tag:theconversation.com,2011:/us/topics/totalitarisme-62647/articlestotalitarisme – The Conversation2023-12-28T17:09:48Ztag:theconversation.com,2011:article/2196352023-12-28T17:09:48Z2023-12-28T17:09:48Z« L’Archipel du Goulag » : trois tomes qui ont ébranlé le communisme<p>Il y a exactement cinquante ans, fin décembre 1973, un livre paraissait en russe à Paris : <em>L’Archipel du Goulag</em>, d’Alexandre Soljénitsyne.</p>
<p>Publié en traduction dans de nombreux pays occidentaux dès mai 1974, vendu en France à 600 000 exemplaires en moins de trois mois, ce premier tome a été suivi de deux autres.</p>
<p>Peu de livres au XX<sup>e</sup> siècle auront eu un tel impact politique.</p>
<h2>Alexandre Soljénitsyne, écrivain et ancien détenu du Goulag</h2>
<p>Né le 11 décembre 1918, <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Aleksandr_Issa%C3%AFevitch_Soljenitsyne/144751">Alexandre Soljénitsyne</a> est le produit de l’éducation soviétique de son temps. Enseignant, il participe comme officier à la Seconde Guerre mondiale et est décoré pour bravoure en 1943.</p>
<p>Le 9 février 1945, il est arrêté pour avoir critiqué Staline dans une lettre privée. Suivront huit ans de camp – pendant lesquels il trouve la foi –, un cancer et le début d’une relégation au Kazakhstan qui est abrégée par la mort de Staline : réhabilité en 1956, Soljénitsyne peut retourner en République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=494&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567286/original/file-20231222-21-er3svj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=621&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le détenu Soljénitsyne fouillé par un garde, 31 décembre 1952.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives familiales d’Alexandre Soljénitsyne</span></span>
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<p>Déterminé à témoigner, il écrit sur les camps, mais cache ses œuvres, attendant le moment de les montrer. Le dégel officialisé par Nikita Khrouchtchev lui en fournira l’occasion. Son premier texte publié, <a href="https://www.fayard.fr/livre/une-journee-divan-denissovitch-9782213726458/"><em>Une Journée d’Ivan Dénissovitch</em></a>, paraît en novembre 1962 dans la revue <em>Novyï Mir</em>, avec l’autorisation personnelle de Khrouchtchev, et porte déjà sur les camps : l’écrivain y raconte une journée dans la vie d’un « zek », un prisonnier ordinaire, et démontre ainsi que, contrairement aux <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-marche-de-l-histoire/1956-le-rapport-khrouchtchev-1532077">allégations de Khrouchtchev en 1956</a>, les répressions n’ont pas touché que des communistes. Ce récit est lu par des millions de Soviétiques et permet à ses lecteurs occidentaux de saisir la réalité des purges staliniennes. C’est pourquoi la publication de textes sur les camps est presque aussitôt interdite en URSS.</p>
<p>Soljénitsyne devient alors le symbole et le repère de ceux qui, dans la société soviétique, s’opposent à un possible retour des répressions. Néanmoins, ceux qui ont acquis pouvoir et privilèges sous Staline défendent les règles du jeu qui leur ont réussi, et bénéficient en cela du soutien du KGB. L’affrontement entre ces deux camps marque les années 1960 en URSS, mais les nationalistes pro-Staline l’emportent : dès 1963-1964, Soljénitsyne ne peut plus être publié. Il est exclu de l’Union des écrivains en 1969. La consécration vient d’Occident : le prix Nobel de littérature est décerné à l’écrivain en 1970, mais celui-ci <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/11/30/soljenitsyne-ne-se-rendra-pas-a-stockholm-pour-recevoir-le-prix-nobel_2658842_1819218.html">ne peut se rendre à Stockholm pour le recevoir en mains propres</a>.</p>
<h2>Publier <em>L’Archipel du Goulag</em> en Occident</h2>
<p>Ce que ses adversaires ne savent pas, c’est que, dès 1968, Soljénitsyne a fait passer en Occident l’œuvre majeure de sa vie, <em>L’Archipel du Goulag</em>, ce texte-fleuve dans lequel il dresse l’histoire du système concentrationnaire soviétique de 1918 à 1956. Il l’a rédigé entre 1958 et février 1967, et n’a jamais eu l’ensemble du manuscrit sous les yeux : comme il en a pris l’habitude en camp, il écrit sur de minuscules feuilles de papier, qu’il enterre dans des jardins.</p>
<p>Nikita Struve, universitaire et directeur de la <a href="https://www.editeurs-reunis.fr/notre-histoire">maison d’édition YMCA Press</a>, a reçu l’un des deux exemplaires transmis. Cette maison d’édition en langue russe a été fondée par des émigrés en 1921 à Prague et a déménagé en 1925 à Paris où, surtout depuis le début des années 1960, elle publie, outre des émigrés, des auteurs soviétiques qui ne peuvent l’être en URSS : le <a href="https://ceupress.com/book/written-here-published-there">« tamizdat »</a> – la publication « là-bas », en Occident, de textes soviétiques, à ne pas confondre avec le <a href="https://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/actualites/nouvelles-publications/samizdat-publications-clandestines-et-autoedition-en-europe-centrale-et-orientales-1950-1990.html">samizdat</a>, publication « par soi-même », qui désigne le fait de diffuser clandestinement des textes en URSS, essentiellement en les recopiant à la machine – prend de l’ampleur.</p>
<p>Pendant l’été 1973, parce que les pressions se renforcent contre lui et qu’une femme ayant tapé à la machine <em>L’Archipel du Goulag</em>, Elizaveta Voronianskaïa, <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/nivat_georges/soljenitsyne/Soljenitsyne_avec_photos.pdf">s’est pendue</a> après avoir été interrogée par le KGB pendant cinq jours et cinq nuits, Soljénitsyne lance l’ordre de préparer, à Paris, la publication de ce texte.</p>
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<p>Le 28 décembre 1973, il apprend par la BBC la sortie du premier tome ; le 14 janvier, la <em>Pravda</em> traite l’écrivain de <a href="https://biography.wikireading.ru/52393">« renégat »</a>. Dans la foulée, des journaux publient de nombreuses lettres dans lesquelles des écrivains officiels très connus – dont Sergueï Mikhalkov et Constantin Simonov – condamnent l’auteur de <em>L’Archipel du Goulag</em>, cette campagne aussi étant supervisée par le KGB. Arrêté le 12 février et accusé de trahison, Soljénitsyne est poussé, le lendemain, dans un avion qui le dépose en RFA. Il a été déchu de sa citoyenneté soviétique.</p>
<h2>Un « essai d’investigation littéraire »</h2>
<p><em>L’Archipel du Goulag</em>, ce long « essai d’investigation littéraire » – c’est son sous-titre –, dresse un tableau sociologique et historique détaillé des camps et des répressions soviétiques, et décrit les parcours et le quotidien des prisonniers au sein de cet « archipel » qui regroupait des myriades de camps, comme autant d’îles au sein du pays.</p>
<p>Soljénitsyne évoque aussi la « relégation », celle qui suivait le camp ou celle à laquelle ont été directement condamnés des centaines de milliers de paysans et des peuples entiers, dont les <a href="http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-deportation-tchetchenes-ingouches.html">Tchétchènes</a> et les <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-si%C3%A8cle-revue-d-histoire-2007-4-page-151.htm">Tatars de Crimée</a>. Pour lui, les prisonniers du Goulag peuvent être comparés aux serfs de l’Ancienne Russie, même si le sort de ces derniers était plus confortable.</p>
<p>Le Goulag, souligne-t-il, s’inscrit dans la logique du système soviétique : conçu et initié par Lénine, il ne peut être vu comme une déviation stalinienne. L’écrivain réfléchit aussi à l’impact de ces camps sur les individus et sur la société : le Goulag provoquerait et accentuerait la peur, la méfiance, le mensonge et une « psychologie d’esclaves ». Comment ne pas y repenser aujourd’hui, alors que la Russie poutinienne a renoué avec certaines pratiques répressives impitoyables ?</p>
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<figcaption><span class="caption">« L’archipel du goulag, le courage de la vérité », documentaire de Jean Crépu et Nicolas Milétitch.</span></figcaption>
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<p>Ce qui est sidérant, c’est que, pour réaliser cet énorme travail, Soljénitsyne n’a utilisé aucune archive – celles sur le Goulag étaient fermées – ni pratiquement aucune source publiée – il n’y en avait guère. Il s’est appuyé sur les récits, les mémoires et les lettres de deux cent vingt-sept anciens détenus que lui, ou certains de ses proches, avaient contactés.</p>
<p>Là est l’immense force du livre, et c’est pourquoi son auteur affirmera le considérer « comme au-dessus de [lui-même] ». Déjà, dans sa <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/soljenitsyne_alexandre/le_cri_prix_nobel/le_cri_prix_nobel_texte.html"><em>Lecture du Nobel</em></a>, rédigée alors que <em>L’Archipel</em> n’était pas encore publié, Soljénitsyne se disait porteur de la parole des personnes mortes au Goulag, « accompagné par les ombres de ceux qui y sont restés », et s’inscrivait ainsi, à sa façon, dans la même démarche qu’Anna Akhmatova avec son <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Requiem-1473-1-1-0-1.html"><em>Requiem</em></a>.</p>
<p>Par la suite, il rappellera sans cesse avoir parlé au nom de ceux auxquels toute parole a été confisquée : c’est la voix d’un peuple réduit au silence qu’il veut faire entendre. Et c’est pourquoi non seulement il dédie <em>L’Archipel du Goulag</em> « à ceux à qui la vie a manqué pour raconter ces choses. Et qu’ils me pardonnent de n’avoir pas tout vu, de n’avoir pas tout retenu, de n’avoir pas tout deviné », mais <a href="https://www.solzhenitsyncenter.org/solzhenitsyn-fund">il consacrera l’ensemble des droits de ce livre</a> – des sommes énormes – à l’aide aux prisonniers politiques soviétiques.</p>
<h2>Un passé qui ne « passe » toujours pas</h2>
<p><em>L’Archipel du Goulag</em> a circulé sans discontinuité en URSS grâce au samizdat et a marqué un tournant net dans la complaisance des intellectuels occidentaux pour le régime soviétique. Sa publication en France, où le Parti communiste restait très puissant et aligné sur l’URSS, a entraîné des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/histoire-du-communisme-ii-2-4-9000900">débats passionnés</a>. En effet, ce livre posait une « question énorme, considérable, écrasante » que Jean Daniel, rédacteur en chef du <em>Nouvel Observateur</em>, a résumée ainsi : « L’univers concentrationnaire, qui a été inséparable du stalinisme, peut-il être séparé du socialisme ? » Rapidement, Marx aussi a été mis en cause, et une gauche se voulant antitotalitaire a émergé.</p>
<p>Le PCF a, lui, parlé de campagne organisée contre l’URSS, tandis que des rumeurs initiées par les idéologues soviétiques ont prétendu que l’écrivain soutenait des régimes d’extrême droite, et l’ont <a href="https://www.editeurs-reunis.fr/post/ambiguites-face-dissidence-sovi%C3%A9tique-1">assimilé à Laval, Doriot et Déat</a>. Soljénitsyne restera assigné à la droite, voire à l’extrême droite, d’un champ politique qui n’était pourtant pas le sien, mais même le PCF a été obligé de prendre un peu ses distances avec l’URSS. Trop tard : <em>L’Archipel du Goulag</em> est l’une des raisons qui expliquent l’effondrement électoral durable de ce parti.</p>
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<figcaption><span class="caption">Alexandre Soljénitsyne invité de l’émission « Apostrophes », Antenne 2, 9 décembre 1983.</span></figcaption>
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<p>Ce livre est <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/07/04/urss-oeuvre-majeure-de-soljenitsyne-l-archipel-du-goulag-va-etre-publie-par-l-union-des-ecrivains-sovietiques_4142839_1819218.html">publié en URSS</a> pendant la pérestroïka, à partir d’août 1989 et beaucoup croient à un tournant définitif. Comme le formule alors le critique Igor Vinogradov, « un pays qui lit <em>L’Archipel</em> et ensuite tout Soljénitsyne […] sera, dans sa vie de l’esprit, un pays considérablement différent de ce qu’il était avant ». Connaître le passé pourrait empêcher son retour et permettre à la société de guérir des violences subies, pensait-on.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/05/28/russie-le-retour-d-alexandre-soljenitsyne-trop-tard_3830661_1819218.html">Soljénitsyne est rentré en Russie en 1994</a>, mais ses compatriotes l’ont trouvé coupé des réalités. Il demeurait cependant le symbole vivant de la dénonciation des camps, et c’est pourquoi ceux qui géraient l’image de Vladimir Poutine ont tenu à ce que celui-ci <a href="https://desk-russie.eu/2023/05/27/ils-ont-fait-le-poutinisme-gleb-pavlovski-lapprenti-sorcier-au-blouson-vert-suite.html">rencontre publiquement l’ancien détenu</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=347&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567285/original/file-20231222-21-u3a2gt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=436&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une deuxième rencontre entre Soljénitsyne et Poutine, après celle de septembre 2000, eut lieu le 12 juin 2007.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Kremlin.ru</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>L’écrivain est mort le 3 août 2008. Peu après, <em>L’Archipel</em> a été inscrit au programme des lycées et une version raccourcie a été diffusée. Déjà, pourtant, des attaques visaient son auteur. En octobre 2016, Soljénitsyne a été <a href="https://www.academia.edu/38735094/_Solj%C3%A9nitsyne_aujourd_hui_en_Russie_un_h%C3%A9ritage_instrumentalis%C3%A9_Histoire_and_Libert%C3%A9_num%C3%A9ro_sp%C3%A9cial_pour_le_centenaire_de_Solj%C3%A9nitsyne_n_67_d%C3%A9cembre_2018_p_53_62">pendu en effigie</a> aux portes du musée du Goulag, à Moscou, une <a href="https://lenta.ru/news/2016/10/11/gulag/">pancarte le traitant de « traître » et d’« ennemi de la Patrie »</a> ; des statues, des portraits de lui ont été <a href="https://tvernews.ru/news/260212/">vandalisés en Russie</a>. Une guerre violente opposait, et oppose toujours, ceux qui lui rendent hommage et ceux qui ne lui pardonnent pas d’avoir dénoncé les répressions soviétiques. Le passé « ne passe pas », et la situation actuelle en Russie en témoigne.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219635/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cécile Vaissié ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur la genèse et l’impact, en URSS et en Occident, de l’un des livres les plus importants du XXᵉ siècle, publié à Paris il y a exactement 50 ans.Cécile Vaissié, Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE (Université de Lorraine), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147712023-11-02T13:43:07Z2023-11-02T13:43:07ZLe régime de Vladimir Poutine est autoritaire et détestable, mais on ne peut le qualifier de fasciste<p>La <a href="https://ici.radio-canada.ca/guerre-ukraine">guerre en Ukraine</a> a entraîné un recours accru au concept de fascisme pour qualifier le régime russe actuel. Mais est-ce le bon terme ?</p>
<p>Comme spécialiste de la Russie postsoviétique et, par ailleurs, en tant que professeur enseignant la politique comparée sur le fascisme, les dictatures et les idéologies autoritaires, un tel qualificatif suscite mon étonnement. </p>
<p>À moins de redéfinir le concept pour l’adapter à la Russie poutinienne, il ne me semble guère judicieux de si mal nommer les choses. Car de l’étiquette attribuée à la Russie dépend l’attitude à entretenir à son égard. On ne se comporte pas envers un régime fasciste de la même manière qu’à l’endroit d’une dictature militaire ou conservatrice. Les perspectives d’évolution ne sont d’ailleurs pas les mêmes. </p>
<p>L’armée russe a certes envahi l’Ukraine pour des raisons, à mon avis, à la fois <a href="https://lautjournal.info/20220422/ukraine-expliquer-nest-pas-justifier">explicables et injustifiables</a>. Il est compréhensible que les images diffusées quotidiennement sur la guerre en Ukraine avec les massacres, les destructions, les millions de réfugiés et autres malheurs génèrent de fortes émotions nourrissant la détestation du régime Poutine.</p>
<p><a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/les-dessous-de-l-infox-la-chronique/20230224-le-discours-de-poutine-sur-la-d%C3%A9nazification-de-l-ukraine-%C3%A0-l-%C3%A9preuve-des-faits">Le président russe lui-même justifie ses actions auprès de sa population en présentant l’Ukraine comme un pays à « dénazifier »</a>, rappelant à cette fin les massacres dont s’est rendu responsable l’armée ukrainienne <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Donbass">au Donbass depuis 2014</a>, la <a href="https://www.lesoleil.com/2022/03/05/qui-sont-ces-neonazis-dans-larmee-ukrainienne-bd2d1489a62bb6ce1cd210f0abe72bc5/">présence de néonazis dans certains bataillons</a>, les lois répressives à l’égard des russophones, etc. L’analyse politique avisée invite cependant à se méfier de la propagande et de l’usage de concepts inappropriés.</p>
<h2>Pas d’« Homme nouveau » dans la Russie de Poutine</h2>
<p>Le fascisme, en tant qu’idéologie et régime, se veut « révolutionnaire », au sens où il cherche à mobiliser les masses, par l’entremise d’un parti unique mu par une idéologie totalitaire antilibérale, antimarxiste et anticonservatrice. Cette mobilisation opère dans une atmosphère de violence généralisée et officiellement valorisée, en vue d’une transformation totale de la société au bout de laquelle émerge un « Homme nouveau ». Chez des spécialistes tels <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Laqueur">l’historien juif allemand Walter Laqueur</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Griffin">l’historien et politologue britannique Roger Griffin</a>, il s’agit là d’un minimum pour définir le fascisme.</p>
<p>À maints égards, le régime Poutine s’en trouve fort éloigné. Non seulement n’est-il pas question d’« Homme nouveau », mais le président et ses sbires évoquent fréquemment le « déclin de l’Occident », lui reprochant d’avoir <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/69695">rompu avec les valeurs traditionnelles</a> en désignant notamment la montée du « wokisme ». Ce discours leur vaut d’ailleurs la sympathie de dirigeants étrangers, <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2022-04-02/la-guerre-profite-a-viktor-orban.php">dont le Hongrois Viktor Orban</a>. </p>
<p><a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-10-05/la-mission-de-la-russie-est-de-batir-un-nouveau-monde-assure-vladmir-poutine.php">« Le nouveau monde »</a> récemment évoqué par Poutine fait référence non pas à un « Homme nouveau » mais à l’émergence d’un système international pluraliste et sans hégémonie, dans lequel la Russie trouverait la place qu’il estime lui revenir.</p>
<h2>Un régime conservateur et réactionnaire</h2>
<p>Loin de constituer une idéologie vouée à la transformation de la société russe, le discours du Kremlin se veut au contraire conservateur. On l’a vu avec le <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-5-page-74.htm">rôle important accordé à l’Église orthodoxe</a>, dont les positions se distinguent par leur caractère particulièrement réactionnaire. On peut également mentionner une certaine réhabilitation du passé tsariste. </p>
<p>Les dictatures conservatrices ne cherchent surtout pas à mobiliser les masses, qu’on préfère passives. Assiste-t-on à des parades fréquentes à l’échelle de toute la Russie, à une enrégimentation de la société, tout cela dans le but de former une communauté nationale conquérante se préparant à la guerre ? Les régimes nazi et fasciste ne dissimulaient aucunement leurs intentions à ce sujet et la société était préparée à l’aide d’une intense propagande. </p>
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<img alt="Une affiche dans une rue montre un soldat portant un masque noir et un casque kaki, avec des passants en arrière-plan" src="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La vie continue comme si de rien n’était à Moscou, malgré la guerre en Ukraine et les affiches invitant à rejoindre les rangs de l’armée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
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<p>Même l’art et l’architecture étaient mis au service du régime et de ses projets de domination. En Russie, la propagande sert au contraire à nier toute intention de conquête en invoquant tantôt la lutte contre le « nazisme » ukrainien, tantôt la résistance à l’expansion de l’OTAN. Il est d’ailleurs strictement interdit d’utiliser le mot « guerre » auquel on substitue l’expression « opération militaire spéciale ». </p>
<p>Dans les régimes fascistes, le parti, armé et violent, joue un rôle central et indispensable comme instrument de mobilisation, de formation des cadres et de diffusion de l’idéologie. Dans les dictatures conservatrices, dont faisaient partie autrefois l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la Hongrie de Horthy et quelques autres, le parti du pouvoir joue un rôle secondaire, comme c’est le cas pour Iedinaïa Rossia (Russie unie). Il n’existe d’ailleurs pas d’idéologie unique et officielle en Russie. Le régime reconnaît l’existence d’autres partis politiques et d’autres courants de pensée, représentés par des députés au parlement, tels le Parti communiste et des partis libéraux.</p>
