/societe_archaique_tdm.html">sociétés archaïques</a>. Par la suite, Marx et Engels se sont emparés de cette idée, notamment dans leurs réflexions sur <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/Origine_famille/Origine_famille.html">l’origine de la famille</a>, afin de soutenir l’idée de l’existence d’un communisme primitif comme stade d’évolution des sociétés. Ces théories ont exercé une influence majeure sur l’étude des « nationalités minoritaires » en Chine pendant la seconde moitié du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Les ethnologues chinois qui se sont employés à enquêter sur les caractéristiques sociales et culturelles des populations minoritaires de Chine ont repris les <a href="https://www.worldcat.org/title/yongning-naxi-zu-di-mu-xi-zhi/oclc/15093565">interprétations évolutionnistes</a> et ont qualifié la société Na de « fossile vivant ».</p>
<p>Ainsi le fait que dans cette société les hommes visitent les femmes la nuit mais ne cohabitent pas, fut interprété comme une forme de promiscuité sexuelle primitive qui aurait traversé les âges. Ces travaux ont alors abouti à qualifier le système na de « matriarcat primitif ». À partir des années 1980, ce stigmate les a pourtant propulsés au-devant de la scène touristique.</p>
<h2>Une attraction touristique</h2>
<p>En effet, promus au rang de société matriarcale par les médias en tous genres, les guides et les agences de voyages, les Na connaissent depuis les années 1990 un tourisme de masse. La région du lac Lugu où ils habitent en majorité a alors été rebaptisée « pays des jeunes filles », comme un écho au « royaume féminin de l’Ouest » (Dongnüguo) consigné dans les annales chinoises et mentionné par <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782252039137-le-devisement-du-monde-le-marco-polo/">Marco Polo</a>, un royaume qui aurait été dirigé par des femmes durant la dynastie Tang (618-907). Plus d’un million de touristes chinois se pressent ainsi chaque année pour voyager vers ce « soi simple et ancien », selon l’expression de l’anthropologue <a href="https://www.erudit.org/en/journals/as/2001-v25-n2-as374/000232ar/">Charles McKhann</a>, avec souvent le désir de relations sexuelles libres ou romantiques.</p>
<p>Pour bénéficier eux aussi des retombées du tourisme et prendre une place dans l’agenda moderniste de l’État chinois, les Na jouent avec ces fantasmes et l’image attendue par les touristes d’une société matriarcale. Ainsi, les touristes croient voir dans l’institution traditionnelle de « visite nocturne » des hommes chez les femmes, la possibilité d’une liberté sexuelle hors mariage qui contraste avec les normes de la société chinoise. Ces représentations dénotent pourtant avec les rapports sociaux de sexe connus chez les Na.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=295&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=295&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=295&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=371&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=371&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/451010/original/file-20220309-20-n23f0a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=371&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Performance chantée lors des festivités nocturnes destinées aux touristes et mobilisant généralement des chansons d’amour qui séduisent particulièrement le public féminin. 2013.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>À travers une analyse de la construction sociale de la personne, des rapports sociaux de sexe et de la place respective des hommes et des femmes à laquelle nous invite <a href="https://journals.openedition.org/gradhiva/1221">Nicole Claude Mathieu</a>, l’anthropologue <a href="http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100446640">Naiqun Weng</a> explique l’importance de considérer la maisonnée comme l’unité à partir de laquelle s’organise la vie sociale des Na. Les Na pensent l’hérédité comme la transmission de l’os des mères aux enfants. Les femmes occupent ainsi « les rôles de fille, sœur, mère, mère de mère » tandis que les hommes prennent la place de « fils, frère, frère, frère de mère, frère de mère de mère ». La personne femme est essentiellement pensée à travers la figure de la mère. Celle d’homme à travers la figure de fils.</p>
<p>Une maison porte généralement le nom du matrilignage auquel est accolé une localisation géographique ou celui du prénom de la femme qui a ainsi fondé sa propre matrilignée et maison.</p>
<p>Le <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03378993/">système d’entraide</a>, offre un bon aperçu de l’importance de cette unité sociale collective de base à l’organisation sociale qui se distingue de la notion de famille. En tant que groupe de parenté et lignée, une maison doit pouvoir compter sur ses membres pour assurer sa subsistance, mais également sur les rapports de réciprocité qu’elle entretient avec d’autres maisons.</p>
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<span class="caption">Pièce principale à droite, appelée <em>awo zhimi</em>, et pièce dédiée à l’office bouddhiste à gauche, appelée <em>galazé</em>. 2013.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>L’équilibre en genre et en nombre de la maison permet d’assurer sa prospérité et sa continuité. Les « gens de la maison » s’entraident pour la faire prospérer en divisant le travail selon les forces en présence. Les enfants s’occupent souvent du pâturage des bêtes et les femmes effectuent la plupart des travaux en lien avec la subsistance de la maison. Les frères, fils ou oncles prêtent main-forte lors des pics saisonniers. Ils ont souvent la charge de la construction des maisons et de la coupe du bois. Cette répartition n’est pas définitive, mais dépend de la composition de la maison.</p>
<h2>Le ou la « dabe » : un rôle essentiel</h2>
<p>La personne en charge de la gestion de la maison (dabe), organise en concertation avec les autres membres une répartition équitable du travail et coordonne ces besoins avec ceux d’autres maisons lors de grands travaux. Cette charge n’est pas exclusivement féminine : l’un des frères peut également remplir la fonction. Un membre est désigné dès son plus jeune âge pour succéder en temps voulu à celle ou celui qui occupe la place.</p>
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<span class="caption">Pause repas lors de travaux de coupe du bois par les gens d’une maison, un frère et une sœur. 2012.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Lorsqu’une maison n’a pas suffisamment de membres pour assurer sa prospérité ou de femmes pour assurer sa continuité, des stratégies de captation de partenaires sexuels peuvent se mettre en place. Parfois, l’adoption temporaire d’enfants d’une maison parente – en échange d’une éducation – ou définitive, peut également être une option.</p>
<p>Le système d’entraide entre maisons pallie néanmoins le plus souvent au manque d’hommes et les partenaires des femmes sont régulièrement sollicités en ce sens. Il n’y a pas de cohabitation, mais l’entraide est d’usage.</p>
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<span class="caption">Travaux de récolte de l’orge effectués par deux femmes et un homme. L’homme rend service à la maison de sa partenaire (<em>chumi</em>). 2014.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Une étude consacrée à <a href="https://www.academia.edu/8442982/Paternal_Investment_and_the_Positive_Effects_of_Fathers_among_the_Matrilineal_Mosuo_of_Southwest_China">l’investissement paternel dans l’éducation des enfants</a> met en évidence que même si les hommes ne résident pas avec leur enfant, ils se préoccupent de fournir une aide économique pour leurs études ou leur rendent visite régulièrement. Il existe également des fêtes de présentation de l’enfant par les géniteurs permettant la reconnaissance d’un lien de paternité. La fonction sociale de cet homme n’est cependant pas comparable à celle de père, car l’essentiel de la socialisation des enfants se joue au sein de la maison et donc du lignage maternel.</p>
<p>Dans certains villages où les rituels religieux sont encore nombreux, les officiants sont toujours des hommes : soit des spécialistes <em>daba</em>, soit des assistants. Ces hommes détiennent le savoir relatif aux ancêtres matrilinéaires nécessaire à la reproduction symbolique des maisons. Il n’y a pas de prêtresses, mais des femmes et des hommes qui s’occupent des offrandes rituelles quotidiennes au foyer pour honorer les ancêtres.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/451017/original/file-20220309-19-16vjama.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Rite de protection d’une maison par un spécialiste <em>daba</em>. 2012.</span>
<span class="attribution"><span class="source">P-M.Milan</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les données ethnographiques donnent ainsi plutôt à penser une société où les <a href="https://www.worldcat.org/title/wu-fu-wu-fu-de-guo-du-zhong-nu-bu-qing-nan-de-mu-xi-mosuo/oclc/48489065">femmes sont valorisées et les hommes ne sont pas dévalués</a>, plutôt qu’une société où les rapports seraient égalitaires ou dominés par les femmes, comme le suppose la théorie sur les sociétés matriarcales. Dans beaucoup de sociétés matrilinéaires, l’autonomie et l’autorité des femmes au sein du groupe domestique sont sans doute plus importantes que dans des sociétés patriarcales, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles soient « libérées de l’obligation à la maternité et à l’hétérosexualité, car ce sont elles qui ont la responsabilité de la perpétuation des lignages et donc de la société en faisant des enfants, et notamment des filles » comme le souligne Nicole Claude. Mathieu.</p>
<p>La reproduction sociale du groupe na repose ainsi sur la valorisation du statut et du rôle social de mère, sans pour autant que cette responsabilité évacue la place des hommes. Les rapports hommes-femmes et le genre sont simplement pensés au regard de la maison et de la continuité matrilinéaire de celle-ci. Cette organisation de l’espace domestique s’étend à la société tout entière.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en partenariat avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/17700">blog Carnet de terrain</a> de la revue d'anthropologie et de sciences sociales Terrain.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178355/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Juliette Cleuziou est en charge du blog de la revue Terrain.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Pascale-Marie Milan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Le fantasme de sociétés lointaines où les femmes domineraient les hommes perdure. Des recherches récentes chez les Na, en Chine, rappellent l’importance de la nuance.
Pascale-Marie Milan, Anthropologue, Chercheure associée à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE / UMR 8043) et au LARHRA (UMR 5190), Université Lumière Lyon 2
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/165183
2021-09-02T17:55:31Z
2021-09-02T17:55:31Z
« Secrets de Terrain » : Anne et les tambours des chamanes Kham-Magar
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/418883/original/file-20210901-19-1gb7u3d.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C8%2C2827%2C2601&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Chamanes Kham-Magar, Népal. </span> <span class="attribution"><span class="source">Anne de Sales</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><iframe src="https://embed.acast.com/60d195a7bd48f300133e720d/60d19cbabd48f300133e7216" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
<p><iframe id="tc-infographic-593" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/593/60623770d32fd45e2499f2207291a9821793cfa3/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Consommation d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ayahuasca">ayahuasca</a>, incantations magiques sur Facetime et séjours de reconnexion à la nature : les pratiques dites chamaniques ont la cote. Mais, qu’est-ce vraiment que le chamanisme ? Loin des people en manque de sensations fortes et des stages à plusieurs milliers d’euros la semaine, les pratiques rituelles des chamanes sont avant tout ancrées dans un rapport à l’invisible, à la connaissance et au sensible.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418847/original/file-20210901-20-16abdrc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Chamane Kham-Magar, Népal.</span>
<span class="attribution"><span class="source">A.de Sales</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais les chamanes partagent rarement leur savoir via un compte Instagram. Il faut négocier, se familiariser avec les praticiens, respecter leur réticence, patienter parfois des mois voire des années. C’est ce qu’a fait l’anthropologue Anne de Sales au début de <a href="http://theses.fr/1986PA100034">sa thèse</a> : nous sommes en 1981 et elle part vivre durant 18 mois dans un village de l’ouest du Népal.</p>
<hr>
<p><em>Pour aller plus loin, publications de l'autrice</em></p>
<ul>
<li><p><a href="https://journals.openedition.org/terrain/16597">« Chamanes sibériens et amazoniens, même combat ? »</a>, <em>Terrain</em>, 67 en ligne, 2018.</p></li>
<li><p><a href="http://journal.oraltradition.org/issues/30ii/de_sales">« The Sources of Authority for the Shamanic Speech: Examples from the Kham-Magar »</a>, <em>Oral Tradition Journal</em>, Vol. 30, 2, 2016.</p></li>
<li><p><a href="http://openanthcoop.net/press/emancipatory-politics-a-critique/">« Identity Politics and the People’s War in Nepal »</a>, in <em>Emancipatory Politics</em>, Stephan Feutchwang et Alpa Shah (eds), Open Anthropology Cooperative Press, 169-194, 2015.</p></li>
<li><p><a href="https://www.decitre.fr/livres/je-suis-ne-de-vos-jeux-de-tambours-9782901161400.html"><em>Je suis né de vos jeux de tambour. La religion chamanique des Magar du nord</em></a>, Nanterre, Société d’ethnologie, 1991.</p></li>
</ul>
<p><em>Références sonores et extraits musicaux</em></p>
<ul>
<li><p>Tous les extraits sonores sauf mention contraire sont issus des travaux d'Anne de Sales.</p></li>
<li><p><a href="https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2016_018_001">Ramma the Husband, Suwa the Wife : a Chant of Consecration of a Kham-Magar Shaman</a> </p></li>
<li><p>2m58 <a href="https://sound-effects.bbcrewind.co.uk/search?q=07054142">ambiance Katmandou BBC</a></p></li>
<li><p>3m41 <a href="https://www.pond5.com/fr/sound-effects/item/26074459-decollage-des-aeronefs">Décollage des aéronefs, pond5</a> </p></li>
<li><p>Jingle : Boginoo duu : voix chantée, vièle à deux cordes [enregistrement sonore], Roberte Hamayon (collectrice), Mongolie, environs de Ulan Bator, population Khalkha, 1973.</p></li>
<li><p>Consultation publique en ligne sur le site du <a href="https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_1973_008_002_17">CREM</a>. Provenance : Archives sonores CNRS/Musée de l’Homme gérées par le Centre de Recherche en Ethnomusicologie (LESC UMR 7186, CNRS-Université Paris Nanterre) avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication.</p></li>
</ul>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>« Secrets de Terrain » est un podcast conçu et animé par Clea Chakraverty, réalisé et monté par Vanessa Tubiana-Brun (CNRS Nanterre, MSH Mondes). Il est produit par The Conversation France et la revue d’anthropologie et de sciences sociales <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">Terrain</a>.</em></p>
<p><em>L’illustration « Secrets de Terrain » a été gracieusement accordée par le dessinateur <a href="https://www.adriafruitos.com/">Adrià Fruitos</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/165183/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anne de Sales ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Les pratiques rituelles des chamanes sont avant tout ancrées dans un rapport à l’invisible, à la connaissance et au sensible : Anne de Sales nous emmène sur son premier terrain ethnographique en 1981.
Anne de Sales, Anthropologue, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/164752
2021-07-22T23:39:22Z
2021-07-22T23:39:22Z
« Secrets de Terrain » : Martin et le livre secret du gang des Ñetas
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/412190/original/file-20210720-23-lsqt5a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C11%2C799%2C586&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dos tatoué d'un 'Latin King', membre d'un gang ennemi des Ñetas, gang politique né dans les prisons américaines. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Latin_King.jpg">Wikimedia/ Javier Ramirez</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><iframe src="https://embed.acast.com/60d195a7bd48f300133e720d/60d19c634eef9f0014c2164b" frameborder="0" width="100%" height="190px"></iframe>
<p><iframe id="tc-infographic-593" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/593/60623770d32fd45e2499f2207291a9821793cfa3/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Quand on pense « gangs » on pense <em>The Wire</em> ou <em>Gangs of New York</em>. Le monde des gangs semble indissociable de l’Amérique, essaimant dans les films, les livres et la culture populaire.</p>
<p>Ces gangs dont l’histoire est intimement liée à celle des états unis et du monde latino-américain sont régulièrement cités pour leurs crimes, proxénétisme, braquages, trafics de drogue, meurtres. Parmi les nombreux gangs agissant à New York, celui des Ñetas, l’Asociación, a une histoire particulière. Il a été fondé au début des années 1980 dans une prison portoricaine autour d’un chef charismatique, Carlos Torres Irriarte, aussi connu sous le nom de La Sombra, l’Ombre. </p>
<p>À son assassinat en 1981, le gang s’étend aux États-Unis mais aussi à Porto Rico et à Barcelone. L’anthropologue Martin Lamotte s’est rapproché de <a href="http://www.theses.fr/2015EHES0673">plusieurs membres de ce gang à New York</a> au tournant des années 2010. Il découvre les différents cultes et rituels secrets qui animent le gang au quotidien. Un jour de printemps 2012, lors d’un déménagement, Martin Lamotte ouvre un tiroir.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/4F06blriGRQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Yo Tengo Un Angel Se Llama La Sombra, tego carderon.</span></figcaption>
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<hr>
<p><strong>Pour aller plus loin</strong><br>
● <a href="https://journals.openedition.org/terrain/21128">Pour l’amour de Carlos, Modèles de vie et figures de chef chez les Ñetas</a>, revue <em>Terrain</em> n°74.<br>
● <a href="http://www.theses.fr/2015EHES0673">Le Monde des Ñetas : un « gang » global entre New York, Barcelone et Guayaquil</a>.</p>
<p><strong>Références sonores et extraits musicaux</strong></p>
<p><em>Mix dans l’introduction</em><br>
● Frankie Cutlass, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=GKXWn47uw8k">« Puerto Rico »</a><br>
● Fat Joe, <a href="https://thesource.com/2020/07/27/today-in-hip-hop-history-fat-joe-released-his-debut-album-represent-27-years-ago/">« FlowJoe »</a><br>
● Just Ice, Gun Talk, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lf7BM7thdJs">« Gangster Style Rap »</a><br>
● Syko, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=KkvMoR_ZBnI">« Ten Cuidado »</a><br>
● Tego Calderon, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=E3qF8VdYZIE">« Abayarde »</a><br>
● Chinx Drugz Ft. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=mManoNguCkI">« French Montana, I’m a Coke Boy »</a></p>
<p><em>Extraits sonores</em><br>
● 3 min 08 : Capone-N-Noreaga, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=fYYJ6HFqlLI">« TONY (Top of New York) »</a>.<br>
● 4 min 11 : King ace D'general, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xGqkCuWxETM">« King Side »</a>
● 5 min 41 : Fat Joe, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=C5YOlZRHMto">« Terror Squadians »</a><br>
● 7 min 05 : Immortal technique, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=qggxTtnKTMo">« Dance with the Devil »</a><br>
● 8 min 54 : Calle 13 <a href="https://www.youtube.com/watch?v=67JzZ5uFMzQ">« »La CremaØ »</a><br>
● 11 min 02, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xRCtAHuRao0&t=38s">« Occupy Wall Street »</a>
<br>
● 12 min 27 : Grito, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=iwVd8jlHLyY">« Asociación Pro derechos Del Confinado Ñeta »</a>, avril 2109<br>
● 14 min 58 : Ghetto Brothers, <a href="https://musikplease.com/ghetto-brothers-power-fuerza-29263">« Power Fuerza »</a><br>
● 16 min 33 : Daddy Yankee Yankee, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=sGIm0-dQd8M">« Dura »</a><br>
● 18 min 07 : Tego Calderon, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=E3qF8VdYZIE">« Abayarde »</a><br>
● 20 min 06 : Schoolly D, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=F3qt3-g6ZZc">« Gangster Boogie »</a><br>
● 21 min 02 : Syko, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=KkvMoR_ZBnI">« Ten Cuidado »</a><br>
● 22 min 25 : Brian Campos, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=FU38Qoz6Q4Y">« Somos Los Ñetas »</a><br>
● 24 min 21 : Asociación Pro Derechos Del Confinado Ñeta Quito, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=37TEQicBjjk">« Ecuador »</a><br>
● 25 min 26 : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=DDTOGcoYwHI">« Los netas del Ecuador »</a><br>
● 26 min 48 : <a href="https://soundcloud.com/marinareyes/conferencia-de-carlos-la">Voix conférence Carlos</a> (fourni par l’auteur).<br>
● 28 min 54 Yo Tengo Un Angel, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=4F06blriGRQ">« Tego Calderon »</a></p>
<p>Jingle : Boginoo duu : voix chantée, vièle à deux cordes [enregistrement sonore]/Hamayon, Roberte (collectrice), Mongolie, environs de Ulan Bator, population Khalkha, 1973. Remerciements : Roberte Hamayon.</p>
<p>Consultation publique en ligne sur le site du <a href="https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_1973_008_002_17">CREM</a>. Provenance : Archives sonores CNRS/Musée de l’Homme gérées par le Centre de Recherche en Ethnomusicologie (LESC UMR 7186, CNRS/Université Paris Nanterre) avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication.</p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p><em>« Secrets de Terrain » est un podcast conçu et animé par Clea Chakraverty, réalisé et monté par Vanessa Tubiana-Brun (CNRS-Nanterre/MSH Mondes). Il est produit par The Conversation France et la revue d’anthropologie et de sciences sociales <a href="https://journals.openedition.org/terrain/"><em>Terrain</em></a>.</em></p>
<p><em>L’illustration « Secrets de Terrain » a été gracieusement accordée par le dessinateur <a href="https://www.adriafruitos.com/">Adrià Fruitos</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/164752/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Vivre au plus près d'un gang américain permet de déceler des rapports au secret et au politique insoupçonnés.
Martin Lamotte, Anthropologue, Université de Tours
Clea Chakraverty, Cheffe de rubrique Politique + Société, The Conversation France
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/162802
2021-06-24T17:23:12Z
2021-06-24T17:23:12Z
« Secrets de Terrain » : Estelle et les cœurs brûlants
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<p><iframe id="tc-infographic-593" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/593/60623770d32fd45e2499f2207291a9821793cfa3/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>En 2014, le monde occidental découvrait le sort tragique des yézidis <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/08/12/la-communaute-kurdophone-yezidie-cible-des-djihadistes-de-l-etat-islamique_4470471_3218.html">cibles des bourreaux de Daech</a>. Cette communauté monothéiste, kurdophone, forte de plus d’un demi-million de personnes vit dispersée entre la Syrie, l’Irak, la Turquie, l’Arménie et la Géorgie.</p>
<p>Suite à la prise de Sinjar par Daech le 3 août 2014, les souffrances des yézidis ont été relatées dans les médias internationaux. Des voix comme celle de <a href="https://news.un.org/fr/story/2020/09/1078482">Nadia Murad</a>, témoin et activiste yézidie, prix Nobel de la paix 2018 ont largement contribué à faire connaître les horreurs qui se sont déroulées : massacre systématique des hommes et des personnes âgées, kidnapping des femmes et des enfants. En 2020, 2800 femmes et enfants yézidis seraient encore captifs en Irak ou dans les pays environnants.</p>
<p>Mais l’histoire des yézidis ne commence évidemment pas avec Daech : cette communauté ancienne et discrète a vécu aux marges ou au sein d’autres sociétés, développant des mécanismes propres de récit, de mémoire et de transmission.</p>
<p>L’anthropologue Estelle Amy de la Bretèque s’intéresse depuis de nombreuses années aux répertoires musicaux intimistes et intimes au Proche-Orient. Au début de l’année 2006 elle quitte son laboratoire de Nanterre et prend un billet pour l’Arménie. C’est là qu’elle fait une rencontre déterminante.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/406512/original/file-20210615-22-1jm2dmr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Village de Rya Taze, Arménie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Estelle Amy de la Bretèque</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p><strong>Pour aller plus loin</strong> :</p>
<ul>
<li><p><a href="https://theconversation.com/les-yezidis-du-trauma-au-combat-politique-142424">« Les yézidis, du trauma au combat politique »</a>, The Conversation.</p></li>
<li><p><a href="https://journals.openedition.org/terrain/20066">« Des larmes pour ambassade. Les yézidis sur la scène internationale après les massacres de Sinjar »</a>, revue <em>Terrain</em>, n°73.</p></li>
<li><p><a href="https://journals.openedition.org/terrain/16327">« Cœurs brûlants. Paroles sur le mort et sacrifice de soi chez les yézidis d’Arménie »</a>, revue <em>Terrain</em>, n°68.</p></li>
<li><p><a href="https://www.francemusique.fr/emissions/carnet-de-voyage/les-longs-sanglots-du-caucase-17227"><em>Les longs sanglots du Caucase</em></a>, carnet de voyage par Édouard Fouré Caul-Futy, France musique.</p></li>
<li><p>Site d’<a href="http://www.ebreteque.net/">Estelle Amy de la Bretèque</a> et son ouvrage sur la <a href="http://ethnomusicologie.fr/parolesmelodisees/">parole mélodisée</a>.</p></li>
</ul>
<p><strong>Références sonores et crédits</strong></p>
<ul>
<li><p>Tous les enregistrements sont issus des travaux de terrain d’Estelle Amy de la Bretèque.</p></li>
<li><p>Jingle : Boginoo duu : voix chantée, vièle à deux cordes [enregistrement sonore]/Hamayon, Roberte (collectrice), Mongolie, environs de Ulan Bator, population Khalkha, 1973. Remerciements : Roberte Hamayon.</p></li>
<li><p>Consultation publique en ligne sur le site du <a href="https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_1973_008_002_17">CREM</a>.</p></li>
</ul>
<p>Provenance : Archives sonores CNRS/Musée de l’Homme gérées par le Centre de Recherche en Ethnomusicologie (LESC UMR 7186, CNRS/Université Paris Nanterre) avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication.</p>
<ul>
<li>L’illustration « Secrets de Terrain » a été gracieusement accordée par le dessinateur <a href="https://www.adriafruitos.com/">Adrià Fruitos</a>.</li>
</ul>
<hr>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=197&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/408368/original/file-20210625-13-1qh3j0p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=248&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
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</figure>
<p><em>Secrets de Terrain est un podcast conçu et animé par Clea Chakraverty, réalisé et monté par Vanessa Tubiana-Brun (CNRS-Nanterre/MSH Mondes). Il est produit par The Conversation France et la revue d’anthropologie et de sciences sociales <a href="https://journals.openedition.org/terrain/"><em>Terrain</em></a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/162802/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>membre du comité de rédaction de la revue Terrain.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Estelle Amy de la Bretèque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Dans cet épisode de « Secrets de Terrain », Estelle Amy de la Bretèque raconte comment, en Arménie, elle découvre les lamentations et le monde intime des femmes yézidies.
Estelle Amy de la Bretèque, Anthropologue, Ethnomusicologue, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Clea Chakraverty, Cheffe de rubrique Politique + Société, The Conversation France
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/156662
2021-03-30T22:43:43Z
2021-03-30T22:43:43Z
DJ Arafat, bandit ou prophète ? La légende du petit nouchi ivoirien devenu Zeus d’Afrique
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/392249/original/file-20210329-23-1uvua9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C8%2C799%2C520&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Arafat Dj le, chanteur ivoirien de coupé- decalé, lors d'une prestation artistique, 2016.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Arafat_Dj_en_prestation_4.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Pour toute une jeunesse populaire, l’artiste de coupé décalé ivoirien, décédé tragiquement en 2019, a incarné l’ascension sociale par l’irrévérence aux normes et l’émancipation par la mise en œuvre d’un individualisme forcené.</p>
<p>Pendant mes séjours de recherche à Ouagadougou (Burkina Faso) entre 2008 et 2018, l’artiste de coupé décalé ivoirien DJ Arafat alimentait continuellement les bruits de la ville : il en constituait le fond sonore omniprésent, ses frasques et ses clashes étaient commentés à l’infini.</p>
<p>L’artiste était parfois qualifié de « bandit », un terme utilisé localement pour désigner les délinquants, mais aussi les marginaux, les libres penseurs, ceux qui s’affranchissent des normes et quittent les sentiers battus ; autant d’attributs qu’entendait incarner feu DJ Arafat. Comment ce « bandit » et son personnage ont-ils marqué le pays au point d’en devenir un symbole à la fois néo-libéral et contestataire ?</p>
<h2>Un petit nouchi</h2>
<p>Surtout, DJ Arafat a su construire sa légende comme étant celle d’un « petit nouchi » parmi d’autres, devenu « Zeus d’Afrique » grâce à un talent inné et une volonté sans failles.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/gg0qNQ-wg_o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Petit Nouchi, septembre 2015.</span></figcaption>
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<p>Désignant le « petit délinquant » dans l’argot abidjanais, le terme nouchi a fini par englober tous les jeunes qui fréquentent activement la rue, donc la majorité des jeunes urbains des quartiers populaires.</p>
<p>Du fait qu’il a grandi dans le quartier populaire de Yopougon, la réussite de DJ Arafat est ainsi vécue comme celle de tous les nouchi, bref de tous les petits bandits du quotidien.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/acbFuniHo-4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Hommage à Jonathan, 2003.</span></figcaption>
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<p>DJ Arafat signe son premier succès en 2003, à l’âge de 17 ans : son <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HvnPPWYK3pg">hommage à Jonathan</a> célèbre la mémoire d’un ami DJ, décédé dans un accident de moto.</p>
<p>DJ Arafat meurt le 12 août 2019 à Abidjan, à l’âge de 33 ans, alors qu’il faisait une démonstration en cabrant sa moto à pleine vitesse (son dernier tube s’intitulait <a href="https://www.youtube.com/watch?v=k57W2dE7x6I">« Moto Moto »</a>).</p>
<p>Cet accident laisse orphelins ses cinq enfants, nés de quatre mères différentes. Mais aussi les enfants de la rue, qu’il soutenait par des initiatives ponctuelles et qu’il projetait de pérenniser par la création d’une fondation pour « aider les veuves, les orphelins, les enfants de la rue ». Et bien sûr, ses millions de « fanatiques », qu’il appelait affectueusement « la Chine populaire », « parce qu’ils sont très nombreux ».</p>
<h2>Le roi du coupé décalé</h2>
<p>Le coupé décalé est né au début des années 2000 dans les boîtes de nuit parisiennes et londoniennes fréquentées par la <a href="https://www.cairn.info/journal-politique-africaine-2005-4-page-92.htm">diaspora ivoirienne</a>. là-bas, le chanteur Douk Saga et toute la clique de la « Jet Set », mettent en scène leur réussite à « Mbengue » (le monde des Blancs), par des démonstrations ostentatoires des attributs du succès tels que les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=WRLEYaDD-cU">billets de banque, les montres en or et les grosses cylindrées</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/WRLEYaDD-cU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Doug Saga Sagacité Couper Decaler Coupe Decale.</span></figcaption>
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<p>Leur musique puise dans les rythmes du ndombolo congolais et du zouglou ivoirien, tandis que le phrasé s’inspire du répertoire des DJ qui animent les soirées (les atalaku, un terme d’origine congolaise) en chantant les louanges des clients qui leur ont glissé quelques billets.</p>
<p>« Couper », en argot ivoirien, signifie escroquer, voler à l’arraché, et « décaler » partir sans payer, décamper.</p>
<p>Malgré ces connivences affichées avec le monde des bandits à la petite semaine, ce mouvement incarne avant tout la rage de réussir, la persévérance face aux obstacles, la confiance en sa propre valeur. Ici, le succès revêt une valeur morale : il sanctifie les vrais battants. L’expression renvoie ici à la logique d’une quête, qu’il s’agisse de réussite sociale ou de reconnaissance.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Enfant béni », sorti en septembre 2017, extrait de son ultime album « Renaissance ».</span></figcaption>
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<p>À la même époque, à Abidjan, le jeune Ange Didier Houon, alors âgé de 14 ans, arrête l’école et quitte son domicile familial brisé par un divorce. Il rejoint le quartier de Yopougon, réputé pour les nuits folles de sa célèbre rue Princesse.</p>
<p>Surnommé « Arafat » par ses amis libanais en raison, disait-il, de son caractère de « dictateur », il officie alors comme DJ dans différents maquis [bars], gagnant quelques billets en faisant des atalaku. Après le succès de son Hommage à Jonathan, il part en tournée en Europe, tente un moment l’aventure en France, puis s’installe définitivement à Abidjan en 2008.</p>
<p>S’il n’a pas inventé le coupé décalé, DJ Arafat a su s’approprier ce genre musical pour le faire rayonner bien au-delà des frontières de la Côte d’Ivoire, et même du continent. <a href="https://africabusinessagency.com/cote-divoire-dj-arafat-premier-du-classement-forbes-afrique/">Forbes Afrique</a> et Trace Africa lui ont d’ailleurs attribué en 2015 le titre d’artiste africain le plus influent à l’international.</p>
<h2>Un guerrier au quotidien</h2>
<p>La célébrité de DJ Arafat venait également des nombreux « clashes » qu’il a entretenu avec la plupart des personnalités médiatiques et artistiques du pays, le plus souvent par vidéos interposées.</p>
<p>Ainsi, ses longues vidéos postées quotidiennement sur les réseaux sociaux mêlent informations sur ses propres activités et logorrhées agressives contre ses rivaux ou détracteurs du jour, où l’alternance entre accusations et menaces de sodomie constituent un motif récurrent.</p>
<p>Alors que ses comportements scandaleux, ses accès de violence et son agressivité permanente ne cessaient de créer l’opprobre, ses fans défendaient le plus souvent son attitude, arguant que ses excès alimentaient le dynamisme « du mouvement » du coupé décalé – même si certains de ses comportements étaient jugés excessifs, comme dans <a href="https://www.dailymotion.com/video/xpxuyn">cette vidéo</a> qui le montrait alcoolisé en train de casser de la vaisselle sur la tête de sa compagne, qu’il accusait d’infidélité.</p>
<h2>L’esthétique d’un combat</h2>
<p>L’esthétique du combat qu’il portait s’inspirait largement de cultures urbaines étasuniennes aujourd’hui mondialisées, où le succès se conquiert et s’arrache dans l’adversité ; <a href="https://www.youtube.com/watch?v=htt_UuYwm3U">« Get rich or die trying »</a> clamait ainsi le rappeur étasunien 50 Cent. À l’occasion de la sortie de son album « Renaissance », DJ Arafat <a href="https://www.youtube.com/watch?v=2biumv8CjaE">affirmait</a> ainsi à RFI, dans l’émission « Légendes urbaines » (20 mars 2019) :</p>
<blockquote>
<p>« Si tu es pauvre et que tu veux être n’importe quoi dans la vie, donne-toi à fond, n’écoute pas les gens, concentre-toi sur ce que tu veux faire et bats-toi pour être ce que tu veux. Parce que c’est comme ça que j’ai été et c’est ce que je veux voir mes fans appliquer. Je veux voir des fans qui ont bataillé eux-mêmes sans compter sur l’aide de leurs parents pour avoir leurs milliards, leur voiture, leur maison. Faut jamais se laisser abattre. Et surtout, voilà, l’in-ter-diction de la vie : quand tu aimes Arafat, ne jamais prendre la honte, quelles que soient les situations. Faut toujours sortir vainqueur. »</p>
</blockquote>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/392251/original/file-20210329-21-elbupz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Photo de DJ Arafat postée le 9 avril 2019 sur la page Facebook de First Magazine, magazine ivoirien d’actualité, assortie d’un commentaire reprenant librement une assertion du rappeur Booba « Tu veux t’asseoir sur le trône ? Faudra t’asseoir sur mes genoux. »</span>
<span class="attribution"><span class="source">page Facebook de First Magazine</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Ne négligeons pas la portée contestataire de ce discours consumériste et ultralibéral : il affirme en effet la possibilité pour les misérables d’aujourd’hui de devenir les puissants de demain.</p>
<h2>« La vie c’est la guerre »</h2>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=0q8bQ9T-t5M">Dans une émission de Peopl’Emik</a> (PPLK) célébrant l’anniversaire de sa mort, l’artiste Ariel Cheney rappelait d’ailleurs le slogan de DJ Arafat : « La vie c’est la guerre ». « C’était une sacrée philosophie, une idéologie qui mérite d’être enseignée dans les écoles aujourd’hui. Une idéologie de vie, parce que la vie c’est une guerre », s’emballait immédiatement l’une des chroniqueuses de PPLK.</p>
<p>On pourra évidemment s’étonner du fait qu’elle envisageât de faire de DJ Arafat un modèle pour les élèves du pays, lui qui a arrêté précocement l’école afin de rejoindre la rue, voire s’inquiéter de la portée d’un message qui affirme « qu’en fait, l’éducation est une option ; que ce qui compte, c’est la poursuite des biens matériels, c’est l’immédiateté, c’est s’affirmer en tant que ‘‘mâle’’ », comme le formulait le blogueur Charles Kabango dans l’une des <a href="https://blogs.mediapart.fr/charles-kabango/blog/270819/dj-arafat-spectacle-macabre-de-l-afrique-ou-l-heroisation-de-la-decadence">seules analyses critiques qu’il m’ait été donné de lire sur DJ Arafat</a>.</p>
<p>Mais dans un pays « du Sud » où règnent les inégalités, il proposait une brèche dans les hiérarchies établies. Et s’il ne portait guère l’espoir d’une transformation politique collective, il incarnait au moins le rêve d’une échappée individuelle.</p>
<h2>Un prophète ?</h2>
<p>Le jour de la mort de DJ Arafat, Abidjan est en ébullition. Toutes les animosités sont oubliées. Les personnalités publiques et politiques qui, hier, dénonçaient son comportement scandaleux se présentent en converties de longue date. Rapidement, le président ivoirien Alassane Ouattara <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/08/31/en-cote-d-ivoire-les-obseques-marathon-de-dj-arafat_5504885_3212.html">annonce</a> que le gouvernement financera de fastueuses funérailles nationales pour le défunt.</p>
<p>S’y produisent de nombreux artistes africains tels que le nigérian Davido, le congolais Koffi Olomide ou le malien Sidiki Diabaté, devant des dizaines de milliers de spectateurs réunis au stade national. S’il semblait politiquement opportun de s’attirer la sympathie des fans d’Arafat, le gouvernement a probablement aussi cherché à éviter le chaos.</p>
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<figcaption><span class="caption">Sidiki Diabaté Hommage a DJ Arafat Enfant Béni, 13 août 2020.</span></figcaption>
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<p>Ainsi, pendant la cérémonie, l’animateur n’a cessé d’enjoindre « les Chinois » (les fans d’Arafat) à « aimer et à honorer leur président » (DJ Arafat), qui fut, à cette occasion, décoré Chevalier de l’ordre national par le Ministre la Culture et de la Francophonie (de Côte d’Ivoire).</p>
<p>La cérémonie et la veillée musicale se déroulent sans accroc. Mais le lendemain matin, quelques heures après son inhumation en petit comité, le caveau d’Arafat est descellé, le cercueil exposé et le couvercle renversé sous les acclamations. Pendant plus d’une heure, des centaines, voire des milliers de personnes hallucinées se bousculent autour de son cercueil. Sans lâcher leur téléphone pour filmer le corps, certains lui touchent le visage et le torse, défont sa cravate, déboutonnent sa chemise. Toujours incrédules, d’autres crient « ce n’est pas lui ! ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Enterrement de DJ Arafat, 31 août 2019, L’enterrement de DJ Arafat, l’artiste le plus connu d’Afrique de l’Ouest fut à la fois émouvant et mouvementé.</span></figcaption>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=967&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=967&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=967&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/392495/original/file-20210330-21-g7evki.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1216&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"></span>
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<p>Le pays est bouleversé, blessé même, par ce spectacle macabre. Pourtant, un représentant de la Yôrôgang (sa maison de production) a demandé au gouvernement de ne pas procéder à des arrestations, « <a href="https://www.linfodrome.com/people-evenements/50968-vetcho-lolas-plaide-pour-l-abandon-des-poursuites-judiciaires-contre-les-profanateurs-de-la-tombe-de-dj-arafat">arguant que c’est dans la continuité du buzz tant prisé par le « ’président de la Chine’ » que ses fans ont agi</a> ».</p>
<p>Il rappelle ainsi que DJ Arafat a incarné un modèle où la soif de célébrité et de réussite justifie tous les moyens, dans un monde néolibéral où le succès, cardinale vertu, s’acquiert par l’agressivité nombriliste et l’irrévérence aux normes établies.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">blog de la revue Terrain</a> à l’occasion de la parution du numéro 74 <a href="https://journals.openedition.org/terrain/21001">Brigands</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/156662/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Muriel Champy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Pour toute une jeunesse populaire, cet artiste ivoirien a incarné l’ascension sociale par l’irrévérence aux normes et l’émancipation par la mise en œuvre d’un individualisme forcené.
