tag:theconversation.com,2011:/us/topics/traduction-67966/articlestraduction – The Conversation2024-01-17T16:48:47Ztag:theconversation.com,2011:article/2203072024-01-17T16:48:47Z2024-01-17T16:48:47ZLittérature : pourquoi retraduisons-nous les classiques ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/569900/original/file-20240117-17-sjopxb.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C5%2C708%2C343&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quand la nouvelle traduction s'affiche en couverture.</span> <span class="attribution"><span class="source">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Si vous parcourez les rayons d’une bibliothèque ou d’une librairie en quête des aventures de Gregor Samsa ou Jay Gatsby, vous pourrez être confrontés à un dilemme insoluble. Quelle version choisir de ces grands classiques de la littérature ? Car dans une bibliothèque ou une librairie bien fournie, vous pourriez trouver jusqu’à sept traductions différentes des <em>Métamorphoses</em> ou de <em>Gatsby le Magnifique</em>.</p>
<p>On ne parle pas ici d’éditions différentes, mais bel et bien de textes différents, de mots différents. D’ailleurs on pense – et on affirme – avoir lu Kafka ou Fitzgerald, alors que très souvent ceux qu’on a lus sont les mots de Vialatte, Lortholary, Lefebvre, Llona, Wolkenstein, Jaworski, pour ne citer que quelques traducteurs de ces deux chefs-d’œuvre de la littérature mondiale.</p>
<p>Quelle traduction choisir, donc ? La plupart de nous se laisseront guider par les mêmes critères qui déterminent notre choix d’un classique francophone : l’affection pour une maison d’édition ou une collection, les paratextes, le prix, la couverture… Assez rarement par la renommée de ces invisibles de la littérature traduite que sont les traducteurs, acteurs silencieux d’une interprétation qu’on imagine impersonnelle et objective, et surtout pas cruciale.</p>
<p>Et d’ailleurs, pourquoi tous ces traducteurs s’affolent-ils sur un seul et même texte ? Question légitime, compte tenu des innombrables textes qui attendent toujours leur traduction. Si la traduction a comme but primaire de rendre un texte intelligible à un public qui ne maîtrise pas la langue dans lequel il a été écrit, les retraductions sont clairement des opérations à très faible utilité. Et pourtant, très rares sont les Français qui s’approchent aujourd’hui de Dante, Cervantes ou Shakespeare dans une traduction française vieille ne serait-ce que de 100 ans, alors que les Italiens, les Espagnols et les Anglais continuent de lire leurs auteurs phares dans une langue vieille de plusieurs siècles (non sans le secours d’une pléthore de notes explicatives).</p>
<p>Pourquoi ne cessons-nous de remettre les classiques étrangers au goût du jour ? Parce qu’un classique est un texte qu’on ne cesse jamais de retraduire, pourrait-on dire, inversant les termes de la question. Le phénomène de la retraduction est à la fois paradoxal et inhérent à toute culture. Un historien de la traduction, Michel Ballard, y a même vu une des constantes de l’histoire de la traduction, de toutes les époques.</p>
<h2>Censure, imprécisions et vieillissement des traductions</h2>
<p>Les raisons sont évidemment multiples. Le plus souvent, le moteur est un sens d’insatisfaction avec les traductions existantes, qui peut avoir des origines différentes. Des formes de censure, par exemple, idéologique ou morale, qui ont privé les lecteurs de certains aspects d’un texte. Pas besoin de dictatures pour voir le texte dépouillé de certaines références ou expurgé d’une partie de la culture qui l’a produit. Dans d’autres cas, l’insatisfaction peut être liée à la présence de fautes et imprécisions, due à la faiblesse humaine ou à des ressources lexicographiques limitées : il suffit de penser à l’écart énorme entre les conditions de travail des traducteurs pré-Internet et nous, qui sommes à un simple clic d’une vérification qui pouvait demander des journées de recherche il y a trente ans seulement.</p>