<h2>Les traits autoritaires du régime politique russe</h2>
<p>Le régime comporte évidemment diverses caractéristiques propres à l’autoritarisme, accentuées depuis par la guerre et les difficultés qu’elle entraîne. L’essentiel du pouvoir se trouve entre les mains de la branche exécutive, à commencer par le président, occupé à maintenir l’équilibre entre les intérêts les plus puissants du pays : forces de répression, « oligarques », bureaucratie et autres. En cela, le régime épouse certains traits du <a href="https://www.cahiersdusocialisme.org/la-russie-de-vladimir-poutine-un-regime-bonapartiste/">bonapartisme</a>. </p>
<p>Les élections se déroulent en l’absence d’une répartition équitable des ressources. La censure s’est renforcée, surtout pour tout ce qui concerne la guerre. Des <a href="https://www.sudouest.fr/international/russie/assassines-emprisonnes-exiles-quel-est-le-sort-reserve-aux-opposants-de-poutine-14825840.php">opposants actifs ont été emprisonnés</a>. Avec l’enseignement du patriotisme, la propagande du régime <a href="https://www.watson.ch/fr/international/russie/194156830-la-propagande-du-kremlin-s-infiltre-dans-les-ecoles-russes">cherche à s’insinuer dès l’école primaire</a>. Mais tout cela demeure bien loin d’une tentative de révolution anthropologique. </p>
<p>Certes, il existe en Russie des personnalités et des groupuscules adhérant à une quelconque forme d’idéologie fasciste. Mais ils se trouvent confinés à la marginalité, surtout depuis 2008-2010, le système judiciaire appliquant avec succès la loi interdisant l’incitation à la haine interethnique et les symboles nazis, notamment.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/poutine-mene-aussi-une-autre-guerre-celle-contre-lhistoire-179506">Poutine mène aussi une autre guerre : celle contre l’Histoire</a>
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<h2>Un régime qui se sent menacé</h2>
<p>La plus grande crainte des dirigeants russes actuels provient de l’impopularité des résultats de la transition postsoviétique. </p>
<p>Diverses enquêtes d’opinion témoignent du <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/idees/659133/politique-internationale-la-fragilite-de-la-russie-de-vladimir-poutine">rejet majoritaire de la propriété privée au profit de la propriété d’État, de la nette préférence pour la planification plutôt que pour le marché, de la nostalgie pour la période Brejnev</a>, du dégoût pour la corruption, etc. C’est pour cela que l’ordre établi se sent menacé par les « révolutions de couleur » qui ont affecté l’Ukraine, la Géorgie, le Kirghizstan, et les mouvements de contestation plus récents au Belarus et au Kazakhstan. </p>
<p>La crainte que de tels soubresauts influencent la population russe constitue un sujet de préoccupation majeur qui pousse les autorités à se mêler de la vie politique de leurs voisins, tout comme les États-Unis ont contribué à mettre en place des dictatures dans plusieurs pays d’Amérique latine afin d’y contrer la montée révolutionnaire ou même les gouvernements jugés trop nationalistes.</p>
<p>La Russie se distingue par la faiblesse de l’ordre social consécutif à l’effondrement du régime soviétique, ce qui confère à l’État un caractère plus répressif que dans une société comme la nôtre où les classes possédantes ne se sentent guère menacées sur le plan idéologique. </p>
<p>Sa politique étrangère reflète à la fois cette insécurité politique face aux mouvements de contestation (comme c’était d’ailleurs le cas à l’époque soviétique) et son insécurité militaire devant l’expansion de l’OTAN. La Russie est limitée par une économie de type périphérique, dont la croissance est en grande partie axée sur l’exportation de matières premières et donc dans un état de subordination par rapport aux économies des pays développés. Les autorités russes ne disposent guère des moyens de se lancer dans une politique de conquête à grande échelle même si telle était leur volonté. </p>
<p>Ainsi, l’étiquette de fasciste ou les parallèles avec l’Allemagne hitlérienne relèvent davantage de considérations idéologiques que d’une volonté de réellement bien cerner la situation réelle. Elle ne saurait nous éclairer sur le fonctionnement du système politique de la Russie postsoviétique, ou sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214771/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le régime de Vladimir Poutine est autoritaire, conservateur et réactionnaire. Mais il ne peut être qualifié de fascisme, une idéologie qui se veut révolutionnaire et totalitaire.Michel Roche, Professeur de science politique, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1994892023-03-02T19:59:55Z2023-03-02T19:59:55Z70 ans après la mort de Staline, son spectre hante toujours la Russie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/512634/original/file-20230228-1889-65hy2a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=18%2C25%2C4166%2C2729&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Ce sont essentiellement les sympathisants communistes qui brandissent volontiers les portraits de Staline en Russie, mais les autorités officielles diffusent un discours de plus en plus positif sur sa personne.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Alexey Borodin/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Il y a 70 ans, dans la soirée du 5 mars 1953, disparaissait Joseph Vissarionovitch Djougachvili, mieux connu sous le nom de guerre de Staline, « l’homme d’acier ».</p>
<p>Société muselée, terreur érigée en mode de gouvernement, police politique toute-puissante, ennemis réels ou imaginaires forcés d’avouer sous la torture les crimes les plus absurdes, charniers, purges (700 000 personnes exécutées rien qu’en 1937-1938), déportations, famines, camps, censure et propagande « totales », une guerre contre Hitler gagnée au prix inimaginable de 27 millions de morts soviétiques (dont 8,6 millions de morts militaires contre 4,1 pour les Allemands), une Europe divisée et une guerre froide sur le point de devenir chaude : tel est <a href="https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/les-crimes-de-masse-sous-staline-1930-1953.html">l’héritage laissé par le Vojd</a> (Guide).</p>
<p>Trois ans après sa mort, en février 1956, les « excès du culte de sa personnalité » avaient été dénoncés par son successeur, Nikita Khrouchtchev <a href="https://www.cairn.info/le-cimetiere-de-l-esperance--9782262078799-page-349.htm">lors du XXᵉ Congrès du Parti</a>. En octobre 1961, son corps avait été enfin retiré du mausolée de Lénine, sur la place Rouge, à Moscou, pour être placé, plus modestement, dans la nécropole près du mur du Kremlin. Durant la perestroïka, sous Gorbatchev, et surtout au début des années 1990, sous Eltsine, quand les archives se sont ouvertes et les témoignages autrefois interdits furent publiés, une grande partie de la vérité sur ses trente ans de règne était devenue connue de tous, et une vaste majorité de ses anciens sujets purent librement exprimer leur dégoût et leur horreur au souvenir de son époque sanglante.</p>
<p>Mais ce rejet n’a pas duré. À en croire les sondages, les Russes <a href="https://khpg.org/en/1608809237">l’apprécient de plus en plus</a>. Les explications sont multiples. Elles tiennent bien sûr en bonne partie à la personnalité et à la vision historique de l’homme qui siège au Kremlin depuis 2000 et qui trouve que son lointain prédécesseur fut un <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2008/03/25/staline-un-bon-manager-pour-la-russie_1027101_3260.html">« manager efficace »</a> et, surtout, l’incarnation de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Il reste que, pour Vladimir Poutine, la référence à Joseph Staline peut aussi se révéler encombrante…</p>
<h2>Un retour en grâce relativement récent</h2>
<p>Le « revival stalinien », il convient de le souligner, est un phénomène plus récent qu’on ne l’imagine. En 2008, à la fin du deuxième mandat de Vladimir Poutine, 60 % des personnes interrogées par l’Institut Levada (l’un des principaux centres de sondages du pays) estimaient que les crimes commis à l’époque de Staline n’étaient pas justifiés ; en 2012, à la fin du mandat présidentiel de Dmitri Medvedev, <a href="https://meduza.io/news/2021/06/23/levada-tsentr-v-rosssii-56-oproshennyh-schitayut-stalina-velikim-vozhdem-v-ukraine-16">21 % « seulement » des sondés disaient voir en Staline un « grand dirigeant »</a>, un résultat en baisse par rapport aux 29 % enregistrés de 1992, moins d’un an après la disparition de l’URSS.</p>
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<p>Les opinions négatives de Staline n’ont vraiment commencé à diminuer qu’à partir de 2015, l’année suivant l’annexion de la Crimée, moment d’exaltation patriotique et de glorification de l’histoire de l’État. En 2019, 70 % des sondés affirmaient que pour eux, Staline avait joué un rôle plutôt ou très positif, et <a href="https://www.rbc.ru/politics/16/04/2019/5cb0bb979a794780a4592d0c">seulement 16 % le percevaient de manière négative</a>. C’est aussi à partir de cette année que les jeunes Russes, jusqu’ici plutôt indifférents à Staline, s’étaient mis à exprimer des opinions favorables au dictateur. En 2021, enfin, quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, 56 % voyaient en lui un <em>veliki vojd</em> (grand guide), <a href="https://www.levada.ru/2021/06/23/otnoshenie-k-stalinu-rossiya-i-ukraina/">nouveau record du genre</a>.</p>
<p>S’il faut naturellement se méfier de sondages dans une <a href="https://www.cairn.info/russie-reformes-et-dictatures--9782262035464-page-13.htm">« mémocratie »</a>, une dictature qui tire une partie de sa légitimité de la réécriture du passé à des fins politiques, les enquêtes d’opinion n’en reflètent pas moins une réalité qu’il faut analyser.</p>
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<p>La première raison de ces sentiments favorables à Staline est historique : le « dirigeant fort », le « dirigeant à poigne » est un <a href="https://blog.oup.com/2012/05/russia-putin-elections-power/">cliché solidement ancré dans une culture politique fondamentalement conservatrice</a>, qui n’a jamais véritablement fait l’expérience de la démocratie.</p>
<p>D’autre part, la page du stalinisme n’a jamais été véritablement tournée en Russie. Après la mort du Guide, le pays a connu deux courtes vagues de « déstalinisations » sous <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/russie-autopsie-d-un-empire/1956-la-destalinisation-ebranle-la-foi-communiste-et-fait-trembler-le-bloc-sovietique-3-6-2583270">Khrouchtchev</a> (1953-1964) et <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/02/25/le-coup-de-pouce-de-gorbatchev-a-la-destalinisation_310687_1819218.html">Gorbatchev</a> (1985-1991), et surtout une longue période de <a href="https://www.jstor.org/stable/24468830">« restalinisation »</a> au cours des années Brejnev, Andropov et Tchernenko (1964-1985).</p>
<p>Les années Eltsine (1992-1999) ont été marquées, d’un côté, par une <a href="https://www.lexpress.fr/informations/le-lent-degel-de-la-memoire_613109.html">« révolution des archives »</a> révélant ou confirmant l’ampleur des crimes staliniens, mais aussi, par l’absence d’une vraie décommunisation sur le plan juridico-moral – le fameux <a href="https://www.nytimes.com/1992/07/08/world/russian-court-weighs-communist-party-s-legality.html">« Procès du parti communiste »</a>, en 1992, ayant été un échec en raison d’un problème de définition du Parti communiste, qui n’a jamais été un parti politique au sens classique, mais un « mécanisme de contrôle du pouvoir ». La Russie n’aura donc pas connu son « procès de Nuremberg » du PCUS qui aurait pu éduquer les jeunes générations.</p>
<h2>La nostalgie de la « grandeur »</h2>
<p>On en vient à l’échec de la transformation de la Russie post-soviétique en véritable démocratie.</p>
<p>Au cours de la deuxième partie de la décennie 1990, sur fond de déclassement géopolitique et économique du pays, on a pu assister au retour de discours et de pratiques renouant avec la longue tradition d’un État russe fort (<a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2020-2-page-154.htm">« la verticale du pouvoir »</a>), une tendance reprise et amplifiée au cours des deux premiers mandats de Vladimir Poutine, en 2000-2008.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512649/original/file-20230228-18-kzzwq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La tombe de Staline, devant la muraille du Kremlin. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomasz Wozniak/Shutterstock</span></span>
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<p>Les sentiments stalinophiles se sont alors nourris de l’idée de continuité entre la Fédération de Russie et l’URSS, la disparition de cette dernière n’étant plus présentée par le pouvoir comme un événement inévitable mais plutôt comme un effet conjugué des manigances de l’Occident et de l’action, à l’intérieur, d’une « cinquième colonne ».</p>
<p>On se souvient que, en 2005, s’exprimant devant l’Assemblée fédérale russe (les deux Chambres du Parlement bicaméral réunies), Poutine avait qualifié le démantèlement de l’URSS de <a href="https://www.lorientlejour.com/article/500717/La_chute_de_l%2527URSS_est_la_%253C%253C_plus_grande_catastrophe_geopolitique_du_si%C3%A8cle_dernier_%253E%253E%252C_affirme_le_presidentPoutine_%253A_La_Russie_se_devel.html">« plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle »</a>. Le même Poutine qui, pendant des années, n’a cessé de marteler une idée simple : c’est Lénine, par <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/su1922.htm">son projet d’État fédéral, adopté en décembre 1922</a>, qui était rétrospectivement responsable de la disparition de l’URSS. Sous-entendu, la « catastrophe » ne se serait pas produite si c’était le <a href="https://www.cvce.eu/content/publication/2008/9/4/caa796f9-24f0-4e25-98da-4e98b20f18c8/publishable_fr.pdf">projet de Staline, « autonomiste »</a>, qui avait prévalu à ce moment-là – les républiques formant cet État unifié et centralisé n’auraient tout simplement pas pu faire sécession comme dans le cas d’une fédération, ce qui s’est produit au début des années 1990.</p>
<h2>Guerres mémorielles</h2>
<p>On en vient à l’élément essentiel de la stalinophilie, le conspirationnisme. Vladimir Poutine a fréquemment soutenu que s’il ne niait pas les crimes staliniens et la réalité de la Grande Terreur des années 1930, <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/en-russie-le-retour-en-grace-de-staline_2135197.html">il se méfiait tout autant de la critique du stalinisme</a>, dans laquelle il voyait un moyen d’affaiblir la Russie d’aujourd’hui, en présentant celle-ci comme un pays qui, finalement, n’avait pas beaucoup changé par rapport au passé totalitaire. De ce point de vue, s’attaquer à Staline revient, pour Poutine, à participer au complot ourdi par les Occidentaux visant à faire de la Russie un pays de second, voire de troisième rang, contrairement à ce qui serait sa « place naturelle ».</p>
<p>La critique de Staline devient suspecte surtout lorsqu’elle porte sur son action durant la Grande Guerre patriotique (1941-1945). Le « culte » de celle-ci <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/02/18/brejnev-l-antiheros-d-andrei-kozovoi-leonid-brejnev-yeux-grands-fermes_6070434_3260.html">plonge ses racines dans l’époque brejnevienne</a>, pendant laquelle Poutine a été un jeune officier du KGB ; c’est par ce culte que Staline a pu être réhabilité aux yeux de millions de Russes, pour lesquels il demeure étroitement associé à la victoire de 1945. La propagande mémorielle accompagnée de la publication d’un <a href="https://www.haaretz.com/world-news/2021-02-17/ty-article/.premium/russia-enacting-law-to-back-heroic-narrative-about-its-role-in-wwii/0000017f-f450-d223-a97f-fddd41b30000">arsenal législatif destiné à lutter contre toute « falsification de l’histoire »</a> a fini par produire son effet : le triomphateur de 1945 a éclipsé le tyran de la Grande Terreur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512650/original/file-20230228-24-cqr5t3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le portrait de Staline est régulièrement brandi lors des manifestations du « Régiment immortel » qui, chaque 9 mai, jour de la Victoire sur le nazisme (ici à Orel, le 9 mai 2019), commémorent les Soviétiques tués pendant la Seconde Guerre mondiale. Toute remise en cause de la justesse des décisions prises par la direction du pays durant cette période est désormais proscrite.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Alexey Borodin/Shutterstock</span></span>
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<p>Cette politique d’amnésie volontaire a abouti aux résultats que l’on sait. Ainsi, dans un sondage de 2005, 40 % des personnes interrogées considéraient que l’Armée rouge avait été décimée par les purges staliniennes ; elles n’étaient <a href="https://novayagazeta.ru/articles/2021/06/22/levada-dolia-rossiian-vozlagaiushchikh-otvetstvennost-za-porazhenie-sssr-v-nachale-voiny-na-stalinskie-repressii-sokratilas-v-dva-raza">plus que 17 % à l’affirmer en 2021</a>. Alors que les <a href="https://icds.ee/en/russias-memory-wars-poland-and-the-forthcoming-75th-victory-day/">« guerres mémorielles » avec les pays baltes et la Pologne</a> sur les origines du deuxième conflit mondial battent leur plein, Poutine n’hésite pas à qualifier le <a href="https://www.levif.be/international/russie-desaccord-entre-poutine-et-merkel-sur-le-pacte-germano-sovietique-de-1939/">pacte Molotov-Ribbentrop</a> de « triomphe de la diplomatie ». Même le Goulag a fini par être <a href="https://www.theguardian.com/world/2015/oct/29/russia-gulag-camps-putin-nationalism-soviet-history">relégué au rang d’« effet secondaire malheureux »</a>.</p>
<p>Le 2 février 2023, pour célébrer les 80 ans de la bataille de Stalingrad (Volgograd depuis 1961, mais retrouvant son ancien nom pendant la période de la commémoration), la ville avait vu fleurir bustes et affiches géantes à la gloire du Guide, tandis que la propagande qualifiait Staline de « généralissime » (titre en réalité décerné en 1945), architecte de la victoire – une nouvelle réécriture éhontée de l’histoire.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1621126203779203072"}"></div></p>
<h2>Poutine peut-il « rattraper et dépasser » Staline ?</h2>
<p>La « stalinophilie » de la population n’en demeure pas moins une arme à double tranchant, car elle peut tout aussi nourrir un ressentiment à l’égard des dirigeants. Chez les Russes qui expriment leur respect pour Staline, il représente en effet moins un personnage historique que le <a href="https://carnegiemoscow.org/commentary/84991">symbole d’une « grande Russie »</a>, puissante et respectée, une Russie où règnent la justice et l’ordre – ce qui n’est pas sans rappeler les sentiments qui animaient autrefois la paysannerie russe à l’égard du tsar Nicolas II.</p>
<p>Dans cette perspective, Staline peut perdre son statut d’« allié » et de « garant » pour devenir un concurrent gênant pour Vladimir Poutine. Avec Staline, la barre est placée très haut, et le président russe est condamné non seulement à se mesurer constamment à son illustre prédécesseur, au risque de voir sa popularité s’effriter, comme ce fut le cas en 2020-2021, <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/07/01/en-russie-une-reforme-des-retraites-fait-chuter-la-popularite-de-vladimir-poutine_5324071_3214.html">dans le contexte de la promulgation de la réforme des retraites</a>, et d’une non moins <a href="https://www.ctvnews.ca/health/coronavirus/russia-backs-away-from-unpopular-anti-coronavirus-measures-1.5740247">impopulaire</a> gestion de la pandémie de la Covid-19, quand le non-port du masque était devenu un acte de défiance à l’égard des autorités.</p>