Muriel Champy, Maîtresse de conférence en anthropologie, Aix-Marseille Université (AMU)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/142424
2020-09-10T18:39:26Z
2020-09-10T18:39:26Z
Les yézidis : du trauma au combat politique
<p>En août 2014 l’État islamique (EI) a attaqué les yézidis de la région de Sinjar (Irak). Des milliers d’hommes ont été tués, des milliers de femmes et enfants ont été kidnappés et des centaines de milliers de yézidis ont été contraints à l’exil. Les <a href="https://oxfordre.com/religion/view/10.1093/acrefore/9780199340378.001.0001/acrefore-9780199340378-e-254">yézidis</a>, (communauté confessionnelle ou ethno-confessionnelle partagée entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et le Caucase) inconnus de l’Occident, ont fait la une des journaux, portant leur attention, dans la très grande majorité des cas, sur les esclaves sexuelles.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Répartition de la population yézidie en Irak et en Syrie.</span>
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<p>Les yézidis, dans leur malheur, ont incarné pour l’Occident les victimes par excellence de l’EI. Dans un élan de compassion, des actions ont été mises en place par les gouvernements ou par des ONG et associations : programmes d’aide humanitaire, programmes de soutien psychologique pour les femmes ex-captives, procédures d’accueil. La nomination de Nadia Murad ex-captive de l’EI pour le <a href="https://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2018/10/05/nadia-murad-des-chaines-de-l-etat-islamique-au-prix-nobel-de-la-paix_5365315_1772031.html">prix Nobel de la Paix en 2018</a> s’inscrit dans cette suite d’actions.</p>
<h2>Du salon de beauté au prix Nobel pour la paix</h2>
<p>Nadia Murad est une jeune femme d’origine modeste. Son destin bascule le 3 août 2014, lorsque son village – Kocho, au sud des monts Sinjar – est envahi par l’EI. Les assaillants divisent les habitants en plusieurs groupes : les hommes et les personnes âgées sont exécutés et jetés dans des fosses communes ; les femmes et les enfants sont enlevés.</p>
<p>Ces femmes sont par la suite vendues sur des marchés aux esclaves, tandis que les enfants sont enrôlés dans les rangs de l’EI. <a href="https://www.nobelprize.org/prizes/peace/2018/murad/55710-nadia-murad-nobel-lecture-3/">Nadia Murad a alors 21 ans</a>.</p>
<blockquote>
<p>« Je rêvais de finir mes études secondaires, d’ouvrir un salon de beauté dans notre village et de vivre près de ma famille à Sinjar. Mais ce rêve a tourné au cauchemar. »</p>
</blockquote>
<p>En quelques heures, elle voit périr sa mère et six de ses frères avant d’être emmenée avec deux de ses sœurs à Mossoul. Elle racontera plus tard aux médias occidentaux comment elle fut contrainte à l’esclavage sexuel, comment elle tenta une première fois de s’enfuir, comment elle fut rattrapée et sévèrement punie. Pendant des semaines, elle passa de propriétaire en propriétaire jusqu’au jour où elle parvint à s’échapper. Elle courut alors dans les rues en frappant aux portes jusqu’à ce qu’une famille musulmane sunnite accepte de l’héberger. Celle-ci lui donna les papiers d’identité de leur fille pour qu’elle puisse passer la frontière et rejoindre un camp de réfugiés près de Dohuk au Kurdistan irakien.</p>
<p>Sous un prénom d’emprunt, Nadia Murad réalisa un <a href="https://www.lalibre.be/international/la-sixieme-nuit-j-ai-ete-violee-par-tous-les-gardes-salman-a-dit-elle-est-a-vous-maintenant-54e9fd2a35701001a1dfe527">premier témoignage</a> en février 2015, publié dans le journal <em>La Libre Belgique</em>. En septembre 2015, l’ONG américaine Yazda l’aida à rejoindre sa sœur en Allemagne. L’association avait été fondée un an plus tôt par des yézidis vivant aux États-Unis pour porter assistance aux yézidis de la région de Sinjar.</p>
<p>Elle sut mettre à profit pour Nadia Murad et d’autres femmes dans la même situation une politique de quotas que le gouvernement du Baden-Württemberg venait d’adopter. Le sort de Nadia, parvenue en Allemagne, attira l’attention de l’avocate <a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/02/10/le-combat-damal-clooney-en-faveur-des-yezidis/">Amal Clooney</a>, spécialiste du droit international. Par son entremise, Nadia Murad est amenée à témoigner devant le Conseil de sécurité des Nations unies. À la suite de cette intervention, le Conseil s’engage à aider l’Irak à réunir les preuves des crimes commis contre les yézidis. La jeune femme est nommée en 2016 « Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour la dignité des survivants de la traite des êtres humains ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Alexandria Bombach,On her shoulders, Los Angeles, RYOT Films, 95 min, 2018.</span></figcaption>
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<p>La même année, elle reçoit le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit avec Lamia Haji Bachar, autre rescapée de l’EI, et le prix des droits de l’homme Václav-Havel. En 2018, elle reçoit le prix Nobel de la paix, partagé avec Denis Mukwege. Nadia Murad est l’auteur <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/pour-que-je-sois-la-derniere-9782213705545">d’un récit</a> sur son calvaire paru en 2018. Un film documentaire lui a également été consacré, ainsi que de nombreux articles de journaux dans la presse internationale.</p>
<h2>Des victimes exemplaires</h2>
<p>Depuis 2014, les médias occidentaux ont porté à maintes reprises leur attention sur le sort des yézidis, et en particulier sur celui des esclaves sexuelles. Les femmes interviewées sont questionnées sur les violences personnelles qu’elles ont subies. Le portrait de ces femmes est celui de victimes exemplaires ayant enduré les pires supplices tout en conservant leur foi. Dans une époque que Didier Fassin et Richard Rechtman décrivent comme un <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/l-empire-du-traumatisme">« empire du traumatisme »</a>, les esclaves sexuelles ont ému l’Occident et semblent avoir gagné, par leur histoire personnelle traumatique, le statut de « victimes légitimes ».</p>
<p>Leur trauma n’est plus considéré comme une simple condition psychique qui les affecte et leur confère une communauté de destins. Il acquiert, continuent les auteurs, une « légitimité » morale en vertu de laquelle est établie la justesse de leurs plaintes.</p>
<p>Nadia Murad est ainsi devenue, contre toute attente, la porte-parole principale des yézidis, rompant avec les règles strictes qui dominent la communauté yézidie, régie par un système de groupes endogames, héréditaires et strictement hiérarchisés.</p>
<h2>Un court-circuit des autorités traditionnelles</h2>
<p>Traditionnellement, les porte-paroles des yézidis sont le <em>mîr</em>, chef spirituel des yézidis (dont le statut est héréditaire), et le conseil spirituel dirigé par le <em>baba cheikh</em> et constitué d’hommes issus de <a href="https://books.google.fr/books/about/Yezidism_its_Background_Observances_and.html?id=OTQqAQAAMAAJ&redir_esc=y">lignages religieux</a>.</p>
<p>Nadia Murad est une femme, jeune, d’un lignage de disciples (<em>mirîd</em>). Rien ne la prédestinait à devenir ambassadrice de son groupe. Au regard des règles en vigueur dans la communauté, Nadia Murad aurait même dû être excommuniée pour avoir eu des relations sexuelles avec des non-yézidis.</p>
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<img alt="Deux chefs religieux yezidis" src="https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mîr Tahsin Saied Beg (à gauche) avec le baba cheikh Khurto Hajji Ismail, chefs religieux des Yezidis d’Iraq.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jesidische_Geistliche.jpeg">Shalwol/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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</figure>
<p>Cette règle était appliquée jusqu’en 2014 de manière stricte. Cependant, au vu du nombre des viols – des femmes ont été kidnappées dans la quasi-totalité des familles de la région de Sinjar –, le <em>mîr</em> a déclaré que les femmes réduites en esclavage par l’EI pourraient effectuer un « baptême de réintégration » au temple de Lalesh.</p>
<h2>« Redevenir » yézidies</h2>
<p>Situé dans les montagnes du Kurdistan irakien, ce temple constitue le lieu de pèlerinage principal des yézidis. Le rituel, qui inclut des ablutions avec l’eau de la source sacrée (<em>kaniya spî</em>), fut inventé pour ce cas spécifique et a permis aux anciennes captives de « redevenir » yézidies.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Temple yezidi de Lalish" src="https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Temple de Lalish ou Lalesh, dans les montagnes du Kurdistan irakien.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lalesh#/media/Fichier:Lalish.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les dispositifs médico-sociaux mis en place en Occident à leur égard et l’attention médiatique qu’elles ont reçue ont certainement également contribué à leur préserver une place au sein de la communauté.</p>
<p>Mes interlocuteurs yézidis apprécient Nadia Murad. Ils la suivent sur Facebook et postent des commentaires en pluies de cœurs à chacune de ses actions. Ils admirent son courage pour parler de choses si intimes en public et son combat pour la cause de leur communauté. C’est surtout le cas des plus jeunes d’entre eux : les personnes âgées sont parfois plus réservées. D’après Rehan, une yézidie de 18 ans originaire de Sinjar, réfugiée dans la Drôme :</p>
<blockquote>
<p>« les vieux pensent à l’honneur (namûs) et à la honte (șerm) et ils n’aiment pas qu’on parle trop de Nadia ».</p>
</blockquote>
<p>La publicité internationale autour de l’esclavagisme sexuel pratiqué par l’EI a souligné l’incapacité des hommes yézidis à défendre l’honneur de leurs femmes.</p>
<p>Lors de la commémoration du génocide de Sinjar organisée le 3 août 2019 à Sarcelles par l’ONG Voice of Ezidis, Diler, 25 ans, originaire de Sinjar et réfugié à Soissons, <a href="https://www.rfi.fr/en/france/20190805-yazidi-genocide-commemoration-france-islamic-state-iraq">confiait à une journaliste de RFI</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Quand ta sœur est kidnappée et utilisée comme esclave sexuelle et que tu réalises que tu ne peux rien faire, alors tu perds ta dignité et ton respect. »</p>
</blockquote>
<p>Ce genre de témoignage est en fait peu courant dans les médias, où les paroles d’hommes, d’enfants et de personnes âgées sont rares. Les voix qui s’éloignent du stéréotype narratif sur les yézidis – les femmes captives et la narration victimaire qui y est associée – s’expriment surtout dans les discussions intracommunautaires, mais restent sous-représentées dans les médias.</p>
<h2>« Le visage du génocide »</h2>
<p>Aujourd’hui, Nadia Murad est peu ou prou la seule personne yézidie connue internationalement. Sa visibilité et sa légitimité sont le fruit d’un travail complexe mené largement en dehors de sa communauté d’origine.</p>
<p>L’Américaine Elizabeth Schaeffer-Brown fut l’une des personnes impliquées dans ce processus. En tant que cofondatrice d’une société de conseil et de relations publiques aux États-Unis, <a href="https://www.latimes.com/opinion/story/2019-10-10/yazidi-nobel-peace-prize-nadia-murad">elle prit en charge</a> la campagne de promotion de Nadia Murad :</p>
<blockquote>
<p>« C’était mon travail de persuader l’élite sociale, économique et politique que soutenir Nadia et les yézidis leur permettrait de se présenter au monde comme vertueux. Notre petite équipe avait travaillé à faire augmenter la valeur (value) de Nadia […] en faisant d’elle le visage du génocide. Quand Nadia a gagné le prix Nobel, elle est devenue une marque (<em>a brand</em>), une célébrité. Les pays, les millionnaires et les ONG ont payé cher la fondation Nadia’s Initiative pour que Nadia vienne leur parler. »</p>
</blockquote>
<p>Ce travail parfaitement ciblé et informé permit à la narration victimaire de Nadia Murad de se transformer en un combat politique. Nadia Murad demande aujourd’hui une réparation collective : la reconnaissance du crime de génocide commis par l’EI à Sinjar et le jugement des coupables par une cour internationale.</p>
<h2>Impact concret</h2>
<p>En incarnant les victimes de l’EI et en leur donnant voix, Nadia Murad occupe une place stratégique au croisement des intérêts des yézidis et de ceux de la communauté internationale. Érigée en victime exemplaire, elle a désormais accès aux plus hautes instances diplomatiques et politiques (ONU, gouvernements, G10, etc.).</p>
<p>Ceci lui permet de demander, voire de « proposer », d’égal à égal. À la suite, par exemple, de l’entretien qu’elle eut avec le président français Emmanuel Macron en 2018, un <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/10/26/communique-entretien-du-president-de-la-republique-avec-mme-nadia-murad-prix-nobel-de-la-paix-201">communiqué de l’Élysée annonçait</a> :</p>
<blockquote>
<p>« en réponse à la proposition de Nadia Murad, la France accueillerait 100 femmes yézidies victimes de l’EI, libérées mais actuellement bloquées et sans soins dans les camps de réfugiés du Kurdistan irakien ».</p>
</blockquote>
<p>Une telle communication montre à la fois la force et les limites de l’action d’une victime diplomate. Sa « proposition », telle qu’elle est entendue et représentée par la diplomatie française, ne semble porter que sur les femmes.</p>
<h2>Les limites de l’approche victimaire</h2>
<p>Dans les faits, la France a également accueilli leurs enfants, et parfois leur mari lorsque celui-ci était encore en vie (près de 500 personnes en tout). Mais dans le contexte émotionnel induit par la figure de Nadia Murad, les victimes à secourir n’étaient pas ces familles yézidies vivant dans la détresse. L’aide mise en place ne devait concerner spécifiquement que les femmes qui ouvraient l’accès au droit d’asile pour les autres survivants, comme si la cause des yézidis en tant que communauté était subordonnée à celle des femmes en tant que genre opprimé.</p>
<p>Le rôle politique d’une victime exemplaire est également limité par le principe même de sa légitimité : son statut lui permet de dénoncer et de demander réparation, mais pas de prendre part aux choix concrets qui affectent la politique régionale, ni même de promouvoir auprès de son auditoire international les particularités culturelles de sa communauté d’origine.</p>
<p>Ainsi, alors que différents groupes politiques pourraient soutenir un projet de reconstruction de la région de Sinjar (prokurde ou pro-Irak par exemple), Nadia Murad ne se prononce pour aucune d’entre elles. Elle ne parle jamais des spécificités de la communauté yézidie comme l’obligation d’endogamie ou l’organisation en castes hiérarchisées.</p>
<h2>Un diplomatie par l’émotion</h2>
<p>Nadia Murad incarne ainsi parfaitement la barbarie de l’État islamique et justifie le combat à l’encontre de cette idéologie. Mais elle ne porte, elle-même, aucune autre cause si ce n’est celle fort générale de la justice et des droits de l’Homme. Pour les yézidis eux-mêmes, elle n’est qu’une des nombreuses victimes exemplaires dont ils gardent la mémoire.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Des bougies sont allumées sur la stèle en hommage aux victimes de Sinjar le 3 août 2020 à Sarcelles (commémoration organisée par les associations « Voice of Ezidis » et « Union des Yezidis de France »).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Estelle Amy de la Bretèque</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Davantage que les méfaits d’un système de pensée totalitaire et extrémiste, ces figures incarnent l’un des rares points de consensus au sein de la communauté et dans ses relations avec les sociétés environnantes. Le massacre de Sinjar n’est en effet pas le premier dont les yézidis furent victimes. Dans le calendrier yézidi, Sinjar est le 74ème massacre (<em>ferman</em>). Pour ne citer que les deux précédents <em>ferman</em>, le 73ème, en 2007, est l’explosion de deux voitures piégées dans la région de Sinjar (à Qahtaniya et Siba Cheikh Khidir) qui a fait plus de 500 victimes. Le 72ème <em>ferman</em> était le génocide arménien de 1915-16 au cours duquel de nombreux yézidis ont aussi été tués.</p>
<p>La mémoire des persécutions fait émerger une diplomatie par l’émotion qui constitue aujourd’hui le cadre dans lequel les yézidis peuvent faire entendre leur voix et espérer agir en tant que minorité dans l’arène internationale.</p>
<hr>
<p><em>Billet publié en collaboration avec le <a href="http://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Dans le numéro 73, <a href="https://journals.openedition.org/terrain/19542">« Homo diplomaticus »</a>, Terrain s’écarte de la diplomatie traditionnelle pour observer des pratiques émergentes, ou non occidentales, en prêtant une attention spéciale aux adaptations et aux inventions des vaincus</em>.</p>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/142424/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Estelle Amy de la Bretèque remercie le Cpa-Ethnopôle « Migrations frontières, mémoires » de Valence pour son soutien logistique lors de ses recherches de terrain auprès des Yézidis de la Drôme.</span></em></p>
Victimes par excellence de l’État Islamique, les yezidis sont aujourd’hui représentés par Nadia Murad, figure de la scène internationale qui rompt pourtant avec les traditions de sa communauté.
Estelle Amy de la Bretèque, Anthropologue, Ethnomusicologue, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/143304
2020-09-08T18:47:58Z
2020-09-08T18:47:58Z
Quand une statuette féminine devient ambassadrice de la culture kanak
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/356907/original/file-20200908-18-15k3o59.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C13%2C694%2C460&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La statuette féminine kanak (ici au centre) est visible au musée du Quai Branly à Paris. </span> <span class="attribution"><span class="source">Marion Bertin/Musée du Quai Branly</span></span></figcaption></figure><p>En France, les débats portant sur la restitution des collections muséales acquises dans des contextes coloniaux s’intensifient avec la remise du <a href="http://restitutionreport2018.com/sarr_savoy_fr.pdf">Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain</a>, rédigé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, au président de la République Emmanuel Macron en 2018.</p>
<p>Ce contexte crée parfois de vives polémiques et témoigne des rôles politiques et diplomatiques prêtés aux objets. Le patrimoine africain n’est pas le seul concerné, en rend compte une statuette féminine kanak en bois datant de la fin de XVIII<sup>e</sup> siècle ou du début du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Cette statue, haute de 19 centimètres, est visible au sein des collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac (MQB-JC).</p>
<p>Son usage originel, de même que l’histoire et les conditions de sa collecte, sont incertains et manquent de précisions.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=774&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=774&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=774&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=973&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=973&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/352762/original/file-20200813-16-1d8thc3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=973&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le navigateur français Antoine Raymond Joseph Bruny d’Entrecasteaux, portrait (1791) par Charles-Paul Landon, d’après un dessin d’Edme Quenedey (1756–1830).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Bruny_d%27Entrecasteaux#/media/Fichier:Antoine-Raymond-Joseph_Bruny_d%E2%80%99Entrecasteaux.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Elle pourrait avoir été rapportée en France par Antoine Bruny d’Entrecasteaux (1737-1793), un des premiers Européens à accoster en Nouvelle-Calédonie en avril-mai 1793, où il acquiert quelques objets dans des circonstances inconnues, comme le rapporte l’historienne de l’art Sylviane Jacquemin dans <a href="https://www.persee.fr/doc/jso_0300-953x_1990_num_90_1_2870">l’ouvrage</a>, <em>De jade et de nacre</em> en 1990. Cette statuette intègre de manière plus certaine les premiers témoignages d’objets kanak conservés dans les collections nationales françaises.</p>
<p>Plus, tard, la statuette retourne à trois reprises à Nouméa : elle y est présentée dans des expositions en tant que symbole des premières collectes et rare témoignage de statuaire féminine kanak, dont aucun exemple n’est présent dans les collections publiques de la ville.</p>
<h2>Un patrimoine kanak hautement politique</h2>
<p>En Nouvelle-Calédonie, la culture et les objets du patrimoine kanak jouent un rôle déterminant dans l’affirmation politique autochtone qui émerge à partir des années 1970 dans le prolongement d’un mouvement indépendantiste, notamment pour le leader politique kanak Jean‑Marie Tjibaou (1936-1989).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/h8QgvL-q6EI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Jean‑Marie Tjibaou, pionnier de la lutte indépendantiste kanak (INA).</span></figcaption>
</figure>
<p>La définition d’un patrimoine kanak uni apparaît à cette époque. Elle fait suite à un rejet des cultures kanak par les colons, au départ et à la dispersion d’objets anciens et, pour certains, leur disparition locale.</p>
<p>De vives tensions entre partisans d’une Nouvelle-Calédonie française et aspirants à l’indépendance marquent les années 1980 et culminent entre 1984 et 1988, période nommée par euphémisme les <a href="https://journals.openedition.org/jso/1259#xd_co_f=MjgzYjBjYmVlYzk1ZjJjNWRlNzE1NjEzNjc4NjgzMTQ">« Événements »</a> durant laquelle se multiplient les affrontements.</p>
<p>Les accords politiques ultérieurs encadrés par l’État français placent la culture kanak au cœur des enjeux institutionnels et statutaires.</p>
<p>La reconnaissance culturelle est l’un des principaux socles des accords de <a href="http://www.mncparis.fr/uploads/accords-de-matignon_1.pdf">Matignon-Oudinot en 1988</a>, symboles d’un rééquilibrage politique, culturel et social : ils prévoient la création de <a href="http://www.adck.nc/presentation/lagence-de-developpement-de-la-culture-kanak/presentation">l’Agence de développement de la culture kanak</a> (ADCK) – afin de valoriser et de promouvoir les pratiques anciennes et contemporaines – et du <a href="http://www.adck.nc/">Centre culturel Tjibaou</a> (CCT), son principal instrument à Nouméa.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nB5VVdRgSvE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Une hâche vivante », explications par Nidoïsh Naisseline, ex grand chef à Maré, pour l’association Boutures de Paroles KANAK.</span></figcaption>
</figure>
<p>En prenant le nom de Tjibaou, le CCT s’inscrit dans la continuité de l’homme politique. L’accord de Nouméa, signé en 1998, consacre son premier point à « l’identité kanak » et souligne le devoir de l’État français de</p>
<blockquote>
<p>« favoriser le retour en Nouvelle-Calédonie d’objets culturels kanak qui se trouvent dans des musées ou des collections, en France métropolitaine ou dans d’autres pays ».</p>
</blockquote>
<p>Est également intégrée l’idée du « destin commun » entre les communautés du territoire en vue de leur autodétermination, défendue par Jean‑Marie Tjibaou.</p>
<p>Cette idée irrigue la gestion du patrimoine kanak, pensée autour de la coopération et de l’entente.</p>
<h2>Une circulation des objets dans une logique de représentation</h2>
<p>Plutôt qu’une demande de retours définitifs des objets, les différents acteurs concernés vont privilégier le développement de collaborations entre musées, afin de permettre la circulation des objets et le maintien d’une représentation kanak à travers le monde.</p>
<p>À l’aube de cette initiative figure le repérage des objets, débuté dans les années 1970 par l’ethnologue Roger Boulay à la demande de Jean‑Marie Tjibaou en vue de constituer un Inventaire du patrimoine kanak dispersé, rassemblant les objets conservés dans des musées internationaux.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=477&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=477&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/353635/original/file-20200819-22-f78lxh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=477&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La statuette est représentée sous le numéro deux dans la légende. « Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes, Denon, Vivant, 1747-1825 ; Duval, Amaury, 1760-1838.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://archive.org/details/Monumentsdesartt1Deno/page/n57/mode/2up">Archive.org/Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les résultats initiaux sont présentés en 1990-1991 lors de l’exposition <em>De jade et de nacre</em>, qui se tient d’abord au musée territorial de Nouvelle-Calédonie (MNC) à Nouméa, puis au musée national des arts d’Afrique et d’Océanie à Paris, et permet le retour temporaire en Nouvelle-Calédonie de 250 objets kanak anciennement collectés dans diverses circonstances, dont cette statuette.</p>
<h2>Des retrouvailles symboliques</h2>
<p>Cette exposition est conçue comme une forme de <a href="https://www.persee.fr/doc/jso_0300-953x_1992_num_95_2_2627_t1_0280_0000_3">« retrouvailles »</a> par les populations kanak avec les objets, qui sont autant de représentants de leurs ancêtres et de leurs créations.</p>
<p>Elle est inaugurée par les autorités coutumières, statutairement habilitées à prendre la parole dans un contexte kanak, par une « coutume », une cérémonie de dons accompagnée de discours qui marquent l’accueil et la protection des objets exposés.</p>
<p>Cette cérémonie ouvre une alliance et un cycle d’échanges entre clans kanak et musées, notamment hexagonaux.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ya1UBtAtyiA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La collection kanak du Musée de Cherbourg, Boutures de Paroles KANAK.</span></figcaption>
</figure>
<p>Les objets kanak sont alors investis d’une nouvelle fonction d’« ambassadeurs » culturels hors de Nouvelle-Calédonie, expression attribuée à Jean‑Marie Tjibaou et reprise en 1990 par l’autorité coutumière kanak, dont Octave Togna, le directeur de l’ADCK, dans <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6559503j?rk=21459">son discours d’inauguration</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage ; c’est important si l’on veut faire connaître la culture kanak de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C’est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l’ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs. »</p>
</blockquote>
<p>Ce passage illustre les conceptions kanak de l’échange et du don, qui doivent être entourés de paroles qui leur donnent sens. Or, les renseignements sur les modalités de collecte sont rares et les paroles inconnues, ce qui explique la défiance à demander le retour définitif d’objets collectés par le passé.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/CuLlk-_DhHU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Fière aujourd’hui d’être kanak », Marie-Claude Tjibaou, veuve de Jean‑Marie Tjibaou, Boutures de Paroles – KANAK.</span></figcaption>
</figure>
<p>La statuette fait fort impression à Nouméa auprès du public kanak, où la statuaire de petite taille est oubliée et davantage assimilée à une production européenne. Les statuettes féminines sont également rares, ce qui ajoute à son importance.</p>
<h2>« Objet ambassadeur »</h2>
<p>L’expression « objet ambassadeur » porte en elle un devoir de représentation de la parole et de la culture kanak auprès d’interlocuteurs plus ou moins lointains, avec la possibilité d’un retour régulier auprès des descendants des populations qui les ont créés, en restant la propriété des musées qui les conservent.</p>
<p>Cette idée permet de valoriser la signification kanak des objets en même temps que leur appréciation par un public européen.</p>
<p>La statuette fait partie des objets remarquables investis de cette mission particulière, par son ancienneté et son histoire.</p>
<p>Elle est à nouveau exposée au CCT entre 1998 et 2001, lors de l’exposition inaugurale de la salle Bwenaado, « rassemblement coutumier » en langue cèmuhî, l’une des langues kanak parlée sur la côte est. Cette salle est exclusivement réservée aux retours temporaires du patrimoine dispersé et conservé dans des musées internationaux.</p>
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<figcaption><span class="caption">La cérémonie d’ouverture de l’exposition Kanak, l’art est une parole, NC La 1ʳᵉ, 2014.</span></figcaption>
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<p>Le troisième et dernier retour de la statuette en Nouvelle-Calédonie advient en 2014, lors de l’exposition <em>L’art est une parole</em>, organisée conjointement par le MQB-JC et le CCT sous le commissariat de Roger Boulay et d’Emmanuel Kasarhérou.</p>
<p>Cette statuette et sa trajectoire illustrent les conceptions kanak liées à l’échange, à la circulation et aux propriétés de représentation des objets, éclairant les choix de gestion contemporaine du patrimoine kanak. La circulation des objets permet <a href="https://journals.openedition.org/cel/5438">leur partage</a> entre des musées d’adoption et leur terre d’origine et la reconnaissance du droit culturel des Kanak à disposer de leur patrimoine dispersé.</p>
<h2>Une diplomatie muséale à explorer</h2>
<p>Le projet des « objets ambassadeurs » témoigne du <a href="https://journals.openedition.org/perspective/9059">rôle des collections muséales</a> dans la <a href="https://journals.openedition.org/culturemusees/783">géopolitique mondiale postcoloniale</a>.</p>
<p>Arrêtée en 2014 pour des raisons principalement budgétaires et logistiques, cette forme de diplomatie muséale trouve ses limites dans les financements.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Xig2QPDKXyo?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Le conservateur d’origine kanak Emmanuel Kasarhérou a pris la tête du musée du Quai Branly à Paris en mai 2020.</span></figcaption>
</figure>
<p>Une telle coresponsabilité, partagée entre musées d’accueil et territoires d’origine des objets, peut-elle être servir de modèle pour d’autres régions ?</p>
<p>Nommé à la tête du musée du Quai Branly–Jacques Chirac en mai 2020, en plein débat sur les possibilités de restituer certains objets du patrimoine africain, Emmanuel Kasarhérou entend <a href="https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/reouverture-du-musee-du-quai-branly-le-kanak-emmanuel-kasarherou-pret-a-relever-le-defi-07-06-2020-8331354.php">développer la circulation des collections du musée vers leur territoire d’origine</a>, tout en poursuivant les recherches de provenance afin de mieux connaître les circonstances d’acquisition des objets.</p>
<hr>
<p><em>Billet publié en collaboration avec le <a href="http://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Dans le numéro 73, <a href="https://journals.openedition.org/terrain/19542">« Homo diplomaticus »</a>, Terrain s’écarte de la diplomatie traditionnelle pour observer des pratiques émergentes, ou non occidentales, en prêtant une attention spéciale aux adaptations et aux inventions des vaincus</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/143304/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marion Bertin a reçu des financements de l'École du Louvre et de l'Université de La Rochelle pour ses recherches de terrain menées en Nouvelle-Calédonie, au centre culturel Jean-Marie Tjibaou et au musée de Nouvelle-Calédonie.</span></em></p>
En Nouvelle-Calédonie, la culture et les objets du patrimoine kanak jouent un rôle déterminant dans l’affirmation politique autochtone.