<p>Prenons une des supposées « erreurs » les plus fameuses de l’histoire de la traduction, à savoir les cornes sur la tête du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Rome-Basilique_San_Pietro_in_Vincoli-Mo%C3%AFse_de_Michel_Ange.jpg">Moïse</a> de Michel-Ange (1515). Le sculpteur s’appuie sur la traduction latine de la Bible faite par Saint-Jérôme quelque 1 100 ans auparavant (longévité sans doute inégalable pour une traduction). Or, l’hébreu, langue consonantique, se passe de l’indication de voyelles générant dans le passage en question une ambiguïté entre <em>keren</em> (cornu) et <em>karan</em> (rayonnant). Si Jérôme interprète « cornu », et avec lui une grande partie de l’iconographie chrétienne des siècles à venir, toutes les traductions contemporaines de la Bible donnent à Moïse un visage « rayonnant », lorsqu’il reçoit les tables de la loi. Pour restituer au texte son ambiguïté éventuelle, il faudra attendre la traduction « intersémiotique » de Chagall, qui trouve dans un autre système de signes – la peinture – la possibilité d’attribuer à Moïse de véritables cornes de lumière.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=380&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569567/original/file-20240116-26651-cb9bdl.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=478&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Michel-Ange, Moïse, 1513-1515. Marc Chagall, Moïse recevant les tables de la loi, 1950-52.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Une des raisons les plus souvent évoquées pour retraduire est que les traductions vieillissent. Quid des originaux ? Ils vieillissent eux aussi, mais différemment, nous dira-t-on. Ils gagnent du charme, alors que le vieillissement des traductions vire souvent au grotesque. La différence est à chercher essentiellement dans les statuts respectifs d’original et traduction : texte dérivé, la traduction ne peut pas exister sans le texte primaire dont elle est émanation et ce statut secondaire lui enlève l’autorité d’un vrai texte littéraire.</p>
<p>Il y a aussi peut-être le fait, démontré par la linguistique de corpus, que les traductions tendent à être plus conservatrices du point de vue stylistique et donc à moins charger la langue de ce sens qui fait la richesse d’un chef-d’œuvre littéraire. L’impression de vieillissement peut aussi venir d’une meilleure connaissance de la culture cible, notamment par rapport à certains éléments culturels (<em>realia</em>) devenus monnaie courante : une note de bas de page pour expliquer ce qu’est le pop-corn, qu’on peut encore retrouver dans certaines traductions de l’après-guerre, serait non seulement inutile, mais décidément comique aujourd’hui.</p>
<p>Parfois les retraductions amènent des changements macroscopiques, au niveau des titres, des noms des personnages ou de certains concepts, suscitant, à tort ou à raison, des <a href="https://www.lefigaro.fr/livres/2010/12/31/03005-20101231ARTFIG00502-touche-pas-au-gatsby.php">réactions exacerbées</a>, car déstabilisantes. Si la transformation de la novlangue en néoparler dans la retraduction de <em>1984</em> a fait parler les lecteurs et les <a href="https://www.slate.fr/story/191001/traductrices-1984-orwell-metier-traduction-josee-kamoun-amelie-audiberti">critiques</a>, certaines tentations divines peuvent être beaucoup plus déstabilisantes, comme le montrent les <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2013/10/16/une-tentation-theologiquement-correcte_3496700_3224.html">réactions</a> suscitées par la réforme de la prière du Notre Père en 2013.</p>
<p>La retraduction peut faire scandale, de par le relativisme qu’elle introduit dans l’interprétation d’un original que nous considérons comme immuable. En réalité, parfois c’est le texte même qu’on croyait « original » qui se découvre dérivé : c’est ainsi que la retraduction de Kafka pour la Pléiade récupère une nouvelle version du texte allemand, qui n’est pas celle héritée de Max Brod à laquelle l’histoire nous a habitués.</p>