<p>La décision d’envahir l’Ukraine, en février 2022, doit de ce point de vue être vue comme la manifestation de la volonté, chez Poutine, de « rattraper et dépasser Staline », pour parodier un <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1957/11/11/telle-est-la-prediction-faite-le-6-novembre-par-m-khrouchtchev_2322157_1819218.html">célèbre slogan de l’époque soviétique</a>. Poutine a certainement ressenti « le souffle glacé du Commandeur » qui lui a fait miroiter la conquête facile de l’Ukraine et l’installation d’un régime fantoche à Kiev. C’est aussi le <a href="https://www.ussc.edu.au/analysis/just-like-his-stalinist-predecessors-putin-is-throwing-everything-at-the-war-in-ukraine-knowing-victory-is-his-only-off-ramp">modèle Staline qui le guide</a> dans sa décision de mobiliser pour noyer l’armée ukrainienne « sous des piles de cadavres », comme le Guide l’avait fait <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-des-soldats-utilises-comme-chair-a-canon-une-vieille-tradition-russe_2183373.html">pendant la Seconde Guerre mondiale</a>. Le 28 février 2023, parlant devant la direction du FSB, le contre-espionnage russe, Poutine a demandé à ses hommes de redoubler d’efforts pour <a href="https://www.reuters.com/world/europe/putin-tells-fsb-security-service-up-its-game-against-western-spy-agencies-2023-02-28/">« débusquer la vermine qui cherche à diviser les Russes avec le soutien de l’Occident »</a> : une chasse aux sorcières digne de 1937 serait-elle en préparation ? Au moins, on ne peut pas dire les Russes n’avaient pas été prévenus. Ils voulaient du Staline ? Ils seront servis.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199489/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Staline, mort le 5 mars 1953, a été partiellement réhabilité au cours des décennies suivantes. Aujourd’hui, à certains égards, il constitue pour Vladimir Poutine une source d’inspiration.Andreï Kozovoï, Professeur des universités, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1861632022-07-18T17:55:13Z2022-07-18T17:55:13ZLes mille et un visages de Big Brother dans la littérature postsoviétique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/472823/original/file-20220706-24-hgev9o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C0%2C673%2C385&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Couverture d'une édition anglaise de « Nous autres », de Zamiatine.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://cdn.radiofrance.fr/s3/cruiser-production/2020/01/4034cbf6-985d-46bc-afcb-861819c4758d/870x489_nous.webp">Momentum</a></span></figcaption></figure><p><em>La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d’explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l’état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on a ainsi observé comment <a href="https://theconversation.com/que-peut-la-fiction-litteraire-face-aux-scandales-des-ehpad-178223">le grand âge est représenté en fiction</a>. Ce second épisode revient sur le genre dystopique dans le contexte russe.</em></p>
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<p>Peu de gens savent que la figure orwellienne du totalitarisme, Big Brother, est fortement inspirée d’un personnage russe, le « Bienfaiteur » du <em>Nous</em> d’Evgueniy Zamiatine (1920), lui-même inspiré du Grand Inquisiteur de Dostoïevski (un récit qui s’inscrit dans le roman <em>Les Frères Karamazov</em>). En URSS, le genre dystopique a rapidement disparu, avant les années 1930, pour des raisons évidentes : la mise en œuvre de <a href="https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1982_num_47_2_3146_t1_0499_0000_2">« l’utopie au pouvoir »</a> ne pouvait supporter de voix dissonantes. La chute de l’URSS a entraîné la publication d’un grand nombre de nouvelles dystopies. Aujourd’hui, <a href="https://journals.openedition.org/ilcea/4575">« l’usine anti-utopique »</a> de la littérature russe n’a pas disparu, même si elle a évolué. A quoi ressemblent donc les Big Brother postsoviétiques ?</p>
<h2>Un Big Brother old school</h2>
<p>Les figures de Big Brother sont faciles à reconnaître lorsqu’elles mobilisent des tropes caractéristiques du roman d’Orwell. <em>Le Slynx</em>, de Tatiana Tolstoï (2000) en présente une réécriture évidente : un dictateur faisant l’objet d’un culte de la personnalité, des services de sécurité omniprésents, une population maintenue dans l’ignorance, un régime dictatorial et ultra-hiérarchisé.</p>
<p><em>Le Slynx</em> se déploie dans une temporalité indéterminée et syncrétique, mais qui évoque distinctement l’Histoire russe, nourrie d’allusions à Ivan le Terrible, à la période soviétique et à Tchernobyl.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/1984-de-george-orwell-quel-miroir-pour-la-russie-de-lere-poutine-185439">« 1984 » de George Orwell : quel miroir pour la Russie de l’ère Poutine ?</a>
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<p>Dans ce palimpseste allégorique du destin de la Russie, la société se trouve sous le joug du « Grandissime Mourza ». Le pouvoir du tyran est assuré par les « Services Sanitaires », chargés de contrôler la population et d’arrêter les habitants qui auraient besoin d’être « soignés », ce qui ne va pas sans évoquer le Ministère de l’Amour dans <em>1984</em>, lieu de torture et de terreur présenté comme un endroit bienfaisant. L’euphémisation des « Services Sanitaires », qui viennent chercher les individus déviants à l’aide d’un crochet, rappelle l’art orwellien de l’antiphrase.</p>
<p>Le « crochet » des Services Sanitaires, équivalent de la police de la pensée dans <em>1984</em> (les Services arrêtent les gens qui lisent des livres, censés être radioactifs), évoque les griffes du Slynx, créature mythique qui terrorise les habitants de cette Russie carnavalesque.</p>
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<p>L’univers de <em>1984</em> ressurgit également dans <em>Journée d’un Opritchnik</em> de Vladimir Sorokine (2008), pamphlet anti-poutinien placé dans une Russie du futur néomédiévale. La « Sainte Russie » est une monarchie théocratique, tenue d’une main de fer par les opritchniks, la police du Souverain, chargée de chasser les ennemis du régime.</p>
<p>De même que chez Tatiana Tolstoï, la référence à Ivan le Terrible comme modèle du tyran est notable : les « opritchniks » désignaient la police secrète du tsar, spécialement chargés de purger le pays de ses éléments indésirables. Comme Big Brother, le Souverain est donc soutenu par une police vigilante qui n’hésite pas à pratiquer la torture, et fait l’objet d’un culte de la personnalité renforcé par une censure et des organes de propagande efficaces.</p>
<p>Enfin, il est, à l’instar du héros orwellien, à la fois omniprésent et invisible. Omniprésent, car partout son portrait est accroché au mur, ou projeté grâce à des hologrammes ; invisible, car par une seule fois le Souverain n’apparaît en chair et en os.</p>
<h2>Big Vampire : l’élite russe comme caste de vampires</h2>
<p>Au-delà de ces incarnations plutôt traditionnelles, Big Brother fait aussi l’objet de réécritures moins évidentes à déceler, notamment dans les romans de Victor Pélévine <em>Empire V</em> (2006) et <em>Minotaure.com</em> (2005).</p>
<p><em>Empire V</em> présente une vision à la fois allégorique et parodique d’une Russie ultranationaliste, gouvernée par une caste de vampires, au service de la grande déesse Ishtar. Le principal rôle des vampires consiste à exploiter la population tout en lui laissant une illusion de libre arbitre. Comme dans <em>1984</em>, la manipulation mentale joue un grand rôle, et les vampires, évoquant les services secrets du « Ministère de l’Amour », apprennent à manipuler les « Ivans », représentants naïfs du peuple russe. Mais ils sont eux-mêmes soumis à Ishtar par le biais de la « Langue », un organisme parasite qui se greffe sur chaque vampire lors de sa transformation.</p>
<p>Roman, le jeune héros, se rend compte que cette « Langue » prend peu à peu possession de lui, au point d’annihiler son libre arbitre : « Je me sentais comme si j’étais sous la surveillance d’une caméra de télévision invisible installée à l’intérieur de moi, à travers laquelle une partie de moi observait l’autre partie. » (Pélévine, 2017, 87). Ainsi, Roman est à la fois l’initiateur et la victime de la manipulation. La « Langue » représente un Big Brother intériorisé, qui prend peu à peu possession de la conscience de l’individu, jusqu’à ce que celui-ci ne soit plus capable de dissocier sa conscience propre de la conscience du chef.</p>
<h2>Big data is Watching You</h2>
<p><em>Minotaure.com</em> transpose Big Brother dans le domaine virtuel d’Internet. Ce court roman est intégralement écrit comme la retranscription d’un tchat, véritable labyrinthe sans instance narrative – d’où l’allusion au Minotaure mythologique dans le titre. Chaque personnage, doté d’un pseudonyme, est enfermé dans une chambre sans savoir comment en sortir.</p>
<p>Pour résoudre l’énigme, les personnages tentent de trouver qui est le minotaure, figure de Big Brother, car nul ne sait s’il existe vraiment.</p>
<p>Victor Pélévine réactualise ici le mythe antique pour mettre en scène des représentations de la surveillance généralisée, du totalitarisme, des nouvelles techniques de manipulation mentale, notamment permises par les avancées de la technologie. En plaçant ces thématiques dans un environnement virtuel, il souligne le rôle des GAFAM, géants des NTIC (les sigles ne sont-ils pas en soi orwelliens ?). Le « télécran » de <em>1984</em> est devenu un tchat Internet, une sorte de télé-réalité, car tous les personnages sont en permanence soumis à une surveillance dont il est impossible de déterminer la source.</p>
<h2>Big Brother is… you</h2>
<p>Dans la parabole du Grand Inquisiteur, l’Inquisiteur de Séville expliquait à Jésus que les hommes ne demandaient qu’une chose : abdiquer leur liberté, source de tourments, et la remettre aux mains d’un dictateur éclairé. Le Bienfaiteur de Zamiatine comme Big Brother <a href="https://www.fabula.org/actualites/du-grand-inquisiteur-big-brother-arts-science-et-politique_60002.php">viennent de là</a>.</p>
<p>Dans les romans mentionnés ci-dessus, la partition entre victimes et bourreaux est bien plus complexe à établir qu’il n’y paraît, à commencer par <em>le Slynx</em>.</p>
<p>Bénédikt, le héros, à l’origine terrorisé comme tous les autres par les Services Sanitaires, finit par participer aux expéditions punitives. Lui qui craignait la griffe du Slynx légendaire, le voilà qui utilise le « crochet » des Services Sanitaires pour arrêter ses semblables. Dès lors que l’ancien tyran est renversé, il affirme que l’« On ne saurait faire confiance aux gens » (Tatiana Tolstoï, 2002, 380), ce qui le pousse à inscrire dans la nouvelle loi l’interdiction des livres.</p>
<p>Dans <em>Minotaure.com</em>, le lecteur se rend finalement compte que le minotaure n’est autre que l’ensemble des personnages, qui ont construit une « toile » (celle du web !) labyrinthique pour piéger le lecteur. Chacun des personnages est à tour de rôle choisi pour incarner le Minotaure. Thésée et le Minotaure, le sauveur et le monstre, ne sont qu’une seule et même personne, comme l’explique « Sartrinet », le personnage qui a tout le temps la nausée : « Thésée, c’est celui qui regarde dans le miroir, et le Minotaure, c’est ce qu’il y voit, parce qu’il porte le heaume d’horreur. » (Pélévine, 2005, 131). Big Brother n’est pas derrière toi, il est toi.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/186163/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Célia Mugnier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À quoi ressemblent donc les Big Brother postsoviétiques ? Petit tour d’horizon littéraire, du « Slynx » à « Empire V », en passant par la « Journée d’un Opritchnik ».Célia Mugnier, Doctorante en littérature comparée, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1854392022-06-23T20:22:48Z2022-06-23T20:22:48Z« 1984 » de George Orwell : quel miroir pour la Russie de l’ère Poutine ?<p><em>La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d’explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l’état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on a ainsi observé comment <a href="https://theconversation.com/que-peut-la-fiction-litteraire-face-aux-scandales-des-ehpad-178223">le grand âge est représenté en fiction</a> ou <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-siecle-170125">le succès du bovarysme</a>. Ce quatrième épisode s’intéresse aux lectures russes du chef-d’œuvre d’Orwell.</em></p>
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<p>L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022 a eu sur le paysage éditorial russe un effet collatéral plutôt inattendu : au milieu des ouvrages de self-help et d’autres fictions plus ou moins consolantes, le grand succès de librairie de cette période est le roman d’anticipation <a href="https://www.vedomosti.ru/media/articles/2022/04/12/917826-chitat-oruella-psihologii">du Britannique George Orwell, <em>1984</em></a>. Selon les derniers chiffres, les ventes du roman ont progressé depuis février de 30 % <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">pour les librairies physiques et de 75 % pour les ventes en ligne</a> sur un an et 1,8 million d’exemplaires en ont été vendus depuis le début du conflit.</p>
<p>Un couple d’Ukrainiens de retour dans sa maison d’Irpine après la longue occupation de la ville par l’armée russe a même retrouvé un <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/may/23/george-orwell-1984-about-liberalism-not-totalitarianism-claims-moscow-diplomat">exemplaire du roman abandonné par un soldat</a>. C’est donc toute la Russie qui semble s’être plongée dans ce classique de la littérature mondiale. Il est vrai que l’embargo a privé les Russes des films hollywoodiens et qu’ils se tournent vers la lecture pour s’occuper – mais le choix de <em>1984</em> est tout sauf innocent dans le contexte politique russe.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Image tirée du film <em>1984</em> de 1956.</span>
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<p>Le roman d’Orwell trouve en effet un écho puissant dans l’actualité contemporaine. Publié en 1949, il projette le lecteur dans un monde entièrement dominé par trois grandes puissances belliqueuses. Si par le passé elles se rêvaient en patrie de l’égalité communiste, elles se sont peu à peu transformées en sociétés totalitaires marquées par une surveillance extrême de la population, par la propagande mensongère du pouvoir et par la violence de la répression politique. « Novlangue », « police de la pensée », « Big Brother is watching you » : le roman nous a légué de nombreuses expressions pour évoquer un État policier et le terme « orwellien » revient souvent pour qualifier les tentatives de manipuler et contrôler les citoyens par le biais de fausses informations. Pourtant, la lecture russe de <em>1984</em> présente plusieurs spécificités.</p>
<h2>La Russie à l’heure d’Orwell</h2>
<p>D’abord parce que <em>1984</em> parle effectivement de la Russie. S’il crée un univers composite qui renvoie aussi au fascisme et au nazisme, c’est principalement de l’URSS qu’Orwell s’inspire pour son roman : Big Brother arbore une moustache qui rappelle celle de Staline et son surnom même évoque le fait qu’après 1945, l’URSS se concevait comme le grand frère des autres pays passés dans le bloc communiste. Le KGB ne s’y était pas trompé, qui disait du romancier qu’il était l’auteur du « <a href="https://fr.rbth.com/histoire/83703-george-orwell-1984-urss-russie">livre le plus odieux sur l’Union soviétique</a> ». Le roman y sera interdit jusqu’en 1988, même s’il circulait largement de manière clandestine.</p>
<p>Il n’est pas anodin que l’ouvrage refasse surface précisément au moment où le régime de Vladimir Poutine, qui a souvent révélé la force de l’héritage soviétique dans la Russie contemporaine, connaît une forte poussée autoritaire en contexte de guerre. Déjà, en 2015, juste après l’annexion de la Crimée, le livre était apparu dans le classement des dix livres les plus lus en Russie, <a href="https://meduza.io/news/2015/12/23/v-top-10-samyh-populyarnyh-knig-v-rossii-popal-dzhordzh-oruell">avec 85 000 exemplaires écoulés dans l’année</a>. Aujourd’hui plus que jamais, une partie de la population russe a l’impression que la réalité rattrape la fiction.</p>
<p>Une vidéo postée sur TikTok par une jeune exilée russe à Londres et <a href="https://www.newsweek.com/woman-compares-russia-dystopian-novel-1984-viral-video-1685568">devenue rapidement virale</a> montre bien ce que, à l’occasion de la guerre en Ukraine, certains Russes reconnaissent dans le miroir orwellien. Les pays inventés par le romancier britannique sont non seulement plongés dans un état de guerre perpétuelle avec leurs voisins, mais ils se caractérisent aussi par l’omniprésence d’une propagande qui déforme la réalité pour mieux la faire correspondre au discours du pouvoir et impose à la population un assentiment qui défie la logique. « La guerre, c’est la paix », dit le Ministère de la Vérité dans le roman : de la même manière, le pouvoir russe cherche à rebaptiser « opération spéciale » une guerre qui ne dit pas son nom et a mis en place un lourd dispositif de mesures judiciaires <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/apres-100-jours-la-guerre-toujours-taboue-du-kremlin-853987a2-e34f-11ec-af2a-6ce2c998569c">pour punir ceux qui n’accepteraient pas ces éléments de langage</a>.</p>
<p>Toujours au nom de la lutte contre de potentielles « fake news », l’agence russe de régulation de l’information, le Roskomnadzor, a limité ou fermé la plupart des médias occidentaux ou soutenus par les Occidentaux en Russie, comme la BBC, Deutsche Welle ou Radio Free Europe/Radio Liberty, ainsi que Facebook et Twitter : désormais, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/feb/25/pure-orwell-how-russian-state-media-spins-ukraine-invasion-as-liberation">seule l’information contrôlée par l’État a voix au chapitre</a>. Et gare à ceux qui cherchent à affronter directement le pouvoir : le 13 avril 2022, une grande opération a conduit à l’arrestation d’environ 1 000 opposants, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/apr/21/im-waiting-to-be-arrested-russian-fake-news-law-targets-journalists">parmi lesquels de nombreux journalistes</a>, qui avaient désobéi à la loi en exprimant leur désaccord avec l’entrée en guerre de la Russie. Ils risquent jusqu’à 15 ans de prison.</p>
<h2><em>1984</em>, un outil d’opposition discret ou frontal</h2>
<p>Dans ce contexte, lire <em>1984</em> est une manière de manifester son opposition au pouvoir sans encourir les immenses risques légaux qui menacent les opinions dissidentes. Le roman d’Orwell réactive ici la tradition de la science-fiction soviétique, qui permettait, en inventant des mondes dystopiques où l’idéal avait tourné au cauchemar, de critiquer indirectement l’URSS. Orwell s’inspire d’ailleurs largement du premier jalon de cette longue lignée, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/nous-autres-le-roman-qui-a-inspire-1984-d-orwell-5484239"><em>Nous autres</em></a> (1920) d’Evguéni Zamiatine, qui lui aussi montrait une société sous la botte d’un État totalitaire. </p>
<p>En 1972, le roman <em>Stalker</em>, écrit par Arkadi et Boris Strougatski et adapté au cinéma par Andreï Tarkovski sept ans plus tard, évoquait quant à lui un univers futuriste où des « zones » mystérieuses, totalement contrôlées par l’armée, rappelaient discrètement l’existence du goulag. Il est donc tout naturel que le roman d’Orwell suscite l’intérêt d’une société russe qui a l’habitude d’aller chercher dans la littérature des expressions métaphoriques pour des dérives politiques impossibles à dénoncer publiquement.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Exemplaires du roman d’Orwell et de « À l’ouest, rien de nouveau » d'Erich Maria Remarque disséminés dans le métro de Moscou @Telegram.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais une autre spécificité du contexte russe est que le texte a rejoint de manière très concrète <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/20/1984-de-george-orwell-erige-en-instrument-de-resistance-et-d-opposition-en-russie_6126882_3210.html">l’arsenal des activistes anti-guerre</a>. En mars, des exemplaires de <em>1984</em> ont été déposés dans le métro de Moscou accompagnés des articles de loi condamnant la diffusion de supposées fausses informations sur la guerre. </p>
<p>À Ivanovo, au nord-est de Moscou, <a href="https://t.me/horizontal_russia/10160">l’avocate Anastasia Roudenko et l’entrepreneur Dmitri Siline</a> ont dépensé 1 500 dollars pour distribuer 500 copies du livre dans les parcs et les rues de la ville avant d’être arrêtés par la police. Ces actions sont certes modestes, mais elles sont très largement diffusées sur les réseaux sociaux via Telegram ou TikTok : <em>1984</em> devient donc l’un des outils des <a href="https://www.resistic.fr">stratégies numériques de résistance</a> mises en place par une partie de la société civile en contexte autoritaire. Le roman permet non seulement de contourner la censure, mais aussi de retourner les instruments de contrôle d’un pouvoir qui développe une emprise sans précédent sur le Net grâce à ses légions de trolls et de hackers.</p>
<h2>Orwell côté Poutine</h2>
<p>Contrairement à son voisin biélorusse, la Russie n’a pas interdit la vente de <em>1984</em>. Mais le régime cherche à tirer parti de cet engouement littéraire en montrant que l’ennemi ciblé par le roman n’est pas celui qu’on croit. Dès le mois de mars, Anatoli Wasserman, député du parti de Vladimir Poutine « Russie Unie », a ainsi déclaré que le roman d’Orwell <a href="https://news.ru/culture/vasserman-rasskazal-o-suti-knigi-1984-posle-eyo-zapreta-v-belorussii/">ne faisait que décrire l’expérience de l’auteur à la BBC</a> et contribuait donc à discréditer le prétendu modèle occidental, en réalité miné par le despotisme. </p>