Marion Bertin, Anthropologue et muséologue, École du Louvre, et Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique, La Rochelle Université
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/126313
2020-01-19T20:21:41Z
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Comment signaler les déchets nucléaires par-delà les millénaires ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/305372/original/file-20191205-38993-14qxhl8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=42%2C47%2C1094%2C723&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Le jour de la dissolution du monde », Jeanne de Puybaudet.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://journals.openedition.org/terrain/docannexe/image/18319/img-2.jpg">Penninghen/Terrain</a></span></figcaption></figure><p>Comment élaborer une signalétique propre à dissuader toute personne de s’introduire dans les sites d’enfouissement de déchets radioactifs au cours des prochains millénaires ? C’est à ce défi que tentent de répondre les acteurs engagés dans les projets de centres de stockage en couche géologique profonde.</p>
<p>Au regard des échelles de temps considérées, comment en effet garantir le confinement de la radioactivité et signaler sa dangerosité ?</p>
<p>Prenant en considération la période radioactive de déchets de haute activité et à vie longue (HA-VL), c’est à partir d’une projection temporelle de cent mille ans que travaille l’<a href="https://www.andra.fr/">Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs</a> (Andra) dans le cadre du projet « Cigéo ».</p>
<h2>Enfouir les déchets soulève d’autres questions</h2>
<p>Option parmi d’autres au début des années 1960, <a href="http://www.laradioactivite.com/site/pages/Enfouir.htm">l’idée d’enfouir les déchets radioactifs en couche géologique profonde</a> – et donc de recourir à une barrière géologique permettant de contenir la radioactivité le temps de sa décroissance – s’est peu à peu imposée au cours des années 1980 dans différents pays.</p>
<p>Considérée comme plus « stable », plus « sûre » et plus « responsable » que l’entreposage en surface, cette solution permettrait de placer les déchets hors de portée de l’homme et de <a href="http://www.theses.fr/2000ENMP1002">s’affranchir de toute forme de surveillance des dépôts</a>.</p>
<p>Mais ce choix s’est avéré producteur de nouvelles incertitudes et de questions inédites au regard des échelles de temps considérées : comment garantir la robustesse des colis de déchets radioactifs et l’étanchéité du confinement des sites ? Comment transmettre des informations sur les caractéristiques des dispositifs de stockage et ce qu’ils contiennent ? Comment éviter les intrusions volontaires ou accidentelles – constructions, fouilles, forages – et limiter leurs effets ? Comment rendre tangibles les dangers ?</p>
<h2>Comment se souvenir pendant des siècles ?</h2>
<p>L’étude des rapports de l’Andra, mais aussi, plus généralement, des travaux internationaux comme ceux de l’<a href="https://www.oecd-nea.org/general/about/index-fr.html">Agence de l’Énergie Nucléaire</a> (AEN-OCDE), indique que ces institutions ne veulent pas seulement alerter les générations à venir de l’existence d’un risque ; elles souhaitent aussi les informer.</p>
<p>Cela implique deux approches différentes dans l’élaboration des messages et donc « une stratégie à double voie » (<em>dual-track strategy</em> pour reprendre les termes de l’AEN).</p>
<p>La première forme de communication s’élabore dans la constitution d’archives décrivant la localisation du site de stockage, ses caractéristiques techniques, les modalités de son exploitation, de sa mise sous surveillance et enfin de sa fermeture.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/0ULByK9nzG8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Présentation du projet Cigéo sur le site de Bure en France, L’Obs.</span></figcaption>
</figure>
<p>Dans ce cadre, s’appuyant sur une solution déjà en vigueur pour le centre de stockage de déchets radioactifs de la Manche, l’Andra envisage de décliner ses archives en quatre niveaux pour le site de Bure. En premier lieu, une <a href="https://www.andra.fr/nos-expertises/conserver-et-transmettre-la-memoire">« mémoire détaillée »</a> en langue française pourrait réunir des milliers de documents dans plusieurs centaines de boîtes d’archives.</p>
<p>Imprimée en trois exemplaires sur du « papier permanent » pour être déposée sur le lieu même du stockage mais aussi dans un lieu d’archivage de l’agence et aux Archives nationales de France, cette mémoire fournirait des connaissances suffisamment détaillées pour <a href="https://www.andra.fr/sites/default/files/2018-03/19092014.pdf">« comprendre, corriger ou transformer »</a> le centre de stockage.</p>
<h2>D’autres mémoires</h2>
<p>En second lieu, une « mémoire de synthèse », d’un seul volume et d’une centaine de pages, se donnerait comme objectif d’informer « le public et les décideurs de l’existence et du contenu du site ». Imprimée à une centaine d’exemplaires, cette « mémoire » serait conservée sur le site de stockage, mais aussi dans divers lieux comme des mairies, des cabinets notariaux ou des associations.</p>
<p>Enfin, ces deux corpus mémoriels seraient complétés par une « mémoire simplifiée » d’une trentaine de pages destinée à une large diffusion, ainsi que par une « mémoire d’ultra-synthèse » d’une page, diffusée massivement dans les écoles et auprès du grand public. Si ces quatre types de document ne visent pas le même public et ne fournissent pas le même niveau de détail, tous, cependant, par des effets de redondance ou de multiplication dans la diffusion, cherchent à préserver durablement l’information concernant le site de stockage et à la transmettre de génération en génération.</p>
<p>La seconde forme de communication rompt avec la recherche d’une continuité temporelle dans la transmission des informations, en mettant l’accent sur des messages de mise en garde qui seraient proposés sur le site même. Elle a pour but de susciter une compréhension immédiate du risque associé au lieu par les êtres qui accéderont au site pendant toute la phase passive, quel que soit le moment de leur « rencontre » avec le message.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=470&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/305373/original/file-20191205-39005-164m80b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=591&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">No trespassing, Lena Consigny.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://journals.openedition.org/terrain/docannexe/image/18319/img-3.jpg">Penninghen, 2018 pour Terrain</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>De multiples risques d’incompréhension</h2>
<p>Partant de l’hypothèse que chaque génération se chargera de maintenir la transmission, le premier scénario parie sur une <a href="https://www.devinci.fr/evenements/design-prospective-talk-2035/">« continuité entre présent et futur »</a>.</p>
<p>Cependant, sur une période plurimillénaire, plusieurs risques surgissent : des incompréhensions liées à la non-intelligibilité des archives constituées, des mécompréhensions entraînées par une mauvaise interprétation des documents et, enfin, la destruction matérielle des supports d’informations. À cet égard, pour l’Andra, « même si tout sera fait pour conserver une mémoire institutionnelle des sites (par le biais des archives), il serait irresponsable d’exclure la possibilité de sa perte ».</p>
<p>En effet, s’ils s’efforcent de tester la résistance de certains matériaux – céramique, papier permanent, disques en saphir, etc. – afin d’élaborer les supports physiques qui porteront « la mémoire » et le message destinés aux interlocuteurs dans un avenir lointain, les responsables des projets de centres de stockage ont pris conscience de la précarité, sur le très long terme, de certains des éléments signifiants intégrés à ces dispositifs.</p>
<p>Ainsi, les chercheurs sollicités pour l’élaboration des archives relatives aux centres de stockage – et d’une signalétique efficace et résistante sur les sites eux-mêmes – ont rappelé que, compte tenu des transformations permanentes de la langue, l’enregistrement du langage articulé (ou sa transcription alphabétique) ne pouvait transmettre, avec certitude, et à lui seul, un message d’alerte pendant une si longue durée.</p>
<p>Il importe à cet égard de prendre en compte les <a href="https://journals.openedition.org/lectures/11317">conséquences des changements linguistiques</a> qui rendent impossible toute prévision quant à l’état de la langue dans dix mille ans et encore moins dans cent mille ans.</p>
<h2>Et si la tête de mort ne représentait plus le danger ?</h2>
<p>En convoquant un référent immédiatement reconnaissable visuellement, le signe iconique ne permettrait-il pas de dépasser cette difficulté ?</p>
<p>Pensons ainsi à l’universalité « prétendue » de certains pictogrammes, mondialement acceptés comme symbolisant la radioactivité ou le danger.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=862&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=862&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=862&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1084&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1084&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/305380/original/file-20191205-39032-jg064b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1084&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le Cri de la radioactivité, Laure Lesage.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://journals.openedition.org/terrain/docannexe/image/18319/img-1.jpg">Penninghen, 2018 pour Terrain</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les travaux de sémiologie sur les signaux d’alerte rappellent le caractère central de l’apprentissage de codes dans la perception et la reconnaissance des symboles – un signe graphique comme celui de la « tête de mort », par exemple, véhiculant un message important de mise en garde vitale, peut donner lieu <a href="http://www.revue-texto.net/index.php?id=2465">à une variété d’interprétations</a> plus ou moins éloignées de l’identification considérée habituellement comme conforme.</p>
<p>Dans cette perspective, concevoir une icône avec l’espoir qu’elle soit reconnaissable au-delà de toute variation temporelle, c’est hypostasier un modèle sémantique toujours inscrit dans une culture donnée et, de ce fait, <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00330457/">variable</a>.</p>
<h2>Mutiques monuments</h2>
<p>S’inscrivant dans une temporalité longue, un monument pourrait-il compenser les fragilités des deux moyens de communication évoqués plus haut ? Si l’on s’en tient à son sens originel d’« avertissement » (<em>monere</em>), le monument n’est pas un simple commutateur temporel (passé-futur) chargé de connecter les âges.</p>
<p>Il est aussi ce qui permet de matérialiser la disparition et l’absence (d’un grand personnage, par exemple, ou d’une action d’éclat) afin de les rendre visibles et signifiantes.</p>
<p>Mais sa vulnérabilité résulte de son mutisme : il peut devenir énigmatique à mesure que disparaissent les personnes susceptibles de le « faire parler », à l’instar des monumentales et silencieuses statues de l’île de Pâques, qui ont donné lieu à un grand nombre de spéculations <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Effondrement">depuis près de trois siècles</a>.</p>
<p>De la même manière, l’ancien responsable du programme « Mémoire » de l’Andra <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2008/09/06/se-souvenir-des-dechets-nucleaires_1092265_3244.html">souligne</a> que, s’il dure et se maintient dans le temps, le monument peut cependant se charger chaotiquement de toutes sortes de significations :</p>
<blockquote>
<p>« Les mégalithes de Carnac, qui remontent à 6 700 ans, nous sont mystérieux. Pourquoi ces alignements ? Pourquoi à cet endroit ? Rien ne dit que, dans des dizaines de milliers d’années, les monuments que nous laissons ne passeront pas pour un exercice esthétique. Il faut arriver à coupler le signe matériel et le sens, et personne n’a de réponse unique sur les moyens d’y parvenir pour des durées aussi considérables. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/305375/original/file-20191205-38984-1oalcbj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le monument peut devenir énigmatique, à l’instar des statues de l’île de Pâques.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/494852">pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’ancien responsable de l’Andra fait également écho à une autre précoccupation des spécialistes : il considère que se contenter d’alerter les éventuels visiteurs des dangers du site n’est pas non plus une solution pleinement satisfaisante.</p>
<blockquote>
<p>« Il faut essayer de pousser la mémoire le plus loin possible et tenter, malgré tout, de transmettre des informations. On ne peut pas se contenter d’inviter les gens à s’éloigner. Il faut satisfaire leur curiosité. Il faut les aider à interpréter les traces que le stockage laissera de toute façon. »</p>
</blockquote>
<p>C’est parce qu’il anticipe, en quelque sorte, une forme d’apocalypse culturelle que ce second scénario mérite une attention particulière. Quelles formes cette « communication déculturalisée » peut-elle prendre ? Quels messages imaginer pour atteindre les êtres qui découvriront les sites de stockage au cours des prochains millénaires ?</p>
<h2>« Marquer » la surface</h2>
<p>S’appuyant sur l’analyse d’un corpus de connaissances archéologiques dont les acquis sont projetés sur différentes échelles de temps (de mille ans à plusieurs centaines de milliers d’années), l’agence étudie depuis 2011 la pertinence d’un marquage archéologique du site par dispersion d’artéfacts.</p>
<blockquote>
<p>« Comme on trouve régulièrement en bordure du Rhin, des vestiges d’un établissement militaire romain (pièces de monnaie et céramiques sont peu à peu libérés par le sol), il s’agirait, précise le document de l’Andra, de déposer volontairement de petits objets sans valeur (pour éviter leur pillage) mais particulièrement durables, disposés de manière à attirer l’attention sur la singularité du site, et porteurs d’un message simple indiquant un danger en sous-sol. »</p>
</blockquote>
<p>Les « marqueurs de surface » sont mobilisés pour pallier l’échec de transmission d’une mémoire archivistique.</p>
<p>Reposant explicitement sur l’hypothèse d’une rupture d’intelligibilité, un tel système de marquage du lieu de stockage et de son environnement s’adresse, en quelque sorte, aux compétences cognitives d’un visiteur ignorant totalement la nature du site. Or, ce dernier portera-t-il attention aux « traces » produites et disséminées dans l’espace à son intention ?</p>
<p>Sera-t-il capable de les recenser et de les mettre en relation pour reconstruire une totalité cohérente ? Y découvrira-t-il alors un « signe » susceptible de l’informer de la singularité du site (sécurisé à la surface mais dangereux en profondeur) et de lui suggérer un certain programme d’action (s’éloigner ou utiliser les précautions nécessaires) ? Associés à cette réflexion, les chercheurs en sémiotique estiment que</p>
<blockquote>
<p>« les personnes qui découvriront Cigéo seront probablement dans la même posture que nos archéologues qui, mettant au jour les vestiges de civilisations perdues, tentent de les comprendre en reconstruisant “virtuellement” les cours d’action qui ont produit la configuration du site » (ibid.).</p>
</blockquote>
<h2>Demain y aura-t-il un monde ?</h2>
<p>Sur une durée aussi considérable que celle que nous impose la dangerosité des déchets radioactifs, la question de la transmission – à quelles conditions matérielles et sociales un héritage est-il possible ? – devient celle d’un possible dépassement de l’effondrement : que reste-t-il lorsqu’il ne reste rien ?</p>
<p>À la fin des années 1970, l’anthropologue Ernesto De Martino <a href="https://journals.openedition.org/terrain/18125.">posait cette question</a> qui anime aujourd’hui les porteurs des projets de sites de stockage des déchets nucléaires dans leur exploration des systèmes signifiants : « Demain y aura-t-il un monde ? »</p>
<p>De Martino <a href="http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/la-fin-du-monde/">rappelait</a> ainsi que :</p>
<blockquote>
<p>« Le monde, en tant que monde culturel produit par l’action humaine, peut finir et que n’importe quelle réponse à ce que peut et doit être le monde “demain” implique la question préalable de savoir si “demain” il y aura un monde. »</p>
</blockquote>
<p>Le monde peut finir, non pas seulement dans le sens d’une catastrophe qui détruirait ou rendrait la planète inhabitable, mais aussi au sens où « s’écroulerait l’ethos culturel lui-même qui le conditionne et le soutient ».</p>
<p>N’est-ce pas à une forme de fin du monde que certains des scénarios de l’Andra et du Département américain de l’Énergie nous confrontent, en nous amenant, en quelque sorte, à faire l’expérience des confins des fondements culturels de notre ordre mondain ?</p>
<hr>
<p><em>Ce texte est une version modifiée de l’article <a href="https://journals.openedition.org/terrain/18319#authors">« Signalétique de l’apocalypse, Alerter de la dangerosité des déchets nucléaires par-delà les millénaires »</a> paru dans le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">numéro 71</a> de la revue Terrain dont The Conversation France est partenaire.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/126313/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laetitia Ogorzelec-Guinchard a reçu des financements de la MSHE Ledoux - Maison des Sciences de l'Homme et de l'Environnement - pour l'action de recherche TMS (Transmettre la Mémoire des Sites de stockage de déchets radioactifs).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Alice Doublier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Comment rendre tangible et signaler le danger des sites nucléaires aux générations futures ?
Laetitia Ogorzelec-Guinchard, Professeure, Université de Franche-Comté – UBFC
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/125104
2019-10-17T19:00:58Z
2019-10-17T19:00:58Z
« Nous ne sommes plus humains » : la fin du monde vue par des Indiens Ayoreo
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/297230/original/file-20191015-98632-tku9zl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C1397%2C859&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Tous ceux qui sont vivants aujourd’hui vont certainement connaître la fin de ce monde. »</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://journals.openedition.org/terrain/18010">Elèves de l'école Penninghen/revue Terrain</a>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Il y a 70 ans, « les Ayoreode », les « êtres humains », que l’on connaît aujourd’hui ordinairement sous le nom d’<a href="https://www.ias.edu/ideas/2015/bessire-ayoreo">« Indiens Ayoreo »</a>, un groupe ethnique transnational vivant dans les régions centrales de l’Amérique du Sud et qui compte environ 6 000 membres, ne formaient pas un groupe ethnique identifiable.</p>
<p>La plupart des groupes de langue ayoreo sont entrés en relation pacifique avec les missionnaires entre 1947 et 1969, mais les Totobiegosode, <em>Ceux-du-lieu-où-les-pécaris-à-collier-ont-mangé-nos-jardins</em>, ont <a href="https://sciencepost.fr/qui-sont-les-peuples-non-contactes/">refusé ce contact</a>.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=411&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/297311/original/file-20191016-98653-z3wz8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=517&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les Indiens Ayareo ont vécu sur des zones transnationales avec une forte concentration dans l’état du Paraguay.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.google.com/maps/search/paraguay/@-20.9759491,-67.4404989,5z">GoogleMaps</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Par conséquent, des missionnaires évangéliques de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/New_Tribes_Mission">New Tribes Mission</a> (NTM), accompagnés d’Ayoreo ennemis, christianisés et armés, ont capturé la majorité d’entre eux au cours des célèbres <a href="https://www.survivalinternational.fr/peuples/ayoreo">chasses à « l’homme sauvage »</a> de 1979 et 1986.</p>
<p>Parmi les Totobiegosode, certains groupes nomades n’ont été en contact pacifique avec les non-Indiens qu’en 2004. Cette rencontre, de leur point de vue, a marqué un tournant et le <a href="https://www.press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/B/bo18001963.html">début de la fin du monde de la forêt</a> telle qu’ils la connaissait.</p>
<blockquote>
<p>« Je travaillais dans mon jardin lorsque le bulldozer est entré dans le village. J’ai commencé à courir vers le village. J’ai oublié mon cobia (collier de plumes pour la guerre) près de mon jardin. J’ai fait demi-tour, ai mis mon cobia de plumes de Jabiru et suis allé combattre le bulldozer. Il était très bruyant. Il semblait être en colère contre nous, comme s’il voulait qu’on aille ailleurs pour nous prendre nos beaux jardins. […] Nous avions très peur des bulldozers, et c’est pourquoi on ne restait pas en place. Nous sommes retournés à notre campement et y sommes restés. Mais les bulldozers sont revenus et nous avons dû nous enfuir à nouveau. On marchait de nuit, d’un lieu à un autre… On ne savait pas où aller pour être à l’abri des bulldozers. »</p>
</blockquote>
<h2>Les attaquants du monde</h2>
<p>Contrairement aux premières descriptions qui furent faites d’eux comme des primitifs stéréotypés, avant le contact, les Ayoreo n’étaient donc pas déterminés par une représentation cyclique du temps mythique mais par leurs relations à des forces économiques et politiques globales.</p>
<p>Pour les Totobiegosode, les bulldozers sont devenus les <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1548-1425.2011.01334.x">instruments et le signe de la fin des temps</a>. Ils les appellent <em>eapajocacade</em>, « attaquants du monde ».</p>
<p>Ces machines de l’agriculture industrielle ont hanté leur forêt pendant les deux décennies où ceux-ci se sont cachés, dans les années 1980 et 1990.</p>
<p>Le bruit du bulldozer – dont l’origine est difficile à identifier dans l’acoustique complexe de la forêt – faisait fuir les Totobiegosode vite et loin. Dans la précipitation, ils abandonnaient souvent derrière eux quelques membres du groupe. Ils pensaient que les bulldozers étaient des êtres monstrueux contrôlés par les <em>Cojnone</em>.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1087&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1087&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/297231/original/file-20191015-98657-1kgook5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1087&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les bulldozers étaient des êtres monstrueux contrôlés par les Cojnone.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://journals.openedition.org/terrain/18010">Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ce terme (<em>Cojnoiau</em> singulier) désignait originellement tous les non-Ayoreo et embrassait différents degrés d’inimitié, d’ignorance et de statut infra-humains.</p>
<p>Aujourd’hui il fait presque exclusivement référence aux « Blancs », c’est-à-dire aux non-Indiens. La terreur était si présente que les devins ont commencé à avoir des visions de la mort de l’ensemble du groupe, une prophétie qui a des précédents dans l’histoire ayoreo.</p>
<p>Ces peurs n’ont fait que s’intensifier dans les groupes totobiegosode restés dans la forêt, tandis que la fin de leur monde se trouvait évoquée par des images d’éternelles nuits sans feu, d’enfants incapables de parler, de massues impossibles à soulever et de terres broyées, mortes. Les Totobiegosode, vivant cachés au nord du Paraguay dans des forêts se réduisant à grande vitesse, en ont conclu qu’ils avaient peu de chances de survie.</p>
<blockquote>
<p>« Nous souffrions beaucoup dans la forêt, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vivre avec les Blancs. Nous pensions que la nourriture des Cojnone était donnée gratuitement. Mais maintenant nous savons qu’elle coûte très cher. Avant nous avions faim. Mais il s’est avéré qu’ils vendaient leur nourriture. »</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/6u2bz9F6Lfc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Vidéo de Survival International, 2014.</span></figcaption>
</figure>
<h2>Fatale sédentarisation</h2>
<p>Quatre mois après le contact, les hommes du « nouveau groupe », comme il s’appelait désormais, avaient commencé à travailler comme salariés à côté des bulldozers dans la construction de clôtures de pâtures pour une paie quotidienne de trois à cinq dollars. Leurs maigres gains leur permettent aujourd’hui d’acheter des pâtes, des gâteaux et du Coca-Cola. En suivant un tel régime, ils sont souvent faibles et malades. Certains meurent d’infections qui seraient bénignes ailleurs. On diagnostique aux adolescents des formes rares de cancer et, plus récemment, le VIH.</p>
<p>Par une ironie cruelle, la <a href="https://www.scienceshumaines.com/la-chute-du-ciel_fr_26833.html">sédentarisation</a> expose désormais les Totobiegosode à des spores de champignons qui attaquent leurs poumons, spores qui restent normalement dans les sols en l’absence de déforestation.</p>
<p>La poussière dorée, omniprésente, est ainsi devenue la source potentielle d’une contagion mortelle. Les Ayoreo ne distinguent pas d’ordinaire la santé physique, le bien-être moral et l’agentivité sociale.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=942&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=942&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/297232/original/file-20191015-98661-1bcun1e.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=942&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le simple fait de se remémorer avec plaisir la vie précontact est réputé attirer les infections.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://journals.openedition.org/terrain/18041">Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>« Beaucoup m’ont affirmé ne plus se souvenir de grand-chose de leur vie d’avant »</h2>
<p>L’expérience quotidienne de la maladie et de la marginalité sociale est ainsi lue comme le <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/amet.12083">signe d’une faiblesse morale</a> inhérente à ce groupe et aux sociétés amérindiennes voisines. Beaucoup pensent que cette faiblesse puise ses racines dans un passé que les Ayoreo doivent transcender pour accéder à des sources de pouvoir radicalement différentes dans ce lieu qu’ils appellent Cojnone-gari, « ce-qui-appartient-aux-non-Ayoreo ».</p>
<p>Ils le considèrent comme le lieu de la modernité même. Là, le passé fait peser une menace constante sur le bien-être collectif, une source de danger potentiel et de contagion qui doit être activement réprimée.</p>
<p>Le simple fait de se remémorer avec plaisir la vie précontact est réputé attirer les infections, la vengeance de Dieu pour s’être abandonné à un « souvenir amer ».</p>
<p>Durant mon terrain, beaucoup m’ont affirmé ne plus se souvenir de grand-chose de leur vie d’avant. Les croyants totobiegosode ont le sentiment aigu que le présent opère dans une écologie morale radicalement différente de celle du passé, une écologie morale structurée autour du retour de Jésus et de la transformation physique des vrais croyants.</p>
<blockquote>
<p>« Tous ceux qui sont vivants aujourd’hui vont certainement connaître la fin de ce monde. Cela arrivera du vivant de cette génération, cela n’arrivera pas à une génération future. Cela va arriver à cette génération. Quand Dieu viendra, personne ne sera capable de distinguer le ciel et la terre, seulement la Parole de Dieu. […] Nous devons être prêts parce qu’il peut arriver n’importe quel jour. »</p>
</blockquote>
<h2>L’or brun, les âmes indiennes</h2>
<p>La conversion du groupe en 2004 a été conduite par des Totobiegosode apparentés contactés en 1986, avec lesquels ils partagent désormais un village. Même si les visites tous les trois jours de Bobby, missionnaire nord-américain adepte de la chasse à l’arc, ont joué un rôle dans cette conversion, ses agents principaux sont des Ayoreo.</p>
<p>Les prédicateurs indiens en charge de convertir le « nouveau groupe » s’inspirent des enseignements des <a href="https://www.institutoiepe.org.br/media/livros/livro_povos_indigenas_do_oiapoque-baixa_resolucao.pdf">missionnaires</a> de la New Tribes Mission (NTM), qui avaient reçu un mandat exclusif auprès de l’État bolivien pour initier le contact et ont ensuite poursuivi cette entreprise au Paraguay.</p>
<p>Voyant comme de « l’or brun » les âmes des Indiens, ces missionnaires profitaient souvent des épidémies, par exemple de certains échecs des techniques chamaniques pour guérir de la rougeole, pour mettre en scène la supériorité de leur grâce sur la sorcellerie « satanique ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/297233/original/file-20191015-98661-tyug0q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La fin de leur monde se trouvait évoquée par des images d’éternelles nuits sans feu, d’enfants incapables de parler, de massues impossibles à soulever et de terres broyées, mortes.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://journals.openedition.org/terrain/18041">Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain</a></span>
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</figure>
<p>Le but de ces démonstrations était clair : les corps et les âmes des Ayoreo étaient insuffisants, désormais vulnérables. Aujourd’hui, des affirmations ordinaires comme « Dieu détestait nos anciennes manières d’être » ou « nous ne valions rien et péchions » soulignent que Jésus est l’arbitre ultime du pouvoir au sein de la nouvelle écologie métaphysique à Cojnone-gari, une reconnaissance partagée qui fait désormais du christianisme un synonyme à la fois de la modernité et de la moralité ayoreo.</p>
<h2>Puissance générative de la violence</h2>
<p>Aussi brutal que soit ce processus, largement fondé sur la moquerie et la domination, par lequel est passé le « nouveau groupe », il est considéré comme indispensable pour survivre à Cojnone-gari. Cette position suppose que les termes contemporains de la vie elle-même sont modifiés de manière si radicale que le seul espoir de survie réside dans la mort des formes humaines précédentes et la transformation intérieure des corps.</p>
<p>Ces croyances ayoreo sont un témoignage de la puissance générative de la violence : elles excèdent et catalysent à la fois les cadres de pensée des missionnaires (leur opposition entre âmes indigènes et intériorité corporelle) et les ontologies ayoreo préexistantes.</p>
<p>L’imminente transformation du corps et l’imminente destruction du monde ne sont pas un écart logique si important pour ceux qui estiment être déjà passés par là. Beaucoup d’Ayoreo disent qu’ils attendent désormais Jésus. De la même manière que les adeptes du culte du cargo en Nouvelle-Guinée, dont <a href="https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1962_num_15_59_4251_t1_0312_0000_1">Kenelm Burridge</a> a décrit en 1960 les rêves mythiques collectifs, les fidèles ayoreo peuplent cette « structure de l’attente » d’espérances à demi articulées, de conflits et de rumeurs. Les histoires de chiens qui parlent, d’animaux sataniques et de Blancs cannibales sont courantes.</p>
<h2>Un territoire éclaté entre camps, favelas et missions</h2>
<p>Ces visions et ces espoirs sont souvent déçus par les conditions précaires de la vie postcontact. Aujourd’hui, la plupart des Ayoreo sont dispersés entre trente-huit communautés, missions, favelas et camps de travail temporaires situés à la périphérie de leur territoire ancestral.</p>
<p>Ceux qui vivent dans ces camps font partie des plus démunis, des plus pauvres d’entre les Indiens dans une région où ceux-ci, d’une manière générale, sont censés céder la place aux Blancs sur le trottoir et où certains restaurants refusent de les servir.</p>
<p>Ils sont fréquemment la cible de violences et, des deux côtés de la frontière, éloignés des villes par l’armée qui considère qu’ils n’y sont pas à leur place, qu’ils constituent une menace pour l’hygiène et l’ordre public.</p>
<p>Ils sont trop culturels ou trop modernes, trop primitifs ou pas assez. À Cojnone-gari, les lois de l’échange capitaliste les poussent à appliquer eux-mêmes les scénarios de la fin du monde. Ils sont souvent contraints de participer à la destruction d’un environnement naturel qui était auparavant la source occulte de leur sacré. Il y a peu, chaque plante, insecte ou animal dans l’univers était un membre de la tribu.</p>
<p>Aujourd’hui, la plupart des Ayoreo coupent arbres et arbustes dans les rares parcelles qu’ils contrôlent encore afin de les brûler dans des fours enterrés pour fabriquer du charbon qui alimentera peut-être des <a href="https://www.theguardian.com/environment/andes-to-the-amazon/2017/sep/01/will-european-supermarkets-act-over-paraguay-forest-destruction">jardins allemands</a>. L’une des principales marques qui commercialisent ce charbon a pour logo un Indien de dessin animé à moitié nu.</p>
<h2>De nouvelles manières d’être au monde</h2>
<p>Pour les Totobiegosode-Ayoreo récemment contactés, le futurisme apocalyptique, une sorte de schéma apocalyptique qui donne sens au présent à partir d’un futur imaginé, est devenu un puissant cadre explicatif pour comprendre ou créer des événements passés et définir leur nouvelle place comme « peuple autochtone » au Paraguay.</p>
<p>Il s’agit d’un cadre de pensée qui représente des enjeux particulièrement importants pour les anciens « primitifs » en Amérique latine, où le maintien de la « culture traditionnelle » apparaît souvent comme seule légitimation possible des autochtones dans leur quête d’une visibilité politique et dans leurs demandes de ressources adressées à l’État.</p>
<p>L’adoption par les Ayoreo de l’imaginaire apocalyptique ne marque pas l’effacement de leurs catégories ontologiques, pas plus qu’elle ne manifeste la permanence d’un noyau culturel caché sous un vernis de changement apparent.</p>
<p>Il forge de nouvelles manières d’être au monde qui, transcendant tout système de valeurs cohérent déjà présent, soulignent la valeur intrinsèque de la transformation elle-même.</p>
<p>Cet imaginaire constitue ainsi une forme de savoir incarné qui émerge des contradictions insolubles posées par la violence coloniale, transformant la souffrance sociale en source de vie et faisant du présent l’effet d’un futur imminent. Les Ayoreo concluent de leur histoire que la modernité et l’indianité sont deux régimes de vie qui ne peuvent accueillir, une fois de plus, qu’un humain radicalement transformé. Ils l’expriment par un jeu de mots répandu :</p>
<blockquote>
<p>« Nous ne sommes plus ayoreo [humains], nous sommes devenus ayore-cojnoque, [ce qui peut être traduit comme “Ayoreo-Blancs” et “humains-non humains”]. »</p>
</blockquote>
<hr>
<p><em>Ce texte est publié en collaboration avec la revue Terrain où est apparue une <a href="https://journals.openedition.org/terrain/18010">première version longue</a> dans le numéro 71, <a href="https://journals.openedition.org/terrain/17964">Apocalypses</a> traduite en français par Emmanuel de Vienne ainsi que sur le blog <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">carnets de Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/125104/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Les premiers contacts pacifiques des Indiens Ayoreo avec les non-Indiens ont eu lieu en 2004, et ont été de leur point de vue le début de la fin du monde.