<p>Dans quelques cas encore, la retraduction est tout simplement déterminée par des raisons commerciales ou éditoriales, car il est parfois plus facile, moins cher et plus lucratif (voire les trois à la fois) de proposer une nouvelle traduction que d’en récupérer une ancienne.</p>
<h2>Peut-on prévoir la trajectoire d’un texte traduit et retraduit ?</h2>
<p>Une hypothèse a été émise, dans le sillage des réflexions d’Antoine Berman (<a href="https://journals.openedition.org/palimpsestes/596">1990</a>), traductologue pionnier dans cette question, selon laquelle la première traduction serait une traduction-introduction, qui aurait tendance à acclimater le texte étranger à l’horizon du public cible et les retraductions successives seraient de plus en plus enclines à se rapprocher de l’original et en afficher les multiples facettes. Une telle vision d’un rapprochement progressif à la traduction idéale est certes fascinante mais irréaliste, car elle ne tient pas compte des multiples raisons derrière une retraduction.</p>
<p>Si on retrouve au XX<sup>e</sup> siècle certaines retraductions qui suivent ce schéma, les contre-exemples sont légion : la plupart des traductions les plus ethnocentriques de l’histoire de la littérature – les adaptations des classiques grecs et latins au goût du XVII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècle, dans l’époque dite de « belles infidèles » – étaient pour la plupart des retraductions et donc censées se rapprocher de la langue-culture de départ.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=969&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569565/original/file-20240116-17-kbjykr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1218&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’Iliade d’Antoine Houdar de la Motte (1714), prototype des retraductions-adaptations (12 chants au lieu des 24 d’Homère).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Est-il possible d’anticiper à quel moment et avec quelle fréquence s’attendre à la retraduction d’un classique ? Plusieurs hypothèses ont été avancées : tous les siècles, toutes les générations, tous les 20 ans… Cependant, les séries de traductions et retraductions d’un classique sont rarement régulières et affichent des vides, des sauts et des accélérations assez imprévisibles. Plusieurs études de cas existent, mais pas encore d’études exhaustives capables de nous donner des statistiques pour une période, un genre ou un pays donnés. La seule prédiction qu’on peut faire est la présence d’un pic de retraductions lorsqu’un auteur classique tombe dans le domaine public, à savoir 70 ans après sa mort en Europe. Car cela ouvre systématiquement la course à l’accaparement des classiques de la littérature mondiale. Ainsi, les lecteurs turcs retrouvent en 2015 pas moins d’une trentaine de versions du <em>Petit Prince</em>, lorsque l’ouvrage tombe dans le domaine public en Europe (sauf en France, où le statut de « mort pour la France » vaut à Saint-Exupéry une prolongation de 30 ans des <a href="https://www.liberation.fr/culture/2015/06/03/pourquoi-saint-exupery-est-il-tombe-dans-le-domaine-public-partout-sauf-en-france_1322085/">droits d’auteur</a>).</p>
<p>Isabelle Collombat, professeure à l’Université Sorbonne-Nouvelle, pronostiquait, en 1994, que le XXI<sup>e</sup> siècle serait l’<a href="https://hal.science/hal-01452331">âge de la retraduction</a>. Le temps et des études à venir nous diront si c’est le cas. Une chose est certaine, la retraduction a de beaux jours devant elle. Elle est l’antidote parfait à l’idée de la traduction unique et nous rappelle que derrière toute traduction il y a une écriture, une interprétation, originales et singulières. Et que la pluralité de lectures est non seulement possible, mais une vraie source de vitalité pour la littérature et surtout – pour reprendre les mots de Charles Fontaine, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k791643/f11.item">à qui on doit la première réflexion sur la retraduction en 1552</a> – de plaisir pour le lecteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220307/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Enrico Monti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans une bibliothèque ou une librairie bien fournie, vous pourriez trouver jusqu’à sept traductions différentes des « Métamorphoses » ou de « Gatsby le Magnifique ». Selon quels critères choisir ?Enrico Monti, Maître de conférences en Anglais et Traductologie, Université de Haute-Alsace (UHA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2097802023-11-07T14:46:32Z2023-11-07T14:46:32ZNous avons tous un accent. Voici pourquoi « l’accentisme » est une forme de discrimination contribuant au racisme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/554541/original/file-20231018-27-nmd2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C3973%2C2230&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Nous parlons tous avec un accent. Mais certains accents sont discriminés. Il s'agit alors d'accentisme, un phénomène qui se rapproche du racisme.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Sutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Vous est-il déjà arrivé d’entendre quelqu’un parler dans son sommeil ? Ses paroles peuvent être dénuées de cohérence (sauf pour un psychanalyste probablement !), mais ce que la personne en question dit reste cohérent dans sa forme. La prononciation des mots respecte la norme grammaticale de la langue, leur ordre d’agencement dans les phrases est aussi pertinent. L’intonation empruntée l’est. Pourtant, l’individu dort et donc ne contrôle pas ce qu’il dit, ou plus précisément ne réfléchit pas. </p>
<p>Ceci nous amène à remarquer que dans l’expression d’une langue, certains éléments reposent sur la réflexion, mais d’autres relèvent du réflexe. C’est le cas de l’accent, un aspect lié à la forme des mots que nous émettons. </p>
<p>Auteur d’une thèse en études françaises avec cheminement en linguistique, j’analyse le système linguistique (surtout les langues africaines). Je forme aussi les enseignants, à l’Université Bishop et à l’Université de Sherbrooke, à la didactique du français et de l’anglais, langues secondes. Je me spécialise dans la gestion de la relation entre la première et la langue seconde.</p>
<h2>Deux hémisphères, deux tâches différentes</h2>
<p>Le processus d’apprentissage de la langue compte deux grandes phases : l’apprentissage et l’acquisition (je schématise <a href="https://www.victorias.fr/dossiers/cours-anglais-dictionnaire/krashen.html">mais la frontière n’est pas étanche</a>. Autrement dit, quand je suis en train d’apprendre, et quand j’ai fini d’apprendre (acquisition). La partie du cerveau qui s’occupe du processus d’apprentissage est (majoritairement) localisée dans l’hémisphère droit. La gestion de ce qui est déjà appris (donc acquis) se passe dans l’hémisphère gauche.</p>
<p>Dans l’hémisphère droit est localisé tout ce dont la réalisation requiert une réflexion active, comme les idées, les intonations rhétoriques. Dans l’hémisphère gauche est géré tout ce qui est produit automatiquement comme certains mots-outils et la syntaxe. Mais aussi le rythme, l’intonation syllabique et syntaxique, la courbe mélodique… communément connus sous le nom de l’accent. </p>
<p>Ainsi, le contenu relève de l’hémisphère droit, la forme, de l’hémisphère gauche.</p>
<h2>La difficulté d’imiter un accent</h2>
<p>Voilà pourquoi il est difficile pour un apprenant d’une langue seconde ou étrangère de réussir à feindre un accent. </p>
<p>Quand nous parlons une langue non acquise, nous gérons le contenu de ce que nous disons (le fond, les idées), ainsi que la manière dont nous le disons (la forme). Le locuteur d’une langue maternelle parlant sa langue ne s’occupe que des stratégies pour exprimer le contenu de son message. Par contre, l’outil linguistique comme tel (la forme, y compris l’accent) fait partie de lui, il est automatisé. Il n’a pas besoin de s’en occuper. Un locuteur qui n’a pas encore acquis une langue doit se concentrer sur le fond et sur la forme (syntaxe et autres). S’il veut feindre l’accent, il aura alors une charge cognitive excessive à accomplir, ce qui requiert davantage d’énergie. </p>