<p>Plus récemment, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères et en première ligne dans la communication de guerre du pouvoir, a elle aussi considéré lors d’une conférence de presse que le roman décrivait la manière <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">dont le libéralisme conduirait le monde à sa perte</a>, qualifiant de « fake » l’idée qu’il s’agissait d’une peinture de l’URSS.</p>
<p>La ficelle est grossière – autant que la connaissance que Zakharova démontre d’un roman qu’elle nomme <em>1982</em>. Mais elle flatte une partie de l’opinion, toujours sensible à la thèse paranoïaque d’une conspiration contre la patrie. Dans le discours du pouvoir, Orwell rejoindrait ainsi un autre courant littéraire russe, celui du récent « liberpunk » qui imagine l’apocalypse du monde capitaliste et invite à entrer en lutte contre l’Occident décadent.</p>
<p>Au-delà du phénomène littéraire, <em>1984</em> sert donc de révélateur à certaines tensions de la société et du pouvoir russes. Il montre d’un côté la puissance du <em>storytelling</em> poutinien, toujours apte à présenter la réalité sous un prisme avantageux. Mais d’un autre côté, le succès récent du roman est un signal qui détonne par rapport aux sondages concluant au soutien majoritaire de la population à la guerre et à son chef : il offre un coup de sonde alternatif dans une société russe qui semble se percevoir elle-même comme sous contrôle, exposée à une intense propagande et susceptible d’être lourdement punie pour ses opinions – et qui dès lors peut difficilement répondre à une enquête d’opinion autre chose que ce que l’on attend d’elle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185439/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Victoire Feuillebois a reçu des financements de Idex Attractivité de l'Université de Strasbourg. </span></em></p>Depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, le roman est devenu en Russie un phénomène littéraire et un enjeu politique.Victoire Feuillebois, Assistant Professor in Russian Literature, member of GEO - UR 1340 and ITI LETHICA, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1775672022-03-02T11:33:04Z2022-03-02T11:33:04ZÀ quoi reconnait-on un discours totalitaire ou fasciste ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/449162/original/file-20220301-15-19hhlp8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=59%2C17%2C2786%2C1791&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Charlie Chaplin dans la scène du discours d'Hynkel, 'Le Dictateur',(1940).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Dictateur#/media/Fichier:Dictator_charlie2.jpg">Wikimedia</a></span></figcaption></figure><p>Le jeudi 24 février, lorsque Poutine <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/genocide-denazification-comment-vladimir-poutine-reecrit-l-histoire-pour-justifier-la-guerre-en-ukraine_4979184.html">déclare</a> à l’aube vouloir « protéger les personnes victimes de génocide de la part de Kiev » et « arriver à une dénazification de l’Ukraine », il réitère un leitmotiv bien connu et récurrent depuis 2014. Paradoxalement ici, dénoncer le « nazisme » revient à en utiliser la rhétorique binaire – les « néonazis ukrainiens » représentant le Mal absolu, une vermine à éliminer. Mais cette guerre n’est pas qu’une guerre de mots, elle est aussi une guerre d’images, que les Ukrainiens comptent bien gagner. Le compte officiel de l’État ukrainien reprenait ainsi cette caricature, comme réponse à la déclaration russe.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1496716168920547331"}"></div></p>
<p>En lien avec ce contexte, est-il possible d’établir une liste des items caractéristiques de la pensée et des discours totalitaires ? Quels sont les traits pertinents et distinctifs du fascisme ? De nombreux penseurs ont tenté de répondre à cette question. Le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lingua_Tertii_Imperii">linguiste Victor Klemperer</a> a ainsi étudié de près la langue du troisième Reich, l’écrivain George Orwell a proposé la notion fertile de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-george-orwell/la-novlangue-instrument-de-destruction-intellectuelle">« novlangue »</a>, enfin le sémiologue Umberto Eco, dans son ouvrage <em>Reconnaître le fascisme</em> partage sa biographie et une liste de traits caractéristiques.</p>
<p>Ces éléments nous permettent d’élaborer plusieurs points. D’une part, il ressort que la pensée totalitaire se définit par principe comme l’exclusion de la diversité des pensées. D’après le <a href="https://www.cnrtl.fr/definition/totalitaire">CNRTL</a>, l’adjectif « totalitaire » s’applique au domaine politique comme ce qui fonctionne sur :</p>
<blockquote>
<p>« le mode du parti unique interdisant toute opposition organisée ou personnelle, accaparant tous les pouvoirs, confisquant toutes les activités de la société et soumettant toutes les activités individuelles à l’autorité de l’État ».</p>
</blockquote>
<p>Plus subtilement, la philosophie sous-jacente est celle « qui rend ou tente de rendre compte de la totalité des éléments d’un phénomène, qui englobe ou tente d’englober la totalité des éléments d’un ensemble. » Il y a bel et bien concordance sémantique entre la représentation politique que nous avons du totalitarisme et la racine du mot qui renvoie à une pensée « totale/</p>
<p>totalisante », excluant par principe la diversité des pensées.</p>
<h2>Le rôle de la personnalité</h2>
<p>Dans sa <a href="https://www.youtube.com/watch?v=I9YvILTA5Y8&t=1s">dernière conférence</a>, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik propose une lecture de la résistance à la doxa totalitaire.</p>
<p>Selon lui, la pensée paresseuse et le « psittacisme » (récitation et répétition du perroquet) sont délicieux et sécurisants, ils apportent des bénéfices affectifs. À l’inverse le travail d’élaboration de la pensée critique a des effets moins euphorisants et ne réveille pas notre sentiment d’appartenance.</p>
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<figcaption><span class="caption">Extrait du « discours » du film Le Dictateur, de Charlie Chaplin, 1940.</span></figcaption>
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<p>C’est pour cela qu’il existe une véritable déclinaison sémiologique dont les systèmes totalitaires sont friands : gestuelle spécifique de reconnaissance (gestes de salutation, notamment), codes vestimentaires spécifiques (uniformes et/ou symboles), langage formaté (distorsions syntaxiques et sémantiques qui viennent contaminer la langue parlée) : ainsi, des figures de style et des métaphores vont être utilisées dans une fréquence plus élevée, notamment afin de séparer le monde en deux pôles, à savoir « nous » contre « les autres », notion largement travaillée par <a href="https://doi.org/10.1177/1470357213516720">l’analyste de discours Ruth Wodak</a>. C’est aussi pour cela que les discours d’extrême droite peuvent paraître aussi sécurisants et rassurants.</p>
<h2>Quel est le lien entre fascisme et totalitarisme ?</h2>
<p>Umberto Eco <a href="https://www.lesnouveauxdissidents.org/single-post/2017/07/24/umberto-eco-14-signaux-pour-reconna%C3%AEtre-le-fascisme">nous le rappelle</a>, le mot « fascisme » est une synecdoque – figure de style qui consiste à donner à un mot ou une expression un sens plus large ou plus restreint que sa propre signification – mais également un syncrétisme : il est moins une idéologie monolithique que le collage d’idées politiques et philosophiques parfois contradictoires. Le terme fascisme est donc « fuzzy » (terme anglais utilisé tel quel par le sémiologue), c’est-à-dire sans contour net ni précis.</p>
<p>En fait, le langage totalitaire se structure petit à petit, dans ce que l’on appelle une période préfasciste (et que nous traversons en ce moment par ailleurs, comme le souligne l’historienne Ludivine Bantigny), et qui met en lien exercice du pouvoir politique et dispositions langagières afin de mettre en œuvre des stratégies de persuasion et de séduction des destinataires des discours, ce qui fait notamment écho aux <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02773945.2021.1972134">travaux de Bradford Vivian</a>.</p>
<p>Mais pour que cet ensemble fonctionne, il faut également une incarnation du discours par la figure du leader charismatique.</p>
<h2>Le culte d’un leader charismatique</h2>
<p>Benito Mussolini se faisait ainsi appeler « l’Homme de la Providence », en plus du Duce qui peut se traduire par « guide ». Le surnom d’Hitler était à peu près équivalent : « Mein Führer » peut se traduire par « mon guide ». Staline fut quant à lui « l’Homme de fer » et le « Petit Père du Peuple ». Plus récemment, Bolsonaro devient ainsi « O Mito », à comprendre « le Mythe », et Erdogan reste « el reïs » (le chef).</p>
<p>Derrière ces surnoms se cache la volonté de devenir l’interprète du « vrai peuple », d’une pensée que l’on rêverait commune, mais qui ne peut, par définition, qu’être diverse.</p>
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<figcaption><span class="caption">Reconnaître le fascisme, Umberto Eco.</span></figcaption>
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<p>Le peuple, en tant qu’entité nationale, est une fiction ; c’est notamment ce que rappellent les travaux <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-creation-des-identites-nationales-anne-marie-thiesse/9782020342476">d’Anne-Marie Thiesse</a>. Le leader totalitariste, qu’il soit d’extrême droite ou d’extrême gauche, se positionne comme celui étant le seul capable de connaitre ce qui trouble la classe « prolétaire » ou « populaire », c’est-à-dire celle qui aurait du accéder au même confort matériel et social que celui de la petite bourgeoisie, mais dont le mouvement d’ascension a été contraint et ralenti, voire stoppé par le contexte, créant ainsi une véritable frustration.</p>
<p>Ce même leader est capable de désigner le Mal de la société, pour y apporter la réponse ultime. Il a LA réponse puisque c’est LE héros. Et souvent, cette réponse se matérialise sous la forme d’un « intrus » qu’il convient d’éradiquer le plus efficacement possible, sous peine de voir s’éloigner « un Âge d’or » pourtant accessible.</p>
<p>Ces intrus sont souvent représentés comme opposants au traditionalisme. Dans un monde totalitaire, il ne peut y avoir d’avancées du savoir : la vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes. Bien sûr, les stratégies d’infantilisation des masses ne peuvent être remises en cause dans cet environnement où le décideur est tout-puissant. D’ailleurs, le refus de la démocratie parlementaire peut également se lire sous ce prisme.</p>
<h2>La peur de la différence</h2>
<p>La journaliste turque <a href="https://www.liberation.fr/debats/2019/05/09/ece-temelkuran-turcs-europeens-americains-nous-devons-organiser-une-reponse-face-au-populisme-de-dro_1725960/">Ece Temelkuran</a> nous rappelle l’un des items les plus caractéristiques de la pensée totalitaire : la mort provoque une indifférence. Elle relève ainsi une parole mainte fois entendue à propos des opposants à Erdogan : « qu’il repose en paix, il n’avait qu’à pas s’opposer à Erdogan ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Ludivigne Bantigny, La France « face à la menace fasciste » ?</span></figcaption>
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<p>En ce sens, on voit encore à quel point le langage illustre, décrit ou renforce la structure sociale totalitaire en montrant un état de fait. Ici, c’est à travers un style proverbial qu’une certaine distance est prise, qui permet à la fois de montrer l’omniprésence de la mort et l’impuissance face au régime – et aussi que la mort, d’une certaine manière, semble apporter la seule libération possible, ce qui est rhétoriquement extrêmement tragique.</p>
<p>La mort d’autrui est ainsi justifiée et approuvée, d’autant qu’elle ne remet pas en cause le système dans lequel elle s’énonce. Le rapport à l’altérité se détermine autour de la notion d’appartenance au groupe, en excluant tous ceux qui n’en ont pas le profil ; un tropisme bien connu des travaux sur l’identité, notamment ceux, particulièrement brillants de <a href="https://www.jstor.org/stable/3108478">Rogers Brubaker et Frederick Cooper</a>.</p>
<p>Le fascisme a pour terreau le fantasme d’un groupe unique, incarné dans le discours, uni par des croyances mais aussi des caractéristiques physiques supposées identiques : de sexe, de genre, de comportements. En un mot : d’identité, qu’elle soit naturelle ou culturelle, ou bien évidemment nationale – puisque c’est là l’un des fantasmes majeurs du fascisme.</p>
<p>Les femmes sont ainsi relayées à une imagerie d’obéissance, de soumission et d’assignation à un rôle social traditionnel déterminé. De ce point de vue là, la fille de Trump ou d’Erdogan coche les mêmes cases de soumission idéale au patriarcat. L’identité religieuse est également un point de rassemblement (et de séparation). Pour Erdogan, il y a ainsi les « vrais musulmans », comme pour d’autres les « vrais chrétiens ». Peu importe les époques, se sont les mêmes schèmes sous-jacents qui se déclinent en fonction des cultures et des géographies. L’humiliation, la dépréciation et la stigmatisation se trouvent au centre de ce processus de désignation de l’altérité – avec pour conséquence ultime la violence.</p>
<h2>Les distorsions linguistiques pour en finir avec la pensée critique</h2>
<p>Dans un monde totalitaire, toute pensée critique devient intolérable. Elle est vécue comme une trahison, voire comme une agression contre laquelle il est urgent de se défendre et de riposter. Le phénomène est complexe car il touche au fondement même de l’éthos de vérité. Le fascisme s’engouffre ainsi dans la faille du relativisme à tout crin est un des items majeurs : puisque tout se vaut, rien ne se vaut.</p>
<p>Comme nous le rappelle Ece Temelkuran, la mutation qu’a subie la perception humaine et qui rend possible la fragmentation de la réalité s’est tellement bien passée que la question de la moralité est devenue dénuée de sens, voire d’intérêt. Les faits et la vérité sont devenus ennuyeux. Et comme nous le rappelle à juste titre Etienne Klein :</p>
<blockquote>
<p>« la nuance […] c’est un peu emmerdant et les gens qui parlent sans nuance donnent l’impression d’avoir raison ».</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/J-haYVS6dc4?wmode=transparent&start=48" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Importance de la nuance selon Etienne Klein.</span></figcaption>
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<p>Par ailleurs, les distorsions sémantiques et les réductions syntaxiques appauvrissent la langue afin de limiter un raisonnement trop complexe et/ou critique. L’usage banalisé des euphémismes (« dommages collatéraux », « poulets d’élevage », etc.) et des <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_politique_de_l_oxymore-9782707182050">oxymores</a> (« carbone vert », « écologie de production ») neutralisent notre pensée critique.</p>
<p>Comme le relève la sémiologue et notre co-autrice Elodie Mielczareck dans son <a href="https://start.lesechos.fr/societe/culture-tendances/elodie-mielczareck-semiologue-le-bullshit-est-symptomatique-dun-changement-de-societe-1358666">ouvrage</a> <em>Anti Bullshit</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Ces stratégies visent à lisser le discours, notamment pour favoriser le consensus et l’adhésion […] Les mots en eux-mêmes peuvent contaminer toute une langue.</p>
</blockquote>
<p>De fait, alertait Victor Klemperer, « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir ».</p>
<p>Il y a une telle obsession du consensus et une telle crainte du dissensus, que ce dissensus a fini par être littéralement privatisé, notamment par certaines chaînes d’information en continu.</p>
<h2>La toile de la pensée totalitaire</h2>
<p>Les exemples choisis renvoient volontairement à des régimes autoritaires passés (le nazisme, par exemple), ou actuels (en Turquie, notamment). Évidemment, la pensée totalitaire ne se réduit ni géographiquement à quelques continents éloignés du notre, ni temporellement à une époque éloignée de la notre.</p>
<p>Ces derniers mois ont montré comment les démocraties pouvaient, elles aussi, rapidement tomber dans la toile de la pensée totalitaire. L’impression de préfascisme décrite par <a href="https://www.contretemps.eu/menace-fasciste-bantigny-palheta-extrait/">Ludivine Bantigny et Ugo Palheta</a>, par exemple, s’est largement illustrée dans les discours de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07393148.2017.1301321?journalCode=cnps20">Donald Trump</a>, de <a href="http://kairostext.in/index.php/kairostext/article/view/97">Jair Bolsonaro</a> ou bien encore de <a href="https://muse.jhu.edu/article/652804">Vladimir Poutine</a>, qui peuvent rapidement passer du langage aux actes, comme l’actualité nous le montre de manière tragique, concernant l’Ukraine. De ce point de vue là, la citation de <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Deux_r%C3%A9gimes_de_fous-2027-1-1-0-1.html">Gilles Deleuze</a> sur le néo-fascisme nous semble pertinente :</p>
<blockquote>
<p>« Le vieux fascisme aussi actuel et puissant qu’il soit dans beaucoup de pays, n’est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d’autres fascismes. Tout un néo-fascisme s’installe par rapport auquel l’ancien fascisme fait figure de folklore […] »</p>
</blockquote>
<hr>
<p><em>Elodie Laye Mielczareck, sémiologue a co-rédigé cet article</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/177567/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Élodie Mielczareck conseille également les dirigeants d'entreprise et accompagne certaines agences de communication et relations publiques internationales, notamment sur la question de la raison d'être.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La pensée totalitaire se définit par principe comme l’exclusion de la diversité des pensées.Albin Wagener, Chercheur associé l'INALCO (PLIDAM) et au laboratoire PREFICS,, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1755622022-02-03T17:45:05Z2022-02-03T17:45:05Z« Restons couchés », ou comment mieux comprendre la nature du régime chinois à travers un mouvement contestataire<p>Beaucoup d’observateurs affirment que la Chine d’aujourd’hui a <a href="https://esprit.presse.fr/article/jean-philippe-beja/xi-jinping-ou-le-retour-du-totalitarisme-43089">pris le chemin du totalitarisme</a> et donc, si l’on se réfère à l’analyse <a href="https://www.cairn.info/histoire-des-idees-politiques-aux-temps-modernes--9782130627333-page-1357.htm">arendtienne</a>, place ses pas dans ceux de l’Allemagne nazie ou de l’URSS stalinienne. Affirmation paradoxale puisque Hannah Arendt déclare elle-même dans la préface à l’édition française de son <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-systeme-totalitaire-hannah-arendt/9782020798907"><em>Système totalitaire</em></a> : « Tout ce que nous savons de la Chine d’une manière certaine indique des différences essentielles avec le totalitarisme. »</p>
<p>Alors, la Chine de Xi Jinping aurait-elle été plus loin que la Chine de Mao ? Serait-elle en voie de détruire la réalité humaine et les structures sociales ? Le PCC exerce-t-il un pouvoir total sur la société, y compris dans les domaines de l’intime et de la vie privée ?</p>
<h2>Le terme « totalitarisme » est-il approprié ?</h2>
<p>Il n’est pas question de nier que le système politique chinois est une dictature. La Chine a un régime politique à parti unique, les détracteurs de ce régime sont pourchassés. De plus, le gouvernement applique une <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2006-3-page-257.htm">politique coloniale</a> dans certaines provinces. Pour autant, aucun des traits fondamentaux qui définissent le totalitarisme d’après Arendt ne se retrouve en Chine.</p>
<p>D’une part, le système politique est très institutionnalisé et basé sur le « gouvernement par la loi ». Le pouvoir de Xi Jinping ne ressemble en rien à celui fluctuant, caché et capricieux du Chef charismatique qui est le seul dont les désirs, les fantasmes, conscients ou inconscients et, parfois, les plus ou moins vagues ordres secrets sont écoutés et interprétés.</p>
<p>D’autre part, la Chine ne connaît pas de mobilisation constante de masses largement désocialisées. Non seulement l’objectif du Parti n’est pas la destruction de toute relation sociale, mais les intérêts des classes et des individus n’ont pas disparu au profit d’une idée centrale explicative de tout. Au contraire, même, ces intérêts ont pris une importance centrale : le contrat social (prospérité et protection contre parti unique) est au cœur des relations entre le Parti et la population.</p>
<p>Ce maintien de l’« intérêt », crucial dans l’analyse arendtienne, peut être aussi paradoxalement illustré par l’activité de certains mouvements d’opinion qui contestent les normes et valeurs et, jusqu’à un certain point, le contrat social en cours depuis le début des années 1990.</p>
<h2>Une contestation des normes et valeurs de la « société des réformes »</h2>