Lucas Bessire, Anthropologue, University of Oklahoma
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/112193
2019-02-27T20:47:25Z
2019-02-27T20:47:25Z
D'un imaginaire à un autre: quand fuite des cerveaux rime avec trafic d'organes
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/260798/original/file-20190225-26181-kukqb.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C5%2C613%2C306&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La fuite des cerveaux qui touche de nombreux étudiants africains fait appel à un double imaginaire du corps confronté au capitalisme et à la globalisation.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le caractère viral <a href="https://www.lerpesse.com/campus-france-les-etudiants-africains-invites-a-deposer-un-rein-en-caution-au-debut-de-leur-cursus-universitaire/">d’un article parodique</a> du site <em>LerPesse</em>, expliquant que les étudiants africains devraient désormais vendre un rein pour étudier en France – et <a href="https://theconversation.com/frais-dinscription-a-luniversite-pour-les-etudiants-etrangers-trafic-dorganes-et-fuite-des-cerveaux-1-112051">dont il était question dans un premier article</a> – ne s’explique pas uniquement par son contenu visuel et narratif.</p>
<p>S’il est pertinent pour les étudiants ouest-africains au point que nombre d’entre eux considèrent plausible sinon vrai son contenu et contribuent à sa diffusion en le transférant ou en le répétant, c’est qu’il prend sens sur fond d’un double imaginaire du corps confronté au capitalisme et à la globalisation.</p>
<p>Le premier est étroitement lié à l’émergence d’un processus conjoint, décrit il y a déjà deux décennies par l’anthropologue <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/300123">Nancy Scheper‐Hughes</a>, de marchandisation des organes humains et de transnationalisation de la chirurgie transplantatoire. Le développement d’un marché des greffons officiel mais aussi clandestin a conduit à l’apparition de nombreuses rumeurs concernant leur prélèvement.</p>
<h2>Des rumeurs liées au trafic d’organes</h2>
<p>Au-delà des dons d’organes, proposés comme un modèle de démarche gratuite et bénévole, a surgi le spectre d’un marché noir et de pratiques mafieuses ou criminelles orchestrant le vol et le recel d’organes humains. Les <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/deux-folles-rumeurs-sur-le-trafic-d-organes_794941.html">nombreuses rumeurs</a> ayant circulé à partir de la fin des années 1980 au sujet d’enlèvements d’enfants par des gangs en Amérique latine afin de prélever leurs cornées ou l’un de leur rein ne doivent pas occulter le fait que, dans d’autres récits, les victimes peuvent également être occidentales.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/kEd0lLQcnkU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage en Afrique du Sud (AP).</span></figcaption>
</figure>
<p>Depuis les années 1990, une autre rumeur récurrente rapporte en effet qu’un touriste ou un homme d’affaires aurait été drogué dans son hôtel lors d’un déplacement dans un pays du Sud, avant de se réveiller avec un rein en moins. Dans les deux cas cependant, ces récits signalent les rapports de pouvoir locaux ou transnationaux, ainsi que la violence issue du creusement des inégalités et de la globalisation des formes de prédation capitaliste.</p>
<p>Les rumeurs de vols d’organes sont nombreuses dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, depuis la période coloniale, comme l’a bien montré <a href="https://books.google.fr/books/about/Speaking_with_Vampires.html?id=wkN6CzVkY0wC&redir_esc=y">Louise White</a> au sujet de l’Afrique orientale (où les prélèvements de sang et les vols d’organes seraient le fait des agents du colonialisme, la biomédecine se retrouvant soupçonnée de vampirisme), jusqu’aux <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2014-4-page-97.htm">interprétations récentes de l’épidémie d’Ebola</a>, qui faisaient d’elle une manigance gouvernementale et biomédicale visant à alimenter les trafics transnationaux de sang et d’organes, sans que des faits avérés ne viennent confirmer de telles accusations.</p>
<p>Dans le contexte des sociétés d’Afrique subsaharienne, de telles rumeurs prennent cependant un autre sens : le sang, les parties du corps, les organes ne sont pas tant prélevés en vue d’interventions chirurgicales qu’à des fins de sorcellerie.</p>
<h2>La sorcellerie en arrière-plan</h2>
<p>Tel est sans doute l’autre imaginaire, occulte et vampirique, qu’active la diffusion de l’article parodique concernant Campus France. Devenue rumorale, cette histoire de dépôt de rein a sans doute d’autant plus intéressé (et scandalisé) les étudiantes et étudiants africains que de nombreuses rumeurs concernant les vols d’organes ne cessent de circuler. C’est notamment le cas de celle dite des « voleurs de sexe », étudiée par <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=L8nSCwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PT4&dq=julien+bonhomme+les+voleurs+de+sexe&ots=_b1gJ6L6VW&sig=J597iwnwhlu1jrFtpVXEMC0PqoU#v=onepage&q=julien%20bonhomme%20les%20voleurs%20de%20sexe&f=false">Julien Bonhomme</a>.</p>
<p>Apparue au début des années 1970 au Nigéria, elle surgit depuis, de manière chronique, dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, provoquant alors panique morale et lynchage de suspects.</p>
<p>Les rumeurs récurrentes d’enlèvements d’enfants (mais aussi, parfois, de lycéennes ou d’étudiantes) associés à des crimes rituels et d’autant plus crédibles que certains faits avérés défraient régulièrement la chronique, fournissent un arrière-plan maléfique à cette histoire virale.</p>
<p>Au Sénégal, en 2010, le succès rapide quoique localisé de la rumeur de <a href="http://www.cnrseditions.fr/sociologie-ethnologie-anthropologie/7505-loffrande-de-la-mort.html">« l’offrande de la mort »</a> consistait en une variation sur les thèmes du don religieux, du cadeau empoisonné et du sacrifice humain, et s’expliquait en grande partie par son branchement sur d’autres récits horrifiques ou faits-divers macabres.</p>
<p>Autre exemple, au Burkina Faso, la réputation des sorciers béninois est telle qu’elle permet d’expliquer que la réussite aux concours soit garantie pour tous les Béninois ayant recours à leurs services : « Il n’y a pas de liste d’attente au Bénin », m’expliquait un jeune Burkinabè avant de me rapporter le cas d’un étudiant béninois ayant échoué à un concours et qui aurait alors sacrifié l’un de ses concurrents retenus (en provoquant un accident de la route) afin de prendre sa place.</p>
<p>Dans ces rumeurs transnationales ou localisées, le brouillage entre urgence chirurgicale et prélèvement sorcellaire affleure parfois, comme dans ces pseudo-confidences d’un policier ivoirien, largement dupliquées sur les sites d’actualité ivoiriens ou les blogs diasporiques depuis 2015 :</p>
<blockquote>
<p>« L’organe saignant est utilisé dans des cas d’intervention d’urgence. Les ravisseurs tranchent la tête de leurs victimes lorsque ces personnes ne sont pas encore mortes. La tête coupée reste vivante pendant un bon moment. Le sacrificateur peut donc parler à cette tête qui l’entend, pour lui soumettre sa requête et avoir l’effet escompté. »</p>
</blockquote>
<h2>Une recrudescence des inquiétudes</h2>
<p>Or, l’année 2018 a été l’occasion d’observer une recrudescence des inquiétudes liées à la diffusion de ces récits dans au moins deux pays ouest-africains, parmi ceux qui envoient le plus d’étudiants en France, d’abord en Côte d’Ivoire en début d’année, puis au Sénégal au printemps (ces crises trouvant une part d’explication dans l’agitation politique provoquée par l’approche des élections).</p>
<p>En Côte d’Ivoire, les personnes accusées d’avoir enlevé des enfants ou des jeunes pour prélever organes ou parties du corps à des fins sorcellaires sont par ailleurs, depuis plusieurs années maintenant, les délinquants spécialisés dans les arnaques sur Internet, <a href="https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=AUTR_071_0195">appelés « brouteurs » par les Ivoiriens</a> (ils sont nommés « Gayman » au Bénin et <a href="https://www.zammagazine.com/chronicle/chronicle-37/695-nigeria-Internet-scamming-the-yahoo-boys-universe">« Yahoo boys »</a> au Nigeria, et visés par des accusations similaires).</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iM957SEnJsc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage sur les « Yahoo boys ».</span></figcaption>
</figure>
<p>Un lien est établi entre pratiques occultes et cybercriminalité. Pour nombre de jeunes ouest africains, le darknet n’est donc pas seulement l’Internet des pratiques criminelles et du marché noir : il est aussi connecté aux activités occultes et à la magie maléfique des cyberdélinquants.</p>
<p>Mais prélever des organes sur d’innocentes victimes ou organiser un sacrifice humain n’est pas réputé être le seul moyen d’accroître ses richesses ou son pouvoir. Dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, des récits presque aussi nombreux circulent au sujet d’individus s’étant enrichis après avoir sacrifié l’un de leurs proches (leur propre enfant le plus souvent) ou l’un de leurs propres membres (un doigt, un pied, une main…). On raconte parfois que le membre ainsi amputé est donné en offrande.</p>
<p>Au Burkina Faso, par exemple, deux récits en partie similaires ont circulé, il y a une bonne dizaine d’années, à propos de ces deux formes de sacrifice que sont le prélèvement d’organes sur autrui et l’auto-amputation. Dans un cas, on racontait que, sur le marché d’une petite ville, des gens en voiture se seraient arrêtés et auraient déposé un sac en expliquant avoir percuté un cochon, avant d’offrir un billet de 5 000 FCFA au récepteur de l’encombrant paquet. Ce dernier aurait alors ouvert le sac et découvert le cadavre d’une jeune femme dont les yeux, les seins et le sexe avaient été prélevés. Dans l’autre, c’est un petit mendiant stationné à un carrefour qui aurait reçu en aumône un doigt coupé enroulé dans un billet de 5 000 FCFA.</p>
<h2>Jusqu’où aller pour faire des études en France ?</h2>
<p>Ainsi, si nombre d’étudiantes et étudiants ouest-africains ont « éreinté » (si l’on se permet de pointer ici la réversibilité de la métaphore, signifiant alors le fait de critiquer violemment) la hausse des frais d’inscription décidée par le gouvernement français, si plusieurs d’entre eux ont accordé du crédit au canular du site parodique tunisien, c’est sans doute pour deux raisons principales.</p>
<p>La première est à rechercher dans les sacrifices que nombre d’entre eux sont déjà prêts à consentir pour accéder à l’université française, afin d’obtenir une formation de qualité et un diplôme reconnu au niveau international, mais aussi un capital d’expérience et de prestige susceptible de favoriser l’obtention de postes lucratifs ou de positions de pouvoir une fois retournés dans leur pays d’origine.</p>
<p>La seconde raison (qui n’est, en un sens, que le revers de cette vision sacrificielle de la réussite) réside dans la familiarité de ces nombreux récits qui circulent et qui constituent autant de variations sur le vol d’organes, sur fond de sacrifice humain.</p>
<p>Sans doute cette invention de l’étudiant en pièces détachées ne suffit-elle pas pour ajouter à ce que <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=GnsYuPK7VzsC&oi=fnd&pg=PR1&dq=peter+geschiere&ots=trWGsNJkKd&sig=OhP5ImpiKyqVhr_ZIIEwn3Y5KgU#v=onepage&q=peter%20geschiere&f=false">Peter Geschiere</a> a proposé de nommer une « sorcellerie de la richesse » ou une « sorcellerie du pouvoir », une sorcellerie de l’université française.</p>
<p>Mais son succès viral témoigne de la vision d’un monde où certains sont prêts à sacrifier autrui pour accroître leur pouvoir personnel ou leurs propres richesses, où d’autres peuvent aller jusqu’à s’amputer d’une partie d’eux-mêmes pour atteindre leur objectif. Une telle vision n’est, au final, pas aussi caricaturale qu’il n’y paraît : ce monde est peut-être le nôtre, celui du darknet, de la marchandisation des corps et de la sorcellerie du capitalisme.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">revue Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/112193/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
La diffusion sur les réseaux sociaux d’un article parodique sur les frais d’inscription à l’université a généré de multiples réactions chez les étudiants des pays francophones d’Afrique de l’Ouest.
Julien Bondaz, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Lyon 2, Université Lumière Lyon 2
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/112051
2019-02-26T20:55:39Z
2019-02-26T20:55:39Z
« Un rein contre des études en France » : les enseignements d’une rumeur africaine
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/260796/original/file-20190225-26181-t0eulz.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1175%2C657&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le site parodique tunisien LerPesse a largement diffusé un article selon lequel les étudiants africains devraient donner un rein en 'caution' pour venir étudier en France.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.lerpesse.com/46521673_285244805460503_8770887418220904448_n/">LerPesse</a></span></figcaption></figure><p>L’annonce, faite par le gouvernement français le 19 novembre 2018, de la très forte augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers hors communauté européenne (<a href="http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid136251/-bienvenue-en-france-la-strategie-d-attractivite-pour-les-etudiants-internationaux.html">passage de 170 à 2 770 euros en licence, et de 243 euros en master ou de 380 euros en doctorat à 3 770</a>) a provoqué de nombreuses critiques et inquiétudes.</p>
<p>Les étudiants africains, qui représentent <a href="https://diplomeo.com/actualite-mobilite_etudiants_etrangers">près de la moitié des étudiants étrangers</a>, se sont sentis particulièrement concernés et ont largement commenté cette annonce polémique.</p>
<p>Dans un tel contexte, la large et récente diffusion sur les réseaux sociaux d’un article parodique intitulé <a href="https://www.lerpesse.com/campus-france-les-etudiants-africains-invites-a-deposer-un-rein-en-caution-au-debut-de-leur-cursus-universitaire/">« Campus France : les étudiants africains invités à déposer un rein en caution au début de leur cursus universitaire »</a>, a généré de multiples réactions parmi les étudiants et étudiantes des pays francophones d’Afrique de l’Ouest.</p>
<p>Le fait que cet article, issu d’un site parodique tunisien, ait suscité le doute plutôt que l’incrédulité, et même qu’il ait parfois été pris au sérieux au point de faire scandale, permet certes d’insister sur les processus de transformation d’un énoncé parodique en rumeur ou en <em>fake news</em>. Il est cependant plus intéressant de souligner que cette (fausse) nouvelle a été considérée comme potentiellement véridique par un nombre suffisamment important d’étudiants et d’étudiantes pour qu’elle prenne rapidement un caractère viral.</p>
<p>Cela justifie de la prendre au sérieux, en l’interrogeant moins sous l’angle de l’altération de l’intention de son énonciateur, que sous celui de sa pertinence pour ses récepteurs. C’est à cette condition que l’on peut comprendre son actualité, en l’inscrivant dans un champ plus vaste de rumeurs transnationales concernant le trafic d’organes, et ainsi mieux cerner ce que signifie, pour les jeunesses ouest-africaines, la possibilité de poursuivre des études universitaires en France, c’est-à-dire dans l’ancienne puissance coloniale.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/c0mFKJNfo7Y?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les étudiants africains inquiets, France 24.</span></figcaption>
</figure>
<h2>Du canular au scandale</h2>
<p>Le 24 novembre 2018, moins de deux semaines après l’annonce de la multiplication des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, le site parodique tunisien <a href="https://www.lerpesse.com/campus-france-les-etudiants-africains-invites-a-deposer-un-rein-en-caution-au-debut-de-leur-cursus-universitaire/">LerPesse</a> annonçait que :</p>
<blockquote>
<p>« Dans la continuité de l’annonce des hausses de frais de scolarité dans les établissements universitaires de France, les administrations concernées n’ont pas tardé à dévoiler les mécanismes mis en place pour un meilleur recouvrement de cette nouvelle manne financière pour l’État »</p>
</blockquote>
<p>et à présenter une</p>
<blockquote>
<p>« mesure controversée invitant les étudiants non-européens à consentir une garantie réelle sur au moins l’un de leurs reins ».</p>
</blockquote>
<p>L’article précisait que l’organe en question</p>
<blockquote>
<p>« pourrait être restitué à son titulaire à la remise de son diplôme final, pour peu que ce dernier ait honoré la totalité de ses engagements financiers envers l’université »</p>
</blockquote>
<p>et que,</p>
<blockquote>
<p>« dans le cas contraire, l’établissement universitaire se verrait accorder le droit de disposer en bon père de famille de l’organe faisant l’objet du gage, notamment en le mettant en vente sur le Dark Net en vue de se faire rembourser les arriérés de paiement de l’étudiant défaillant, augmentés des frais de relances et autres pénalités de retard ».</p>
</blockquote>
<p>L’article développait ensuite les raisons (farfelues) pour lesquelles la Tunisie, qui fait partie des dix pays envoyant le plus d’étudiants en France (avec cinq autres pays africains : le Maroc, l’Algérie, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Cameroun), n’était pas concernée par l’obligation de ce dépôt de rein. L’article a très vite été diffusé sur les réseaux sociaux, sur WhatsApp en particulier, et dans une moindre mesure sur Twitter et Facebook, sans que son origine parodique soit précisée.</p>
<p>Il a également été relayé par quelques sites d’information ouest africains ou diasporiques, soit pour en dévoiler le caractère parodique (c’est le cas du site béninois <a href="https://beninwebtv.com/2018/11/france-depot-dun-rein-en-caution-par-les-etudiants-africains-du-fake-news/">« Benin Web TV »</a>, dès le 25 novembre), soit au contraire, plus souvent, en présentant l’information comme sérieuse et véridique (par exemple, sur le site Internet camerounais <a href="http://c24news.info/2018/11/25/campus-france-les-etudiants-africains-invites-a-deposer-un-rein-en-caution-au-debut-de-leur-cursus-universitaire/#.XE3eafZFzIU">« C24news.info »</a>, qui reproduit uniquement le début de l’article sans en préciser la source, ou sur les sites sénégalais <a href="http://senbataxal.com/2018/11/27/la-mesure-deconcertante-et-insultante-de-campus-france-a-lendroit-des-etudiants-africains/">« Senbataxal.com »</a> ou guinéen <a href="https://guineepeople.com/campus-france-les-etudiants-africains-invites-a-deposer-un-rein-en-caution-au-debut-de-leur-cursus-universitaire/">« Guinée people »</a>).</p>
<p>Dans la plupart des cas, la photographie qui illustre l’article originel est également diffusée. Elle contribue très certainement à conférer un air d’authenticité au texte. Elle donne à voir un jeune homme noir sur un lit d’hôpital, en train de subir une dialyse. Le patient esquisse un sourire, tout comme le jeune homme qui l’accompagne. Le logo officiel de Campus France estampille la photographie, juste au-dessus de la machine à dialyse bleue et du sang circulant dans les tuyaux. Composé de plusieurs carrés bleus dominant un unique carré rouge, il apparaît comme une abstraction de la machine et du sang. Le texte contient lui-même plusieurs éléments (le dépôt d’un rein comme pendant du dépôt de dossier, sa restitution liée à la remise du diplôme) qui construisent une équivalence entre la démarche administrative et le prélèvement d’organe. En accentuant jusqu’à l’absurde le thème des sacrifices demandés aux étudiants africains souhaitant poursuivre des études supérieures en France, l’article originel jouait ainsi sur le basculement de la bureaucratie vers la clinique, ou du moins sur leur imbrication – ce qui n’est pas sans faire penser à la <a href="https://journals.openedition.org/traces/4262#ftn3">première définition foucaldienne du biopouvoir</a>.</p>
<h2>Coûter un rein</h2>
<p>Le caractère viral de l’article parodique et son changement de statut (de l’énoncé caricatural au récit rumoral) trouve une autre part d’explication dans l’actualisation d’un large champ métaphorique. Si le texte d’origine est rédigé en français, il constitue une variation sur une expression, « coûter un rein », que l’on retrouve dans d’autres langues (« costar un riñón » en espagnol, par exemple) et qui est construite sur le même modèle que d’autres expressions sémantiquement équivalentes, telles que « coûter un bras » (qui vient sans doute de l’expression anglaise « to cost an arm and a leg »), « coûter les yeux de la tête » ou « la peau des fesses », etc.</p>
<p>Ces expressions ont en commun de traduire des dépenses coûteuses dans les termes d’un sacrifice d’une partie de son propre corps. Elles signalent ainsi que les actions ou les choix des humains peuvent avoir des conséquences néfastes pour leur intégrité corporelle. C’est ce qu’indique également le jeu de mot présent dans le premier sous-titre de l’article originel, « Des étudiants éREINtés », qui fournit l’un des nombreux indices de son caractère parodique (l’effet typographique signalant le trait d’humour). Un glissement sémantique s’opère ici entre l’étymologie du mot (« éreinter » signifiant étymologiquement « rompre les reins », c’est-à-dire « assommer de coups portés sur les flancs ») et le sens de « privation d’un rein » qu’il prend dans l’article. Le canular puis la rumeur redonnent ainsi un sens littéral à une expression métaphorique – ou, pour le dire autrement, ils introduisent une confusion entre le thème (la dépense coûteuse) et le phore (le prélèvement corporel) de la métaphore. Un tel processus se trouve renforcé dans un contexte où le français n’est pas la langue maternelle des récepteurs de l’énoncé : comme l’ont montré <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=Uil_DAAAQBAJ&oi=fnd&pg=PP1&ots=VU0NmQX7VP&sig=MhPaWZgi-_ZjFgp18VbC-9VlI24#v=onepage&q&f=false">plusieurs linguistes</a>, les locuteurs non-natifs d’une langue ont en effet tendance à prendre les énoncés métaphoriques dans leur sens littéral.</p>
<h2>« Jambe arrachée par un requin »</h2>
<p>Quelques jours avant la parution de l’article sur le site tunisien <em>LerPesse</em>, un autre site parodique, algérien celui-ci, avait déjà utilisé la même expression pour critiquer, de manière tout aussi caricaturale, le coût désormais prohibitif de l’inscription des étudiants étrangers dans une université française, en indiquant la seule alternative possible désormais pour les candidats algériens : vendre un rein ou traverser la Méditerranée clandestinement.</p>
<blockquote>
<p>« 2 770 euros en licence et 3 770 euros en master et doctorat, c’est officiel à partir de 2019 le seul moyen pour un étudiant algérien de partir en France c’est de vendre un rein. Ou de s’inscrire en océanographie et environnements marins, profiter d’un moment d’inattention du prof pendant une séance de TP en haute mer puis s’esquiver vers les côtes françaises. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’étudiant algérien n’atteindra son rêve qu’au prix de lourdes séquelles : au mieux un rein en moins, au pire un bras ou une jambe arrachée par un requin »</p>
</blockquote>
<p><em>Nazim Baya, <a href="https://el-manchar.com/2018/11/21/augmentation-frais-dinscription-aux-universites-francaises-lalgerie-applique-reciprocite/">« Réciprocité : le gouvernement annonce l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants européens »</a>, _El Manchar</em>, 21 novembre 2018._</p>
<p>Quelle que soit l’option choisie, il en coûterait un rein, un bras ou une jambe. Dans un style parodique, le corps étudiant est donc là aussi présenté comme un corps mutilé ou démembré, transformé en marchandise dans un cas, en viande dans l’autre.</p>
<h2>Fuite des cerveaux</h2>
<p>De telles variations sur ce que Marie-Lise Beffa et Roberte Hamayon ont proposé d’appeler <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00161210">« des ensembles de métaphores apparentées »</a> peuvent ainsi nous conduire à revisiter celle, classique aussi bien dans les médias que dans les études sur les migrations, de « fuite des cerveaux ».</p>
<p>Au lieu d’y lire une simple <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Synecdoque">synecdoque</a>, la comprendre dans son sens littéral revient à la rapprocher du thème des prélèvements d’organes. C’est ce que proposait par exemple (dans un article au titre inspirateur : <a href="https://www.djazairess.com/fr/elwatan/1256670">« La fuite des cerveaux et le trafic d’organes »</a>) un journaliste du quotidien algérien <em>El Watan</em> en avril 2008 :</p>
<blockquote>
<p>« D’un point de vue géographique, on appelle ce mouvement la fuite des cerveaux. D’un point de vue biologique, c’est plutôt du trafic d’organes puisque des cerveaux sont aspirés d’ici pour être implantés là-bas ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/260784/original/file-20190225-26177-1srx2jo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Roland Ahouelete Yaovi Holou.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.amazon.fr/Pourquoi-lAfrique-pleure-senfonce-solutions/dp/1425121586">Amazon</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>C’est ce qu’énonçait également, sans doute inconsciemment, Roland Ahouelete Yaovi Holou, ingénieur agronome d’origine béninoise, dans son essai <em><a href="https://books.google.fr/books/about/Pourquoi_l_Afrique_pleure_et_s_enfonce.html?id=yZp_VeMRMqEC&redir_esc=y">Pourquoi l’Afrique pleure et s’enfonce ?</a>, Les vraies causes et solutions de la misère africaine</em>, paru en 2007 :</p>
<blockquote>
<p>« Combien grand est le nombre de ceux qui ont fui l’Afrique, afin de sauver leur tête ! La sorcellerie est aussi une cause de fuite des cerveaux. »</p>
</blockquote>
<p>Ce phénomène est en effet une vive source d’inquiétude en Afrique, alimentée par une série de rumeurs transnationales de vols et de trafics d’organes et qui parcoure l’Afrique de l’Ouest depuis plusieurs décennies.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">blog de la revue Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/112051/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Un article parodique sur l’augmentation des frais d’inscription à l’université génère une série de rumeurs de trafic d’organes chez les étudiants des pays francophones d’Afrique de l’Ouest.
Julien Bondaz, Maître de conférences en anthropologie à l’Université Lyon 2, Université Lumière Lyon 2
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/110903
2019-02-05T20:55:48Z
2019-02-05T20:55:48Z
E. Macron au New Afrika Shrine : le « président des riches » chez le « black president » (2)
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/257066/original/file-20190204-193220-1ylkqau.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C0%2C1590%2C898&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un selfie présidentiel au Shrine. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://qz.com/africa/1321564/macron-nigeria-visit-french-president-visits-fela-kutis-afrika-shrine-talks-migration/">Quartz Africa</a></span></figcaption></figure><p><em>Nous avons publié hier la <a href="https://theconversation.com/quand-le-president-des-riches-se-rend-chez-le-black-president-1-108479">première partie</a> de cet article.</em></p>
<hr>
<p>Pour beaucoup au Nigéria, la visite d’Emmanuel Macron – le « président des riches » pour ses détracteurs – au club mythique de Fela Kuti – le « black president » – en juillet 2018 à Lagos a constitué un événement exceptionnel, à divers titres. Elle paraît pourtant être passée relativement inaperçue dans les médias français, qui ont pour la plupart brièvement mentionné la visite du président français <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/07/04/ce-qui-se-passe-au-shrine-reste-au-shrine-la-soiree-de-macron-dans-une-boite-de-nuit-mythique-au-nigeria_a_23474353/">dans un « night-club » ou une « salle de concert »</a> de la capitale économique nigériane.</p>
<p>Un retour sur l’histoire de ce lieu culturel et politique mythique permet de saisir les enjeux de la soirée présidentielle de juillet dernier. Comment ce lieu a-t-il pu passer du statut d’espace artistique emblématique de formes de créativité mais aussi de contestation pensées par son fondateur comme « panafricaines », en opposition aux hégémonies culturelles, politiques et économiques occidentales, à celui d’emblème d’une culture globalisée « africaine », débarrassé de ses dimensions contestataires à des fins de communication politique d’un président européen ?</p>
<h2>Le « président des riches » au New Afrika Shrine : pèlerinage ou profanation ?</h2>
<p>Le soir de la visite du président français au Shrine, tout a été mis en œuvre par le Nigérian Ecobank, autoproclamée « banque panafricaine », et surtout le <a href="https://trace.tv/culture/watch-performances-yemi-alade-charlotte-dipanda-femi-kuti-traces-celebrate-african-culture-event-lagos/%22">Français TRACE</a>, groupe de médias orienté vers « l’entertainment afro-urbain », pour faire de cette soirée un évènement culturel, politique et économique inoubliable. E. Macron doit y annoncer l’organisation de la « Saison des cultures africaines » en France en 2020, qui a pour objectif de « faire découvrir en France, l’image d’une Afrique en mouvement et en pleine <a href="https://www.medias-presse.info/danse-afrobeat-demmanuel-macron-pour-lancer-la-saison-des-cultures-africaines-en-france/94460/">mutation</a> ». Malgré la myriade d’artistes de renom censés représenter la diversité des musiques du continent, de la Béninoise Angélique Kidjo au Sénégalais Youssou NDour, et l’insistance du PDG de TRACE, Olivier Laouchez, à rappeler comment la visite d’E. Macron au Shrine symbolise <a href="http://afrique.lepoint.fr/actualites/olivier-laouchez-le-president-macron-au-shrine-c-est-historique-03-07-2018-2232553_2365.php">son respect pour l’identité culturelle nigériane</a>, c’est ce soir-là une supposée « culture africaine », dans son acception la plus essentialisante, que l’on célèbre.</p>
<p>Pour correspondre aux standards d’une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=PS64tkKPpBw">visite présidentielle officielle</a>, le lieu a aussi été « assaini », pour reprendre l’expression de Sola Olorunyomi, enseignant à l’Université d’Ibadan et <a href="https://books.openedition.org/ifra/511">auteur de l’une des sommes sur Fela</a>. Les serveurs ont été habillés de chemises roses avec des nœuds papillon. Un nouveau dispositif lumineux et sonore a été installé sur la scène. De grands panneaux noirs accueillant une exposition d’œuvres nigérianes, organisée par <a href="https://artxlagos.com/">Art X Lagos</a>, foire annuelle d’art contemporain, ont été disposés le long des murs, dissimulant quelque peu les citations de Fela. De même, les portraits des icônes politiques panafricaines sont désormais oblitérés au regard du public par un grand écran digital dressé sur le fond de scène. Enfin, les toilettes ont été entièrement refaites à neuf.</p>
<p>Au niveau des <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/07/04/interview-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-lors-de-sa-visite-au-new-afrika-shrine-a-lagos-nigeria">éléments de discours mobilisés durant la soirée</a>, le glissement récurrent d’E. Macron de la culture nigériane à la culture « africaine » n’est pas pour déplaire au public nigérian, dont les industries culturelles, qu’elles soient cinématographiques (<a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=cHUpDQAAQBAJ&oi=fnd&pg=PR9&dq=nollywood+haynes&ots=NDnYx8bgt_&sig=baBHFMOsAR9d1KKX5sIyC9pWZI8#v=onepage&q=nollywood%20haynes&f=false">Nollywood</a>) ou musicale (<a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=cHUpDQAAQBAJ&oi=fnd&pg=PR9&dq=nollywood+haynes&ots=NDnYx8bgt_&sig=baBHFMOsAR9d1KKX5sIyC9pWZI8#v=onepage&q=nollywood%20haynes&f=false">pop naija</a>) ont entrepris depuis plusieurs années de représenter l’ensemble du continent africain sur la scène internationale.</p>
<p>Mais on notera aussi comment E. Macron recycle, derrière la mobilisation récurrente du terme « Afrique », les thèmes de l’unité et l’indépendance panafricaine si chers à Fela Kuti, pour les utiliser à de toutes autres fins. D’une part, les jeunes sont invités à bâtir l’Afrique en restant chez eux, ce qui ne manque pas d’être contradictoire dans la bouche d’un jeune président qui a, à plusieurs reprises plus tôt dans ses interventions, souligné combien son séjour à Abuja comme stagiaire de l’ENA a été déterminant dans sa brillante carrière politique. A posteriori, cette sortie du président semble aussi annoncer la décision prise six mois plus tard, en novembre 2018, par le gouvernement français d’augmenter de façon colossale les frais d’inscription dans les universités françaises pour les étudiants non-européens ; décision qui vise de fait un nombre <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/30/frais-d-inscription-a-l-universite-un-impact-extremement-negatif-sur-les-etudiants-africains_5391021_3212.html">important de jeunes Africains</a>.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256695/original/file-20190131-124043-vbvcbc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Une précédente interview d’E. Macron s’adressant à la « jeunesse africaine » réalisée par TRACE à Accra, au Ghana, en décembre 2017.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>D’autre part, la « Saison des cultures africaines » annoncée pour 2020 représentera selon E. Macron une innovation majeure parce que ses évènements organisés en France seront financés en grande partie par des entrepreneurs africains, montrant ainsi « le visage de la culture africaine en Europe, mais organisé par l’Afrique, avec l’Afrique, [proposant] ce que vous aimez, ce qui vous tient à cœur ici ». Une annonce qui peut paraître bien cynique, quand on connaît le <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/27/en-afrique-le-mecenat-culturel-avance-a-pas-feutres_5415341_3212.html">manque d’investissement des pouvoirs publics et des entrepreneurs africains dans les scènes artistiques et culturelles de leurs propres pays</a>.</p>
<p>Enfin en termes politiques, E. Macron sait également mettre son profit la dimension contestataire du New Afrika Shrine. Il ne manque pas ainsi de la rappeler en début de son intervention pour mieux se positionner dans le sillage de Fela Kuti, en remémorant aux « jeunes » Nigérians, en tant que lui-même « jeune » président, qu’il est important de s’engager en politique. Du côté nigérian, et surtout de la famille Kuti, on voit la première visite d’un président français dans l’histoire des Shrine successifs comme la reconnaissance tant attendue de Fela, à la fois comme artiste et comme activiste : </p>
<p>« La présence d’Emmanuel Macron ce soir au Shrine justifie le combat de mon père », déclare Femi <a href="https://www.lejdd.fr/Politique/macron-au-shrine-recit-dune-visite-politique-et-culturelle-3702656">à la presse</a>, « il justifie la reconstruction du Shrine après sa mort. À l’époque, beaucoup nous critiquaient, affirmant que le Shrine n’était qu’un lieu de fumeurs de joints et de voyous. Qu’un président français vienne aujourd’hui est un acte symbolique et politique très fort ». Et d’appeler Emmanuel Macron « comme le reste du monde à arrêter de soutenir la corruption et l’injustice dans toute l’Afrique pour appuyer les forces progressistes sur ce continent ». Pour la famille Kuti comme pour beaucoup de Nigérians, évoluant au quotidien dans un contexte ultra libéral marqué par de fortes inégalités et une impunité de fait, et peut-être peu au fait de l’actualité politique française, les positions idéologiques et la politique tenues par E. Macron, notamment sur les questions sociales ou migratoires, sont jugées <a href="https://www.sunnewsonline.com/macron-visit-afrika-shrine-vindicated-fela-femi-kuti/">« très progressistes »</a>. Ainsi, elles ne semblent pas entrer en contradiction avec les principes anti-colonialistes, anti-capitalistes et panafricains du « black president ».</p>
<h2>Un symbole « africain » vidé de son sens</h2>
<p>La visite du président E. Macron au New Afrika Shrine, invité conjointement par la famille Kuti et deux grandes entreprises française et nigériane, ne peut donc être réduite au statut de soirée diplomatico-mondaine pour artistes et opérateurs culturels africains et afrophiles. Cet évènement montre au contraire, aux côtés de phénomènes populaires comme le succès au box-office mondial de Black Panther, comment les symboles culturels « africains » gagnent du terrain et de la légitimité dans les imaginaires globalisés, véhiculés notamment dans les médias internationaux.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/e-macron-au-new-afrika-shrine-le-president-des-riches-chez-le-black-president-1-108479">E. Macron au New Afrika Shrine : le « président des riches » chez le « black president » (1)</a>
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<p>Espace d’expression artistique, mais aussi politique bien connu des intellectuels et des artistes africains et afro-descendants, mais relativement mal connu du grand public international, le Shrine de Fela Kuti, et à travers lui la figure emblématique du « black president », trouve dans la visite du président français un nouvel écho. Mais dans le même temps, la tentative de récupération politique de ce symbole par E. Macron signe l’aboutissement d’un long processus d’atténuation des dimensions idéologiques et contestataires du lieu, entrepris depuis l’ouverture du dernier Shrine par les héritiers de Fela Kuti, il y a 18 ans.</p>
<p>A l’occasion de la visite présidentielle, le Shrine se voit en outre dénié de son histoire si particulière, intrinsèquement liée à celle de son fondateur, elle-même enfin si représentative des soubresauts politiques, économiques et culturels de l’histoire postcoloniale de Lagos et du Nigéria. Le réinvestissement de ce symbole artistique, religieux et politique bâti à des fins d’unité panafricaine par Fela Kuti, pour représenter une culture « africaine » essentialisée à des fins de communication politique par E. Macron, ne signale donc pas tant le début de la « bataille autour du « signe africain » (<a href="https://www.facebook.com/achille.mbembe.9/posts/1943715529025886?__tn__=K-R">Achille Mbembe</a>) que sa réactualisation à une nouvelle échelle globale. Au cœur de celle-ci, la défense du « pluriel du monde », et notamment du continent africain pour penser un horizon véritablement universel, comme l’appelle de ses vœux le philosophe <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/video/2018/09/02/souleymane-bachir-diagne-batissons-un-monde-qui-n-est-plus-centre-sur-l-europe_5349262_3212.html">Souleymane Bachir Diagne</a>, apparaît plus que jamais comme un enjeu de taille.</p>
<hr>
<p>Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Sa version longue est <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/12962">à lire ici</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/110903/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emilie Guitard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Pour beaucoup au Nigéria, la visite d’E. Macron au Shrine de Fela Kuti en 2018 a constitué un événement exceptionnel. Un retour sur l’histoire de ce lieu culturel et politique mythique permet de saisir les enjeux de cette soirée présidentielle.