<p>Il est très difficile de réaliser cette double (ou triple) tâche sur une longue période de temps. Dans certaines situations, il peut bénéficier d’un allègement d’une partie de la tâche : la personne connaît bien (par cœur) le texte, les mots (le fond) qu’elle doit émettre, et peut alors concentrer ses efforts sur la formulation (le rythme, l’intonation, l’accent). </p>
<p>C’est le cas des routines de salutation qui sont répétitives (donc pas de surprise au niveau du contenu) d’une présentation bien préparée. C’est ce qui se passe pour les acteurs non francophones, comme Javier Barden, hispanophone, quand il joue le rôle d’un locuteur anglophone natif (<em>Goya’s Ghosts</em>) ou John Malkovich, anglophone, dans le rôle du Français Javert (<em>Les Misérables</em>), mais aussi celui d’Idriss Elba, anglophone, quand il joue le rôle de Nelson Mandela (<em>Long Walk to Freedom</em>) où il doit prendre un accent sud-africain. </p>
<h2>Haro sur l’accentisme</h2>
<p>Les accents souffrent parfois de représentations biaisées. Les langues française et italienne, par exemple, sont présentées comme romantiques, notamment en raison du courant littéraire (romantisme) développé par des auteurs comme Victor Hugo. Les langues russe, allemande ou arabe sont perçues comme menaçantes dans l’imaginaire populaire, pour des raisons sociopolitiques, historiques ou culturelles, développées notamment avec le cinéma. </p>
<p>Ainsi, <a href="https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26542695/discrimination-basee-sur-laccent">l’accentisme</a>, la discrimination fondée sur l’accent, procède du même principe que le racisme. Les accents africains, par exemple, en sont particulièrement victimes. De l’espoir pourrait naître avec notamment des œuvres cinématographiques comme <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2020/09/01/why-chadwick-bosemans-fight-african-accents-black-panther-was-so-important/"><em>Black Panther</em></a> à travers lesquelles l’accent africain n’est plus caricaturé. </p>
<h2>Il n’y a pas une façon unique de parler français</h2>
<p>En somme, l’accent est comme un récipient. Les paroles que quelqu’un prononce sont le contenu du récipient. Le contenu prend la forme du contenant, mais reste authentique, dans l’idée. Ceci est sans doute ce qu’un personnage (hispanophone) du film <em>Les vendanges de feu</em> voulait dire quand il déclara « je parle avec un accent mais je ne réfléchis pas avec un accent ».</p>
<p>Les représentations biaisées n’existent pas seulement entre deux langues différentes, mais bien au sein d’une même langue. C’est le cas du français.</p>
<p>Pour lutter contre les préjugés et jugements de valeur, la posture des linguistiques à propos de la variation linguistique est de ne pas considérer la variété du français de France comme le modèle original, et toutes les autres variétés comme des dérivés. Ils défendent qu’un quelconque modèle original localisé dans un espace géographique déterminé n’existe pas. </p>
<p>Par conséquent, toutes les variétés du français sont des <a href="https://www.usherbrooke.ca/crifuq/fileadmin/sites/crifuq/contributions/MERCIER_Francais.pdf">déclinaisons</a> (d’un modèle virtuel) y compris celle, ou plutôt celles parlées en France. Vous viendrait-il à l’esprit que l’anglais américain soit une déformation de l’anglais (de référence qui serait) britannique ? Pourquoi l’accepter alors dans le cas du français ? </p>
<p>Une telle posture permet de lutter contre la représentation négative que, par exemple, certains Québécois ont du joual. Il s’agit d’un <a href="https://www.usherbrooke.ca/crifuq/fileadmin/sites/crifuq/contributions/CAJOLET_Sommets.pdf">registre de langue</a> (niveau populaire) au sein d’une variété linguistique (français québécois) plus large. Une variété linguistique est authentique si elle est parlée par un grand nombre d’individus, vivant dans un endroit géographique spécifique, sur une durée de temps conséquente. </p>