<p>L’existence de ces courants démontre la vitalité de la société chinoise, loin de l’image de société « laminée » que l’on en donne parfois. Ils se caractérisent en particulier par une critique forte de ce qui fait l’essence même de l’éthique de la société qui a émergé des réformes dans les années 1990, à savoir une volonté insatiable de réussir et de progresser (individuellement, familialement et collectivement) dans le cadre d’une compétition de tous contre tous.</p>
<p>Des jeunes gens des classes moyennes, mais aussi parfois des ruraux, migrants de la deuxième génération, ne veulent plus « jouer le jeu ». Ils ressentent une « involution » (<em>xiaojuan</em>) du système ; le sentiment que la compétition pour l’argent, le pouvoir, le statut social n’a plus de sens, ne mène nulle part. L’évolution vers un monde meilleur est remplacée par un processus dans lequel la société tourne à vide. Cet « à quoi bon » s’appuie sur une lassitude physique et mentale, mais aussi sur le constat qu’à l’heure actuelle les efforts des individus ne débouchent que sur des gains minimes. Le jeu n’en vaut plus la chandelle.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"14185846612535746625"}"></div></p>
<p>L’idéologie du <a href="https://www.bbc.com/news/world-asia-china-58381538">996</a> (travail de 9 heures du matin à 9 heures du soir, six jours sur sept) perd de son attrait, et l’on a vu apparaître des mouvements culturels très fortement relayés et amplifiés par les réseaux sociaux comme <a href="https://www.scmp.com/news/china/society/article/2109776/why-chinas-gloomy-millennials-have-got-authorities-worried"><em>Sang</em></a> (littéralement funérailles mais ici plutôt deuil ou perte), où les individus sont incités à renoncer à la compétition pour se « vautrer » dans une vie dégagée des obligations sociales.</p>
<p>Mais c’est le mouvement <a href="https://www.scmp.com/comment/letters/article/3136920/chinas-youth-are-lying-flat-fear-so-might-their-futures"><em>Tangping</em></a> (qui est apparu en 2020 mais qui a pris son envol à partir de quelques mots postés en mai 2021 sur un réseau social) qui a révélé le phénomène au grand jour.</p>
<p>Le terme <em>tangping</em> peut être traduit littéralement par « allonger à plat », mais son sens profond est proche de l’expression « restons couchés ». Il s’agit de ne plus participer au jeu social, de travailler juste ce qu’il faut pour survivre et profiter de la vie, de ne pas se marier ou avoir des enfants, de ne pas acheter d’appartement ou de voiture pour éviter les responsabilités. Le phénomène n’est pas individuel, à la façon des <a href="https://www.nationalgeographic.fr/voyage/les-hikikomori-ces-japonais-qui-senferment-chez-eux-cause-de-la-crise"><em>hikikomori</em></a> japonais. Il est au contraire l’expression d’une identité sociale forte qui se cristallise à travers les réseaux sociaux et qui cherche à imaginer une autre société.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1401488103118753792"}"></div></p>
<p>La presse non chinoise a rendu compte de ce mouvement, mais sous un jour essentiellement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/16/la-jeunesse-chinoise-reclame-un-droit-a-la-paresse_6084398_3210.html">« folklorique »</a> et parfois, mais beaucoup plus rarement, en insistant sur sa <a href="https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3153362/what-lying-flat-and-why-are-chinese-officials-standing-it">charge critique</a>. Dans le premier cas, il a été vu comme une curiosité dans une société jugée sous « total contrôle ». Dans le deuxième cas, ce fut une nouvelle occasion de rappeler que la population chinoise est supposée être vent debout contre le Parti.</p>
<p>Or, comme très souvent dans la Chine contemporaine, la contestation ne débouche pas sur une mobilisation visant le Parti. Ces jeunes Chinois ne remettent pas en cause le système politique mais le système social et, plus précisément, sa logique capitaliste. Dans ce contexte, la lecture d’une dizaine d’articles parus dans des revues académiques chinoises (en chinois) permet de mieux saisir les raisons d’un tel phénomène, ses ambiguïtés et les points communs avec le présent ou le passé récent d’autres sociétés.</p>
<h2>Les « Restons couchés » vus par les chercheurs chinois</h2>
<p>Ces chercheurs ne sont ni des dissidents ni des fonctionnaires du Parti. Ils sont enseignants dans des universités chinoises et ne publient ni dans des brûlots ni dans des publications du Parti, mais dans des revues scientifiques. Souvent jeunes, ils ont à la fois les compétences, l’âge et la curiosité nécessaires pour s’intéresser et « comprendre » ces nouveaux phénomènes. Pour eux, la croissance fulgurante de l’économie enregistrée depuis les années 1990 a complètement transformé la société.</p>
<p>Des années 1990 aux années 2010, les individus et les classes sociales ont profité de larges, bien qu’inégalement réparties, <a href="https://link.springer.com/book/10.1057/978-1-137-39339-5">opportunités de croissance des revenus et d’ascension sociale</a>. Grâce au travail, dont la qualité et le faible coût ont longtemps donné un avantage majeur à la Chine, beaucoup ont pu changer de vie. Les hauts cadres du parti et du gouvernement sont devenus de judicieux hommes d’affaires. Les urbains ont tiré parti du développement de l’enseignement supérieur et de l’augmentation considérable de l’emploi qualifié, notamment dans le secteur tertiaire. En quittant leur campagne, les ruraux migrants ont eux aussi changé de vie et accru leur revenu, même si cela s’est produit en échange d’une exploitation de leur travail digne parfois de celle qui prévalait pendant la première révolution industrielle en Europe. D’où la domination de la valeur travail, de la norme de l’ascension sociale sans fin et de la compétition généralisée.</p>
<p>Or, ce modèle, nourri d’investissements massifs étrangers et chinois, d’exportations à bas prix, et du développement considérable des infrastructures, s’épuise.</p>
<p>Le renchérissement du coût du travail et des coûts environnementaux rend la Chine moins séduisante <a href="https://www.scmp.com/article/topics/invest-china/1786520/shift-manufacturing-china-lures-foreign-investment-red-hot-services-sector">pour l’industrie manufacturière internationale comme chinoise</a> et <a href="https://www.scmp.com/business/china-business/article/3160806/china-property-crisis-if-last-year-was-bad-likes-evergrande">l’immobilier est en crise</a>.</p>
<p>La <a href="https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01138458/document">difficulté</a> qu’éprouve la Chine à créer des emplois très qualifiés à hauteur du nombre considérable de nouveaux diplômés qui sortent chaque année de l’université rend encore plus violente la concurrence à l’intérieur de la classe moyenne.</p>
<p>Notons ensuite que l’imaginaire de la croissance du niveau de vie et de la distinction sociale conduit à des vies aberrantes. Les classes moyennes se doivent d’être propriétaires d’appartements dont le prix augmente sans cesse. Faire partie de la classe moyenne, c’est aussi dépenser beaucoup pour <a href="https://www.la-croix.com/Monde/En-Chine-familles-rusent-ruinent-leducation-enfants-2022-01-17-1201195270">assurer à sa progéniture la meilleure éducation</a> et pour satisfaire des besoins de santé au coût de plus en plus élevé et globalement de moins en moins couverts par les systèmes de protection sociale.</p>
<p>Cette course au statut social conduit de nombreux Chinois à une logique de <a href="https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3158753/chinas-expanding-middle-class-starting-look-lot-us-its-not">surendettement</a> qui les pousse à toujours travailler plus et plus intensément, pour toujours moins de satisfaction. Ils ont le sentiment d’être emprisonnés dans une logique qui leur échappe. C’est le terme « aliénation » qui vient à l’esprit du lecteur de ces articles.</p>
<p>En bref, la société dynamique qui, pendant deux décennies, a fourni des opportunités d’ascension sociale à beaucoup est devenue une société plus rigide où il est de plus en plus difficile de grimper ou même de se maintenir sur l’échelle sociale.</p>
<h2>Les enseignements de l’ambiguïté</h2>
<p>L’intérêt du mouvement « Restons couchés » dans la compréhension de la société chinoise réside aussi dans ses ambiguïtés. Au départ, les choses semblaient assez claires. Dès l’explosion digitale du mouvement, en mai 2021, les autorités ont réagi en <a href="https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3153362/what-lying-flat-and-why-are-chinese-officials-standing-it">dénonçant sa portée négative</a>. Comment la Chine pourrait-elle devenir prospère et puissante si les Chinois renoncent à travailler d’arrache-pied ?</p>
<p>Des personnalités du monde des affaires ou du monde académique ont dit tout le mal qu’elles pensaient d’une telle attitude : la jeunesse semble ne plus avoir d’ambitions. Pourtant, bon nombre de chercheurs chinois ont un discours différent, sans être censurés pour autant, ce qui, en Chine, témoigne d’une attitude ambiguë du Parti lui-même à l’égard du mouvement. D’ailleurs, certains articles notent que les rejetons des classes dominantes ne sont pas touchés par le sentiment d’involution puisqu’ils n’ont guère besoin de se remuer pour préserver leur solide statut social…</p>
<p>Si, dans ces travaux, les traits négatifs du « restons couchés » – la passivité, le refus de l’effort et de la créativité, le manque d’ambitions – sont mis en évidence, ce sont pourtant les points positifs qui l’emportent.</p>
<p>D’abord, les chercheurs considèrent que la critique de la réussite à tout prix et du consumérisme sans limite est bénéfique aux nouvelles orientations économiques qui privilégient une <a href="https://merics.org/en/report/greening-china-analysis-beijings-sustainable-development-strategies">croissance verte</a>, une <a href="https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3146271/what-chinas-common-prosperity-strategy-calls-even">meilleure répartition de la richesse</a> et <a href="https://www.ethicaltrade.org/blog/motivating-workplace-cooperation-china-what-companies-should-note">plus de collaboration entre les employés et entre les entreprises</a>. Les résultats de beaucoup d’entreprises chinoises pâtissent de la guerre de tous contre tous, d’une hiérarchie étouffante dans laquelle chacun défend et exploite son territoire. Cette absence de collaboration et des relations tendues conduisent à l’inefficacité et à des pertes majeures. Les individus ne veulent plus faire d’efforts démesurés pour des gains minimes et les entreprises déploient une énergie immense en pure perte.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1489191669752897541"}"></div></p>
<p>Ensuite, des ambitions sociales et financières plus raisonnables amélioreraient le climat social en atténuant l’anxiété et l’angoisse du « déclassement » chez les classes moyennes. Le « blues » des classes moyennes est un phénomène que de nombreux chercheurs chinois mettent en avant. Enfin, le mouvement <em>Tangping</em> pourrait contribuer à un reflux de la tension dans les secteurs de l’éducation, de l’immobilier et de la santé. Moins d’ambition pour ses enfants, moins d’exigence en matière de logement et sans doute moins de problèmes de santé car moins de stress : tout cela pourrait assainir le climat socio-économique.</p>
<p>Les chercheurs chinois ne militent pas pour une version radicale du <em>tangping</em>. Ils considèrent que beaucoup de jeunes alternent les périodes de forte activité et les moments où ils « restent couchés » ou diminuent leur participation. Mais rares sont ceux qui se retirent du jeu social. Il s’agit donc d’effectuer un rééquilibrage, de promouvoir un modèle modéré pouvant contribuer à une évolution vers une économie plus « saine » et une société plus collaborative.</p>
<h2>Critique sociale et critique politique</h2>
<p>L’analyse de ces mouvements qui traversent la société chinoise montre que cette dernière est bien éloignée de l’image qui en est donnée. Comment une société totalitaire pourrait-elle laisser se développer de tels phénomènes qui lui échappent et même y trouver un certain intérêt alors qu’ils remettent en cause le contrat social ? Le Parti peut contrôler les opinions et les expressions politiques ; il peut aussi contrôler le comportement des individus quand ils sont publics ; mais il ne peut contrôler leur mode de vie parce que la prospérité capitaliste, située au cœur de la relation entre le Parti et la population, suppose de larges marges de manœuvre dans la sphère privée.</p>
<p>Comment surveiller, voire mettre en camp de travail des millions de jeunes qui ne veulent plus « perdre leur vie à la gagner » mais continuent néanmoins d’être des consommateurs ? Une telle action remettrait en cause l’économie politique de la Chine d’aujourd’hui et donc à la fois le contrat social et la puissance de la Chine.</p>
<p>Certes, on peut décider d’utiliser d’autres définitions du totalitarisme que celle d’Arendt et, par exemple, s’inspirer de <a href="https://www.heritage.org/asia/commentary/china-totalitarian">Zbigniew Brzezinski</a>. Pour lui, un État totalitaire comporte six caractéristiques : une idéologie officielle ; un parti unique ; celui-ci étant dirigé par un Leader ; une police secrète ; le contrôle du Parti sur les médias ; et une économie centralisée. Cela correspond bien à la Chine, mais aussi à la quasi-totalité des dictatures.</p>
<p>Dès lors, qualifier la Chine de « totalitaire », c’est faire fi des travaux ayant conceptualisé le totalitarisme dans une situation historiquement située et s’interdire de décrypter la spécificité du régime chinois contemporain. Mais c’est aussi faire l’impasse sur toute lecture critique des sociétés dites occidentales avec lesquelles, pourtant, la société chinoise est de plus en plus interdépendante. En effet, si le <em>Tangping</em> ne semble guère en mesure de déboucher sur une remise en cause du Parti, la focalisation des observateurs sur la question du régime politique fait oublier que beaucoup des motivations de ce mouvement sont <a href="https://journals.openedition.org/chrhc/5559?lang=en">présentes dans les sociétés occidentales</a> depuis les années 1960. De ce point de vue, la question du régime politique – démocratique ou dictatorial – est peut-être moins importante qu’un commun refus des normes et valeurs du capitalisme et d’une certaine modernité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/175562/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Louis Rocca ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Chine est incontestablement une dictature. Pour autant, elle n’est pas un totalitarisme, comme le montre le rejet, par une parie de la jeunesse, du consumérisme que promeut le Parti.Jean-Louis Rocca, Sociologue et économiste, spécialiste de la Chine, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1338182020-03-17T20:20:47Z2020-03-17T20:20:47ZComment l’épidémie permet à l’État chinois d’étendre son contrôle sur la population<p>La réaction de la Chine à l’épidémie de coronavirus est <a href="https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/who-china-joint-mission-on-covid-19-final-report.pdf">suivie de très près</a>, mais la <a href="https://foreignpolicy.com/2020/02/05/china-lockdown-wuhan-coronavirus-government-propaganda-xi-jinping/">plupart des analyses</a> portent avant tout <a href="https://www.nytimes.com/2020/03/07/world/asia/china-coronavirus-cost.html">sur son degré d’efficacité</a>. Un aspect important est souvent négligé : l’impact que cette réaction aura sur le fonctionnement de l’État en Chine.</p>
<p>Or la mise en place de prérogatives exceptionnelles soutenues par une technologie de surveillance avancée pourrait permettre à l’État d’exercer à long terme un niveau de contrôle inédit sur sa population.</p>
<p>Pour contenir efficacement l’épidémie dès son apparition, l’élite politique chinoise devait établir publiquement le fait que le virus constituait une menace pour la sécurité de la société. Ce processus, consistant à faire d’un élément (un problème de santé, en l’occurrence) un problème de sécurité alors qu’il ne serait normalement pas considéré comme tel, est connu en science politique sous le nom de « <a href="https://www.e-ir.info/2018/01/14/securitisation-theory-an-introduction">sécuritisation</a> ».</p>
<p>La sécuritisation consiste à informer et à éduquer le public sur la question (ce qui est crucial lors d’une épidémie de maladie hautement infectieuse), mais aussi à l’alarmer au maximum sur la nature et la gravité de la menace, à un point tel qu’il apparaît alors légitime que l’État se dote, « temporairement », de prérogatives exceptionnelles.</p>
<p>La réaction initiale de la Chine à l’épidémie de coronavirus a consisté non pas à tout faire pour endiguer la propagation du virus, mais à tout faire pour <a href="https://www.thelancet.com/journals/lanpub/article/PIIS2468-2667(20)30030-X/fulltext">endiguer toute information relative à l’épidémie</a>. En conséquence, le grand public chinois n’était au départ pas du tout conscient de la gravité du virus.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/chinas-coronavirus-cover-up-how-censorship-and-propaganda-obstructed-the-truth-133095">China’s coronavirus cover-up: how censorship and propaganda obstructed the truth</a>
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<p>Quand il est apparu que le problème ne disparaîtrait pas de lui-même, la Chine a opté pour la sécuritisation, prenant des décisions exceptionnelles comme la <a href="https://www.bbc.co.uk/news/world-asia-china-51523835">mise en quarantaine de plusieurs villes</a> de la province de Hubei. Mais, dans le même temps, le gouvernement a <a href="https://theconversation.com/chinas-coronavirus-cover-up-how-censorship-and-propaganda-obstructed-the-truth-133095">continué d’étouffer tout débat public</a> sur l’épidémie.</p>
<p>L’exemple le plus fameux de cette approche est le cas du médecin lanceur d’alerte <a href="https://edition.cnn.com/2020/02/08/opinions/coronavirus-bociurkiw/index.html">Li Wenliang</a>. Li a été l’un des premiers à essayer d’alerter le public sur la gravité de l’épidémie. Mais ses efforts lui ont valu d’être convoqué par la police locale et forcé de cesser ses activités.</p>
<p>Li est décédé le 7 février, après avoir contracté le virus. La <a href="https://www.theguardian.com/global-development/2020/feb/07/coronavirus-chinese-rage-death-whistleblower-doctor-li-wenliang">colère causée par sa mort</a> a conduit certains commentateurs à suggérer que la Chine pourrait connaître un <a href="https://thediplomat.com/2020/03/is-covid-19-chinas-chernobyl-moment">« moment Tchernobyl »</a>, c’est-à-dire que l’État verrait sa légitimité significativement affaiblie et perdrait donc dans une large mesure le pouvoir et le contrôle qu’il exerce sur sa population.</p>
<h2>L’hyper-sécuritisation</h2>
<p>La sécuritisation consiste notamment à donner aux élites politiques la légitimité populaire nécessaire pour qu’elles puissent s’attaquer à un problème rapidement et avec force. Mais la réaction initiale de la Chine – dissimuler des informations importantes et harceler les lanceurs d’alerte – a eu l’effet inverse, nuisant à la légitimité du gouvernement.</p>
<p>Cependant, si la catastrophe de Tchernobyl en 1986, a provoqué un <a href="https://slate.com/technology/2013/01/chernobyl-and-the-fall-of-the-soviet-union-gorbachevs-glasnost-allowed-the-nuclear-catastrophe-to-undermine-the-ussr.html">important examen de conscience</a> au sein des élites de l’Union soviétique, la réponse du gouvernement chinois à l’épidémie de coronavirus a jusqu’à présent pris une autre direction. Les dirigeants ont « hyper-sécuritisé » la menace, non seulement pour s’attaquer plus rapidement au virus, mais aussi pour regagner une partie de la légitimité perdue du fait de leurs faux pas initiaux.</p>
<p>Ainsi, plutôt que de minimiser la gravité du problème, les autorités ont présenté l’épidémie comme une menace sans précédent pour la Chine, ne pouvant être résolue que par des mesures extraordinaires. Comme le <a href="https://www.scmp.com/news/china/politics/article/3052159/why-chinese-president-xi-jinping-called-170000-cadres-about">président Xi Jinping l’a récemment déclaré dans une adresse en ligne</a> destinée à 170 000 responsables du parti et de l’armée :</p>
<blockquote>
<p>« C’est une crise et c’est aussi une épreuve majeure… l’efficacité du travail de prévention et de contrôle a une fois de plus montré les avantages significatifs de la direction du Parti communiste de Chine et du système socialiste à caractéristiques chinoises. »</p>
</blockquote>
<p>Il n’est pas surprenant qu’après les premiers faux pas, la Chine se soit montrée extrêmement dynamique dans la mise en œuvre des mesures d’urgence. Dans le Hubei, le gouvernement a fait appel à l’armée pour garantir la bonne application des mesures de quarantaine tout en transférant des médecins depuis d’autres provinces pour venir en aide au personnel médical local. L’État a également organisé la construction de <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/feb/04/new-1000-bed-wuhan-hospital-takes-its-first-coronavirus-patients">deux nouveaux hôpitaux</a> à Wuhan en quelques semaines seulement.</p>