Emilie Guitard, Researcher in Anthropology and Deputy Director, IFRA Nigéria
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/108479
2019-02-04T23:25:16Z
2019-02-04T23:25:16Z
E. Macron au New Afrika Shrine : le « président des riches » chez le « black president » (1)
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/257032/original/file-20190204-193206-1c6ioo5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C1%2C1000%2C661&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Fela Kuti entouré de ses proches à Kalakuta Republic.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.nonfiction.fr/article-8986-avignon-2017-kalakuta-dream-dans-le-jardin-radiophonique-de-rfi.htm">nonfiction.fr</a></span></figcaption></figure><p><em>Demain dans The Conversation : lisez la suite de cet article, dans laquelle Emilie Guitard se penche plus précisément sur les enjeux de la soirée présidentielle de juillet dernier au New Afrika Shrine de Lagos.</em></p>
<hr>
<p>En ce samedi 7 juillet 2018, le lendemain de la visite d’Emmanuel Macron au New Afrika Shrine, lieu culturel historique associé à l’icône de la musique nigériane Fela Kuti, les Nigérians semblent encore avoir du mal à réaliser qu’un président français a passé une soirée animée dans un des lieux les plus emblématiques, mais aussi les plus controversés de Lagos. À la veille de l’évènement encore, l’incrédulité régnait dans les rues de la mégapole, avant que tout le monde se rende à l’évidence : le président Macron allait bien passer une soirée au club mythique de Fela Kuti, entouré de personnalités françaises, nigérianes et africaines triées sur le volet. L’objectif de la soirée : célébrer la « culture africaine », comme le proclamait fièrement Traces.tv dans ses spots annonçant l’évènement.</p>
<p>Deux jours après cette soirée inédite, les premiers commentaires commencent à apparaître sur les réseaux sociaux. Avec, notamment du côté de certains artistes particulièrement inspirés par la figure de Fela Kuti, un sentiment de stupéfaction face à quoi ils ont assisté ce soir-là au Shrine. Qudus Onikeku par exemple, danseur contemporain créateur d’une pièce sur Fela Kuti intitulée <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xeDteTbEZI8"><em>Africaman original</em></a>, se dit tout bonnement <a href="https://www.facebook.com/search/str/qudus+flabberwhelmed/keywords_search?_rdc=1&_rdr">« flabberwhelmed »</a> (contraction d’« overwhelmed », « dépassé par les évènements », et de « flabbergasted », « époustouflé » ou « sidéré »). Pour Serge Aimé Coulibaly encore, danseur et chorégraphe contemporain auteur de <a href="http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2017/kalakuta-republik"><em>Kalakuta Republik</em></a>, également consacré à Fela Kuti, « Emmanuel Macron représente tout ce que combattait Fela, donc le symbole est contradictoire. Si c’était pour rencontrer la jeunesse, il y a beaucoup d’autres endroits à Lagos <a href="https://www.france24.com/fr/20180703-nigeria-emmanuel-macron-shrine-fela-kuti-symbole-surprend-saison-cultures-africaines">pour le faire</a> ». D’autres au contraire, à commencer par la famille Kuti, expriment un sentiment de grande fierté quant au choix de ce lieu nigérian emblématique par le jeune président d’une grande puissance occidentale, dans le cadre d’une visite officielle de deux jours dans le pays.</p>
<p>Pour beaucoup donc au Nigéria, la visite d’E. Macron – le « président des riches » pour ses détracteurs – au Shrine de Fela Kuti – auto proclamé « black president » – relève de l’exceptionnel. Pourtant, la plupart des médias français se sont contentés d’évoquer la visite du président <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/07/04/ce-qui-se-passe-au-shrine-reste-au-shrine-la-soiree-de-macron-dans-une-boite-de-nuit-mythique-au-nigeria_a_23474353/">dans un « night-club » ou une « salle de concert »</a> de la capitale économique nigériane, sans plus de précision.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256696/original/file-20190131-112314-18icdvq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’annonce de la soirée d’E. Macron au New Afrika Shrine par TRACE.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://TRACE/culture/watch-performances-yemi-alade-charlotte-dipanda-femi-kuti-traces-celebrate-african-culture-event-lagos/">Trace</a></span>
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<p>Un retour sur l’histoire de ce lieu culturel et politique mythique, et à travers elle sur la trajectoire de son fondateur, Fela Kuti, puis sur les évolutions qu’a connues le Shrine après le décès de son « Chief Priest » en 1997, permet de saisir les enjeux de la soirée présidentielle de juillet dernier. Cette brève histoire du Shrine permet notamment de comprendre comment ce lieu a pu passer du statut d’espace artistique emblématique de formes de créativité mais aussi de contestation pensées par son fondateur comme « panafricaines », en opposition aux hégémonies culturelles, politiques et économiques occidentales, à celui d’emblème d’une culture globalisée « africaine », débarrassé de ses dimensions contestataires aux fins de communication politique d’un président européen.</p>
<h2>Afro Spot, Afrika Shrine, New Afrika Shrine : les mille vies du « temple » de l’Afrobeat</h2>
<p>Le New Afrika Shrine où s’est rendu le président Macron n’est en réalité pas le premier club fondé par Fela Kuti. Il s’agit plutôt du troisième, ouvert par son fils aîné, Femi, après le décès de son père, à l’issue d’une existence mise au service de la musique et de la contestation de l’ordre politique et moral régnant alors au Nigéria, fortement marqué par 70 ans de colonisation britannique et plus de 30 ans de dictatures militaires.</p>
<p>Après des études de musique classique à Londres à la fin des années 1950 et des débuts très prometteurs au Nigéria comme saxophoniste de « high-life jazz » avec son groupe <a href="https://www.youtube.com/watch?v=7vHpLcjNY6A">Koola Lobitos</a>, Fela Kuti lance en 1967 un nouveau style musical, mélange original de jazz, soul, funk, high-life et d’influences musicales nigérianes. Il le baptise d’un « vrai nom africain, <a href="https://www.goodreads.com/book/show/6288159-fela">qui retient l’attention</a> », « Afro-beat », et ouvre dans le même temps un premier club, l’<a href="https://spineandlabel.com/lagos-city-imagination-eko-NIgerian-books">Afro-Spot</a>, dans un hôtel, l’Empire, à la convergence de <a href="https://books.google.com.ng/books?id=M8S_BAAAQBAJ&pg=PT235&dq=kaye+whiteman+shrine+fela&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjDibftrLvdAhXsB8AKHfL9DKwQ6AEIKDAA#v=onepage&q=kaye%20whiteman%20shrine%20fela&f=false">Mushin, Yaba et Surulere</a>, quartiers populaires du mainland (partie continentale) de Lagos. La guerre du Biafra fait alors rage, mais Fela est encore peu impliqué politiquement. Les germes de son engagement à venir, plantés notamment dans son enfance à Abeokuta par sa mère, <a href="https://fr.unesco.org/womeninafrica/funmilayo-ransome-kuti/biography">Funmilayo Ransome-Kuti</a>, l’une des leaders de la lutte pour l’Indépendance et les droits des femmes à la fin de la colonisation britannique, sont encore en dormance.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256697/original/file-20190131-75085-1ft3dm8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Fela Kuti et son groupe Koola Lobitos en 1968.</span>
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<p>C’est durant un séjour aux États-Unis en 1969, et suite notamment à sa rencontre intellectuelle et amoureuse avec l’activiste afro-américaine <a href="https://www.laweekly.com/arts/fela-kutis-lover-and-mentor-sandra-smith-talks-about-afrobeats-la-origins-as-fela-musical-arrives-at-the-ahmanson-2370345">Sandra Smith</a> engagée dans la lutte pour les droits civiques, que Fela se forge une culture politique et développe de vraies convictions anti-coloniales, anti-capitalistes et panafricaines :</p>
<blockquote>
<p>« C’est en Amérique que j’ai vu que je faisais erreur. Je ne me connaissais pas. J’ai réalisé que ni moi ni ma musique n’allions dans la bonne direction. Je suis rentré au pays avec l’intention de changer tout le système. […]. Dès que je suis rentré, j’ai commencé <a href="https://www.goodreads.com/book/show/6288159-fela">à prêcher</a>. »</p>
</blockquote>
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<figcaption><span class="caption">Fela Kuti en concert à Calabar en 1971, sous la pluie, juste après la fin de la guerre du Biafra.</span></figcaption>
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<p>Pour prêcher son nouvel engagement à travers sa musique, Fela a besoin d’un temple. Peu après son retour au Nigéria, en 1971, alors que le général Yakubu Gowon est au pouvoir, Fela Kuti rebaptise son club l’Afrika Shrine, le « temple Afrika ». Il veut alors « un endroit avec du sens, avec des bases progressistes et conscientes, avec des racines. Je ne croyais plus au fait de jouer dans des <a href="https://guardian.ng/art/dis-fela-sef-a-benson-idonije-memoir/">nightclubs</a> ».</p>
<p>L’Afrika Shrine est ainsi pour Fela tout sauf une boîte de nuit, mais bien plutôt un espace de contestation de l’ordre militaire en place, mais aussi d’échanges intellectuels, artistiques et sensuels, de communion autour de sa musique. Un lieu consacré, au sens religieux du terme.</p>
<p>Au même moment, Fela tente aussi une expérience communautaire originale dans une concession à Surulere, non loin de son Shrine. Baptisée « Kalakuta Republic » en 1974 (d’après le surnom de sa cellule de prison à Alagbon Close, première d’une longue série d’incarcérations, jusqu’à la veille de sa mort), la concession accueille les nombreux membres de sa famille, dont sa mère et ses compagnes, parmi lesquelles beaucoup sont aussi choristes ou danseuses au Shrine, les membres de son vaste groupe, et même un studio d’enregistrement.</p>
<p>Malgré les intrusions de plus en plus violentes des militaires sous divers prétextes, Fela et son petit monde y vivront en collectivité jusqu’en 1977, tandis qu’ils prêchent son idéologie panafricaine plusieurs soirs par semaine au Shrine. <a href="https://guardian.ng/art/dis-fela-sef-a-benson-idonije-memoir/">Benson Idonije</a>, producteur radio et proche de Fela, décrit ainsi l’atmosphère artistico-politico-religieuse qui y règne alors :</p>
<blockquote>
<p>« [Fela] voyait l’endroit comme un lieu de culte, comme l’église ou la mosquée, conformément au fondement politique de sa production musicale et aux idéaux de ses héros idéologiques comme Kwame Nkrumah, Malcom X et Marcus Garvey. En vue de cet objectif avoué, le Shrine attirait des gens de toutes les religions, classes et professions, parmi lesquels on trouvait des professeurs d’université, des étudiants, des diplomates étrangers, etc. […] Des livres et des brochures étaient distribués aux dévots par les membres des Young African Pioneers pour souligner le besoin d’un réveil culturel, d’un renouveau et d’un pouvoir économique pour une Afrique et des Africains de la diaspora unis […]. Toutefois, alors que la consommation de marijuana s’y trouvait de plus en plus affichée, le Shrine a commencé à être perçu par certains cyniques comme un endroit ou des personnes sans foi ni loi se cachaient et prenaient plaisir à pratiquer des activités criminelles […]. C’était comme si le Shrine n’était fréquenté que par des mécréants, des bons à rien, des criminels, des prostituées, des gens ayant abandonné leurs études et des personnes à la moralité douteuse. »</p>
</blockquote>
<p>C’est pourtant dans ce mélange détonnant de clientèles que résident l’originalité et la puissance de ce lieu, rare endroit où tous les membres de la société lagosienne des années 70 pouvaient se croiser et apprécier ensemble la musique et la bonne parole du maître des lieux. C’est néanmoins la présence d’individus marginaux, vus comme indésirables, et la pratique d’activités jugées illégales comme la consommation intense de marijuana, de pair avec la fronde contestataire de plus en plus virulente menée par Fela dans ses chansons entrecoupées de longues diatribes politiques, qui signèrent la fin du premier Shrine.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Zombie », chanson sortie en 1976 dans l’album du même nom, où Fela compare les militaires à des zombies.</span></figcaption>
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<p>En 1977, après plusieurs années de raids militaires contre le Shrine et surtout Kalakuta Republic pour des motifs divers et plus ou moins fallacieux, Kalakuta Republic connaît une ultime intrusion des forces armées. La concession est réduite en cendres, Fela et plusieurs de ses compagnes violemment molestés, certaines violées, et la mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti, défenestrée du 1<sup>er</sup> étage du bâtiment principal. Elle mourra de ses blessures deux mois plus tard, âgée de 78 ans. L’Afrika Shrine est quant à lui fermé et détruit quelques années plus tard.</p>
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<p>Époustouflant de résilience, Fela <a href="https://www.humanite.fr/fela-kuti-black-president-603879">pose sa candidature pour les élections présidentielles</a> de 1979 (qui sera rejetée), puis dépose une représentation du cercueil de sa mère devant les quartiers généraux d’Obasanjo en guise de provocation. Il fera d’ailleurs de cet évènement une chanson, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HwLYHCCwGT0">« Coffin for the head of state »</a>. Puis il se marie, un an après le saccage de Kalakuta Republic, avec 27 danseuses et chanteuses de son groupe, en une forme de revendication d’un retour nécessaire aux valeurs et modes de vie « africains », lors d’une seule cérémonie qui ne manque pas de défrayer la chronique nigériane.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=377&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/256604/original/file-20190131-112314-s9yivp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=474&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Fela Kuti et quelques-unes de ses épouses, baptisées les Queens.</span>
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<p>Surtout, le « black president » ouvre en 1980 un second Afrika Shrine sur Pebble street, en plein cœur d’Ikeja cette fois, autre quartier alors populaire du mainland. Lors <a href="https://guardian.ng/art/dis-fela-sef-a-benson-idonije-memoir/">d’une publicité</a> parue dans le journal <em>le Punch</em> pour annoncer son ouverture, Fela réaffirme le caractère consacré du Shrine, qu’il compare pied à pied, non sans humour ni provocation, avec les églises que fréquentent assidûment les Nigérians :</p>
<blockquote>
<p>« <strong>L’Église</strong> est un centre idéologique pour la diffusion de la conscience culturelle et politique <strong>européenne et américaine</strong>. Le <strong>Shrine</strong> est un centre idéologique pour la diffusion de la conscience culturelle et politique <strong>africaine</strong>.</p>
<p><strong>L’ Église</strong> est un endroit où les chansons ont une vocation cultuelle. Le Shrine est un endroit où les chansons ont une vocation cultuelle.</p>
<p><strong>L’ Église</strong> est un endroit où <strong>ils</strong> collectent de l’argent. Le <strong>Shrine</strong> est un endroit où <strong>nous</strong> collectons de l’argent.</p>
<p><strong>L’ Église</strong> est un endroit où <strong>ils</strong> boivent pendant le culte (Sainte communion). Le <strong>Shrine</strong> est un endroit où <strong>nous</strong> buvons pendant le culte.</p>
<p><strong>L’ Église</strong> est un endroit où <strong>ils</strong> fument pendant le culte (fumigation d’encens). Le <strong>Shrine</strong> est un endroit où <strong>nous</strong> fumons pendant le culte […].</p>
<p><strong>L’ Église</strong> est un endroit où <strong>ils</strong> pratiquent une religion étrangère. Le <strong>Shrine</strong> est un endroit où <strong>nous</strong> pratiquons une <a href="https://guardian.ng/art/dis-fela-sef-a-benson-idonije-memoir/">religion africaine</a>. »</p>
</blockquote>
<p>Lors d’un séjour au Ghana, durant lequel il rencontre le ritualiste Professor Kwaku Addae Hindu, dont il fera son « conseiller spirituel », Fela a en effet approfondi son attachement à ce qu’il qualifie de « spiritualité africaine ». La dimension rituelle de sa musique et de ses performances au Shrine s’affirme, tout en restant par ailleurs toujours profondément politiques et militantes. À côté des représentations du mardi et du dimanche soir, le Shrine propose désormais aussi une « Divination night », qui comprend un service rituel, suivi du « Comprehensive show ». <a href="http://africaworldpressbooks.com/afrobeat-fela-and-the-imagined-continent-by-sola-olorunyomi/">Sola Olorunyomi</a> offre une description vibrante de l’ambiance qui règne alors à Pebble street :</p>
<blockquote>
<p>« À partir de 22h le samedi soir, une atmosphère étrange envahit Pebble street […]. Autour du Shrine, les visages qui se détachent dans la pénombre trahissent une certaine anxiété. Des bandes de jeunes au rouge à lèvre épais, casquettes de baseball, fez, vestes de velours côtelé, déambulent en roulant des mécaniques. Christian Dior, Alicia Alonso – des parfums irrévérencieux font des efforts frénétiques pour laisser une trace olfactive, mais sont recouverts par la seule bouffée de marijuana d’un adolescent […]. Le ciel de Pebble street les samedis soirs est assombri par la fumée de marijuana […]. À l’intérieur du Shrine, on attend encore le “prêtre en chef” tandis que le groupe joue, parfois avec des artistes invités. […]. Il est minuit et une commotion soudaine se produit à l’entrée, alors qu’un petit groupe de jeunes guide une figure en direction de la scène, et que l’atmosphère se charge de huées, de sifflements et de sonores “Baba Kuti”, “Fela Baba” […]. Le leader du groupe se tient sur la scène, un peu surélevée. Un néon sur fond bleu reflète une carte de l’Afrique en contraste rouge. Derrière le groupe est écrit “Blackism : force of the mind”. L’autel renfermant les divinités est situé sur la gauche, entre la scène et le public. Le leader du groupe annonce Fela, accompagné d’une explosion de percussions, guitares et cuivres. […] Soudain, ils s’arrêtent ! Micro dans une main, un long joint de marijuana dans l’autre : “Everybody say yee-yee”, voici Fela qui lance le concert du soir. »</p>
</blockquote>
<p>Sur l’autel abritant les représentations de plusieurs divinités yoruba, on trouve aussi des portraits de leaders noirs dont Malcom X, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba et la mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti. Après avoir joué un long moment, Fela quitte le micro pour venir y faire des offrandes de gin, de noix de kola et le sacrifice d’une volaille. Lorsque le rituel est terminé, Fela regagne la scène pour se lancer dans l’un de ses fameux « yabbis » (pidgin), dithyrambes politiques et religieux entre humour et colère, laissant parfois place à la harangue. Ils se veulent inspirés par les ancêtres et les entités yoruba qui viennent d’être honorés et peuvent parfois instruire aux fidèles de boycotter une élection, soutenir une cause politique ou annoncer la chute d’un dictateur militaire sur le continent.</p>
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<figcaption><span class="caption">Un soir à l’Afrika Shrine sur Pebble street, extrait du documentaire de référence <em>Music is a weapon</em>, par J.J. Flori et S. Tchal-Gadjieff (1982)
Souvent orientées contre les gouvernements militaires successifs, les longues sorties politico-religieuses de Fela visent aussi régulièrement les puissances occidentales et les multinationales étrangères, accusées de collaborer pour maintenir une forme d’exploitation néo-coloniale sur l’Afrique et piller ses ressources, non sans l’aide de ses propres dirigeants. La chanson « I.T.T. (International Thief Thief) », sortie en 1979, où Fela détourne l’acronyme de la multinationale américaine <em>International Telephone and Telegraph</em>, reste emblématique de ses engagements anti-colonialiste et anti-capitaliste.
Durant les années 1980, Fela acquiert une reconnaissance internationale et multiplie les tournées à l’étranger, tandis que l’Afrika Shrine de Pebble street demeure sa base nigériane. Il renforce encore la dimension politique du lieu en y accueillant en 1992 cinq activistes et opposants nigérians de premier plan, à peine relâchés des geôles du général Babangida alors au pouvoir. Des défenseurs des droits de l’homme du monde entier visitent régulièrement le lieu pour marquer leur soutien à Fela. Paradoxalement, celui-ci connaît durant cette période une paix relative, alors même qu’il s’exprime toujours férocement contre le pouvoir en place.
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Le harcèlement des autorités reprend néanmoins de plus belle en 1993. L’apogée est atteinte entre février et juin 1997, sous la présidence du général Abacha, lorsque Fela Kuti est arrêté six fois ; la dernière sera l’une des plus inhumaines et humiliantes des 199 arrestations pour divers motifs qu’il aura connues durant sa vie. À cette occasion, des soldats envahissent le Shrine, le font fermer et en interdisent l’accès à Fela, même pour honorer les divinités sur l’autel du club.
Fela Kuti mourra deux mois plus tard, à l’âge de 58 ans, des suites d’une infection par le VIH qu’il n’aura jamais vraiment voulu reconnaître. Même après l’annonce officielle des causes de sa mort par son frère et médecin, le prêtre adjoint du Shrine, Ayorunbo, soutiendra que le « black president » n’est pas mort du sida mais plutôt de la colère des divinités du Shrine suite à la profanation de celui-ci par les militaires. Cette explication parait parfaitement fidèle à la façon si particulière dont Fela considérait l’Afrika Shrine, à la fois comme un lieu artistique, mais aussi comme un lieu de culte et un espace de contestation politique. Elle souligne aussi le rôle central du Shrine dans l’existence de son « Chief Priest », jusqu’à en faire la cause de sa fin dramatique.
Funérailles de Fela Kuti, août 1997.
Femi Kuti joue à l’Afrika Shrine pour son père, le jour de ses funérailles.
Le New Afrika Shrine de Femi Kuti
Après le décès de Fela, l’Afrika Shrine de Pebble street est détruit en 1999. Femi, qui a repris le flambeau musical et dans une moindre mesure politique et spirituel de son père, ouvre un an plus tard, en octobre 2000, le New Afrika Shrine, dans le même quartier d’Ikeja, sur Nerdc road cette fois. À l’intérieur d’un vaste entrepôt reconverti en salle de concert, tout a été mis en œuvre pour recréer l’esthétique et l’ambiance du Shrine de Pebble street. Des portraits des héros panafricains de Fela ornent la scène, aux côtés de sa mère et d’une grande carte de l’Afrique montrant Fela faisant son célèbre « black salute ». À droite de la scène, on retrouve l’autel accueillant les divinités du lieu, auxquelles Femi Kuti fait aussi régulièrement des offrandes. S’ajoutent désormais partout sur les murs des représentations et des citations emblématiques de Fela Kuti, comme « The secret to life is to have no fear ».
Femi Kuti en concert sur la scène du New Afrika Shrine, sur laquelle on distingue aussi les portraits de Nelson Mandela et Kwame Nkruhmah et la carte de l’Afrique arborant Fela Kuti en plein « black salute », avril 2016.
E. Guitard
En termes d’esthétique, le New Afrika Shrine parait donc assez fidèle aux descriptions des anciens Shrine de Fela. En termes d’ambiance également, l’acoustique rugueuse du lieu, rendue par une sonorisation quelque peu bricolée et amplifiée par le toit de tôle, évoque bien celle décrite par les fidèles des anciens clubs du « black president ». La moiteur de l’air chaud qui pénètre par les ouvertures sous le toit et se trouve renvoyé sur la salle par les multiples ventilateurs qui tournent fébrilement au plafond, ajoute à l’atmosphère sensuelle de l’endroit. Des danseuses dénudées ornées de parures de perles colorées, le visage savamment peint de blanc, se déhanchent toujours lascivement sur scène et sur les deux petites estrades recouvertes de filet, pareilles à des cages, installées de part et d’autres de la salle.
La salle du New Afrika Shrine et l’une de ses danseuses, avril 2016.
E. Guitard
De nombreux vendeurs circulent entre les tables et les chaises en plastique en claquant des lèvres pour attirer l’attention des spectateurs, chargés de plateaux couverts de viande de chèvre épicée, de crevettes frites, de brochettes de bœuf grillé, ou encore de glaces à la vanille qui fondent rapidement au contact de l’air moite. L’ensemble est baigné par une nappe de fumée de cigarettes et de cannabis, ce qui fait du lieu l’un des seuls endroits, à ma connaissance, où autant de jeunes Nigérians fument ouvertement. Des étudiants de l’Université de Lagos en goguette croisent des jeunes désœuvrés du quartier, les area boys (voyous) recrutés par le service d’ordre du Shrine, des jeunes mendiants handicapés par la polio se déplaçant en skate boards et quelques expatriés et membres de la jeunesse dorée lagosienne échappés des résidences ultra-sécurisées d’Ikoyi ou de Victoria Island, à une heure d’Ikeja, de l’autre côté du lagon. Sur scène, durant plusieurs heures de concert live programmé tous les jeudis, dimanches et parfois samedis soir (lorsque Seun Kuti, autre fils de Fela qui a aussi repris le flambeau de l’afrobeat, joue), Femi Kuti interrompt régulièrement son orchestre pour reprendre les « yabbis » enflammés de son père. L’entrée reste toujours modeste (quelques centaines de nairas), quand elle n’est pas tout bonnement gratuite certains soirs. L’ambiance du Shrine de Fela Kuti semble donc aussi être préservée.
« Sunday jump » de Femi Kuti au New Afrika Shrine, juin 2017.
E. Guitard
Mais qu’en est-il de l’esprit du lieu ? C’est là que les choses semblent avoir changé. De nombreux panneaux publicitaires ont fleuri sur les murs de la salle, associant l’image de Fela Kuti à telle marque de bière, tel opérateur de téléphonie mobile. Ensuite, durant la semaine du festival dédié à Fela Kuti chaque octobre, Felabration, une foule emplie chaque soir la salle pour voir défiler sur scène de jeunes artistes nigérians qui se réclament tous de Fela, mais sont très peu à avoir repris son style musical, et encore moins ses propos et son engagement militants. Ces chanteurs de pop naija, l’industrie musicale lagosienne qui inonde de sa production le continent africain et rapporte chaque année plusieurs millions de dollars, se succèdent sur scène pour chanter sur leur disque sans auto tune, donc pour beaucoup relativement faux, en arborant tous les signes vestimentaires de la réussite matérielle.
Enfin, malgré les discours militants de Femi et de Seun, présentés à l’étranger comme des activistes politiques nigérians dans la droite ligne de leur père (quand ils semblent dans les faits peu impliqués dans la vie politique nigériane), le New Afrika Shrine s’est ouvert aux représentants des autorités, à commencer par le gouverneur de l’État de Lagos, Akinwunmi Ambode, par ailleurs très critiqué pour sa gestion de la mégapole plus orienté vers le bien être des élites et des investisseurs étrangers (avec par exemple le projet emblématique de l’Eko Atlantic) que vers l’aménagement d’infrastructures ou le développement de services publics pour ses 12 millions d’habitants. On a d’ailleurs déjà pu l’apercevoir danser sur la scène du Shrine en compagnie de Femi Kuti, durant l’anniversaire posthume des 79 ans de Fela, en octobre 2017, avant qu’E. Macron ne le rejoigne ce fameux soir de juillet 2018.
<em>Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Sa version longue est à lire ici.</em></span></figcaption>
</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/108479/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emilie Guitard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Après la visite d’E. Macron l’été dernier au New Afrika Shrine de Lagos, retour sur l’histoire de ce lieu culturel et politique mythique, et à travers elle sur la trajectoire de son fondateur, Fela Kuti.