<p>Un niveau de langue n’est ni bon ni mauvais, elle est juste appropriée ou non à un contexte. Être compétent dans une langue n’est pas parler comme un livre tout le temps, c’est plutôt savoir adapter son discours à son contexte pour maximiser la connexion entre les interlocuteurs. </p>
<p>La variété linguistique que mes enfants (nés au Québec) utilisent avec nous est plus nuancée (une affrication moins marquée, une modulation moins forte des voyelles allongées finales, les voyelles/a/moins arrondies en syllabes finales, etc.). Par contre, en accord avec la <a href="https://www.usherbrooke.ca/crifuq/fileadmin/sites/crifuq/uploads/Remysen-2020__insecurite_accommodation_.pdf">théorie de l’accommodation linguistique</a>, quand je les entends parler à leur camarade de classe, je me demande si ce sont bien les nôtres ! </p>
<p>Pour paraphraser Nelson Mandéla, quand vous parlez à un individu dans une variété qui lui est étrangère, cela va dans sa tête, et si vous lui parlez dans une variété familière, cela va dans son cœur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209780/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dalla Malé Fofana ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un niveau de langue n’est ni bon ni mauvais, mais plutôt approprié ou non à un contexte. Il s’agit de savoir adapter son discours afin de maximiser la connexion entre les interlocuteurs.Dalla Malé Fofana, Chargé de cours, linguistique, sciences du langage et communication, Bishop's UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2004132023-03-01T15:20:48Z2023-03-01T15:20:48ZLa traduction a survécu à l’IA. D’autres métiers qui semblent menacés par ChatGPT survivront aussi<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/511677/original/file-20230222-20-d72pev.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C4031%2C3024&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'interface web de DeepL, traduisant du français vers l'espagnol un court texte sur ChatGPT.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Jean-Hugues Roy)</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>C’est peut-être une de vos fiertés. D’une idée qui prend forme dans vos neurones, vous avez le talent de la transformer en une phrase complète, bien tournée, dans un français impeccable. Si votre plume vous permet de gagner votre vie, en tout ou en partie, il est possible que vous ayez éprouvé une certaine angoisse la première fois que vous avez utilisé <a href="https://chat.openai.com/chat">ChatGPT</a>.</p>
<p>Les traductrices et les traducteurs connaissent bien ce sentiment. Depuis 2016, leur travail a été bouleversé par des <a href="https://theses.hal.science/tel-03199494/document">systèmes de traduction automatique neuronale</a> (basés sur des réseaux de neurones). <a href="https://translate.google.ca/">Google Translate</a>, <a href="https://translator.microsoft.com/">Microsoft Translator</a> ou <a href="https://www.deepl.com/translator">DeepL</a> sont aussi redoutables en traduction que ChatGPT peut l’être en rédaction.</p>
<p>En tant que professeurs spécialisés dans des disciplines différentes, nous avons travaillé ensemble sur des projets qui combinent traduction et journalisme. Comme chercheurs pour qui la langue est une matière première et qui utilisent tous deux des méthodes computationnelles, la popularisation des systèmes de rédaction automatisée comme ChatGPT nous a interpellés.</p>
<h2>Un secteur en croissance</h2>
<p>Penchons-nous d’abord sur les craintes que ces systèmes suscitent. Selon plusieurs experts, dont <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4350925">Ali Zarifhonarvar</a>, doctorant en économie de l’Université de l’Indiana, les systèmes de rédaction automatisée sont des technologies à faible main-d’œuvre (<em>labour-saving technologies</em>) qui risquent de causer des pertes d’emploi en informatique, en communication, en droit et en éducation.</p>