<p>Mais ces mesures d’urgence ont été accompagnées de l’introduction de nouvelles formes de contrôle. La Chine a notamment utilisé de <a href="https://www.bbc.com/news/technology-51717164">hautes technologies</a> telles que des drones, des caméras de reconnaissance faciale et l’intelligence artificielle pour <a href="https://www.cnbc.com/2020/02/25/coronavirus-china-to-boost-mass-surveillance-machine-experts-say.html">surveiller de plus près ses citoyens</a>, tout cela au nom de la lutte contre le virus.</p>
<p>Grâce à une <a href="https://thediplomat.com/2020/02/amid-coronavirus-outbreak-chinas-government-tightens-its-grip/">simple pression sur quelques boutons</a>, l’État chinois a pu <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/mar/09/the-new-normal-chinas-excessive-coronavirus-public-monitoring-could-be-here-to-stay">recueillir des données</a> sur la quasi-totalité des habitants du pays. L’État sait exactement où se trouve chaque personne, quelle est sa routine quotidienne et même la température de son corps. Des sanctions sont infligées à ceux qui enfreignent les règles.</p>
<p>Cela représente un niveau de surveillance sans précédent. Mais, étant donné la gravité de la menace présumée d’une épidémie de coronavirus, ces mesures <a href="https://www.sciencemag.org/news/2020/03/china-s-aggressive-measures-have-slowed-coronavirus-they-may-not-work-other-countries">ont été étudiées</a> et <a href="https://contemporarycondition.blogspot.com/2020/03/covid-19-no-alternative-to-containment.html">saluées</a> par les chercheurs internationaux.</p>
<p>Que ces mesures aient été ou non efficaces pour lutter contre l’épidémie de coronavirus, les implications politiques pour la Chine pourraient être durables. Quand un État réussit à « sécuritiser » une question, il s’engage sur une pente glissante. Plus la menace est présentée comme existentielle, plus l’État obtient de prérogatives pour y répondre, et plus sa puissance et son degré de contrôle sur la population augmentent.</p>
<p>La question est maintenant de savoir ce que la Chine fera des nouvelles formes de contrôle dont elle dispose une fois la menace surmontée. L’expérience montre qu’une « sécuritisation » réussie peut peser longtemps sur le modèle de gouvernance d’un État. <a href="https://www.nytimes.com/2011/09/07/us/sept-11-reckoning/civil.html">Par exemple</a>, à la suite des attentats du 11 Septembre, l’expansion des prérogatives du gouvernement américain en matière de surveillance a duré plus d’une décennie après l’événement qui avait justifié l’adoption de ces mesures.</p>
<p>Mais dans le cas du coronavirus, la question ne se pose pas seulement pour la Chine. Les effets de l’hypersécuritisation de cette épidémie pourraient se faire sentir au niveau mondial. La mauvaise gestion initiale de l’État chinois a fait passer l’épidémie d’un problème local à un problème mondial et, aujourd’hui, de nombreux autres pays s’interrogent en urgence sur la meilleure façon de répondre à la menace. Ironiquement, bon nombre d’entre eux saluent les avantages du modèle chinois…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/133818/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Le gouvernement chinois s’est accordé des prérogatives extraordinaires appuyées sur une technologie de surveillance avancée.Dionysios Stivas, Lecturer in International Relations, Hong Kong Baptist UniversityNicholas Ross Smith, Assistant Professor of International Studies, University of NottinghamLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1240132019-10-23T19:55:31Z2019-10-23T19:55:31ZD’abord libératrice, la technologie a peu à peu piégé la communauté ouïghoure<p>Entre 2011 et 2018, j’ai consacré plus de 24 mois à des <a href="https://scholar.google.com.au/citations?user=m07s5swAAAAJ&hl=en">recherches ethnographiques</a> sur les migrants Han et Ouïghours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Pendant cette période, j’étais affilié au Xinjiang Arts Institute, ce qui m’a permis de m’entretenir avec des <a href="https://logicmag.io/china/ghost-world/">centaines</a> de membres de ces deux groupes ethniques. Comme je lis et parle l’ouïghoure et le chinois, j’ai pu communiquer avec eux dans leur propre langue.</p>
<p>Les Ouïghours, une minorité musulmane d’<a href="http://www.xjtj.gov.cn/sjcx/tjnj_3415/2016xjtjnj/rkjy/201707/t20170714_539450.html">environ 12 millions</a> de personnes du nord-ouest de la Chine, sont aujourd’hui <a href="https://www.hrw.org/report/2019/05/01/chinas-algorithms-repression/reverse-engineering-xinjiang-police-mass-surveillance">contraints</a> par la police d’avoir toujours sur eux leur smartphone et une pièce d’identité mentionnant leur ethnicité, sans quoi ils <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/10670564.2019.1621529">risquent d’être placés en détention</a>.</p>
<p>Au tout début de mes recherches dans la région, l’utilisation du smartphone n’était pas aussi strictement contrôlée par la police. J’ai ainsi pu observer comment l’usage de la technologie, au début libérateur, est peu à peu devenu une contrainte pour cette minorité.</p>
<h2>Un scanner numérique</h2>
<p>Chaque fois qu’ils franchissent l’un des milliers de points de contrôle de médias numériques et de portiques à reconnaissance faciale récemment installés aux frontières administratives, aux entrées d’espaces religieux et de centres de transport, la photo figurant sur leur pièce d’identité est <a href="https://www.nytimes.com/2019/04/14/technology/china-surveillance-artificial-intelligence-racial-profiling.html">comparée à leur visage</a>.</p>
<p>S’ils essaient de passer sans avoir sur eux les pièces exigées, un scanner numérique alerte la police.</p>
<p>Même en respectant les règles imposées, les Ouïghours ne sont pas toujours à l’abri des problèmes. Lors de contrôles aléatoires, la <a href="https://logicmag.io/china/ghost-world/">police peut demander</a> à quelqu’un de lui remettre son téléphone portable déverrouillé afin qu’elle l’examine manuellement ou la branche à un dispositif d’analyse.</p>
<h2>Les smartphones comme outil d’autonomie</h2>
<p>Les régions à majorité ouïghoure situées à la frontière avec l’Asie centrale n’ont été complètement <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02634937.2017.1410468?journalCode=ccas20">intégrées</a> dans le territoire chinois que dans les années 2000. Dans les faits, elles ont été colonisées lorsque des millions de Hans de confession non musulmane <a href="https://www.press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/O/bo23151172.html">se sont installés dans leur communauté</a> dans les années 1990 et 2000 pour y extraire des ressources naturelles telles que le pétrole et le gaz naturel.</p>
<p>Auparavant, les Ouïghours vivaient de <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/e/9781315243054">façon beaucoup plus autonome</a> dans des villes et villages oasis en plein désert, menant une vie semblable à celle des Ouzbeks en Ouzbékistan, avec qui ils partagent une histoire et une langue similaires.</p>
<p>En 2011, le <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0747563211002135">gouvernement chinois a mis en place des réseaux 3G</a> dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Peu après, des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0747563211002135">smartphones</a> peu chers ont envahi les étals des marchés locaux et les Ouïghours <a href="https://www.academia.edu/40024087/Uyghur_Social_Media_and_Internet">ont commencé à utiliser</a> la nouvelle application de réseau social WeChat.</p>
<p>L’utilisation de WeChat, qui appartient à l’<a href="https://theconversation.com/comment-tencent-est-devenu-leader-mondial-des-reseaux-sociaux-sans-publicite-ou-presque-91115">entreprise chinoise Tencent</a>, s’est généralisée dans tout le pays en 2012 suite à l’<a href="https://techcrunch.com/2009/07/07/china-blocks-access-to-twitter-facebook-after-riots/">interdiction de Facebook et de Twitter en 2009</a>.</p>
<p>Des millions de villageois ouïghours ont adopté les smartphones comme un <a href="https://www.academia.edu/40024087/Uyghur_Social_Media_and_Internet">objet courant</a> du quotidien. À l’époque, ils l’utilisaient d’une manière absolument singulière : tandis que, dans le reste de la Chine, les communications sur les réseaux sociaux se faisaient en chinois, les Ouïghours utilisaient l’alphabet arabe, ce qui leur permettait d’échanger dans une sorte de langage codé incompréhensible pour les censeurs gouvernementaux.</p>
<p><a href="https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/42946/Byler_washington_0250E_19242.pdf?sequence=1">Quand j’ai commencé mon projet d’étude</a>, je m’intéressais à la manière dont la culture en ligne contribue aux identités musulmane, chinoise et occidentale, et dont elle rapproche des gens d’origines ethniques différentes.</p>
<h2>Un usage différent d’Internet</h2>
<p>J’ai découvert que les Ouïghours utilisaient aussi Internet différemment. Sur les sites classiques, où la communication se faisait forcément par écrit, les internautes ouïghours souffraient d’une <a href="https://foreignpolicy.com/2014/04/21/welcome-to-the-uighur-web/">censure plus stricte</a> car les autorités chinoises les considéraient comme des terroristes potentiels. Ce qui leur a valu cette image, c’est la longue lutte menée par les Ouïghours contre la manière dont leur <a href="https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674660373">nation, qui a connu une brève indépendance</a>, a été <a href="https://cup.columbia.edu/book/the-uyghurs/9780231147583">incorporée par la Chine</a> et contre les limites imposées à leurs pratiques religieuses, engendrant parfois <a href="https://brill.com/view/title/20646?lang=en">des soulèvements violents</a>.</p>
<p>Avec WeChat, les Ouïghours ont pu <a href="https://www.academia.edu/40024087/Uyghur_Social_Media_and_Internet">faire circuler de courts messages audio et vidéo</a>, et des images favorisant le développement de forums semi-autonomes en ouïghour oral, à partir de 2012.</p>
<p>Au départ, les autorités chinoises n’avaient pas les capacités techniques pour surveiller et contrôler cette langue orale ou le texte en ouïghour incrusté dans des mèmes. Elles pouvaient activer ou couper l’Internet ouïghour, mais pas contrôler ce que les Ouïghours se disaient entre eux, car elles ne parlaient pas leur langue.</p>
<p>D’après des centaines d’entretiens et <a href="https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/42946/Byler_washington_0250E_19242.pdf">mes propres observations</a>, les Ouïghours <a href="https://voicesoncentralasia.org/muslim-china-and-de-extremification-campaign-interview-with-darren-byler-living-otherwise/">utilisaient ces forums</a> <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02634937.2018.1492904?journalCode=ccas20">pour discuter</a> de faits culturels, d’événements politiques et d’opportunités économiques en dehors de leurs communautés locales.</p>
<p>En seulement quelques années, des enseignants musulmans en ligne de la région et dans d’autres zones à fortes populations musulmanes, comme la Turquie et l’Ouzbékistan, <a href="https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/42946/Byler_washington_0250E_19242.pdf?sequence=1&isAllowed=y">se sont fait une renommée</a> via les médias sociaux ouïghours. Leur message tournait surtout autour de la piété, avec des conseils pratiques sur ce qui est halal, la bonne manière de s’habiller ou de prier.</p>
<p>D’après les universitaires <a href="https://www.soas.ac.uk/staff/staff31068.php">Rachel Harris</a> et <a href="https://soas.academia.edu/AzizIsaElkun">Aziz Isa</a>, la grande majorité de ceux qui ont commencé à étudier l’<a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02634937.2018.1492904?journalCode=ccas20">islam sur smartphone</a> voulaient simplement se renseigner sur la pratique de cette religion dans le monde moderne, ce qu’ils ne trouvaient pas suffisamment dans les mosquées gérées, et censurées, par l’État.</p>
<h2>Un nouvel espace de surveillance</h2>
<p>L’État chinois ne voyait pas les choses ainsi.</p>
<p>Pour les autorités, l’apparence et les pratiques musulmanes des Ouïghours, comme ces jeunes qui se laissaient pousser la barbe et priaient cinq fois par jour, étaient des <a href="https://foreignpolicy.com/2018/09/13/48-ways-to-get-sent-to-a-chinese-concentration-camp/">signes</a> d’une pseudo- <a href="https://www.reuters.com/article/us-china-xinjiang-un/un-religious-freedom-expert-seeks-visit-to-chinas-xinjiang-idUSKCN1QM24A">radicalisation</a> de la population ouïghoure.</p>
<p>L’État a commencé à faire le lien entre des incidents violents tels que l’<a href="https://www.theguardian.com/world/2014/mar/02/kunming-knife-attack-muslim-separatists-xinjiang-china">attentat suicide</a> dans la ville de Kunming, dans l’est du pays, et la <a href="https://logicmag.io/china/ghost-world/">« talibanisation »</a> des Ouïghours, comme me l’ont expliqué les représentants du gouvernement.</p>
<p>En réponse, les autorités ont initié une <a href="http://www.chinafile.com/reporting-opinion/viewpoint/once-their-mental-state-healthy-they-will-be-able-live-happily-society">« lutte populaire contre le terrorisme »</a>. Elles ont commencé à utiliser des <a href="https://warontherocks.com/2019/01/counter-extremism-in-xinjiang-understanding-chinas-community-focused-counter-terrorism-tactics/">techniques anti-insurrectionnelles</a>, lançant une sorte d’opération militaire qui s’appuie sur une <a href="https://www.basicbooks.com/titles/bernard-e-harcourt/the-counterrevolution/9781541697270/">collecte massive de renseignements</a> afin de surveiller la population ouïghoure.</p>
<p>Dans le cadre de ce processus, une collecte de <a href="https://thediplomat.com/2017/12/uyghur-biodata-collection-in-china/">données biométriques</a> – telles que l’ADN, des enregistrements de voix haute fidélité et des images faciales visant toute la population de la région – a démarré en 2016 <a href="https://www.hrw.org/report/2018/09/09/eradicating-ideological-viruses/chinas-campaign-repression-against-xinjiangs">afin de surveiller</a> les activités des gens sur WeChat et dans leur vie quotidienne grâce à leur signature vocale et leur empreinte faciale.</p>
<p>Les autorités ont aussi lancé un processus d’entretiens, interrogeant des millions d’Ouïghours et d’autres minorités musulmanes pour <a href="https://www.oxfordscholarship.com/view/10.1093/oso/9780190922610.001.0001/oso-9780190922610-chapter-003">déterminer</a> qui pouvait être considéré comme <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/02634937.2019.1586348">digne de confiance ou « normal »</a>, selon les formulaires officiels d’évaluation de la population. Pour cela, l’État passait en revue le réseau social de chacun, ainsi que l’historique de sa pratique musulmane, tant dans la communauté locale que sur Internet.</p>
<p>La population de cette région comptant en tout près de 15 millions de musulmans, dont d’autres groupes ethniques comme les Kazakhs, les Hui, les Kirghizes ou les Tadjiks, ces évaluations et points de contrôle des activités ont nécessité la mobilisation de plus de <a href="https://jamestown.org/program/xinjiangs-rapidly-evolving-security-state/">90 000 policiers</a> et <a href="https://apjjf.org/2018/24/Byler.html">plus de 1,1 million de fonctionnaires</a>.</p>
<p>Les forces de sécurité sont essentiellement composées de Hans, le groupe ethnique qui a colonisé la région. Ils ne sont pas musulmans et ne parlent pas l’ouïghour. Dans les entretiens que j’ai réalisés, beaucoup qualifient la culture ouïghoure d’« arriérée », « primitive », voire « dangereuse ».</p>
<p>Pour faciliter ce processus d’évaluation, les autorités ont aussi <a href="https://logicmag.io/china/ghost-world/">chargé des entreprises de technologie privées chinoises</a> de développer des logiciels et des équipements capables de passer au peigne fin les images, les vidéos et les enregistrements de voix stockés dans l’application WeChat de n’importe quelle personne, en quelques secondes à peine.</p>
<h2>Le piège</h2>
<p>Ce processus a désigné près de <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/china-quarterly/article/securitizing-xinjiang-police-recruitment-informal-policing-and-ethnic-minority-cooptation/FEEC613414AA33A0353949F9B791E733%22">1,5 million d’Ouïghours et d’autres musulmans</a> comme des individus « non fiables » et donc destinés à la détention ou à la rééducation dans un vaste système de camps d’internement.</p>
<p>D’après les dossiers d’approvisionnement du gouvernement, il apparaît qu’<a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02634937.2018.1507997?journalCode=ccas20">aucun recoin de ces camps n’échappe</a> aux caméras de surveillance et que les employés sont souvent équipés de <a href="https://www.afp.com/en/inside-chinas-internment-camps-tear-gas-tasers-and-textbooks">tasers et d’autres armes</a>.</p>
<p><a href="https://apnews.com/6e151296fb194f85ba69a8babd972e4b">Dans les camps, qui s’apparentent à des prisons</a>, les détenus étaient parqués dans des cellules-dortoirs surpeuplées où ils étudiaient le chinois, apprenaient la pensée politique de Xi Jinping, le secrétaire général du parti politique au pouvoir, et confessaient leurs crimes passés, bien souvent <a href="https://logicmag.io/china/ghost-world/">liés à leur utilisation de l’Internet</a>.</p>
<p>Plus de 10 % de la population adulte ayant été envoyée dans ces camps, des centaines de milliers d’enfants ont été séparés d’au moins l’un de leurs parents. Un grand nombre d’enfants de la région sont <a href="http://www.jpolrisk.com/break-their-roots-evidence-for-chinas-parent-child-separation-campaign-in-xinjiang/">aujourd’hui maintenus dans des internats ou des orphelinats</a> gérés par des fonctionnaires non musulmans.</p>
<h2>Effacer l’identité</h2>
<p>Aujourd’hui, l’Internet ouïghour commence à se confondre avec le chinois. On <a href="https://supchina.com/2019/01/02/the-patriotism-of-not-speaking-uyghur/">dissuade les Ouïghours d’écrire ou parler dans leur langue</a> ou de <a href="https://supchina.com/2019/02/06/uyghur-cultural-and-halal-life-in-the-year-of-the-pig/">célébrer leur culture</a>. Ils doivent plutôt <a href="https://livingotherwise.com/2018/07/31/happiest-muslims-world-coping-happiness/">publier des déclarations</a>, écrites en chinois, attestant de leur loyauté à l’État.</p>
<p>Comme le <a href="https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/42946/Byler_washington_0250E_19242.pdf?sequence=1&isAllowed=y">montrent mes recherches</a>, l’Internet ouïghour est passé d’un espace favorisant l’épanouissement culturel de cette population à un espace qui contrôle beaucoup d’aspects de leur vie.</p>
<p>Auparavant, les Ouïghours y publiaient de <a href="https://livingotherwise.com/2015/02/15/lift-and-the-future-of-uyghur-film/">courtes vidéos</a>, de la <a href="https://www.researchgate.net/publication/323132202_Claiming_the_mystical_self_in_new_modernist_Uyghur_poetry%22%22">poésie</a>, de l’<a href="https://livingotherwise.com/reviews/uyghur-contemporary-art/">art</a> et de la <a href="https://livingotherwise.com/2017/07/14/ablajan-subtle-politics-uyghur-pop/">musique</a>. Ils y <a href="https://livingotherwise.com/2014/04/26/traffic-lights-and-uyghur-black-humor/">critiquaient la violence policière</a> et défendaient leurs <a href="https://livingotherwise.com/2016/08/26/ms-muniras-wedding-gifts-trolling-uyghur-elite-society/">coutumes sociales</a>, opposées à la consommation ostentatoire et la corruption économique.</p>
<p>Lors de mon dernier séjour dans la région, en 2018, mes interlocuteurs m’ont confié que l’Internet ouïghour <a href="https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/42946/Byler_washington_0250E_19242.pdf">était devenu un « piège »</a> auquel ils ne pouvaient plus échapper.</p>
<hr>
<p><em>Traduit par Valeriya Macogon pour <a href="http://www.fastforword.fr/">Fast ForWord</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/124013/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Darren Byler a reçu un soutien du Social Science Research Council.</span></em></p>Mes recherches en Chine et au sein de la communauté ouïghoure m’ont permis d’observer comment l’usage de la technologie, au début libérateur, est peu à peu devenu une contrainte pour cette minorité.Darren Byler, Lecturer in Anthropology, University of WashingtonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1119842019-03-10T20:02:21Z2019-03-10T20:02:21ZQuand une chercheuse vit l’expérience « DAU » : conversation avec Isabelle Barbéris, spécialiste en arts de la scène<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/263039/original/file-20190310-86693-rnxubh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=25%2C2%2C773%2C446&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Image d'un des films projetés. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2018-2019/temps-forts/dau">DAU</a></span></figcaption></figure><p><em>À l’origine du projet DAU se trouve un cinéaste : Ilya Khrzhanovsky. Ce réalisateur russe quadragénaire décide en 2009 de reconstituer un institut scientifique en Ukraine qui se veut identique à un institut de l’époque soviétique, et dans lequel le célèbre physicien <a href="https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-doodle-google-honore-lev-landau-genial-prix-nobel-russe-14318/">Lev Landau</a> (DAU est un diminutif de son nom) a travaillé.</em></p>