Emilie Guitard, Researcher in Anthropology and Deputy Director, IFRA Nigéria
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/103307
2018-10-31T20:28:34Z
2018-10-31T20:28:34Z
« C’est le rôle des vivants de sauver les morts de la noyade »
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/242445/original/file-20181026-7062-1q27xvu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C1000%2C661&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les restes d'un homme Ixil émergent du sol, il s'agit d'une des 669 victimes massacrées et connues à ce jour, lors de la guerre civile au Guatemala. </span> <span class="attribution"><span class="source">Tristan Brand/FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>J’arrive à Buenos Aires en décembre. Mon terrain au Guatemala vient de s’achever et mon terrain en Argentine n’a pas encore commencé. Je suis dans un entre-deux. J’ai travaillé avec une équipe d’anthropologues médico-légaux, à exhumer des fosses communes et rassembler des ossements, à tenter d’identifier les victimes des violences politiques qui ont marqué l’histoire récente du Guatemala. Après des mois d’intimité avec la mort et la terreur, il est étrange de débarquer dans la chaleur ensoleillée de Buenos Aires.</p>
<p>C’est le plein été en Argentine, la période des vacances. Je suis désorientée par les saisons inversées (pour moi) de l’hémisphère sud. Je m’étonne de me retrouver à errer dans Palermo Soho, où les touristes boivent des cafés cortados sur les trottoirs. Dans le parc arboré du Parque Centenario, des gens pratiquent le yoga et se contorsionnent de concert pour prendre la position du chien tête en bas. Un monde me sépare de Guatemala City, avec ses fenêtres à barreaux et ses rues prudentes. Il est difficile de croire que, quelques semaines plus tôt, je me tenais dans la boue d’un site de fouilles, dans la lointaine province de Quiché, à déterrer des os.</p>
<p>Au Guatemala, j’étais toujours entourée de gens. Nous creusions ensemble et nous déjeunions ensemble. Nous partagions nos chambres, nos vêtements, nos sprays anti-moustiques, nos bouteilles d’eau et nos rhumes. En Argentine, je suis seule. Mon studio loué récemment est d’une nudité et d’une blancheur cliniques : un sol carrelé de blanc, des murs blancs, des rideaux blancs. Avec la lumière vive de l’été, j’ai l’impression de vivre à l’intérieur d’une coquille d’œuf.</p>
<h2>« Je pense constamment aux trois hommes, à la manière dont leurs os s’entrecroisaient dans la boue »</h2>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=662&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=662&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=662&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=831&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=831&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/242448/original/file-20181026-7071-cbh2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=831&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">« De Boue ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Anna Parraguette/Penninghen</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Quand est-ce que je réalise que je ne vais pas bien ? Quand j’entends des gens rire en passant dans la rue, et que je me précipite pour fermer les rideaux afin qu’ils ne me voient pas ? Quand, au lieu de dîner, je reste assise affamée au bord du lit plutôt que de sortir ? Des choses étranges me passent par la tête : une gravure sur bois que j’ai vue une fois, avec des enfants dans un jardin. Au-dessus d’eux, des nuages d’été rebondis. En-dessous d’eux, des racines d’arbres et de plantes qui s’enfoncent dans la terre – et, au milieu des racines, des squelettes.</p>
<p>Je pense constamment aux trois hommes, à la manière dont leurs os s’entrecroisaient dans la boue. Pourquoi cette exhumation et pas une autre ? Je ne sais pas, mais cette fosse commune particulière dans les collines de Quiché est toujours présente, comme une radio allumée en bruit de fond. Les strates de terre teintée de cuivre. Les femmes de la communauté, bras croisés, attendant à la lisière des fouilles. Le bruit de la rivière et des pioches.</p>
<p>Il y a des milliers de fosses communes au Guatemala. <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2012/07/12/au-guatemala-les-plaies-a-vif-de-la-guerre-civile_1732841_3210.html">Au cours du conflit armé qui s’est déroulé de 1960 à 1996</a>, l’armée guatémaltèque, soutenue par le gouvernement des États-Unis, a pris pour cible les communautés paysannes mayas en raison de leur sympathie supposée pour les groupes de guérilla de gauche. Des villages entiers ont été massacrés. Les Nations unies ont estimé que 83 % des victimes du conflit armé <a href="https://journals.openedition.org/amerika/3880">étaient des indigènes locuteurs du maya</a>. L’ampleur de la violence est stupéfiante : dans un pays dont la population compte 8 millions de personnes, il y a eu 200 000 morts et 45 000 disparus. Quiché était l’épicentre de ce bain de sang : localement, le conflit est simplement appelé <a href="http://berkeleyjournal.org/2017/03/la-violencia-after-war-the-long-legacy-of-conflict-in-guatemala/">La Violencia</a> – la violence.</p>
<h2>Avec un tendon d’Achille coupé, les gens ne peuvent pas s’enfuir</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/242455/original/file-20181026-7056-bq9ruo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Localisation de la province de Quiché, Guatemala.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9partement_du_Quich%C3%A9">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sur le site d’exhumation, nous creusons pour <a href="http://eprints.kingston.ac.uk/35562/">trouver les os enterrés</a>. Nous découvrons trois squelettes d’hommes. Des impacts de balles très nets, entrée et sortie, marquent deux des crânes ; le troisième est complètement brisé. Alors que nous les débarrassons de la boue, Maxi nous dit de chercher des traces de machette, qui apparaissent sous la forme de lignes gravées dans l’os. Dans d’autres fosses communes, sur d’autres squelettes, nous avons trouvé les hachures reconnaissables sur les crânes, les omoplates, les tibias (avec un tendon d’Achille coupé, les gens ne peuvent pas s’enfuir).</p>
<p>C’est le type de détail médico-légal que nous sommes entraînés à reconnaître et à documenter. Cela peut être utilisé comme une preuve de torture et de meurtre, pour bâtir une accusation de génocide lors d’un procès. Si un procès a jamais lieu.</p>
<p>Lors d’un bel après-midi d’été à Buenos Aires, quelqu’un frappe à la porte blanche de mon appartement blanc. Je ne veux pas ouvrir, mais je suis en train d’écouter de la musique et, à travers les fines cloisons, il est inutile d’essayer de me dérober. Une femme sourit sur le pas de la porte. Elle habite l’étage du dessus. Elle vient de Colombie, elle est ici pour étudier la médecine dentaire. Elle me dit que la moitié des appartements de l’immeuble sont loués par des étudiants colombiens. De nombreux Colombiens ont été déplacés par la longue guerre civile, et le système universitaire en Argentine a bonne réputation et ne coûte pas cher. Elle est venue m’inviter à un barbecue. « Tu ne peux pas passer Noël toute seule ! », sourit-elle. Une trace de rouge à lèvres a débordé sur ses parfaites dents blanches.</p>
<h2>« Ce sont les bottes qui me perturbent le plus »</h2>
<p>Brosses à dents, balais, balayettes, seaux en plastique roses et verts. Maxi – mon collaborateur – s’est arrêté à Walmart à l’extérieur de Guatemala City pour acheter du matériel. Les instruments avec lesquels on exhume des fosses communes sont ordinaires. Nous travaillons durant des heures à nettoyer la boue qui macule les trois corps, attentifs à ne pas modifier leur position dans la fosse. Ce ne sont pas les os qui me perturbent le plus. Ce ne sont pas non plus les crânes, avec leurs grimaces hurlantes ou souriantes. Ce n’est pas même la corde encore attachée autour des os carpiens des poignets de l’un des hommes. Ce sont les bottes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/242449/original/file-20181026-7053-rkuw7k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des ouvriers exhument des restes dans la province de Qiche, Guatemala. Des milliers de corps ont été découverts. Sur les plus de 200 000 personnes assassinées ou disparues, 83 % étaient des locuteurs indigènes.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tristan Brand/FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Tous les hommes locaux portent exactement les mêmes bottes. Quand je lève la tête de ma tâche, je vois ces mêmes bottes rassemblées autour de la fosse, portées par les hommes qui nous regardent, les hommes qui espèrent trouver leur père, leur frère, leur fils disparu. Après le travail, je gratte la boue sur mes chaussures, je nettoie mes semelles à l’aide d’un bout de bois – tout comme celui que j’utilise pour nettoyer la boue maculant les semelles de bottes des morts.</p>
<p>Les trois hommes morts portent des vêtements de travail communs. En brossant la boue d’une chemise à carreaux, je peux sentir les côtes pointues sous le tissu. Je remarque la couture régulière de la chemise faite à la main. Le tissu est intact et a conservé ses couleurs. Une partie du fil, le long de la manche, s’est désagrégée (le coton se dégrade plus vite que le nylon), laissant des morceaux de tissu agencés comme sur un patron. J’imagine les épouses et les mères qui ont coupé ces morceaux et les ont cousus les uns aux autres.</p>
<h2>Identification par le vêtement</h2>
<p>Maxi me dit que lorsque l’on trouve des corps de femmes vêtus de <em>traje</em> (costume traditionnel), les femmes de la communauté demandent des photographies de leurs <em>huipil</em>, les chemisiers brodés à la main, et parfois descendent dans la fosse pour inspecter la couture. Le motif d’un <em>huipil</em> est unique et peut donner un indice de l’identité d’un squelette. Si une femme trouve le corps de sa mère, elle fera peut-être confectionner le même <em>huipil</em> pour elle-même et ses filles.</p>
<p>L’identification par <em>huipil</em> n’est pas une identification scientifique. Les corps sont parfois trouvés avec des bijoux, des tatouages apparents et même des papiers d’identité lisibles. Ces preuves sont notées et constituent un profil médico-légal. Elles peuvent aider à établir l’identité, en fonction des résultats de l’examen médico-légal, et idéalement d’un test ADN. Mais les papiers d’identité peuvent se retrouver avec quelqu’un d’autre que leur propriétaire originel. Les gens peuvent avoir des tatouages similaires. Les bijoux peuvent être volés. Les vêtements peuvent être échangés.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/242450/original/file-20181026-7056-1qhuv2v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Cette femme ixil participe aux recherches pour retrouver les restes de son frère, province de Quiché.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tristan Brand/FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Les familles et les membres de la communauté peuvent être plus aisément convaincus par des vêtements que par une identification médico-légale ou même une correspondance génétique. Il est difficile d’imaginer un squelette – ou souvent juste un fragment d’os – comme un fils ou une mère. Une montre, un tatouage, un permis de conduire – toutes ces choses sont plus propices au travail d’imagination que suppose le fait d’identifier des restes humains à un proche disparu. Les familles et les équipes médico-légales mesurent parfois les indices selon différents standards, et fondent leurs certitudes sur différentes sortes de preuves.</p>
<h2>Des rêves pour retrouver les morts</h2>
<p>Au Guatemala, ces divers modes de connaissance <a href="https://www.interventionjournal.com/content/pau-p%C3%A9rez-sales-susana-navarro-garc%C3%ADa-2007resistencias-contra-el-olvido-trabajo-psicosocial">convergent dans les rêves</a>. Dans la cosmovision maya, les morts jouent un rôle actif dans les vies des vivants. Les rêves sont l’un des principaux canaux de communication, un moyen par lequel les ancêtres offrent des conseils et des avertissements. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont encouragés à se souvenir de leurs rêves et à les raconter. Dans le contexte des exhumations, les membres de la communauté rapportent des rêves dans lesquels les morts indiquent où se trouve leur corps, afin qu’il puisse être localisé et faire l’objet de véritables funérailles. Sans rites funéraires, les morts ne sont pas en paix et ne peuvent pas remplir leur rôle communautaire. L’exhumation aide à restaurer des relations normales entre les vivants et les morts.</p>
<p>Les membres de la communauté <a href="https://www.stabilityjournal.org/articles/10.5334/sta.au/">localisent les corps à travers les rêves</a>, mais l’équipe médico-légale choisit où creuser en fonction d’indices archéologiques. Ils cherchent des modifications subtiles de la topographie qui pourraient révéler un fossé. Ils fouillent des tranchées exploratoires à la recherche de signes montrant que la terre est <em>revuelto</em>, les couches mêlées les unes aux autres : une indication qu’elle a été remuée auparavant.</p>
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<span class="caption">L’exhumation aide à restaurer des relations normales entre les vivants et les morts.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Alicia Andre/Penninghen</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Je veux savoir comment ces méthodes concurrentes de localisation des corps affectent la relation entre les équipes de fouilles et les communautés. J’interroge Zulma, la directrice d’une organisation qui fournit un soutien pratique et psychologique aux communautés durant le processus d’exhumation. Zulma est une travailleuse sociale qui a grandi à Quiché, porte le <em>traje</em> de son village, et parle ixil et espagnol. Elle joue le rôle d’interprète, non seulement linguistique mais sociale, entre les communautés locales, l’équipe médico-légale, et d’autres ONG et acteurs gouvernementaux. Elle me dit que pour les communautés mayas l’ADN est important et les rêves aussi. Quand je lui demande si elle a l’impression que les équipes médico-légales prennent au sérieux les rêves qu’on leur rapporte, elle fait une pause et dit : « Nous devons être patients avec les scientifiques. Ils ont une manière différente de voir le monde ». Elle ajoute : « Ils s’intéressent avant tout à la couleur de la terre, et nous nous intéressons aux rêves ».</p>
<p>Je demande à Alvaro, un archéologue médico-légal hispanique, quel rôle jouent les rêves dans le travail de l’équipe. Il me dit qu’à peine une semaine plus tôt, une femme l’a approché pour lui raconter un rêve indiquant que son père était enterré sous un large pin sur le site actuel. Je demande si l’équipe va fouiller là. Il me dit « Nous devons respecter la manière dont ils voient le monde ». Puis il soupire et ajoute : « mais il y a beaucoup de pins ! »</p>
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<span class="caption">Un membre de l’équipe FAFG prend en photo quelques restes retrouvés, dont un morceau de crâne défoncé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tristan Brand/FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>Les cadavres ne peuvent pas se noyer</h2>
<p>Le site que nous fouillons est à la lisière d’une forêt. Nous creusons à côté d’un large pin, dont les racines épaisses rendent le déblayage difficile. Il est déjà tard dans la journée lorsque nous trouvons le premier os. L’atmosphère est lourde de la pluie qui s’annonce. Tandis qu’Alvaro gratte la terre autour d’un fémur, les hommes locaux préparent une bâche pour protéger le site de la tempête imminente. Dans un éclair de machette ils tranchent des branches d’arbres, découpent des supports et des pieux soigneusement entaillés de sorte à s’imbriquer. Maxi a dit une fois que l’une des tragédies de La Violencia a été la disgrâce de la machette. Elle a entaché de honte un outil noble, destiné à récolter le maïs et bâtir des maisons. Tant de morts infligées par les machettes, tant de massacres. Un instrument de vie changé en arme de mort. Les hommes sur le site manient la machette avec grâce et magie, ils dressent des tentes au-dessus des fosses ouvertes en quelques minutes à peine.</p>
<p>La pluie commence à s’abattre, mais l’équipe continue à travailler sous la bâche, avec un regain d’énergie dû à l’excitation d’avoir trouvé une tombe. Au bout d’une heure, les formes distinctes de trois corps sont visibles. Ce sont des squelettes, c’est-à-dire que toute la chair s’est décomposée et qu’il ne reste que l’os. Il semble y avoir d’autres corps en-dessous. Alvaro en devine sept au total.</p>
<p>Sur le trajet du retour en ville, alors que le camion se fraye un chemin à travers le déluge, Maxi et Alvaro racontent une histoire. Lors d’une exhumation dans une autre communauté, une pluie drue s’est mise à tomber. La fosse avec ses corps à demi-exposés s’est rapidement remplie d’eau. Les membres de la communauté se sont précipités pour sauver de la noyade les personnes enterrées là. La chute de l’histoire se trouve, bien sûr, dans le fait que les cadavres ne peuvent pas se noyer. […] C’est le rôle des vivants de sauver les morts de la noyade.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>, les illustrations et photos ont été gracieusement fournies par les élèves de l’école <a href="https://www.penninghen.fr/">Penninghen</a> et par le <a href="https://tristanbrand.photoshelter.com/gallery-image/Guatemala-Forensics/G00008wpP3TKzdIQ/I0000l1S.emeNVQg">photographe Tristan Brand</a> avec la FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/103307/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexa Hagerty a travaillé avec la FAFG Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Laure Assaf est membre du conseil de rédaction de la revue Terrain.</span></em></p>
Des habitants ixil, au Guatémala, rêvent des lieux où se trouvent leurs morts, massacrés pendant la guerre civile et aident ainsi l’équipe médico-légale à creuser et identifier. Récit.
Alexa Hagerty, Anthropologist, Stanford University
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/103619
2018-10-21T19:35:06Z
2018-10-21T19:35:06Z
Ces fantômes qui (d)énoncent l’Histoire
<p><Souvenirs vivaces, présences qui font irruption et qui s’imposent au quotidien : les fantômes des répressions staliniennes ou ceux des milliers de migrants disparus au large des côtes de Lampedusa questionnent aujourd’hui ce que la présence des morts en grand nombre, qui parfois s’imposent aux vivants, implique dans une société.</p>
<p><strong>Elisabeth Bernard</strong> et <strong>Antoine Briand</strong>, inscrits à l’École Doctorale Milieux, Cultures et Sociétés du Passé et du Présent de l’université Paris Nanterre ont rencontré l’anthropologue <a href="https://lesc-cnrs.fr/cb-profile/userprofile/190">Sarah Carton de Grammont</a>, et la politologue <a href="https://durkheim.u-bordeaux.fr/Notre-equipe/Chercheurs-et-enseignants-chercheurs-associes/CV/Evelyne-Ritaine">Évelyne Ritaine</a>.</p>
<h2>Double discours</h2>
<p>Les morts sont toujours là et se rappellent constamment aux vivants : ce que Sarah Carton de Grammont nomme « la présence des absences ». Alors que les défunts de la <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2010/05/08/la-russie-celebre-la-grande-guerre-patriotique-unique-rescapee-de-l-ere-sovietique_1348502_3214.html">Grande Guerre patriotique</a> sont célébrés et commémorés au cours de cérémonies collectives, les disparus des purges staliniennes sont laissés dans l’ombre.</p>
<p>Tandis que les uns rappellent une époque d’héroïsme collectif, les autres ravivent les souvenirs de la menace du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/NKVD">NKVD</a> (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, organisme d’État qui envoyait les délateurs dans les camps), ainsi que toutes les dénonciations entre voisins (menace constante à cette période).</p>
<p>Dans le quartier de Sokol où Sarah Carton de Grammont mène ses recherches, n’évoque-t-on pas les morts des purges, si ce n’est à demi-mot ou sur le ton de la confidence ? La version officielle, publique et collective du passé contraste ainsi avec une autre version qui reste implicite et les relations de voisinage s’entremêlent avec les fantômes du passé soviétique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=507&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=507&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/240586/original/file-20181015-165900-14lv8ws.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=507&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">District de Sokol, Moscou, Russie, 2015.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/32/Sokol_District%2C_Moscow%2C_Russia_-_panoramio_%2863%29.jpg/1024px-Sokol_District%2C_Moscow%2C_Russia_-_panoramio_%2863%29.jpg">Svetlov Artem/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span>
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<p>Évelyne Ritaine constate aussi ce processus de double discours <a href="https://www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2015-3-page-117.htm">dans ses recherches sur les morts des migrations en Méditerranée</a>, sur les côtes de Lampedusa.</p>
<p>Le terme <em>fantôme</em> apparaît pour la première fois dans l’ouvrage <a href="https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2006/12/23/les-fantomes-de-portopalo_848932_3208.html?"><em>Les fantômes de Portopalo</em></a> (2004) du journaliste italien Giovanni M. Bellu.</p>
<p>C’est notamment grâce à cette publication que le scandale humanitaire est exposé au grand jour. Celui-ci évoque le <a href="https://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20131107.OBS4601/enquete-sur-un-naufrage-fantome.html">naufrage du 24 décembre 1996</a>, près des côtes siciliennes, ayant entraîné la disparition de près de 250 personnes. Il s’indigne de l’omission volontaire de l’événement, tant par les politiques publiques que par les pêcheurs qui repêchaient les cadavres et qui, pour ne pas compromettre leur activité professionnelle, adoptaient le silence prescrit par les directives étatiques. Toutefois, c’est avec le <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/10/03/naufrage-meurtrier-d-une-embarcation-de-migrants-pres-de-lampedusa_3488951_3214.html">naufrage de 2013</a>, qui défraye la chronique journalistique, que les victimes de la traversée deviennent une problématique nationale, puis internationale. Cette fois, les cadavres s’échouent sur les plages de l’île et les habitants doivent alors s’occuper de ces morts qui ne sont pas les leurs.</p>
<p>À Sokol comme à Lampedusa, ces fantômes métaphoriques se caractérisent par leur caractère insaisissable. Leur évocation dérange, et les morts deviennent des témoins de l’histoire parfois honteuse des sociétés. Ils font planer sur les vivants la culpabilité d’avoir été complices de politiques meurtrières, que ce soit par la fermeture des frontières et l’inaction des États européens face au devenir des migrants ou par le souvenir de la délation dans le contexte soviétique.</p>
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<figcaption><span class="caption">La porte de Lampedusa.</span></figcaption>
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<h2>Anonymes défunts</h2>
<p>Bien qu’ils s’immiscent dans la vie locale, les défunts sont volontairement passés sous silence et anonymisés afin que les événements auxquels ils réfèrent soient oubliés. Mais les fantômes n’en sont pas moins des revenants qui hantent les sociétés qui les ont produits.</p>
<p>Le quotidien des habitants de Lampedusa est depuis les années 1990 une confrontation permanente avec la mort, ce qui ne manque pas de générer des réactions divergentes de leur part. À l’instar des pêcheurs de Portopalo, une partie de la population fait comme si de rien n’était, en continuant à promouvoir les activités touristiques de l’île.</p>
<p>En outre, les rescapés sont débarqués discrètement dans des ports excentrés des zones publiques. <a href="https://blogs.mediapart.fr/association-gisti/blog/180916/migrants-engloutis-en-mer-faire-emerger-la-responsabilite-des-etats">Les pouvoirs publics effacent les traces des naufrages</a> et les cimetières de bateaux sont vidés de leurs nombreuses épaves.</p>
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<figcaption><span class="caption">Cimetière d’épaves, Lampedusa.</span></figcaption>
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<p>En Russie, le <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2009-2-page-83.htm">musée de Sokol</a>, créé à l’initiative des habitants du quartier moscovite est, selon Sarah Carton de Grammont, une véritable mise en scène du quartier et du quotidien des individus. Si les références aux héros de la guerre ne manquent pas, le musée évoque en à peine quelques phrases les victimes des répressions staliniennes.</p>
<p>La muséologie de Sokol et la question de la visibilité des corps à Lampedusa posent ainsi question : comment faire le récit d’un événement ou d’un passé qui ont encore du mal à être acceptés et assumés par les populations ? Il est difficile de mettre en valeur un événement traumatique, quelque chose qui fait tache. « Dans la fabrique de la patrimonialisation, ça ne passe pas », indique Sarah Carton de Grammont. C’est précisément cette absence de représentation qui change les morts de Sokol et de Lampedusa en fantômes.</p>
<h2>Quand les morts se politisent</h2>
<p>Des initiatives locales, critiquant les décisions politiques jugées blâmables, émergent cependant pour que les morts ne tombent pas dans l’oubli. Évelyne Ritaine évoque un <em>flash mob</em> organisé par Amnesty International en 2012 sur les plages de Lampedusa, mettant en scène des gens portant des draps et sortant de l’eau.</p>
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<figcaption><span class="caption"><em>Flash mob</em> organisé par Amnesty International en 2012.</span></figcaption>
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<p>L’artiste-plasticien danois Nikolaj B. Skyum Larsen imagine la performance « End of Dream » : des formes humaines enveloppées dans des linceuls, plongées dans la mer, pour rendre compte du traumatisme inhérent au périple des migrants. Des habitants de l’île et des ONG se mobilisent pour la création d’une mémoire collective et partagée. Des objets retrouvés sur les côtes sont collectés et présentés comme œuvres muséales : ils s’incorporent alors dans un désir de mémorialisation de la réalité des dangers de la migration. De la même manière, la stèle commémorative de Sokol célèbre les morts tombés au combat. « La guerre a été vécue dans un grand élan collectif de mobilisation », commente Sarah Carton de Grammont : elle mobilise tout le monde tant sur le plan politique qu’idéologique.</p>
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<figcaption><span class="caption">End of dream, 2015.</span></figcaption>
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<p>À Lampedusa, les <a href="https://lafelicitta.wordpress.com/2014/06/19/lampedusa-memoire-migrants-histoire/">dispositifs de commémoration</a> des morts se ritualisent. Dans les « Jardins de la mémoire », les militants plantent un arbre pour chaque migrant disparu et lui attribuent un nom pour chaque identité retrouvée entre autres grâce à l’identification médico-légale. Le naufrage de 2013 est commémoré par des jets de fleurs et de sel sur les plages chaque année.</p>
<p>Par contraste, les grandes funérailles nationales en hommage aux morts de ce naufrage, annoncées par le gouvernement, ne furent jamais organisées. Comme le conclut Évelyne Ritaine, sur l’île, la pratique mémorielle est toujours à l’initiative des militants et non à celle des pouvoirs politiques.</p>
<p>À Sokol, c’est un banquet annuel pour les vétérans qui honore les défunts, en leur réservant une place physique, une part de pain noir et un verre de vodka. Il s’agit de rendre hommage aux morts, mais également de célébrer les vétérans, « ceux qui seront bientôt morts ».</p>
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<span class="caption">Banquet pour les Sokoliens Vétérans de la Grande Guerre patriotique organisé par le Soviet d’autogestion au musée de Sokol, 9 mai 2000.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2009-2-page-83.htm">Sarah Carton de Grammont</a></span>
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<p>Ils sont célébrés comme s’ils appartenaient déjà à un passé particulièrement lourd. Ainsi, la commémoration de la guerre a aussi pour but de faire comprendre aux jeunes russes que la vieille génération a vécu et traversé de nombreux événements traumatiques et de leur transmettre le sentiment de perte éprouvé depuis cette période : « la Révolution de 1905, celle de 1917, 1914-1917, la Nouvelle politique économique (NEP), Staline, la Grande Guerre Patriotique, le Siège de Leningrad […] » écrit Sarah Carton de Grammont. Une violence historique qui explique le rapport particulier des Russes avec leurs personnes âgées, et leur endurcissement nécessaire.</p>
<h2>Restaurer l’individualité des fantômes</h2>
<p>Le fantôme est hybride, une entité individuelle possédant une forte dimension collective. À Sokol et à Lampedusa, les initiatives mises en œuvre et les discours locaux tendent en outre à redonner leur individualité à ceux qui ont disparus, afin qu’ils retrouvent leur juste place dans l’histoire en tant que personnes à part entière.</p>
<p>Sur l’île italienne, face à l’euphémisation des conséquences de la migration par le gouvernement, les militants oeuvrent à travers des dispositifs engagés dans le but de rendre compte d’une réalité plus funeste. En mettant en scène le vécu des rescapés et des morts, les espaces mémoriels transmettent le caractère émotionnel lié à l’expérience faite de la surreprésentation des morts à Lampedusa.</p>
<p>Alors que le fantôme anonyme est facilement oubliable, celui qui retrouve sa biographie heurte brutalement la conscience des vivants. Les populations confrontées aux histoires concrètes de ces spectres, parce que directement affectés, y sont plus sensibles. L’exemple du jeune Aylan est frappant. Le corps sans vie du garçon retrouvé sur les côtes turques en septembre 2015 avait fait scandale dans le monde entier. « L’émotion collective accroche à l’événement. Tant qu’il n’y a pas d’identité, la réaction émotionnelle n’a pas lieu », note Evelyne Ritaine.</p>
<p>L’identité personnelle (re)trouvée confère une prise sur l’histoire. Dans ce cadre, les injonctions officielles au silence accentuent ces présences en les rendant pesantes et insidieuses, jusqu’à s’inviter chez les individus notamment par la culpabilité qu’ils ressentent.</p>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2015-3-page-99.htm">Lampedusa est un théâtre</a>, comme le rappelle l’universitaire Paolo Cuttitta, où la dimension insulaire exacerbe la violence qui s’y déroule, de part la cohabitation forcée entre les six mille habitants de l’île et les migrants, les journalistes, les gardes-frontières et les policiers.</p>
<p>À Sokol, c’est un véritable huis clos qui s’installe entre les locataires moscovites et les fantômes qui les (pour)suivent, rappels d’une époque où chaque voisin pouvait être dénoncé ou dénonciateur. Les fantômes mettent ainsi les vivants face à leur responsabilité dans les conditions de leurs décès, dénonçant de cette manière le contexte social et politique au sein duquel ces atrocités sont permises : « Je crois que là est le fantôme qui reproche sa mort », avance Évelyne Ritaine.</p>
<p>Pas forcément visibles, ni nécessairement violents, les fantômes de Sokol et de Lampedusa se caractérisent par la puissance avec laquelle ils influencent les comportements des vivants, et par la brutalité psychologique qu’ils leur infligent. À Lampedusa, les locaux et les migrants rescapés vivent aujourd’hui en état de choc.</p>
<p>Quant aux habitants de Sokol, Sarah Carton de Grammont reconnaît que certains s’enferment dans une folie, en proie à un mal-être psychologique face au poids d’une histoire douloureuse, individuelle et partagée. « Ce n’est pas parce que les morts sont morts qu’ils ne nous manquent pas tous les jours ; ils ne sont pas morts justement ».</p>
<hr>
<p><em>Cet article est co-publié avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Il a été rédigé par Elisabeth Bernard et Antoine Briand, doctorants en anthropologie, dans le cadre de la formation à la recherche à l’Université Paris Nanterre, en partenariat avec le <a href="http://passes-present.eu/fr/anthropole-ecran-43498">projet Anthropôle</a>. Les lecteurs intéressés par la thématique des frontières peuvent aussi consulter le <a href="https://enigmur.hypotheses.org/">site Enigmur</a> ou sa page <a href="https://www.facebook.com/enigmur">Facebook</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/103619/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Assaf est membre du comité éditorial de la revue Terrain.</span></em></p>
Comme la présence de morts, en grand nombre, affecte-t-elle toute une société ? Entretiens croisés de Lampedusa, en Italie, à Sokol, en Russie.
Laure Assaf, Assistant Professor of Arab Crossroads Studies and Anthropology , NYU Abu Dhabi, chercheuse associée LESC, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
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tag:theconversation.com,2011:article/104622
2018-10-15T21:39:09Z
2018-10-15T21:39:09Z
Françaises, Français : le langage inclusif n’est pas une nouveauté !