<p>Pourtant, depuis l’arrivée de l’intelligence artificielle en traduction il y a une demi-douzaine d’années, le marché de l’emploi ne s’est pas tari. Il continue même de bénéficier de perspectives favorables selon <a href="https://www.quebec.ca/emploi/metiers-professions/explorer-metiers-professions/5125-traducteurs-traductrices-terminologues-et-interpretes">Emploi Québec</a>.</p>
<p>Les données de Statistique Canada sur la population active ayant travaillé toute l’année à temps plein et ayant déclaré un revenu d’emploi l’année précédente montrent que le nombre de traducteurs/traductrices, terminologues et interprètes est passé de 6 270 en <a href="https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/dv-vd/occ-pro/index-fra.cfm">2016</a>) à 7 400 en <a href="https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2021/dp-pd/dv-vd/occ-pro/index-fr.cfm">2021</a>). C’est une hausse de 18 % sur cinq ans, plus importante que l’augmentation du total pour toutes les professions, qui a crû de 6,1 % seulement au cours de la même période.</p>
<p>Ces données mettent en évidence que la catastrophe futuriste est restée une fiction. Non, la profession n’a pas été balayée par les robots. Ses effectifs ont même augmenté ! L’un des plus vieux métiers du monde a cependant dû s’adapter à l’intelligence artificielle.</p>
<h2>Nouveau défi, nouveau créneau</h2>
<p>Même si la traduction neuronale est désormais bien rodée, le sens de nombreux textes n’en demeure pas moins encore impénétrable pour les machines. C’est ainsi qu’a émergé depuis 2016 un nouveau métier qui consiste à réviser les traductions automatiques. Cette opération s’appelle la <em>post-édition</em>, expression qui nous vient de l’acception anglaise d’édition. La révision par un être humain fait même partie des <a href="https://www.iso.org/fr/standard/62970.html">normes de qualité de la traduction</a>, ainsi que celles qui régissent l’évaluation des systèmes automatiques.</p>
<p>Nous avons constaté à quel point l’intervention humaine demeurait cruciale dans une étude que nous avons réalisée ensemble sur l’<a href="https://archipel.uqam.ca/16286/">automatisation de la traduction dans la plus grande agence de presse au pays</a>. En 2018, La Presse canadienne a mis au point Ultrad, un système maison de traduction basé sur Google Translate. Les journalistes de l’agence peuvent s’en servir pour traduire les dépêches de leurs collègues anglophones ou de l’Associated Press. Le tableau ci-dessous présente quelques-unes des erreurs commises par le système et les corrections effectuées grâce à la vigilance des journalistes.</p>
<table><thead>
<tr>
<th>Source (anglais)</th>
<th>Traduction automatique (Ultrad)</th>
<th>Post-édition (humain)</th>
</tr>
</thead><tbody>
<tr>
<td>Steven Guilbeault will table a new <strong>greenhouse gas emissions plan</strong> in Parliament this morning.</td>
<td>Steven Guilbeault déposera ce matin au Parlement un nouveau <strong>plan d'émissions de gaz à effet de serre</strong>.</td>
<td>Steven Guilbeault déposera mardi matin au Parlement un nouveau <strong>plan <em>de réduction</em> des émissions de gaz à effet de serre</strong>.</td>
</tr>
<tr>
<td><strong>Lich</strong> was arrested Feb. 17 and <strong>initially denied bail</strong></td>
<td><strong>Lich</strong> a été <strong>arrêté</strong> le 17 février et <strong>a d'abord refusé la mise en liberté sous caution</strong></td>
<td><strong>Mme Lich</strong> avait été <strong>arrêtée</strong> le 17 février, à Ottawa. <strong>Sa demande de remise en liberté sous caution avait d'abord été rejetée</strong></td>
</tr>
<tr>
<td><strong>The province</strong> says the more than $5-billion investment</td>
<td><strong>La province</strong> affirme que l'investissement de plus de 5 milliards de dollars</td>
<td><strong>Le gouvernement ontarien</strong> affirme que l'investissement de plus de 5 milliards $</td>
</tr>
</tbody></table>
<p>Dans la première, le système ne savait pas que la réduction des émissions, sous-entendue en anglais, devait être précisée en français.</p>