<p><em>Il réunit dans ce lieu plusieurs centaines de personnes, comme autant d’acteurs ou de figurants, qui pourtant n’ont pas de texte et ne reçoivent pas de directives particulières. Ils doivent simplement vivre là, dans un environnement strict et régulé dans des conditions semblables à celles de l’époque soviétique, pour contribuer à rendre plus crédible cette fiction sur la vie de Landau qui est tournée comme une télé-réalité. On y paie en roubles, il n’y a évidemment pas de portables. Les participants peuvent partir quand ils le souhaitent, mais ils acceptent d’être filmés à tout moment. Chacun garde son métier d’origine. Il en résultera trois ans plus tard 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages et une foule de documentaires.</em></p>
<p><em>Ces images ont été au cœur du dispositif DAU : elles étaient projetées, par séquences plus ou moins longues, en différents lieux des théâtres de la Ville et du Châtelet en travaux, à différents horaires. Mais DAU se voulait aussi une immersion dans une URSS reconstituée, fantasmée, mise en scène.</em></p>
<p><em>À Paris, l’expérience DAU a duré trois semaines, du 24 janvier au 17 février ; les lieux étaient accessibles 24h/24. On y entrait grâce à un visa fabriqué spécialement pour l’occasion et après avoir rempli un questionnaire psychométrique dont les réponses étaient censées guider votre visite.</em></p>
<p><em>Le dispositif relevait aussi bien du théâtre, de l’installation, du happening que de l’exposition d’art contemporain – sans parler du marketing monstre qui a accompagné l’événement. Cette expérience unique en son genre, déroutante et très controversée a fait couler beaucoup d’encre – notamment en raison des <a href="https://next.liberation.fr/theatre/2019/01/21/dau-montagne-russe-et-montage-louche_1704459">conditions de tournage des films et des sources de financement du projet</a>. Il s’agissait cependant d’un événement totalement inédit dans sa forme et dans ses intentions, et tandis que DAU a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Joël Chevrier, professeur de physique à l’Université Grenoble Alpes et professeur en délégation à l’Université Paris Descartes (CRI Paris) qui a vécu l’expérience le 14 février dernier et accepté de nous la raconter.</em></p>
<hr>
<p><strong>The Conversation : Combien de temps avez-vous passé au sein du dispositif <em>DAU</em> ? Avez-vous visité plusieurs sites ? Êtes-vous rentrée et sorti plusieurs fois d’un même site ?</strong></p>
<p><strong>Isabelle Barbéris :</strong> Pour ma part, j’ai partagé mon temps (4h30) entre les deux sites en chantier (théâtres de la Ville et du Châtelet), j’ai déambulé successivement dans ces deux espaces – dont on fait assez vite le tour, mais au sein desquels il reste difficile de se repérer. L’effet de désorientation est sans doute en partie délibéré, mais il provient aussi de l’inachèvement du projet : en matière de « hasard organisé », l’histoire de la performance regorge d’exemples bien plus virtuoses et déroutants – et surtout plus organiques. Dans les entrailles de <em>DAU</em>, je me me suis prise à faire le parallèle avec <a href="https://www.jstor.org/stable/1125230?seq=1#page_scan_tab_contents"><em>EAT</em>, d’Allan Kaprow</a>, qui se déroulait dans une ancienne brasserie désaffectée du Bronx et plus récemment aux expériences « site specific » de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=-6iFd2EuS5Y">Rimini Protokoll</a>, dont la facture apparaît bien plus élaborée, millimétrée – parfois trop. Finalement, <em>DAU</em> qui s’annonçait comme une traversée initiatique du totalitarisme, laisse beaucoup plus de liberté que nombre de performances désormais très pré-paramétrées. En miroir, et en décalage, cela peut aussi nous conduire à réfléchir sur le sens de ces performances de plus en plus calibrées.</p>
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<p><strong>The Conversation : Avez-vous été déroutée et si oui, par quoi ?</strong></p>
<p><strong>I.B. :</strong> J’ai été déroutée par une forme d’amateurisme et de « customisation » : ainsi, le balisage des lieux avec des mots « chocs », qui vont mettre en avant un vice ou une passion (le ressentiment, la luxure, etc.) devient vite anecdotique car superficiel – parfois réduit au pur affichage – sans véritable travail cartographique. La passion « orgie » par exemple correspond… au bar, où l’on pouvait acheter du coca russe – hors de prix. Et l’étage « luxure » à un autre bar au décor constitué de VHS de films porno et d’une poupée gonflable. Cela relève bien plus de la customisation ou du marketing expérienciel que de l’expérience artistique. La salle « idéologie » qui m’intéressait de près étant donné mon sujet de recherche (notamment une habilitation à diriger les recherches sur « théâtre, démocratie et idéologies du réel », en 2018, dont certains résultats figurent <a href="https://www.puf.com/content/Lart_du_politiquement_correct">ici</a>) se présente comme une juxtaposition de cabines où le visiteur peut entrer en dialogue avec un membre de l’« Organisation ». J’ai passé mon tour car les questions me semblaient téléphonées, destinées à créer une pseudo-intimité très artificielle.</p>
<p>Toutes ces conversations sont ensuite consultables par n’importe quel visiteur à l’intérieur d’une base de données, mais les témoignages sont assez insignifiants, comme tout « micro-trottoir ». Le but était sans doute de produire une sorte de malaise à l’égard de la manipulation des données personnelles par une mystérieuse organisation russe. L’effet de paranoïa, qui semblait être recherché, ne fonctionne pas plus que la désorientation.</p>
<p>L’ensemble du territoire <em>DAU</em> est ensuite jalonné de ces petites cabines, qui délimitent un potentiel espace intime (mais en fait sous contrôle) dans le dispositif d’ensemble. Il y a aussi beaucoup de choses que l’on ne comprend pas, et qui ne semblent pas activées – de la signalétique, des entassements, des objets à teneur archéologique, etc. L’effet de « décor » m’a paru assez déplaisant sur le moment car en tant que spectatrice de théâtre et de performance, je suis habituée à ce que tous les signes forment un réseau continu de signification et soient activés, exploités dans le projet artistique.</p>
<p><strong>The Conversation : Quelle a été l’influence de votre « filtre » universitaire sur vos choix au sein du dispositif ?</strong></p>
<p><strong>I.B :</strong> Bien entendu, je suis une spectatrice par avance « blasée » qui repère d’emblée toutes les manies de l’art contemporain (l’immersion, l’effet paranoïaque, l’hyperréalisme, le documentaire et l’autorité du réel, le convivialisme)… Je nourrissais des attentes concernant le jeu de miroir entre art et pulsions totalitaires – une ambivalence que le nom du prestataire, « L’Organisation », laissait pressentir.</p>
<p>Dans mon HDR, j’émets l’hypothèse que l’artiste est en train de se transformer en « grand Organisateur » et en « Ingénieur du social » exerçant une sorte d’emprise sur le réel, ou se réclamant de son autorité. Cet élément est bien présent, mais il n’est pas pleinement formalisé. Avec la distance, je ne saurais dire si cette imperfection est délibérée (afin de laisser au spectateur une part de liberté) ou bien le résultat d’une sorte de naïveté, qui conduit <em>DAU</em> à ressembler à un dispositif de marketing sensoriel et kitsch.</p>
<p>Le résidu de familiarité qui persiste dans cet étrange dispositif vient en effet de l’effet marketing hypervisible, qui en dernier lieu apparaît comme le principal repère anthropologique interculturel – bref ce qui fait « lien » et demeure familier, c’est le signifiant mercantile !</p>
<p>Cette marchandisation de la mémoire est assumée avec une une forme d’agressivité : dans la boutique de <em>DAU</em>, le visiteur pouvait faire l’acquisition de toute une série de goodies kitsch et <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/allemagne-l-ostalgie-la-nostalgie-de-la-rda_2746267.html">« ostalgiques »</a> très onéreux : timbales en laiton, cahiers, besaces. Sur l’un des sites prenait place un atelier de sérigraphie où l’on pouvait, là encore, acheter des Tshirts ou des sacs siglés. Ce qui était assez déplaisant, mais peut fournir matière à réflexion.</p>
<p><strong>The Conversation : Quelle est votre analyse en fonction de votre connaissance des arts de la scène ? Quelles références vous viennent à l’esprit ? D’après vous, toutes les ruses destinées à mettre le visiteur « dans le bain » sont-elles utiles ? Efficaces ?</strong></p>
<p><strong>I.B. :</strong> <em>DAU</em> se présentait comme révolutionnaire, mais ce type d’ouverture, dans des lieux qui se transforment, le temps de l’expérience, en friche ou en atelier, et intègrent le public dans la co-production d’un évènement, est désormais très fréquente : on peut songer aux déambulations de Rimini Protokoll, à l’installation de l’<a href="https://www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/flamme-eternelle">atelier de Thomas Hirschorn au Palais de Tokyo</a> ou bien à la récente carte blanche accordée à Tino Sehgal dans ce même lieu d’art contemporain.</p>
<p>On peut aussi songer à l’actuel projet de <a href="https://www.rtbf.be/culture/scene/theatre/detail_milo-rau-le-manifeste-de-gand-un-dogma-theatral-qui-fait-polemique-une-saison-riche-au-ntghent?id=9926322">Milo Rau à Gand</a>, qui s’inspire de l’hyperréalisme du <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/mav/151/VINTERBERG/57082">Dogme95</a> rédigé par les cinéastes Lars von Trier et Thomas Vinterberg en 1995. De ce point de vue, il s’agit d’expériences plus abouties – certaines, comme celle de Sehgal, flirtant selon moi réellement avec le totalitarisme – du point de vue de la superposition entre réel et fiction, et du « contrôle » du spectateur.</p>
<p>Mais l'écho le plus fort s'inscrit en résonance avec <a href="https://www.jstor.org/stable/24267957?seq=1#page_scan_tab_contents"><em>Week-end à Yaïk</em></a> (1977), d’<a href="https://www.colline.fr/auteurs-et-metteurs-en-sc%C3%A8ne/andre-engel">André Engel</a>, un spectacle d'immersion conçu comme un voyage organisé dans des appartements de Berlin Est, à l'époque où les États staliniens organisaient vraiment des excursions pour les intellectuels et les artistes, un jeu hypperréaliste et mystifiant qu'Engel avait pensé sur le modèle des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Village_Potemkine">« villages Potemkine »</a> de la Grande Catherine. Bernard Sobel avait alors accusé Engel de faire de « l'anticommunisme primaire »…</p>
<p>Pour revenir à <em>DAU</em>, la promesse de départ est donc assez trompeuse pour un spectateur qui a l’habitude de manipulations hautement plus perverses ! Le questionnaire assez intime que l’on doit remplir au moment de la demande de « visa » par exemple, n’est à ma connaissance pas activé. C’est un peu gadget.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-un-chercheur-vit-lexperience-dau-conversation-avec-joel-chevrier-physicien-113059">Quand un chercheur vit l’expérience « DAU » : conversation avec Joël Chevrier, physicien</a>
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<p><strong>The Conversation :Quelles ont été vos deux ou trois expériences les plus « marquantes » ?</strong></p>
<p><strong>I.B :</strong> Le plus intéressant me semble relever de l’expérience strictement cinématographique, à savoir le <em>reenactment</em> filmé, via des caméras cachées (selon les informations qui nous sont données, mais évidemment redevables de doutes), de la vie d’un célèbre scientifique pendant la Guerre froide : comment continuer à penser et à inventer, sous un régime qui, précisément, bride par la surveillance et l’omniprésence de la représentation la formation même de la pensée, en obligeant en permanence quiconque à « jouer son propre rôle » – comme dans le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Am%C3%A9rique">Théâtre de la Nature d’Oklahoma</a> de Kafka ?</p>
<p><em>DAU</em> est à mon sens d’abord un dispositif et une œuvre cinématographiques – mais je n’ai pas pu voir suffisamment de séquences filmées pour me faire une idée d’ensemble. Toutefois, les extraits que j’ai visionnés durant mon passage étaient saisissants de réalisme, et très oppressants. À cet endroit, ils ont réussi à faire ressortir un monde englouti, et le terme de « visa » prend tout son sens : on bascule dans une autre dimension, complètement refoulée par le monde moderne.</p>
<p>À côté de la prouesse cinématographique, la partie performative (la reconstitution de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=A42KJouh_Bg">Kommounalkas</a> : des appartements russes, partagés, et habités, où le visiteur peut entrer, manipuler des objets, s’asseoir à la table d’un couple, etc.) n’est pas sans intérêt, introduisant de la « chair » dans l’illusion cinématographique.</p>
<p>Dans ces appartements-vitrines, on n’ose à peine s’approcher des « vrais Russes » (dont on ignore s’ils sont vrais, ou pas), comme s’il s’agissait de bibelots « sacrés », momifiés – par kitschisation dérangeante du vivant. On est aussi gêné par l’effet de zoo humain, qui nous est imposé sans aucune clé de fabrication. Cet hyperréalisme est propre à susciter un effet psychodramatique chez les gens qui ont vécu cette période, dont certains se disent d’ailleurs bouleversés. Ceux qui y ont échappé, comme c’est mon cas, ne peuvent qu’avoir une réception plus froide et réfléchir sur l’effet miroir que cette reconstitution produit sous nos yeux.</p>
<p><strong>The Conversation : Le dispositif immersif donne-t-il des clés de compréhension des films ? Et inversement ?</strong></p>
<p><strong>I.B :</strong> Ces liens existent sans doute, mais ils ne me sont pas apparus. L’architecture d’ensemble ne se fait pas jour, et les passages entre les différentes expériences ne sont pas fluides : <em>DAU</em> est en fait une sorte d’« hyper-œuvre » (plutôt que de méta-œuvre) : un contenant global, qui contient une multitude d’œuvres (plus ou moins gadgets), reliées par une thématique commune. Mais l’ensemble ne forme pas une œuvre organique.</p>
<p>L’entrée ressemble à un hall de gare avec un panneau lumineux indiquant les différents « rendez-vous » (films, conférences, concerts), pour lesquels le visiteur doit se présenter à l’heure (ce qui crée des temps d’attente et de désœuvrement assez pénibles). Comme dans n’importe quel parc d’attractions.</p>
<p>Les temps de fouille à l’entrée et à la sortie sont assez éprouvants, superposant là encore réel et fiction. Ce sont des protocoles auxquels on est désormais habitués, ce qui crée une étrange proximité entre notre monde, censé être « libre », et le monde reconstitué de <em>DAU</em>.</p>
<p><strong>The Conversation : Les films projetés ont-ils fait écho à d’autres expériences (cinéma, télévision, photo, web) ?</strong></p>
<p><strong>I.B. :</strong> La caméra cachée fait facilement penser à certains « teen-movies » qui jouent sur la présence d’une caméra clandestine, ce qui engendre bien sûr des effets très puissants. Le metteur en scène Heiner Goebbels a déjà exploité ce type d’effets dans <em>Eraritjaritjaka</em>, d’après Elias Canetti. Le « mouchard » est un procédé très courant désormais : la scène contemporaine raffole des effets hyperréalistes. Ce que j’appelle le « panréalisme ». Mais on peut aussi faire le lien avec la grande tradition russe du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_M%C3%A9thode_(th%C3%A9%C3%A2tre)">naturalisme stanislavskien</a>, qui repose sur la reconstitution à la fois matérielle et psychologique d’un milieu donné.</p>
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<iframe src="https://player.vimeo.com/video/136923407" width="500" height="281" frameborder="0" webkitallowfullscreen="" mozallowfullscreen="" allowfullscreen=""></iframe>
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<p><strong>The Conversation : Quel sens revêt la « reconstitution » de l’ère soviétique dans deux théâtres du cœur de Paris en 2019 ?</strong></p>
<p><strong>I.B. :</strong> Plus qu’une reconstitution (hormis celle du film), j’ai surtout vu, sur les deux sites, la jeunesse branchée russe de 2019, ce qui n’était d’ailleurs pas sans intérêt ! Des hipsters très élégants, et très assortis à l’ambiance « indus ».</p>
<p><em>DAU</em> joue beaucoup du jet-lag historique, mais aussi culturel : c’est un geste qui veut donner à faire sentir une étrangeté à laquelle on est peu habitué, en manipulant nos fantasmes culturels – tout en tissant souterrainement un lien sur la base de l’expérience totalitaire, qui est une trame anthropologique commune à l’ensemble de l’humanité. Quelque chose qui nous angoisse tous à l’ère de la globalisation : l’expérience « immersive » ultime.</p>
<p>En voyant <em>DAU</em>, on prend conscience que la fameuse « ostalgie » des années 90 et 2000 a contribué à balayer et refouler le souvenir du totalitarisme soviétique. Nous vivons une époque où l’héritage de la gauche antitotalitaire est en déshérence. La piqûre de rappel de <em>DAU</em> n’est pas sans intérêt dans le contexte que nous traversons, mais le problème vient de ce que la réflexion critique sur le totalitarisme y coexiste de manière très postmoderne (et donc banale) avec le kitsch, le marketing ostalgique.</p>
<p>Cette contradiction est très présente : d’un côté, <em>DAU</em> est une « boutique » un peu chic ; de l’autre, on peut discuter avec un comédien dans une cuisine « reconstituée » qui, à partir de l’exemple d’un objet disparu (un distributeur de cure-dents), explique au visiteur comment, durant la période soviétique, chaque objet possédait un prix unique. La juxtaposition très ambivalente de la violence marchande actuelle et de la violence totalitaire passée tiraille le visiteur entre deux modèles générateurs d’angoisse, et le met au milieu d’injonctions paradoxales.</p>
<p><em>DAU</em> est un dispositif qui veut agir émotionnellement sur la peur et l’angoisse, et qui se moque assez royalement des discours occidentaux un peu « bisounours » sur l’inclusivité et le vivre-ensemble : une sorte de courant d’air assez glacial qui joue paradoxalement avec nos codes convivialistes (inclusifs, participatifs, ludiques, etc.) pour en révéler une trame plus sombre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/111984/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Barbéris ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Tandis que « DAU » a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Isabelle Barbéris, spécialiste des arts de la scène qui a vécu l’expérience.Isabelle Barbéris, Maître de conférences HDR en arts de la scène, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1130592019-03-07T19:02:44Z2019-03-07T19:02:44ZQuand un chercheur vit l’expérience « DAU » : conversation avec Joël Chevrier, physicien<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/262422/original/file-20190306-100796-1annhxh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Image extraite de l'un des films présentés dans le cadre de DAU. </span> <span class="attribution"><span class="source">Jigsaw / </span></span></figcaption></figure><p><em>À l’origine du projet DAU se trouve un cinéaste : Ilya Khrzhanovsky. Ce réalisateur russe quadragénaire décide en 2009 de reconstituer un institut scientifique en Ukraine qui se veut identique à un institut de l’époque soviétique, et dans lequel le célèbre physicien <a href="https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-doodle-google-honore-lev-landau-genial-prix-nobel-russe-14318/">Lev Landau</a> (DAU est un diminutif de son nom) a travaillé.</em></p>
<p><em>Il réunit dans ce lieu plusieurs centaines de personnes, comme autant d’acteurs ou de figurants, qui pourtant n’ont pas de texte et ne reçoivent pas de directives particulières. Ils doivent simplement vivre là, dans un environnement strict et régulé dans des conditions semblables à celles de l’époque soviétique, pour contribuer à rendre plus crédible cette fiction sur la vie de Landau qui est tournée comme une télé-réalité. On y paie en roubles, il n’y a évidemment pas de portables. Les participants peuvent partir quand ils le souhaitent, mais ils acceptent d’être filmés à tout moment. Chacun garde son métier d’origine. Il en résultera trois ans plus tard 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages et une foule de documentaires.</em></p>
<p><em>Ces images ont été au cœur du dispositif DAU : elles étaient projetées, par séquences plus ou moins longues, en différents lieux des théâtres de la Ville et du Châtelet en travaux, à différents horaires. Mais DAU se voulait aussi une immersion dans une URSS reconstituée, fantasmée, mise en scène.</em></p>
<p><em>À Paris, l’expérience DAU a duré trois semaines, du 24 janvier au 17 février ; les lieux étaient accessibles 24h/24. On y entrait grâce à un visa fabriqué spécialement pour l’occasion et après avoir rempli un questionnaire psychométrique dont les réponses étaient censées guider votre visite.</em></p>