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/240630/original/file-20181015-165921-2ros1g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1252%2C869&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Charles de Gaulle et son épouse Yvonne dans le jardin de Rodinghead en 1941. </span> </figcaption></figure><p>Les protestations hautes en couleur entendues ou lues à propos de l’écriture inclusive pendant l’automne 2017 et le débat actuel après les déclarations d'Emmanuel Macron et la proposition de loi ont une nouvelle fois confirmé qu’il existe dans notre pays une hypersensibilité aux questions de langue. </p>
<p>Et qu’elle jette régulièrement sur le champ de bataille des troupes aussi persuadées de l’urgence de leur engagement que peu armées pour mener le combat.</p>
<h2>Histoire de la langue</h2>
<p>Le contexte national explique ces protestations intempestives. Le français est enseigné à l’école comme un ensemble de difficultés orthographiques et grammaticales à mémoriser plutôt qu’à comprendre – d’autant que, bien souvent, elles n’ont pas de sens. Mais un bagage capable, à terme, de faire le tri entre celles et ceux « qui savent » et les autres. Entre celles et ceux qui sauront écrire une lettre de motivation, une note de synthèse, un discours, un livre… et les autres. Or « celles et ceux qui savent » ne savent rien, le plus souvent, de l’histoire de leur langue, ni même de ce qu’était réellement cette « langue de Molière » qu’on voit régulièrement alléguée dans les controverses et qu’on croit sauvegarder en s’opposant à tout changement. D’où les cris poussés à l’idée d’écrire <em>nénufar</em> (que Molière a connu tel quel) et les évanouissements provoqués par <em>ognon</em> (dont le <em>i</em> aurait dû être supprimé en même temps que celui de <em>montaigne</em>, <em>campaigne</em>, et autre <em>besoigne</em>).</p>
<p>Concernant la « féminisation », bien peu de gens savent que les terribles nouveautés qu’on impute aux féministes n’en sont pas, et que s’il y a idéologie quelque part, elle n’est pas là où l’on croit. Car la langue française a bel et bien été l’objet d’infléchissements contraires à son fonctionnement (qui va plutôt vers l’équilibre du féminin et du masculin), par un groupe de pression particulier (l’Académie et consorts), pour des raisons strictement politiques (la mettre au service de l’ordre masculin). Le tout avec la complaisance des gouvernants, qui financent l’Académie et son dictionnaire avec les deniers publics, sans lui donner la moindre feuille de route et pouvoir y caser de temps en temps quelques serviteurs.</p>
<h2>Des innovations limitées et encore en cours d’ajustement</h2>
<p>L’écriture inclusive n’a pourtant rien de bien nouveau, à part son nom, qui a une vingtaine d’années mais qui n’a que récemment devancé ses concurrents (écriture égalitaire, épicène, non sexiste, non discriminante…). Les abréviations qui ont tant soulevé d’émotions (par exemple « artisan·e ») sont pour leur part en expérimentation depuis un peu plus longtemps ; sous leur forme la plus archaïque, les parenthèses, elles ont d’ailleurs reçu l’aval d’institutions aussi peu soupçonnables de féminisme que le Ministère de l’Intérieur, à qui l’on doit le « né(e) » qui figure sur nos cartes d’identité. L’emploi des termes féminins désignant des fonctions prestigieuses, qui relève aussi de l’écriture inclusive, est plus ancien encore : il a fait l’objet de plusieurs circulaires de premiers ministres, dont la première date de 1986. Quant à l’expression successive des termes féminins et masculins (« les candidats et les candidates », « celles et ceux »…), elle remonte au moins aux discours du Général de Gaulle, qui commençaient par « Françaises, Français ». Le père de l’écriture inclusive, c’est lui !</p>
<p>Comme on le comprend avec les deux derniers exemples, ce n’est pas d’écriture que nous devrions parler, mais de langage inclusif : celui qui inclut. D’abord les femmes, massivement exclues du langage ordinaire, mais aussi les minorités, généralement malmenées linguistiquement.</p>
<p>Ses adeptes se sont échiné·es à le répéter depuis un an, et il faut le redire : le langage inclusif n’est nullement réductible à une typographie spécifique, comme celle des points médians, et il peut même s’en passer tout à fait. Rien ne m’oblige à écrire « les Français·es » : je peux écrire les deux mots en toutes lettres, en reproduisant ce que je fais à l’oral. Simplement, c’est plus rapide à écrire, et ça prend moins de place. Les abréviations sont faites pour cela, depuis que l’écriture existe. Jusqu’à présent, elles servaient à raccourcir des mots (Dr, M., Mme…). Là, il s’agit d’écrire deux mots en un seul. À besoin neuf, réponse neuve – même si cela fait une vingtaine d’années qu’on bricole pour savoir comment faire au mieux, et quel signe est le plus adapté pour noter cette abréviation-là. </p>
<p>Le point milieu, ou médian, n’est que le meilleur des candidats expérimentés, après les parenthèses, les traits d’union, les E majuscules et les points bas, en raison de sa discrétion, de son insécabilité, de son emploi nouveau et spécifique à cet usage (et donc dénué de connotations positives ou négatives). Quant à son utilisation, elle laisse encore à désirer. Les années qui viennent verront certainement sa simplification (le second point dans les mots au pluriel est à oublier, c’est un simple héritage des parenthèses). Et aussi sa restriction aux termes très proches morphologiquement (« artisan·es » et « ouvrier·es », mais pas « acteur·rice »). C’est le seul débat qui, dans un contexte apaisé, c’est-à-dire informé, aurait dû avoir lieu l’automne dernier. Les responsables de l’<a href="https://www.motscles.net/">Agence Mots-clés</a>, à l’origine du premier <em>Manuel d’écriture inclusive</em> (2016) et moi-même faisons la promotion d’un système plus simple que celui qui a généralement cours dans <em>Le Langage inclusif : pourquoi, comment</em>.</p>
<h2>Des ressources séculaires, qu’il suffit de réactiver</h2>
<p>Loin de se réduire, donc, à cette question qui ne concerne que l’écrit, le langage inclusif repose sur différentes ressources du français, qui ont toutes plusieurs siècles d’existence.</p>
<p>Celle qui consiste à nommer les femmes avec des noms féminins, de même qu’on nomme les hommes avec des noms masculins, est de rigueur dans toutes les langues romanes. La bagarre menée depuis les années 1970 pour bannir les appellations masculines (l’auteur, le juge, le professeur, le ministre, le maire…) ne consiste qu’à refermer une parenthèse de quelques siècles, voire de quelques décennies pour les fonctions politiques et la haute fonction publique. Parenthèse durant laquelle des grammairiens masculinistes ont explicitement condamné des mots féminins d’usage courant, afin que certaines activités, fonctions, métiers et dignités qu’ils estimaient propres à leur sexe aient l’air d’être impropres aux femmes. </p>
<p>Des centaines de textes témoignent du fonctionnement normal de la langue avant leur action, puis encore longtemps après (c’est ce que j’ai appelé les « résistances de la langue française »). Ainsi, mairesse figure parmi les métiers soumis à l’impôt au XIII<sup>e</sup> siècle, au même titre que féronne, maréchale et heaumière. Écrivaine est attesté dès le XIV<sup>e</sup> siècle, autrice depuis le XV<sup>e</sup>, les premiers académiciens utilisaient d’ailleurs ces mots normalement. Procureuse figure dans le <em>Dictionnaire françois</em> de Richelet, ambassadrice dans le premier qu’ait fait l’Académie ; les immortel·les devraient décidément lire leurs prédécesseurs ! On a appelé médecines les femmes soignantes jusqu’à la fin du XVII<sup>e</sup> siècle. Il y a eu des proviseuses dans les couvents de femmes durant des siècles. Professeuse est répertorié en 1845 dans le <em>Dictionnaire des mots nouveaux</em> de Radonvilliers, qui donne du reste comme exemple « professeuse de langue » ! Mais on le trouvait déjà dans les <em>Lettres écrites</em> de Lauzanne d’Isabelle de Charrière (1785), et il est toujours employé dans certains pays francophones. Voltaire utilisait les mots <em>inventrice</em> et <em>huissière</em>. La presse parisienne a fêté les premières <em>chevalières</em> et <em>officières</em> de la Légion d’honneur – et même le mot <em>commandeuse</em> a existé, à côté de <em>commandeur</em> (c’est les noms qu’on donnait aux dirigeant·es des plantations en Afrique coloniale).</p>
<p>Ce que nous appelons aujourd’hui des « doublets », ou des « doubles flexions » (Françaises, Français), est également une pratique très ancienne – bien plus que les discours du général de Gaulle ! La coutume de Vitry (le-François), mise par écrit en 1481, stipule à propos des serfs que « tous hommes ou femmes de corps sont audit baillage [susceptibles] de poursuite, en quelque lieu qu’ils aillent demeurer […]. Car tels hommes et femmes de corps sont censés et réputés du pied et partie de la terre » (art. 145). Les Reglemens des maîtres passementiers, tissutiers et rubaniers de la ville et faubourgs de Lyon (1763) précisent que « nul maître ne pourra tenir plus d’un apprentis ou d’une apprentisse à la fois », qu’il « paiera l’apprentis ou l’apprentisse pour son année en apprentissage », que « ne pourra aussi aucun maître avoir un apprentis ou apprentisse s’il n’est marié » (art. 8)… La double flexion figure six fois dans ce seul article, elle est systématique. Ce qui n’est nullement préconisé aujourd’hui, mais qui montre que personne ne trouvait « lourd » ou « ridicule » ce qui est décrété tel avec tant d’assurance par les esprits chagrins du XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>L’ordre alphabétique ne paraît pas non plus pouvoir être mis au compte des innovations, même si son recours ici est nouveau. Se pose en effet la question de savoir dans quel ordre disposer les doublets : « Françaises, Français ! », « Travailleuses, travailleurs ! » ou le contraire ? Les politiques qui ont mis ces formules au point avaient choisi la « galanterie », là où l’ordinaire déférence au sexe masculin nous a fait dire jusqu’il y a peu de temps « l’égalité hommes-femmes ». L’une n’étant que l’envers de l’autre, l’ordre alphabétique – totalement arbitraire – apparaît comme la solution idéale : « les candidates et les candidats », mais « les auteurs et les autrices ». En faisant démarrer ce mécanisme avec l’article, pour ne pas voir revenir par la fenêtre ce qu’on a mis à la porte : « la directrice et le directeur ».</p>
<p>Un autre pilier du langage inclusif est l’accord de proximité, qui, à côté de l’accord selon le sens, a été d’usage pendant des siècles en français, avant et encore bien après l’invention de l’accord selon le genre « le plus noble » (Vaugelas, <em>Remarques sur la langue françoise</em>, 1647 ; Bouhours, <em>Doutes sur la langue françoise</em>, 1674), ou « le plus fort » (<em>Dictionnaire de Furetière</em>, 1690, entrée « Masculin »), ou « le premier des genres, parce que ce genre est attribué particulièrement à l’homme » (<em>Dictionnaire de l’Académie</em>, 1762, entrée « Masculin »).</p>
<p>L’accord de proximité évitait de se casser la tête : lorsque plusieurs substantifs doivent être qualifiés par un adjectif ou un participe, c’est le plus proche qui donne ses marques. Ainsi le théologien janséniste Pierre Nicole parle-t-il, dans son traité <em>De l’éducation d’un prince</em> (1670), de « ces pères et ces mères qui font profession d’être chrétiennes » (et non chrétiens). Renouer avec ce mécanisme permet d’éviter les répétitions (et les recours aux abréviations, si l’on y est allergique) : « Les acteurs et les actrices qui ont pris position ont été entendues et seront reçues bientôt par la ministre » (plutôt que entendu·es et reçu·es). </p>
<p>L’accord selon le sens permettait quant à lui de ne pas mettre tous les substantifs à accorder sur le même plan, si pour une raison où une autre on donnait plus d’importance à l’un d’eux, comme dans le titre de ce livre publié en 1571 : <em>Le Parnasse des poetes francois modernes contenant leurs plus riches et graves sentences, discours, descriptions et doctes enseignemens, recueillies par feu Gilles Corrozet, Parisien</em> (et non recueillis). Renouer avec cette logique nous autoriserait enfin à écrire : « Cinq fillettes et deux chiens ont été retrouvées mortes dans les décombres » (et non morts) ; et surtout à nous adresser au féminin à toute assemblée majoritairement féminine. Le retour à ces systèmes simples aurait surtout l’avantage de ranger au magasin des antiquités la ritournelle qui dit que « le masculin l’emporte sur le féminin » (version III<sup>e</sup> République du genre le plus noble), ou sa variante euphémisée « le masculin l’emporte » (où donc ?), qui font des ravages dans les têtes des filles comme dans celle des garçons.</p>
<h2>Des exigences nouvelles</h2>
<p>Enfin, le langage inclusif consiste à mettre aux oubliettes aussi le terme <em>homme</em> dans tous les cas où l’on veut parler de l’espèce humaine, que ce soit au café du commerce, dans les amphis de paléontologie, dans les copies de philosophie ou dans les lieux dédiés à la parole publique, notamment à propos des « droits de l’homme ». Avec ou sans majuscule. D’une part, celle-ci est inaudible, et à l’écrit bien souvent oubliée ; elle est d’ailleurs d’usage récent (le <em>Dictionnaire de l’Académie</em> ne la préconise que dans son édition en cours – démarrée en 1936, la lettre H ayant dû être traitée dans les années 1960). D’autre part, les droits de l’homme ont exclu les femmes jusqu’à ce que des textes législatifs viennent explicitement les leur ouvrir : d’abord l’Ordonnance du 21 avril 1944, qui précisa que « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes », puis la Constitution de 1946, qui stipula que « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».</p>
<p>Une fois de plus, la confusion revient à l’Académie. Avant elle, personne n’avait eu l’idée de soutenir que le mot <em>homme</em> désigne « toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes » (<em>Dictionnaire</em> de 1694). Que la Constitution française persiste à proclamer « solennellement son attachement l’[attachement du peuple français] aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 », n’est plus tolérable.</p>
<p>Autrement dit, à part les abréviations, rien de nouveau sous le soleil. Le langage inclusif ne consiste qu’à recourir à des usages validés par le temps, parce que fondés sur le système de la langue, la politesse, l’exactitude, la raison. Ce n’est pas par hasard que ces usages s’étaient imposés, qu’ils ont survécu aux tentatives d’éradication, et qu’on les a retrouvés dès lors qu’on en a ressenti le besoin – c’est-à-dire dans un pays qui prétend désormais promouvoir l’égalité, et où des gens, des groupes, des forces poussent à la réalisation de cet objectif. Il s’agit de généraliser ces usages. Ce qui implique une action concertée, à la fois dans l’ensemble de la société pour parvenir à l’homogénéisation des (meilleures) nouvelles pratiques, et dans l’éducation nationale pour qu’elles soient enseignées à l’âge où l’on apprend à maîtriser sa langue.</p>
<p>Dans son ensemble, cependant, le langage inclusif dessine bel et bien un programme politique ambitieux – pour ne pas dire révolutionnaire. Il ne s’agit rien moins que de démanteler les stratégies élaborées pour installer en douce dans les cerveaux l’évidence absolue, incontestable, légitime de la supériorité masculine. Ce n’est pas non plus un hasard si des grammairiens et intellectuels masculinistes y ont travaillé avec application, s’ils ont intrigué inlassablement pour que l’État les suive, ni si ceux d’aujourd’hui montent au créneau pour défendre cet édifice. Ni si leur bras armé n’a pas hésité, l’année dernière, à crier à ce « péril mortel » où serait la langue française, à partir du moment où la puissance du masculin y serait amoindrie.</p>
<p>La langue n’est pas un « donné » qui serait tombé du ciel avec toutes ses bizarreries. Il faut réaliser que des gens l’ont complexifiée à plaisir pour pouvoir « se distinguer des ignorants et des simples femmes », comme le disait crûment dans les années 1660 l’homme qui était alors chargé de la confection du <em>Dictionnaire de l’Académie</em>, Eudes de Mézeray. Que ce qui a été fait dans un sens peut être fait dans l’autre. Que l’école, chargée malgré elle d’enseigner que « le masculin l’emporte sur le féminin », pourrait enseigner qu’il l’a emporté longtemps parce que des misogynes le voulaient ainsi, mais qu’il ne l’emporte plus, parce des féministes et des hommes progressistes se sont battus contre eux pendant des siècles, et qu’elles et ils ont finalement gagné la partie.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été co-publié avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue <em>Terrain</em></a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104622/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eliane Viennot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Le langage inclusif ne consiste qu’à recourir à des usages validés par le temps, parce que fondés sur le système de la langue, la politesse, l’exactitude, la raison.
Eliane Viennot, Professeuse émérite de littérature française de la Renaissance, Université Jean Monnet, Saint-Étienne
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/103618
2018-10-04T17:01:13Z
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Quand les fantômes japonais nous font réfléchir aux catastrophes
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/238738/original/file-20181001-195260-1vsar3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C59%2C1272%2C839&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Sortis de tombeau.</span> <span class="attribution"><span class="source">Sun Xin, Penninghen</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Le 11 mars 2011, le nord-est du Japon a subi une triple catastrophe : le tremblement de terre, le tsunami et l’accident grave de la <a href="https://theconversation.com/sept-ans-apres-fukushima-affaire-classee-93160">centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi</a>. Cette triple catastrophe a provoqué de lourdes pertes, à la fois matérielles et spirituelles. Le jour même, le désastre a ôté la vie à 15 894 personnes ; 3 500 sont décédées de causes « indirectement liées au désastre » (震災関連死 : shinsai kanren shi).</p>
<p>À ces morts s’ajoutent les disparus, dus principalement au tsunami : 2 600 personnes dont on ne retrouve pas les corps et dont l’existence demeure pour leurs proches en suspens, à mi-chemin entre la vie et la mort. Après la catastrophe, un certain nombre d’habitants de la région du Tōhoku ont cru voir réapparaître un de leurs proches disparus sous la forme d’un revenant (幽霊 : yūrei).</p>
<p>Ces expériences ont suscité de multiples réactions : émissions de télévision, ouvrages d’analyse ou de fiction qui tentent de donner un sens à ces rencontres et, à travers elles, à la catastrophe vécue par les Japonais. C’est le cas par exemple du best-seller de <a href="https://www.kinokuniya.co.jp/f/dsg-01-9784104049028">Shūji Okuno</a>, <em>Soyez auprès de moi, même sous forme d’âme : Écouter les expériences spirituelles après le 11 mars</em>, ou encore de l’ouvrage <em>Les fantômes du tsunami</em>, par <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/les-fant%c3%b4mes-du-tsunami-9782228920513">Richard Lloyd Parry</a>.</p>
<p>De telles rencontres modifient nos manières de penser la causalité et la logique – ce que Jacques Derrida a appelé une <a href="https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0507291148.html">« hantologie »</a>, ou « logique du fantôme ».</p>
<p>Cet article esquisse une « hantologie » de Fukushima en se penchant sur la manière dont ces récits mettent en scène la relation aux morts, mais aussi les possibilités de penser l’avenir après la catastrophe.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/238745/original/file-20181001-195282-1p1ke6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Fukushima Daiichi, le jour même, le désastre a ôté la vie à 15 894 personnes.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
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<h2>« Est-ce que je suis morte ? »</h2>
<p>Dans une thèse intitulée « La ville visitée par les morts. Des phénomènes fantomatiques des chauffeurs de taxi », la sociologue japonaise Yuka Kudo <a href="https://www.parismatch.com/Actu/Insolite/J-ai-pris-un-fantome-dans-mon-taxi-900461">enquête sur les rencontres entre chauffeurs de taxi et fantômes</a>, notamment dans les villes d’Ishinomaki et de Kesennuma. Les récits de ces expériences sont d’autant plus intrigants que les rencontres avec des fantômes se sont produites dans l’espace confiné d’une voiture, et que les chauffeurs ont donc discuté avec eux de très près, dans une situation de grande promiscuité.</p>
<p>Parmi les cas cités par Kudo se trouve celui d’un chauffeur qui, au début de l’été suivant le tremblement de terre de 2011, est interpellé par une cliente habillée d’un manteau épais. Elle lui demande d’aller à Minami-hama, un quartier côtier complètement dévasté par le tsunami, et désormais réduit à un vaste terrain vide. Le chauffeur la prend à bord de son taxi, mais, tandis qu’il conduit, il est pris d’un doute. Il lui demande : « Pourquoi souhaitez-vous aller à Minami-hama ? Vous n’avez pas chaud avec ce manteau ? » Elle lui répond d’une voix tremblante : « Est-ce que je suis morte ? » Tout surpris, il se retourne, mais ne trouve personne dans la voiture.</p>
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<span class="caption">Yūrei, Hyakkai-Zukan, vers 1737.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Suushi_Yurei.jpg">Sawaki Suushi/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En août 2013, un autre chauffeur remarque une petite fille toute seule au bord de la route, en pleine nuit. Elle est en tenue d’hiver. Elle porte un manteau, un bonnet, une écharpe et des bottes, un accoutrement tout à fait hors saison. Comme il est minuit, il lui demande : « Petite, où sont ton papa et ta maman ? ». Elle lui répond : « Je suis seule ». Comme il estime que c’est une enfant perdue, il décide de l’emmener chez elle. À l’arrivée, elle disparaît en un instant, tout en disant : « Merci, monsieur ».</p>
<p>Le plus remarquable dans ces nombreux récits rapportés par Yuka Kudo tient aux réactions des chauffeurs de taxi. S’ils sont effrayés, tous témoignent a posteriori d’un profond respect pour ces entités qu’ils désignent sous les termes de « personnes ». Ils n’expriment pas de peur à leur égard, leur surprise initiale s’étant rapidement transformée en une forme de « déférence ».</p>
<p>Ils prennent ainsi la défense de ces morts qu’ils rencontrent. Lors de l’enquête menée par Kudo, l’un des chauffeurs s’énerve en lui disant : « Ne les appelle jamais « des fantômes » (yurei) avec un air de mépris ». Un autre raconte : « Le jour même de [ma rencontre avec cette « personne »] je me suis retenu d’en parler à quelqu’un d’autre, et maintenant je suis résolu à la garder secrète. Car si les autres pensent que je mens, leurs existences seraient niées » (Yudo, p.17).</p>
<p>Dans les <a href="https://www.telerama.fr/sortir/enfers-et-fantomes-dasie-au-quai-branly-bienvenue-dans-le-monde-des-tenebres,n5602789.php">croyances populaires japonaises</a>, les âmes qui ont laissé sur terre des chagrins, des colères ou des regrets ne peuvent pas quitter le monde. D’après l’enquête menée par Kudo et les chauffeurs de taxi, les fantômes d’Ishinomaki étaient plutôt jeunes. Ils n’ont pas manifesté l’intention de tirer vengeance de leur mort soudaine, mais un regret et une nostalgie indicibles les ont poussés à rester dans ce monde, pour revoir leurs proches et profiter encore un peu de cette terre. Les chauffeurs saisissent parfaitement la légitimité de leurs motivations à vouloir vivre encore, si bien qu’ils ont eu des égards et continuent à manifester toutes sortes d’attentions pour eux.</p>
<h2>Des morts en chair et en os</h2>
<p>Dans son livre <em>Toucher l’âme : le grand tremblement de terre et les morts vivants</em> (Tamashii ni fureru : Daishinsaito ikiteiru shisya, Transview, 2011), publié juste après la catastrophe en 2011, l’essayiste japonais <a href="https://www.nippon.com/en/tag/eisuke-wakamatsu/">Eisuke Wakamatsu</a> insiste sur la coexistence des vivants et des morts. Il constate la tendance à focaliser l’attention sur le nombre total des victimes et, ce faisant, à écarter le fait que chaque mort est irremplaçable. Mais il observe également la multiplication d’expériences qui résistent à ce penchant pour la généralisation : la plupart des récits de rencontres avec des morts sont en tous points semblables à ce que l’on vit avec des êtres vivants.</p>
<p>Pour Wakamatsu, ces morts ne sont pas de simples évocations, c’est-à-dire de simples souvenirs ou réminiscences, mais des êtres tout à fait actuels. Non réduits à des êtres de mémoire, les rencontres entre vivants vifs et vivants morts se produisent « en présence », comme si les morts étaient là, en chair et en os.</p>
<p>Les récits de rencontres avec des vivants morts paraissent peu rationnels, et soulèvent de lourdes suspicions chez ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Toutefois, cette défiance s’estompe quand ces manifestations sont exprimées dans le cercle des personnes affectées par la catastrophe, ou encore dans les registres de la littérature, du cinéma, des arts, de la philosophie et de la religion.</p>
<h2>Distinguer l’esprit du spectre</h2>
<p>Comment pourrions-nous penser comme une coexistence cette relation asymétrique fondamentale entre les morts et les vifs ? Dans <em>Spectres de Marx</em>, en se référant à l’interprétation de <a href="https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0611071139.html">Hamlet par Paul Valéry</a>, Jacques Derrida distingue l’esprit du spectre. Selon lui, ce qui est appelé esprit est étroitement associé au crâne, à l’intellect. L’esprit correspondrait à ce qui peut prendre l’aspect d’un corps et s’incarner à nouveau, sous la forme d’un spectre. Le spectre – réduit à la simple expression phénoménale de l’esprit – serait ainsi sans consistance véritable, pouvant apparaître, disparaître et se volatiliser ; tout le contraire de l’esprit, supposé éternel.</p>
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<span class="caption">Cette Chose nous regarde cependant et nous voit ne pas la voir même quand elle est là.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jin/Penninghen</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Une entité qui ne peut être réduite à une âme ou à un corps, et qui n’est par conséquent ni esprit ni spectre, reste difficile à nommer. Elle relève pourtant de l’expérience de chacun ; Derrida décide de l’appeler « Chose » :</p>
<blockquote>
<p>« Cette Chose qui n’est pas une chose, cette Chose invisible entre ses apparitions, on ne la voit pas non plus en chair et en os quand elle réapparaît. Cette Chose nous regarde cependant et nous voit ne pas la voir même quand elle est là. […] Nous appellerons cela l’effet de visière : nous ne voyons pas qui nous regarde. » (p. 26).</p>
</blockquote>
<p>Comme le spectre du père de Hamlet, qui reste invisible sous son armure, une Chose nous regarde sans être vue. Sa présence est d’autant plus puissante et décisive que nous ne parvenons pas à deviner ni quoi ni qui se tient sous la visière, à tel point qu’alors nous nous laissons déporter vers des logiques peu rationnelles et des causalités anachroniques. Derrida nomme cette logique du spectre hantologie ou « logique du fantôme ». Il y voit une entrée afin de déployer un champ de la pensée en direction de ces Autres qui sont occultés par l’effet de visière propre aux vivants.</p>
<h2>S’adresser aux morts pour fonder l’avenir</h2>
<p>Une autre réponse à la question « Comment vivre avec les morts après une catastrophe ? » est apportée par l’écrivain Seikō Itō, dans un roman au retentissement extraordinaire intitulé <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/radio-imagination"><em>Radio imagination</em></a> (traduction française : Actes Sud, 2016).</p>
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<span class="caption">Radio Imagination, 2016.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Actes Sud</span></span>
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<p>Il met en scène le récit d’un homme de 38 ans, surnommé « DJ Ark ». Après le tsunami, il se retrouve accroché au sommet d’un grand cèdre. Devenu fantôme, depuis la cime de cet arbre immense, il émet « radio imagination », une radio que l’on ne peut entendre qu’en imagination. Il reçoit des e-mails d’auditeurs, vivants et morts, qui lui demandent de lire leurs messages ou de diffuser leur morceau préféré. Cette émission lui permet progressivement d’entamer un dialogue avec ses auditeurs, et d’aider les vivants et les morts à communiquer entre eux.</p>
<p>On pourrait lire dans cette œuvre l’expression d’une forme d’hypocrisie naïvement littéraire cherchant à décrire un impossible dialogue avec les morts. Parler pour ou à la place des victimes engage en effet une responsabilité, même en littérature. C’est d’ailleurs très certainement en anticipant ces critiques qu’Itō a rédigé son deuxième chapitre. On y découvre cinq bénévoles engageant une discussion dans une voiture, sur le chemin du retour de Fukushima à Tokyo. Tous tokyoïtes, ils n’ont pas été directement touchés par le désastre et se posent des questions éthiques.</p>
<p>Ils se demandent notamment s’ils doivent ou peuvent écouter Radio imagination. Nao, l’un des jeunes hommes de ce groupe de bénévoles, celui qui y fait figure de leader, estime qu’il s’agit d’une insulte faite aux morts. De quel droit nous pensons-nous capables d’imaginer les souffrances et le désespoir des victimes ?</p>
<blockquote>
<p>Tu auras beau tendre l’oreille, les souffrances d’un noyé emporté par la mer, la poitrine arrachée, mort dans l’eau de mer, jamais, jamais, tu auras beau faire, jamais les vivants comme nous ne pourrons les comprendre. S’imaginer pouvoir entendre sa voix, c’est n’importe quoi, et même en admettant que tu entendes réellement quelque chose, l’horreur, la véritable horreur de l’instant où il a perdu la vie, le désespoir, tu ne pourras jamais l’entendre. Ça c’est sûr. (Radio Imagination, p. 75-76)</p>
</blockquote>
<p>Cette discussion peut être vue comme une excuse soigneusement préparée par l’auteur pour se prémunir des réactions potentielles de son lectorat. Mais, en scénarisant le fait de réfléchir naïvement sur la bêtise qui consiste à dialoguer avec les victimes d’une catastrophe, Radio imagination problématise également le lien intime entre la littérature et les vivants, les vivants et les morts, la littérature et les morts.</p>
<h2>La littérature comme héritage</h2>
<p>Pour Itō, la littérature peut assumer une partie de l’héritage des morts, héritage qui consiste à tendre l’oreille aux victimes de catastrophes sur le temps long, non pas seulement à celles qui viennent de périr à cause des événements du 11 mars 2011, mais aussi à celles qui ont été provoquées par les phénomènes qui ont bouleversé le passé de cette société. Dans <em>Radio imagination</em>, l’un des protagonistes, qui est écrivain, se rappelle une cérémonie qui s’était tenue au Parc du Mémorial de la Paix de Hiroshima. Il rappelle ainsi que toute société coexiste avec la mémoire longue de ses morts – pour la société japonaise contemporaine, cela inclut les victimes des bombes de Hiroshima et de Nagasaki, ou encore celles des bombardements de Tokyo.</p>
<figure class="align-left ">
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<figcaption>
<span class="caption">Penninghen, Acil Benamara.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
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<p>Dans une interview au Monde le 17 mars 2011, intitulée <a href="http://toutsurlachine.blogspot.com/2011/03/kenzaburo-oe-nous-sommes-sous-le-regard.html">« Nous sommes sous le regard des victimes »</a>, le prix Nobel de littérature Kenzaburo Oê avait également évoqué les victimes de Hiroshima, de Nagasaki et les vingt-trois pêcheurs contaminés par la radioactivité après l’essai nucléaire de l’atoll de Bikini, pour réfléchir sur la catastrophe du point de vue des victimes. Pour lui, l’enjeu concernait la fabrique de l’avenir et les conséquences à tirer d’une histoire des aléas nucléaires, dont l’accident de la centrale de Fukushima contribuait à préciser la trajectoire funeste.</p>
<p>Ce rappel des victimes historiques des aléas nucléaires effectué par Oê fait écho, dans Radio imagination, à un appel à la reconnaissance d’une continuelle coexistence avec les morts.</p>
<h2>Hantologie et culture japonaise</h2>
<p>Du point de vue de la psychanalyse freudienne, quand une personne décède, ses proches sont enjoints d’opérer un travail de deuil afin de ne pas sombrer dans un état de mélancolie et de déni de réalité. Il est donc recommandé d’accepter le fait que cette personne ait perdu la vie, de bien le garder en mémoire et de sublimer la douleur insupportable associée à cette perte irremplaçable.</p>
<p>L’hantologie, telle qu’elle est pensée par Derrida, consiste plutôt à laisser le mort exister dans son altérité radicale, sans chercher à l’intérioriser dans un beau souvenir. Il s’agit plutôt d’apprendre à vivre avec l’échec du deuil, avec ce que la mort d’un être irremplaçable inaugure comme champ d’expérience inédit ; par exemple la possibilité qu’il revienne sans cesse, et hante le présent où nous vivons.</p>
<p><a href="http://www.ruedescartes.org/articles/2016-1-la-litterature-apres-fukushima/">Saeko Kimura</a>, spécialiste de littérature japonaise, a été la première à faire usage de l’hantologie derridienne pour analyser le corpus littéraires postérieur au 11 mars 2011. Dans son article « Hantologie de la littérature après Fukushima » (Shinsaigo bungaku no hyōzairon, Sonogo no shinsaigo bungakuron), elle tire parti des travaux de Derrida afin de questionner l’existence de morts vivants sous forme de spectres.</p>
<p>Pour mieux mettre en lien l’hantologie derridienne et la production littéraire japonaise qui a fait suite au désastre, Kimura s’inspire du genre dit « d’apparitions » du théâtre nō (夢幻能 : mugen nō). Dans ce genre qui met en scène des fantômes, des divinités ou des démons, un voyageur (appelé « waki ») tombe sur un vieil homme ou une femme (appelé « shite »). Au cours d’une danse, le shite se révèlera au waki sous sa forme véritable – celle d’un spectre. Il est important de noter que dans les nō d’apparition, le spectre ne vient pas du passé, il est contemporain et coexiste de manière très ordinaire avec le voyageur.</p>
<p>Kimura trouve dans ce corpus narratif de tradition ancienne l’expression d’une hantologie présente de longue date dans la littérature japonaise. Pour elle, le désastre ravive cette conception traditionnelle du statut hantologique des défunts :</p>
<blockquote>
<p>Ce ne sont pas les morts que la présence des fantômes ressuscite. C’est la mémoire des vivants. Dès lors, maintenant, on ne cesse de raconter des histoires, afin de ne pas laisser échapper ce que racontent les morts de cette catastrophe, tout en refusant le travail du deuil normal pour rester dans la mélancolie hantologique » (p.195).</p>
</blockquote>
<p>L’alliance de la violence et de la force de la nature avec l’invisible tragédie technique des réacteurs nucléaires de Fukushima, se sont unies pour révéler une béance dans le monde. La logique du fantôme – ou hantologie – peut aider à en saisir l’abîme. Cette « logique du fantôme » enrichit la flexibilité de la frontière entre la vie et la mort. Elle déploie notamment la possibilité d’une adresse aux spectres, c’est-à-dire aux Choses qui coexistent avec les vivants.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été co-publié avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue <em>Terrain</em></a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/103618/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Assaf est membre de la rédaction de la revue Terrain.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Yoann Moreau et Yuji Nishiyama ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>
Les récits mettent en scène la relation aux morts, mais aussi les possibilités de penser l’avenir après la catastrophe.
Yuji Nishiyama, Associate Professor of philosophy, Tokyo Metropolitan University
Yoann Moreau, Anthropologue , Mines Paris - PSL
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/102873
2018-09-10T07:49:08Z
2018-09-10T07:49:08Z
Au Brésil, la culture immolée : une anthropologue raconte
<p>Comme beaucoup au Brésil, je suis restée pendant des heures hypnotisée devant la télévision à regarder les images du feu qui consumait le <a href="http://www.museunacional.ufrj.br/">Museu Nacional</a> dimanche 2 septembre au soir. Mais à la différence de la plupart des gens, j’essayais parmi les différentes images qui défilaient à l’écran d’identifier la fenêtre de mon bureau, avec l’espoir que de là je ne verrais pas ressortir les flammes. Un appel téléphonique de Rafael, avec qui je partage ce bureau, me sortit de cette rêverie : « Si, Aparecida, il brûle ! ». Quelques livres, des cassettes originales (mais déjà copiées !) de mes enregistrements auprès des Indiens Wari’, <a href="https://www.canal-u.tv/video/ehess/premiere_conference_levi_strauss_par_aparecida_vilaca.37969">avec qui je travaille depuis 30 ans</a>, un ordinateur, une caméra, des chaises, la table ronde où je discute avec les étudiants, les murs jaunes que j’avais moi-même peints ainsi que les petites sculptures de grenouilles instrumentistes, un souvenir de mon collègue et ami Gilberto Velho.</p>
<p>Il s’agit, je le sais, de pertes moindres si on les compare à celles de collègues qui ont perdu toute leur bibliothèque personnelle et tout leur matériel de recherche original. Et même infiniment petites, si on les compare aux collections d’objets, aux inventaires linguistiques et autres documents que des chercheurs du monde entier ont déposés au fil des siècles, en croyant qu’ils seraient à l’abri, accessibles à la postérité. Ils ne l’étaient pas. Et cela n’est pas la faute des courageux directeurs de notre musée, qui parcouraient sans cesse les différentes sphères du gouvernement fédéral où ils étaient traités comme des enfants réclamant un jouet tout neuf et superflu. Ils savaient – nous le savions tous – ce qu’il y avait dans ces murs et dans quel état : au bord de l’effondrement, rongés par les termites, attaqués par les fissures. Personne ne voulait arrêter de travailler, même dans des conditions précaires, ni arrêter d’appeler à l’aide.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Tiroirs où étaient conservés les crânes humains.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Benoît de L’Estoile</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un musée créé par des visionnaires</h2>
<p>Pendant plus de la moitié de ma vie, j’ai fréquenté presque tous les jours le musée, d’abord en tant qu’étudiante de master en anthropologie sociale, puis en <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/18402">thèse</a> et, finalement, avec une fierté incontrôlable au cœur, comme professeure du programme d’études supérieures en Anthropologie sociale, le plus ancien du Brésil, créé en 1968, à l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_au_Br%C3%A9sil_(1964-1985)">apogée de la dictature militaire</a>, par des enseignants visionnaires déterminés à construire un espace voué à la discussion de questions pressantes et à faire de la science au milieu du chaos politique.</p>
<p>Avant l’incendie, nous préparions la commémoration de notre cinquantenaire, un demi-siècle pendant lequel nous nous sommes maintenus comme l’un des meilleurs départements d’anthropologie du Brésil, et du monde. Parler du Museu Nacional dans n’importe quel milieu académique vous ouvre immédiatement les portes et impose le respect. Aujourd’hui, cela se reflète dans l’avalanche de messages que nous recevons de collègues partout dans le monde, consternés, prêts à offrir leur aide, des livres, des salles de cours.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1037744314787487749"}"></div></p>
<h2>« nous savons que nous n’avons plus rien »</h2>
<p>Lundi matin, nous étions devant le squelette du palais, dont on voyait encore la fumée sortir d’une des salles. On reconnaissait des morceaux de papier au milieu des cendres qui flottaient. Par sécurité, les pompiers ont interdit l’entrée. Consternés, nous nous interrogions sur ce qui aurait pu avoir survécu. Mais nous savons que nous n’avons plus rien : ni murs, ni salles de cours, ni collections, ni livres, puisque notre bibliothèque, la plus importante d’Amérique latine en anthropologie, a entièrement brûlé.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Cour du musée national, avec l’entrée des salles de classe et de la bibliothèque d’anthropologie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Benoît de L’Estoile</span></span>
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</figure>
<p>Nous, les professeurs d’anthropologie, docteurs, chercheurs de haut niveau du CNPQ (l’équivalent brésilien du CNRS), scientifiques de la FAPERJ (l’agence de soutien à la recherche de l’État de Rio de Janeiro), titulaires de prix, de médailles et d’une renommée internationale, sommes à présent une bande nomade de fonctionnaires de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Lundi, devant le musée brûlé, nous nous sommes réunis au pied d’un arbre pour nous assurer les uns les autres qu’au moins, nous restons ensemble. Et avec nous, juste à côté, notre personnel, nos étudiants et anciens élèves, animés d’une énergie qui redonnerait espoir à n’importe quel sans-abri.</p>
<figure class="align-right ">
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<span class="caption">Vue sur le jardin du Museu Nacional, depuis l’un des bureaux.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Benoît de L’Estoile</span></span>
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</figure>
<h2>Un savoir perdu par des coupes budgétaires radicales</h2>
<p>Comment ne pas s’émouvoir devant ces garçons et filles, si jeunes, qui pleuraient abondamment dans les bras les uns des autres ? Ils sont déterminés à continuer, tout comme nous. Et ne pensez pas que là, leurs conditions de travail étaient meilleures : la plupart d’entre eux n’avaient plus ni bourse ni financement pour la recherche, une conséquence des <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/04/apres-lincendie-du-musee-national-de-rio-des-milliers-de-bresiliens-expriment-leur-colere_a_23516103/">coupes budgétaires radicales</a> perpétrées par le gouvernement.</p>
<p>Et la recherche est la base de notre travail. Les anthropologues se rendent dans des lieux lointains, vivent au milieu d’autres sociétés et d’autres peuples pendant des mois ou des années et reviennent pour nous raconter ce qu’ils y ont appris dans leurs thèses, articles, livres.</p>
<p>Grâce à eux, nous envisageons d’autres façons de vivre, nous avons accès à de précieuses connaissances, savoirs, techniques, langues, bref, à d’autres mondes, certains en voie de disparition, surtout maintenant, après que leurs derniers vestiges ont brûlé dans ces flammes effroyables. Un savoir perdu pour nous, pour nos descendants et pour les peuples autochtones eux-mêmes, qui fréquentaient le musée pour mieux connaître quelques-uns des objets produits par leurs grands-parents déjà décédés, ou pour redécouvrir la langue qu’ils ne savent plus parler.</p>
<h2>« Nous avons pris le mort dans nos bras et avons chéri le cadavre de notre maison »</h2>
<p>Nous sommes tous plus pauvres aujourd’hui, y compris les chefs du gouvernement et politiciens qui n’ont aucune idée de la gravité du désastre et donnent des interviews à droite et à gauche parlant de reconstruction, de restauration, comme s’il ne s’agissait que d’argent, lequel, d’ailleurs, commence à miraculeusement apparaître en ce moment.</p>
<p>Si le palais impérial peut, qui sait, être restauré, ce qu’il y avait dedans ne le sera jamais. Aucun argent ne pourra racheter notre collection, puisque ces objets, inventaires, documents, enregistrements, papiers, gravures, n’existent plus nulle part dans le monde.</p>
<p>En regardant le squelette de notre musée, il me vint l’image d’une immolation, de quelqu’un mettant le feu à lui-même pour protester, pour se révolter après tant de sévices et de négligence. Ayant compris son message silencieux et véhément, nous avons pris notre musée sur les genoux, comme nous le pouvions, en le pressant fort dans nos bras. Tous ensemble, professeurs, personnel, étudiants, nous avons pu rentrer malgré la brutalité des policiers qui jetaient leurs grenades lacrymogènes et repoussaient les gens réunis devant la porte d’entrée. Nous avons pris le mort dans nos bras et avons chéri le cadavre de notre maison.</p>
<p>Avoir à mes côtés mes étudiants, forts, main dans la main, pleins d’espoirs et de tendresse, m’a fait voir une facette plus belle du chaos et a ravivé mon espoir en l’avenir. Un pays en ruines, corrompu, sans aucun respect pour l’éducation et la culture, et ces étudiants montrant que ce qu’ils ont vécu là est crucial pour leurs existences et qu’ils sont prêts à lutter. Sachez, chers étudiants, que j’ai vécu auprès de vous quelques-uns des meilleurs moments de ma vie, que j’ai certainement plus appris de vous que je ne vous ai appris, et que je suis prête à continuer, à donner cours sous les arbres de notre jardin, si c’est nécessaire.</p>
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<figcaption><span class="caption">Visite du musée avant l’incendie, Hours Philippines.</span></figcaption>
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<hr>
<p><em>Texte traduit du portugais par le Collectif de soutien au Museu Nacional de Rio de Janeiro, publié conjointement par la <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/">revue L’Homme</a> et le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Le texte original est paru en portugais dans le <a href="https://www.nexojornal.com.br/ensaio/2018/Um-museu-em-chamas-visto-por-uma-de-suas-antrop%C3%B3logas">journal en ligne Nexo</a> qui en a aimablement autorisé la reproduction.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/102873/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Aparecida Vilaça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
« Un savoir perdu pour nous, pour nos descendants et pour les peuples autochtones » : le récit de l’anthropologue Aparecida Vilaça face au désastre de l’incendie du musée national ravagé par les flammes.
Aparecida Vilaça, Professeure du programme de troisième cycle en Anthropologie sociale, Universidade Federal do Rio de Janeiro (UFRJ)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/98906
2018-07-03T20:14:28Z
2018-07-03T20:14:28Z
Un manga amérindien : l’art haïda, un métissage des genres
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/225672/original/file-20180702-116143-1f8s4wk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C590%2C1029%2C750&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_A Tale of Two Shamans_.</span> <span class="attribution"><span class="source">Michael Nicoll Yahgulanaas</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« De tous les arts dont subsiste le témoignage, celui des Premières Nations de la côte Nord-Ouest est certainement l’un des plus grands. »</p>
</blockquote>
<p>C’est en ces termes que s’exprimait en 1974 Claude Lévi-Strauss, à l’occasion <a href="https://www.museedelhistoire.ca/cmc/exhibitions/aborig/reid/reid09f.shtml">d’une exposition</a> dédiée à l’artiste <a href="http://theravenscall.ca/en">Bill Reid, l’un des plus connus de sa génération</a>, d’origine haïda – nation indienne du Nord-Ouest américain (Colombie-Britannique).</p>
<p>Or, cet intérêt de l’anthropologue français pour l’art et la communauté haïda a séduit un autre artiste plus contemporain <a href="http://mny.ca/en/">Michael Nicoll Yahgulanaas</a>, inventeur d’un genre graphique original : le « manga haïda ».</p>
<h2>Un style propre : la <em>formline</em></h2>
<p>Cette appellation, plutôt insolite, définit une forme d’expression visuelle hybride qui permet à l’auteur non seulement de célébrer la mémoire culturelle des Haïda, mais aussi de traiter des défis auxquels sont confrontés toutes les sociétés aujourd’hui : les conflits, les guerres, l’impact des activités humaines sur l’environnement et les changements climatiques ou encore les relations interculturelles.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=751&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=751&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=751&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/225652/original/file-20180702-116132-15e8y6r.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Couvertures de l’œuvre, <em>A Tale of Two Shamans</em>.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=655&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=655&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=655&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=823&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=823&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/225653/original/file-20180702-116139-nzk7ac.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=823&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Red</em>, couverture.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Yahgulanaas introduit dans le manga un élément graphique et stylistique appartenant aux cultures de la côte Nord-Ouest, la <em>formline</em> ou ligne figurative. Elle est une ligne sinueuse peinte en noir qui s’enfle et se contracte, et délimite les contours du sujet représenté.</p>
<p>En l’utilisant dans ses mangas, comme <a href="https://cotroafs.com/servlet/BookDetailsPL?bi=16622778549&searchurl=&cmtrack_data=cm_abecat%3D100203057"><em>A Tale of Two Shamans</em></a> (2001) et <a href="http://mny.ca/en/work/14/RED"><em>Red</em></a> (2009, un best-seller au Canada), l’artiste traduit ainsi matériellement une conviction inébranlable : celle qu’au-delà des différences entre les modes de pensée autochtone et occidental, les peuples quelle que soit leur origine peuvent s’unir autour d’interrogations communes.</p>
<h2>Un artiste à l’interface de communautés qui s’ignorent</h2>
<figure class="align-left ">
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<figcaption>
<span class="caption">Les deux chamanes dans la ville de Sk’a.aaws.</span>
<span class="attribution"><span class="source">_A Tale of Two Shamans_, 2011</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Yahgulanaas est né en 1954 d’un père d’origine écossaise et d’une mère haïda appartenant <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Michael_Nicoll_Yahgulanaas">à une longue lignée d’artistes</a> qui ont fait la réputation de cet art tout au long du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Il a pour ancêtre le célèbre maître sculpteur et orfèvre, Charles Edenshaw (1839-1920), père de son arrière-grand-mère maternelle. C’est autour de la trentaine qu’il a accolé au patronyme de son père le nom du clan de sa mère « Yahgulanaas », Ceux-du-milieu-du-village, de la moitié Corbeau (les Haïda sont divisés en deux moitiés matrilinéaires, les Corbeaux et les Aigles), affirmant ainsi son double héritage.</p>
<p>Conscient des différences existant entre l’univers autochtone et l’univers non-autochtone, il s’efforce depuis son jeune âge d’<a href="https://www.straight.com/article-98050/re-collecting-the-coast">« évoluer sur la ligne de partage entre les deux communautés »</a> et se positionne clairement à l’interface de ces communautés qui s’ignorent, voire sont hostiles les unes envers les autres.</p>
<p>À l’instar d’un autre artiste et activiste haïda, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Guujaaw">Gujaaw</a> (Gary Edenshaw), Yahgulanaas a mené pendant de longues années une <a href="http://www.douglas-mcintyre.com/book/all-that-we-say-is-ours">lutte farouche contre l’exploitation forestière de l’archipel des Haïda Gwaii</a>, marquée par l’organisation en 1985 d’un blocus de quarante jours d’une piste forestière sur l’île de Lyell.</p>
<p>Cette action a été couronnée d’un franc succès, conduisant à la création d’un parc national deux ans plus tard en accord avec les gouvernements fédéral et provincial de la Colombie-Britannique.</p>
<figure class="align-right ">
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<span class="caption">Un art graphique à l’interface de plusieurs mondes.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Tout au long des années 1970 et 1980, le jeune artiste <a href="https://www.blackdogonline.com/imported-products-20/the-seriousness-of-play">a mis son talent de dessinateur au service de sa communauté</a> en publiant des bandes dessinées pour dénoncer l’exploitation forestière, les répercussions des coupes à blanc et les risques environnementaux engendrés par la circulation des navires pétroliers dans le détroit d’Hécate qui sépare l’archipel des Haïda Gwaii du continent.</p>
<p>Ses longues années de militantisme consacrées à la défense du territoire haïda et de l’environnement ont marqué sa production artistique forte de milliers de dessins. Yahgulanaas est aussi un artiste multimédia, à l’imagination bouillonnante, qui réalise aussi bien des sculptures monumentales pour l’espace public que des œuvres de petites dimensions.</p>
<h2>Le « manga haïda », un genre hybride</h2>
<p>Si l’on en croit Yahgulanaas, le terme « manga » pour définir le type d’images qu’il produit lui aurait été suggéré lors d’un séjour au Japon par des étudiants qui le considéraient comme un mangaka, un auteur de mangas.</p>
<p>Cette désignation venait à point nommé pour définir un genre original conjuguant les modalités de représentations caractéristiques du manga japonais et le style graphique haïda influencé par la technique de la calligraphie chinoise, ce qui donne au tracé des lignes qui délimitent les cases une grande fluidité et au récit une plus grande fantaisie ou liberté.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">La démarche de l’auteur se distingue des artistes produisant uniquement de l’art ethnique traditionnel.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Red</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>C’est dans ce cadre qu’il a forgé l’expression « manga haïda » : la formule dans laquelle les deux termes sont à la fois opposés et complémentaires subsume plusieurs lignes de force qui irriguent le discours de l’artiste : elles sont d’ordre artistique, culturel, politique, et identitaire.</p>
<p>Si bien évidemment, Yahgulanaas revendique haut et fort son origine haïda, sa démarche se distingue des artistes produisant uniquement de l’art ethnique traditionnel.</p>
<p>Dessinateur-illustrateur autodidacte, il maîtrise un vaste éventail de techniques qui inclut notamment celle de l’aquarelle chinoise apprise en 1999 auprès du peintre cantonnais Cai Ben Kwon.</p>
<p>Il tient aussi une partie de son inspiration des estampes japonaises de l’école <em>ukiyo-e</em> (<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ukiyo-e">images du monde flottant</a>) et de la tradition des mangas.</p>
<p>L’objectif de Yahgulanaas est de s’affranchir d’une pratique artistique traditionnelle en travaillant un art visuel hybride empruntant à différentes traditions, qu’elles soient haïda, occidentales, chinoises ou japonaises, qu’il s’agisse d’une technique ou d’un mode de figuration singulier.</p>
<h2>Au-delà de l’opposition entre tradition et modernité</h2>
<p>Les récits qu’il met en scène trouvent leur origine dans la tradition orale haida. <em>A Tale of Two Shamans</em> est une libre adaptation d’une légende recueillie dans trois dialectes locaux par l’ethnologue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/John_R._Swanton">John Swanton</a> en 1900-1901.</p>
<p>Comme bon nombre d’intellectuels et d’artistes autochtones de cette région, Yahgulanaas mobilise pour la conception de ses scénarios les grands travaux classiques de l’ethnologie de la fin du XIX<sup>e</sup> siècle et du début du XX<sup>e</sup> (dont <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Boas">Franz Boas</a> avait fourni le modèle), et qui constituent aujourd’hui une source inépuisable sur la mythologie des sociétés de la côte Nord-Ouest.</p>
<p>Ainsi, l’histoire de Red (qui, à l’image de nombreux personnages de manga, a les cheveux roux) s’inspire d’une histoire vraie située dans un passé non défini et transmise au sein de la famille de Yahgulanaas. Il s’agit d’un jeune homme qui, aveuglé par le désir de vengeance, aurait pu entraîner sa communauté dans une guerre meurtrière.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/dBbLiEqUZ-g?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Yahgulanaas à propos de <em>Red</em> et de sa technique.</span></figcaption>
</figure>
<p>Les images dessinées par Yahgulanaas sont par ailleurs inspirées de documents visuels ou d’objets haïda que les spécialistes peuvent aisément identifier.</p>
<p>Les deux récits ont pour cadre les paysages des Haïda Gwaii, certaines séquences se déroulant dans le décor des villages traditionnels avec leurs rangées de maison construites en bord de mer devant lesquelles se dressent des mâts héraldiques et des mâts funéraires.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Coffre mortuaire du chamane.</span>
<span class="attribution"><span class="source">_A Tale of Two Shamans_, 2011</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Coffre collecté par Charles Newcombe.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Royal BC Museum and Archives</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le lecteur averti peut par exemple aisément établir une ressemblance entre le dessin du coffre mortuaire où repose le cadavre du chamane (p.28-29) et l’objet collecté à Skedans par Charles Newcombe pour l’American Museum of Natural History, avec la figuration du blason de la chèvre de montagne qui en ornait un de ses côtés (photo du coffre in situ).</p>
<p>Les vêtements et les accessoires portés par les protagonistes sont caractéristiques des costumes « traditionnels » et renvoient soit à des rôles soit à une classe sociale.</p>
<p>Yahgulanaas joue aussi sur des temporalités historiques différentes. Ainsi un personnage masculin, Elder, a le visage barré d’une grosse moustache – le port de la moustache étant devenu à la mode chez les autochtones de la côte Nord-Ouest à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle. Parmi les personnages féminins, l’une, Jaada, porte une robe à la coupe occidentale et un sac en bandoulière (p. 71, 106), tandis que la chamane Spirit Dangerous to Offend a l’allure d’une jeune femme sexy, torse nu, portant de grands anneaux aux oreilles.</p>
<figure class="align-center zoomable">
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<figcaption>
<span class="caption"><em>Red</em>.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un genre adapté aux traditions haïda</h2>
<p>Selon Yahgulanaas, le manga est mieux adapté au style narratif et à la spécificité des traditions orales haïda que la BD.</p>
<p>Il soutient ainsi que cette dernière a tendance à camper des héros bons ou mauvais alors que les personnages décrits dans les mythes de la côte Nord-Ouest offrent une très grande complexité, à l’instar, par exemple, <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01324646">du célèbre décepteur Corbeau, créateur du monde et des hommes</a>, doté de qualités contradictoires puisque par exemple il est à la fois avare et généreux.</p>
<p>Ainsi, <a href="http://www.cornellpress.cornell.edu/book/?GCOI=80140100267050">note-t-il</a> :</p>
<blockquote>
<p>« J’utilise un mélange unique de dessins style BD et de motifs traditionnels pour amener le lecteur à remettre en cause ses préjugés et ses fantasmes à propos d’un peuple qui produit des récits moralement ambigus comme c’est le cas pour Corbeau. »</p>
</blockquote>
<h2>Double reconfiguration</h2>
<p>D’un point de vue artistique, la formule « manga haïda » permet à la fois l’adaptation d’un <a href="https://www.billreidgallery.ca/products/the-seriousness-of-play?variant=12286244126803">style « ethnique » avec ses règles canoniques</a> à une autre tradition graphique et la mise à distance de la tradition de la BD grâce à l’adoption du style manga.</p>
<p>Cette double reconfiguration stylistique lui ouvre un espace imaginaire au sein duquel sont mises au jour, selon lui, des affinités entre les différentes cultures du Nord Pacifique, celles de la côte Nord-Ouest et celles de l’Asie septentrionale.</p>
<p>Elle participe également d’une posture d’ordre politique puisque l’association de ces deux styles relègue à l’arrière-plan l’influence graphique euro-américaine associée à l’idée de domination coloniale sur les cultures autochtones. <a href="https://www.blackdogonline.com/imported-products-20/the-seriousness-of-play">Il explique</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Le manga m’a séduit parce qu’il ne fait pas partie d’une tradition coloniale […] et qu’il n’est pas lié à la colonisation de notre pays ; en [plus] le manga a des racines dans le Nord Pacifique comme l’art haïda. »</p>
</blockquote>
<h2>« La ligne noire devient un support avec lequel un personnage entre en action »</h2>
<p>Yahgulanaas est cependant allé plus loin dans l’expérimentation et le métissage des genres : il a en effet utilisé les <em>formlines</em> curvilignes comme les cadres des cases. Ce qui signifie que les espaces négatifs créés par les lignes figuratives noires ainsi définies dans les conventions de l’art de la côte Nord-Ouest deviennent dans le manga des espaces pleins au sein desquels se déroule l’action et évoluent les personnages.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Quand la ligne devient surface de l’eau.</span>
<span class="attribution"><span class="source">_A Tale of Two Shamans_</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les <em>formlines</em> font partie du récit lui-même, le plein étant considéré comme l’espace de la narration. Parfois une scène ou un personnage – ou une partie de son corps – déborde du cadre et empiète sur une autre case. La ligne noire devient un support avec lequel un personnage entre en action, qu’il saisit ou auquel il s’accroche, ou au-dessus duquel il se penche. Elle se transforme en élément du paysage – elle se fait surface de l’eau sur laquelle navigue le canot d’Elder (<em>A Tale of Two Shamans</em>, p. 13), ou entre dans la composition du dessin d’un arbre ou de celui de la lisière de la forêt (<em>Red</em>, p. 97). Elle dessine les contours de la silhouette d’un personnage, ou devient une arme – en l’occurrence, l’arc qui va tuer Red, comme si l’arc était un fragment d’un tout.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">La ligne de forme se change en arc.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Certains auteurs comme l’<a href="https://anth.ubc.ca/faculty/nicola-levell/">anthropologue Nicola Levell</a> ou l’artiste <a href="https://www.youtube.com/watch?v=4d1zFGQW2i4">Judith Ostrowitz</a> ont remarqué que la <em>formline</em> n’est pas seulement pour Yahgulanaas un élément stylistique purement formel utilisé dans ses mangas.</p>
<p>C’est en quelque sorte une métaphore visuelle ou un support discursif à partir duquel il confronte la vision du monde haïda aux manières de voir occidentales, qu’il s’agisse des notions d’espace-temps ou de relations entre les êtres qui le peuplent et leur rapport avec l’environnement.</p>
<p>Dans sa démarche artistique, Yahgulanaas s’inscrit en faux par rapport à la tradition occidentale de la bande dessinée et le traitement des bordures blanches où l’espace devient le temps, ce qui structure le récit dans une forme narrative qui ne convient pas selon lui à l’esprit haïda.</p>
<p>Cette idée est exprimée graphiquement dans un dessin humoristique à l’encre intitulé « In the Gutter » (2011) où l’artiste se moque de la manière dont sont utilisés les bordures, qui sont des espaces vides auxquels il donne une signification politique et historique.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=810&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=810&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=810&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1018&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1018&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/225662/original/file-20180702-116139-1hy9zl5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1018&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">In the Gutter », reproduit dans Nicola Levell, Michael Nicoll Yahgulanaas. The Seriousness of Play, 2016, p75.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ainsi pour Yahgulanaas – et cela est parfaitement illustré dans <em>Red</em> – la saturation des espaces vides ou cases par des images et le caractère « plein » (s’opposant au vide des caniveaux) des <em>formlines</em> est une manière d’administrer une leçon d’histoire en dénonçant le récit couramment admis que le territoire colonisé par les Euro-Canadiens était un espace vide – une <em>terra nullius</em> – alors qu’il était habité par des peuples souverains gouvernés par leur propres lois.</p>
<p>Enfin, Yahgulanaas instaure grâce à ses mangas haïda un dialogue à l’échelle mondiale. Dans <em>Red</em>, le montage d’images articulées autour du tracé sinueux et, à première vue, fragmenté des <em>formlines</em>, ne se comprend véritablement que lorsque le lecteur arrive en fin d’ouvrage.</p>
<p>Là, une double page l’accueille et reproduit la fresque murale de 5m de haut sur 2m de large, composée de 108 planches peintes à l’aquarelle, qui est à l’origine de la création du manga.</p>
<figure class="align-center zoomable">
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<figcaption>
<span class="caption">Les <em>formlines</em> des planches de <em>Red</em>, mises côte à côte, forment un nouveau dessin (p. 110-111).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La reconstruction du mural fait apparaître comme en surimposition l’image stylisée d’une entité surnaturelle ou d’un blason haïda (figure animale ou ancêtre d’un groupe social). Cette image stylisée fidèle aux canons de l’art bidimensionnel de la côte Nord-ouest, qui n’a rien à voir avec la trame du récit, fait le lien entre toutes les planches/pages de l’œuvre.</p>
<p>Non avare d’explications, Yahgulanaas souligne que la présence inattendue du motif doit faire prendre conscience qu’il existe différentes et diverses réalités en dehors de notre propre monde. Mais il y a plus encore :</p>
<blockquote>
<p>« La fresque murale est une manière de comprendre comment nous sommes tous liés les uns aux autres et comment nous circulons dans un même espace. »</p>
</blockquote>
<hr>
<p><em>Billet publié en collaboration avec le blog de la revue d’anthropologie et sciences humaines <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">Terrain</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/98906/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Le manga « haïda » de l’artiste amérindien Yahgulanaas ouvre un dialogue graphique entre les différentes cultures du Nord Pacifique, celles de la côte Nord-Ouest et celles de l’Asie septentrionale.
Marie Mauzé, Anthropologue, Directrice de recherche au CNRS, Laboratoire d'anthropologie sociale, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/98709
2018-06-21T19:05:17Z
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Les fantômes sont des choses qui arrivent
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/224218/original/file-20180621-137725-124bfnd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=10%2C0%2C3421%2C2387&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Apparition, Yankai Jin.
</span> <span class="attribution"><span class="source">© Penninghen 2017</span></span></figcaption></figure><figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=383&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=383&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/123575/original/image-20160523-11010-17x91o4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=383&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Nous vous proposons cet article en partenariat avec l’émission de vulgarisation scientifique quotidienne <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre">« La Tête au carré »</a>, présentée et produite par Mathieu Vidard sur France Inter. Grégory Delaplace, l’un des auteurs de ce texte, évoquera ses recherches dans l’émission du 22 juin 2018 en compagnie d’Aline Richard, éditrice science et technologies pour The Conversation France</em>.</p>
<hr>
<p>Croyez-vous aux fantômes ? La question est constamment posée, depuis les histoires à faire peur que l’on se raconte lors des veillées de colonies de vacances jusqu’aux récits médiatiques d’événements paranormaux qui mobilisent les foules. Elle sert à diviser le monde en deux catégories : il y aurait d’un côté les crédules et de l’autre les sceptiques ; ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas.</p>
<p>Pourtant, lorsque l’on interroge les témoins de ces événements, les choses semblent toujours plus compliquées : ceux qui y croient ne cessent d’évoquer leurs doutes tandis que les incrédules se laissent parfois prendre… Bref, la question de la croyance paraît très loin d’épuiser le sujet – d’autant plus que les personnes impliquées parlent rarement de croire ou non aux fantômes, mais évoquent bien plus souvent le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/10171">fait de « ressentir » leur présence, ou encore d’en « avoir peur »</a>.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=872&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=872&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=872&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1095&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1095&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224217/original/file-20180621-137711-194gc4v.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1095&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Denise, Paul Réau.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> Penninghen 2017</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Et si, plutôt que de se demander qui y croit et comment, on cherchait à savoir ce qui se passe ? C’est le pari lancé par le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/">numéro 69 de la revue d’anthropologie <em>Terrain</em></a> : les divers contributeurs du numéro se sont penchés sur les modalités des rencontres avec les fantômes, dans diverses sociétés et à diverses époques. Ils ont décrit, le plus précisément possible, les manières dont les morts reviennent, et la façon dont ces manifestations affectent les vivants qui y assistent. Si les fantômes sont des choses qui arrivent, que peut-on apprendre de ces apparitions ?</p>
<h2>« Il y a des morts dans les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits »</h2>
<p>L’apparition des fantômes constitue toujours un événement – y compris lorsqu’elle ne provoque aucune surprise, à la manière <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01145580">des interlocuteurs islandais de l’anthropologue Christophe Pons</a> qui lui expliquent qu’« il y a des morts dans les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits ». Même lorsque l’existence des fantômes est une évidence, parfaitement acceptée, leur apparition constitue une rupture. Elle est un événement au sens où les catégories ordinaires de la perception et de l’intelligibilité ne permettent pas tout à fait de rendre compte de ces situations ; on ne peut pas immédiatement leur donner un sens.</p>
<figure class="align-right ">
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<figcaption>
<span class="caption">Nécrophone, par Erwan Bacha.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> Penninghen 2017</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Partout où ils se manifestent, les fantômes ne laissent pas aux vivants le loisir de croire en eux ou pas : ils créent une perturbation, un bouleversement avec lesquels il faut désormais faire. Ce n’est pas un hasard si un grand nombre de nos technologies actuelles de communication ont été précédées ou suivies par des tentatives de communiquer avec l’au-delà – depuis <a href="https://journals.openedition.org/1895/5011">Thomas Edison</a> jusqu’aux <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/10100">chasseurs de fantômes sur YouTube</a>. Le décalage entre l’expérience sensible habituelle et celle mise en jeu dans les manifestations spectrales caractérise ces événements.</p>
<h2>Mener l’enquête</h2>
<p>Le premier effet de ces apparitions est alors de déclencher un processus d’enquête, afin de saisir ce qui se passe et, surtout, d’y trouver une solution. Lorsqu’en février 1938 des cris inhumains s’échappent d’une maison du quartier de <a href="https://hauntedpalaceblog.wordpress.com/tag/bethnal-green/">Bethnal Green à Londres</a>, que des portes fermées à clé s’ouvrent sans raison et que les meubles se renversent, tout le monde s’interroge sur le sens de ces phénomènes inexplicables : les habitants de la maison mais aussi le journaliste de l’<em>Evening Standard</em> mandaté pour couvrir ce fait divers, ou encore la foule de plus en plus nombreuse qui se rassemble chaque soir pour tenter d’apercevoir quelque chose.</p>
<figure class="align-left ">
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<span class="caption">Nandor Fodor, célèbre parapsychologue des années 30, mobilisé.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Nandor_Fodor#/media/File:Nandor_Fodor_parapsychologist.png">Wikimedia</a></span>
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<p>L’enquête mobilise également le docteur <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Nandor_Fodor">Nandor Fodor</a>, célèbre membre de l’International Institute for Psychical Research, qui laissera de nombreux rapports à ce sujet – les fantômes ont en effet suscité au tournant du XXème siècle en Europe de <a href="https://journals.openedition.org/1895/5011">multiples dispositifs technologiques et sociétés savantes</a> dont le but était d’étudier « scientifiquement » l’existence de ces êtres surnaturels.</p>
<p>Mais l’apparition d’un fantôme est d’abord un événement parce qu’elle oblige à passer à l’action, à faire quelque chose. Elle force les vivants qui assistent au retour des morts à recomposer leur quotidien et leurs relations : à Bethnal Green, l’une des habitantes de la maison, Mme Harrison, fut finalement forcée à partir. Elle avait été identifiée comme à l’origine des troubles – sans que les enquêteurs ne tranchent tout à fait quant à la nature de sa responsabilité. Avait-elle fabriqué les phénomènes paranormaux de toutes pièces, ou était-elle l’objet du ressentiment post-mortem de la vieille infirme dont elle s’était occupée ? Pour les protagonistes de cette histoire, la question importe finalement assez peu : Mme Harrison quitta la maison, et les phénomènes cessèrent immédiatement.</p>
<p>Cet exemple montre que l’apparition des fantômes constitue une épreuve : il y a un avant et un après la rencontre, pour les vivants auprès de qui ils se manifestent.</p>
<h2>Ce que les fantômes font apparaître</h2>
<p>Étudier les modalités variées de ces apparitions présente un grand intérêt anthropologique. En effet, les fantômes ne se contentent pas d’apparaître : par leurs modes de présence, comme par les solutions que les vivants mettent en œuvre pour résoudre ces situations problématiques, les fantômes nous renseignent sur les contextes politiques, sociaux et religieux dans lesquels ils prennent place.</p>
<p>Ils font ainsi apparaître un certain nombre d’enjeux qui sont parfois difficiles à formuler autrement – parce que liés à des événements conflictuels ou violents qui font surgir dans le présent un passé traumatique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=660&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224214/original/file-20180621-137746-1rt554.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=829&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Flore Vincent.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> Penninghen 2017</span></span>
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<p>Mais les fantômes ne sont pas seulement des « revenants » : par leur présence même, ils ouvrent aussi des possibilités pour l’avenir. Ainsi, dans ses travaux sur le village vietnamien de Cam Re, qui a été au centre des guerres du Vietnam (1945-1975), <a href="https://cindyanguyen.com/2016/02/10/heonik-kwon-ghosts-of-war-in-vietnam/">Heonik Kwon</a> évoque, dans sa contribution au numéro, ces « voisins invisibles » que constituent les morts.</p>
<p>Les villageois côtoient quotidiennement les fantômes d’un officier français, de soldats américains timides et affamés, ou encore ceux de jeunes Vietnamiens venus de tout le pays pour mourir loin de chez eux. Ces morts orphelins, restés sans sépulture et dont personne ne cultive la mémoire, ont tendance à errer dans le village et à « traîner dans les rues ». Face à ces morts injustes, les villageois se sont mis à accomplir des gestes d’hospitalité envers leurs « voisins invisibles », leur offrant à boire et à manger. Ces offrandes rituelles sont empreintes de l’espoir d’une réciprocité : que quelqu’un fasse la même chose envers leurs propres morts déplacés.</p>
<p>Prendre au sérieux les apparitions de fantômes et les récits de ces rencontres – car les fantômes se prêtent particulièrement à la narration – est donc, avant tout, une manière de prendre au sérieux les diverses manières dont les vivants sont affectés par leurs morts.</p>
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<figcaption><span class="caption">Bande annonce de la revue Terrain consacrée aux Fantômes, Illustration : Etienne Daugy (Penninghen 2017) Musique : Ghost Trails by ESMJeremyT (Pond5), 30 Sec Horror Buildup And Climax by JonasWestMusic (Pond5), Vintage Halloween Fun by ThatBeat (Pond5) Animation : Vanessa Tubiana-Brun (CNRS-Maison Archéologie & Ethnologie, René-Ginouvès), avec la collaboration de Sophie Laporte et Ismaël Moya.</span></figcaption>
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<p><em>Article publié en collaboration avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/10236">blog de la revue Terrain</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/98709/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Assaf est membre de la rédaction de la revue Terrain.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Grégory Delaplace ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Que se passe t-il lorsqu'on est en présence d'un fantôme ? Et comment ce type de rencontre nous affecte-il ?
Grégory Delaplace, Maître de Conférence - Université Paris Nanterre, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Laure Assaf, Assistant Professor of Arab Crossroads Studies and Anthropology , NYU Abu Dhabi, chercheuse associée LESC, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.