<p><em>Le dispositif relevait aussi bien du théâtre, de l’installation, du happening que de l’exposition d’art contemporain – sans parler du marketing monstre qui a accompagné l’événement. Cette expérience unique en son genre, déroutante et très controversée a fait couler beaucoup d’encre – notamment en raison des <a href="https://next.liberation.fr/theatre/2019/01/21/dau-montagne-russe-et-montage-louche_1704459">conditions de tournage des films et des sources de financement du projet</a>. Il s’agissait cependant d’un événement totalement inédit dans sa forme et dans ses intentions, et tandis que DAU a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Joël Chevrier, professeur de physique à l’Université Grenoble Alpes et professeur en délégation à l’Université Paris Descartes (CRI Paris) qui a vécu l’expérience le 14 février dernier et accepté de nous la raconter.</em></p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/262447/original/file-20190306-100781-1noe2o7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Joël Chevrier juste avant son immersion, le 14 février 2019.</span>
<span class="attribution"><span class="source">S. Zannad pour The Conversation France</span></span>
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<p><strong>The Conversation : Combien de temps avez-vous passé au sein du dispositif <em>DAU</em> ? Avez-vous visité plusieurs sites ?</strong></p>
<p><strong>Joël Chevrier</strong> : C’est probablement un record personnel. Je ne suis jamais resté aussi longtemps dans un théâtre : j’imagine que j’ai dû y passer 8 ou 9 heures au total, dont une bonne partie de la nuit ! Je suis passé du Théâtre du Châtelet au Théâtre de la Ville en plusieurs aller-retour. Ces brèves incursions dans le Paris connecté d’aujourd’hui – entre deux immersions dans l’un des théâtres – m’ont fait vivre <em>DAU</em> comme un îlot fantasmé et démesuré de vie en Union soviétique, planté au beau milieu du Paris du XXI<sup>e</sup> siècle, à partir de la figure mythifiée d’un des plus grands scientifiques du XX<sup>e</sup> siècle, Lev Landau.</p>
<p><strong>The Conversation : Avez-vous été dérouté et si oui, par quoi ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> Bien sûr, mais j’ai surtout été sidéré. Dérouté car même si des souvenirs très forts remontaient des années de ma jeunesse, celles de la guerre froide, celles de l’angoissant <a href="https://www.diploweb.com/R-Aron-Paix-et-guerre-entre-les.html">« paix impossible, guerre improbable »</a> de Raymond Aron, je n’ai jamais mis les pieds en Russie, ni avant ni après 1989. Donc l’incertitude demeure pour moi quant à la teneur de ce qui est montré même si le volume énorme des films accessibles montre le souci d’une reconstitution précise.</p>
<p>Immergé physiquement dans <em>DAU</em>, j’ai toujours gardé une réserve et ne me suis pas laissé submerger par l’événement, malgré sa démesure.</p>
<p><strong>The Conversation : Quelle a été l’influence de votre « filtre » universitaire sur vos choix au sein du dispositif ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> Cette influence est énorme dans mon cas, je ne peux y échapper. En fait, je me demande quel était l’état d’esprit des autres participants à la sortie de cette immersion dans <em>DAU</em>. Je suis un physicien grenoblois de 60 ans : c’était vraiment tout un pan de mon passé qui remontait à grande vitesse sans crier gare, ce qui est en soi assez sidérant.</p>
<p><strong>The Conversation : Qu’en est-il vis-à-vis de votre connaissance de la vie et de l’œuvre de Lev Landau, et de la collusion entre politiques et scientifiques à l’ère soviétique ? L’image des physiciens telle qu’elle est restituée par les « acteurs » vous a-t-elle semblé juste ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> « DAU » est en effet le diminutif de Lev Landau. Ce physicien de génie a reçu le prix Nobel de physique en 1962, pour la théorie de la <a href="http://iramis.cea.fr/spec/cbarreteau/physique_du_solide/exposes/helium.pdf">superfluidité de l’hélium à très basse température</a>. Grenoble est marqué par la physique des très basses températures depuis pratiquement les années Landau. Aujourd’hui, l’<a href="http://neel.cnrs.fr/">Institut Néel</a>, au cœur de cette physique des basses températures, a une des plus grosses productions d’hélium liquide, dédiée à la recherche fondamentale. Ma formation de physicien dans les années 80 fut marquée par des professeurs qui ne juraient que par les livres de Landau. Bon marché, édités directement en français par les éditions russes Mir, ils représentaient un bon mètre de physique théorique sur une étagère. La concision exceptionnelle de son écriture conduisait à des exégèses sans fin. Pour le jeune étudiant venu de Valence, immergé dans cette communauté déjà très cosmopolite de physiciens à Grenoble, en lien intellectuel fort avec ces scientifiques qui travaillaient « de l’autre côté », c’était une ouverture incroyable et une approche originale du monde soviétique. Mon « concurrent » au cours de mes années de thèse travaillait sur la supraconductivité à Chernogolovska, où se trouve le <a href="http://www.itp.ac.ru/en/">Landau Institute for Theoretical Physics</a>.</p>
<p>Si on sait chercher dans les rushes des films présentés – ce qui n’est pas si facile – on retrouve le cœur de la collaboration entre les scientifiques des deux blocs fondé sur des échanges évidents et universels malgré la barrière des langues. La recherche scientifique – notamment en physique – a été une priorité stratégique des deux blocs : cela ressort fortement du dispositif, et c’est ce qui fonde le projet <em>DAU</em> à mes yeux, mais seulement si on prend le temps et si on a les clés pour aller le chercher. Mais franchement, si cette vision de la science se trouve accessible dans les films, on ne peut pas y voir une pédagogie. Comme dans les livres de Landau, c’est là si vous savez le lire !</p>
<p><strong>The Conversation : Quelles ont été vos expériences les plus « marquantes » au cours de cette visite ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> Je garde le souvenir d’avoir déambulé sans fin dans des escaliers vides à la recherche d’un évènement annoncé sur des panneaux semblables à ceux qui annoncent les départs et les arrivées des trains dans les gares. On a beaucoup marché dans <em>DAU</em>. Ces dédales absurdes dans les tréfonds des deux théâtres m’ont fait pester par moments… j’ai finalement compris que je me faisais balader, au sens propre et au sens figuré.</p>
<p>Enfin, suivre une conférence en russe, sans traduction, intitulée « physique théorique » devant un tableau noir sur lequel sera vaguement tracé un nuage de points encadré par deux axes ne m’aura finalement pas paru si absurde.</p>
<p>Mais j’ai passé l’essentiel de mon temps confiné dans de petites cabines individuelles à visionner les rushes des films qui montraient des physiciens plongés dans de longues discussions. Notamment une étonnante conversation à travers le temps entre le physicien <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/la-methode-scientifique-du-jeudi-01-mars-2018">Carlo Rovelli</a> – né en 1956 – et Lev Landau.</p>
<p><strong>The Conversation :Comment avez-vous reçu les films ou extraits de films visionnés ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> J’ai lu après ma visite, l’article du <em>Monde</em> intitulé <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/01/19/dau-le-projet-artistique-fou-qui-seme-le-trouble-et-les-roubles-a-paris_5411699_3246.html">« À Paris, <em>DAU</em> sème le trouble et les roubles »</a>. <em>DAU</em> est un projet protéiforme. On y trouve ce que l’on y cherche, voire ce que l’on y apporte. En tous cas, pour moi, ce fut le cas. Il était difficile d’échapper à la vision de scènes pornographiques et/ou violentes, mais je n’ai rien vu d’insoutenable ou d’inacceptable. Focalisé sur mes propres questions, j’ai donc dû rater les scènes de film dénoncées pour leur violence et leur brutalité – à juste titre si j’en crois les descriptions. <em>DAU</em> vous manipule par sa démesure.</p>
<p><strong>The Conversation : Pour vous, de quoi relève <em>DAU</em> : du théâtre, de l’exposition, de la projection scénarisée de films, de l’expérience sociale, du simple marketing, d’une forme d’expression déjà vue/connue dans l’art contemporain, du pur divertissement ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> <em>DAU</em> joue de tout cela pour embarquer le visiteur et lui faire perdre pied. De ce point de vue, c’est très réussi. J’en retiens la reconstruction d’un monde confiné autour du projet politique soviétique au beau milieu Paris du XXI<sup>e</sup> siècle, avec la vie qui ne se laisse pas faire et qui fouille toutes les failles, toutes les faiblesses de ce carcan. C’est aussi une sorte de <em>mememto mori</em>, car cette période est en passe de disparaître, bien trop vite, dans les oubliettes de la mémoire collective.</p>
<p><strong>The Conversation : Le dispositif immersif donne-t-il des clés de compréhension des films ? Et inversement ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> Non. Je ne le pense pas. Et c’est sûrement volontaire. Le titre cryptique de l’événement en est la preuve. Aujourd’hui, Landau est un parfait inconnu. Ce n’est une référence pour personne, sinon pour les physiciens. Comprendre ce titre, <em>DAU</em>, est impossible. Pas de visage célèbre, pas de nom identifiable. Dès le titre, on se fait avoir. Et cela se voit aussi dans l’extrême diversité des réactions. D’après le <em>Monde</em>, « Hanna Schygulla, pourtant enthousiasmée par le projet, est sortie de la projection du film <em>Natasha</em> : “Je ne voulais pas voir cette femme, Natasha, torturée par le KGB.” », car elle ne pouvait s’empêcher de voir une femme <em>vraiment</em> torturée.</p>
<p>Agnès Hurstel (27 ans), dans sa chronique sur France Inter, fait une description de l’événement sans aucune référence ni au titre <em>DAU</em> et donc à Landau, ni même à l’union soviétique. Elle souligne des aspects « trash » de l’expérience, mais avec légèreté. <em>DAU</em> est aussi fabriqué pour être transparent et traversé ainsi : sans rien voir. Comment expliquer que j’ai vécu une expérience complètement différente ? Probablement à cause de mon âge et de ma connaissance de la physique.</p>
<p>En 1962, Landau disparaissait. En 1961, la <a href="https://blog.slate.fr/globule-et-telescope/tag/tsar-bomba/"><em>Tsar Bomba</em></a>, bombe à hydrogène d’environ 50 mégatonnes (plus de 3 000 fois l’énergie de la bombe sur Hiroshima), explosait dans l’atmosphère au-dessus de l’arctique russe. <em>DAU</em> tente brutalement de nous immerger dans cette époque qui a disparu de tous les écrans aujourd’hui, alors que l’existence de l’URSS a surdéterminé la vision du monde de tous pendant des décennies.</p>
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<p><strong>The Conversation : Les films projetés ont-ils fait écho à d’autres expériences ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> En tant qu’étudiant dans les années 80, j’ai découvert Landau quand la lecture, le cinéma, mes camarades, dans un étonnant effet miroir, me parlaient simultanément <a href="https://www.lesechos.fr/09/08/2012/LesEchos/21245-044-ECH_le-projet-manhattan---la-premiere-bombe-atomique.htm">du projet Manhattan</a> qui a conduit à la fabrication de la première bombe atomique, avec ses figures mythiques qui ont aussi produit la physique que j’apprenais : Oppenheimer, Fermi, Feynmann… <em>DAU</em> m’a replongé dans cette atmosphère.</p>
<p><strong>The Conversation : Est-ce finalement une expérience marquante pour vous ?</strong></p>
<p><strong>J.C. :</strong> <em>DAU</em> est un projet artistique qui cherche manifestement à produire une reconstitution historique détaillée. Il m’a marqué par cette volonté d’aborder de front et sans concession un huis clos construit sur l’intrication d’une vision scientifique universelle, objective et extrêmement exigeante, d’une volonté politique de plier rationnellement l’humanité à une idéologie totalitaire, mais aussi de la force des émotions, voire de leur violence incontrôlée, entre les hommes et les femmes, à l’image d’une vie brutalisée, souffrante et humiliée qui sourd, malgré tout sans relâche, dans les moindres interstices disponibles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/113059/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Chevrier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Tandis que « DAU » a quitté Paris et s’apprête à investir un lieu londonien, The Conversation donne la parole à Joël Chevrier, physicien qui a vécu l’expérience et accepté de nous la raconter.Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1068752018-11-20T19:37:52Z2018-11-20T19:37:52ZNovembre, mois de l’économie sociale et solidaire… donc de l’utopie ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/246179/original/file-20181119-119943-qmvxp0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C8%2C965%2C640&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le onzième mois de l'année célèbre les innovations citoyennes qui rendent le futur désirable.</span> <span class="attribution"><span class="source">Dragana Gordic/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le centenaire du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/centenaire-14-18-61970">11-Novembre</a> renvoie au passé. Il permet de garder en mémoire les horreurs que l’on voudrait ne plus vivre. Mais le onzième mois de l’année, c’est aussi celui de l’avenir, des innovations citoyennes qui rendent le futur désirable. En effet, novembre est le <a href="http://www.lemois-ess.org/accueil-decouverte/p2.html">mois de l’économie sociale et solidaire</a> (ESS). Cette dernière vise la démocratisation de l’économie en créant des activités fondées sur la réciprocité et la solidarité (<a href="https://www.kaizen-magazine.com/article/faire-reparer-objets-repair-cafe-ne-plus-jeter/">Repair cafés</a>, association pour le maintien de l’agriculture paysanne, commerce équitable, etc.). Ces activités sont qualifiées « d’<a href="http://www.seuil.com/ouvrage/utopies-realistes-rutger-bregman/9782021361872">utopies réalistes</a> » par l’écrivain et historien néerlandais Rutger Bregman, ou encore « d’<a href="https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Utopies_relles-9782707191076.html">utopies réelles</a> » par le sociologue américain Erik Olin Wright.</p>
<p>Le mois de l’ESS serait ainsi le mois de l’utopie. Pourquoi pas ? À condition bien sûr de s’entendre sur la définition de ce terme. Dans le langage courant, l’utopie est un doux rêve irréalisable. En ce sens, l’ESS serait le rêve social inaccessible d’acteurs déconnectés du réel. Dans le langage scientifique, cette fois-ci, l’utopie se réfère généralement à deux traditions radicalement opposées. La première, purificatrice, veut que la force de l’utopie réside dans l’impossibilité même de sa réalisation. Position soutenue par le philosophe libertaire français Miguel Abensour dans son livre <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2001/10/TRUONG/7956">« Le procès des maîtres rêveurs »</a>. Pour lui, l’utopie est un écrit qui crée une double distanciation nécessaire à l’émancipation : rupture avec le réel, mais aussi prise de distance avec le contenu même du texte lié à la dimension critique de toute pratique de lecture. Dans cette perspective, l’ESS n’est pas une « utopie » émancipatrice, mais une action militante qui se soumet au réel.</p>
<h2>Projet fou</h2>
<p>La seconde tradition, virale, veut que l’utopie soit toujours un danger, un virus totalitaire. En voulant arrêter le temps, en se situant hors de l’espace, l’utopie est, en fait, un projet fou qui, en niant la complexité du social, conduit à enfermer l’homme dans une cité qui occulte la diversité des aspirations humaines.</p>
<p>Dans cette acception, l’ESS serait le ferment d’un totalitarisme qui avancerait masqué. Dans ces conditions, parler d’utopies « réalistes », « réelles », « en actes » ou « concrètes » pour qualifier les innovations sociales de l’ESS présente le grand avantage d’échapper à ces deux traditions opposées tout en se préservant de la disqualification sociale contenue dans le langage courant. Cependant, l’utilisation de ces vocables présente aussi un certain danger, celui de la résignation. En effet, ces épithètes ne sont pas neutres…</p>
<p>Ils signalent – peut-être – un nouvel âge de l’utopie qui, tirant les leçons de l’échec du communisme, voit dans l’expérimentation à petite échelle la voie la moins risquée de la transformation sociale. Mais ces vocables signalent – surtout – une nouvelle bataille politique. Toute bataille politique est, en effet, une bataille de sens, une bataille sur la définition même de ce qu’est la société, de ce qui la régit, de ce qui lui nuit et de ce qui peut la guérir. Toute bataille politique est une bataille sur le sens des mots parce que ce sont les mots qui nous aident à penser le sens du politique.</p>
<h2>Présupposé à remettre en cause</h2>
<p>Or, les vocables, « réaliste », « réelle », « en actes » « concrètes », accolés au mot utopie, semblent indiquer une réconciliation entre un rêve social et une rationalité pratique : la déraison séduisante, donc dangereuse (la transformation radicale du monde), pondérée par la sagesse rassurante du pragmatisme (l’amélioration ponctuelle de situation locale). Autrement dit, l’utopie serait un rêve social qui serait condamné à se soumettre au réel lors de sa matérialisation militante.</p>
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<p>Ce présupposé mérite d’être remis en cause. Tout d’abord, la division entre, d’un côté, le projet intellectuel et, de l’autre, la tentative plus ou moins
maladroite de le concrétiser, condamne les utopistes : ils ne changent pas le monde, ils dégradent l’idéal dans une matière impure – celle de la <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/09/30/uvres-de-maurice-merleau-ponty_1418096_3260.html">chair du monde</a>.</p>
<p>Ainsi, les militants de l’ESS seraient réduits au rang – peu enviable – de rêveurs concrets : des citoyens ni assez ancrés dans le réel pour être des entrepreneurs sérieux, ni assez plongés dans le rêve pour imaginer un monde radicalement nouveau. Il en va tout autrement si on s’efforce de penser l’utopie en effaçant la séparation entre projet et concrétisation.</p>
<h2>Est possible tout ce que l’on imagine possible</h2>
<p>L’utopie, c’est, à la fois, l’exploration du possible dans le présent (les innovations concrètes) et la poursuite d’un rêve social conduisant à un futur désirable (le projet politique). L’utopie est un processus qui ne sépare pas la fin (l’idéal) des moyens (l’expérimentation). L’utopie est, en même temps, une construction symbolique unique guidant les acteurs et une multitude de <a href="https://journals.openedition.org/apliut/4276">recherche-actions</a> redessinant sans cesse les contours de cette construction. Surtout, l’acceptation sociale de l’utopie n’est pas liée à sa soumission aux contraintes du réel. En effet, contraindre l’utopie à renoncer à sa radicalité, c’est lui demander de se plier aux dominations existantes, de renoncer à son idéal. Or, une telle renonciation n’est pas obligatoire. Nul n’est besoin de sacrifier ces rêves de ruptures radicales possibles sur l’autel du réel déjà là.</p>
<p>Comme le rappelle le philosophe allemand Ernst Bloch, le réel, c’est du possible, de l’insatisfaisant, qui débouche nécessairement sur la recherche d’une alternative. « Le réel est un processus ; celui-ci est lui-même médiation, aux ramifications profondes, entre le présent, le passé non liquidé et surtout le futur possible. Tout réel passe, au front de son processus, dans la sphère du possible, et est possible tout ce qui n’est encore que partiellement conditionné », écrit-il dans son essai <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-Philosophie/L-Esprit-de-l-utopie">« L’esprit de l’utopie »</a>. Est possible tout ce que l’on imagine possible et non pas uniquement ce que l’on considère comme sage et raisonnable.</p>
<p>L’utopie d’un monde solidaire et durable n’est pas condamnée à se dégrader dans des initiatives ESS devant se soumettre à la réalité des marchés. Elle se précise et s’affine, ici et maintenant, dans les processus expérimentaux par lesquels les acteurs de l’ESS épargnent, entreprennent et consomment autrement. Comme le souligne le philosophe <a href="http://www.lechappee.org/collections/versus/utopie-et-socialisme">Martin Buber</a>, « l’utopie n’est pas le bout du chemin, elle est le chemin ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/106875/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Éric Dacheux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les activités relatives à l’économie sociale et solidaire relèvent-elles de l’utopie ? Pourquoi pas, à condition de s’entendre sur le sens de ce terme.Éric Dacheux, Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.