<p>Dans la deuxième, il a masculinisé l’une des dirigeantes du mouvement des camionneurs qui ont occupé le centre-ville d’Ottawa, en 2022. Il a aussi compris qu’elle avait refusé sa propre mise en liberté, alors que celle-ci avait en fait été rejetée par un tribunal. </p>
<p>Dans la troisième, il n’a pas tenu compte que l’emploi de <em>province</em> au sens figuré pour référer à un gouvernement est admis en anglais, mais pas en français.</p>
<p>Certaines erreurs ont toutefois échappé à l’attention des humains. Le mot <em>section</em>, qui désigne en anglais un article dans une loi, a erronément été traduit par « section » dans un texte sur le projet de loi C-11 qui a été publié dans <a href="https://www.lapresse.ca/affaires/medias/2022-03-25/en-promouvant-le-contenu-canadien-youtube-craint-que-les-createurs-perdent-des-revenus.php">différents</a> <a href="https://www.ledevoir.com/depeches/691350/youtube-estime-que-le-projet-de-loi-pourrait-faire-perdre-de-l-argent-aux-createurs">articles</a> en <a href="https://lactualite.com/actualites/youtube-estime-que-le-projet-de-loi-pourrait-faire-perdre-de-largent-aux-createurs/">mars 2022</a>.</p>
<h2>Gare à l’objectivité mécanique</h2>
<p>Alors que les traducteurs devaient auparavant commencer par un texte dans la langue source, la traduction automatique leur propose une première version en apparence complète et bien tournée. Cette amorce a toutes les apparences d’un travail bien fait et y céder induit ce qu’on appelle l’<a href="https://doi.org/10.7146/hjlcb.v0i56.97201">« effet d’amorçage » (<em>priming effect</em>)</a>.</p>
<p>Cet effet peut de surcroît être renforcé par l’<a href="https://www.jstor.org/stable/2928741">objectivité mécanique</a>. De tout temps, les scientifiques ont cherché à écarter la subjectivité humaine dans leurs travaux. L’emploi d’appareils de mesure est donc associé à l’objectivité, la neutralité. Une certaine autorité épistémique accompagne leur utilisation, autorité qui est également conférée aux systèmes basés sur l’intelligence artificielle.</p>
<p>Les traductrices et les traducteurs connaissent bien ces phénomènes et ont appris à s’en méfier. Sous la surface polie des textes fabriqués par les systèmes de traduction automatique et des robots conversationnels comme ChatGPT se cachent subrepticement des erreurs de différentes natures que l’effet d’amorçage dissimule aux lecteurs peu attentifs. </p>
<p>Le travail en post-édition a habitué les professionnels de la traduction à les reconnaître, comme l’explique Thierry Grass, traducteur et professeur de traduction, dans son article <a href="https://journals.openedition.org/traduire/pdf/2763">« L’erreur n’est pas humaine »</a>. Il nous dit notamment que les systèmes de traduction automatisée produisent des textes en apparence parfaits sur le plan de la forme, mais qui peuvent contenir des failles sur le plan du fond, du contenu, de la logique.</p>
<p>Les professionnels de la traduction ont en quelque sorte été des éclaireurs qui peuvent nous apprendre à composer avec les systèmes de rédaction automatisée comme ChatGPT. Et c’est ainsi qu’ils et elles ont pavé la voie à un usage critique des systèmes de rédaction automatisée et à une meilleure compréhension de leurs limites : raisonnements fallacieux, équivoques, raccourcis, ellipses, idées reçues, autant de nouvelles rubriques pour le <a href="https://luxediteur.com/catalogue/petit-cours-dautodefense-intellectuelle/">classique de Normand Baillargeon, <em>Petit cours d’autodéfense intellectuelle</em></a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200413/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Hugues Roy est membre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Éric Poirier est traducteur agréé (OTTIAQ) et président de l'Association canadienne des écoles de traduction, un organisme à but non lucratif qui regroupe les délégués des établissements d'enseignement supérieur du Canada qui offrent un programme de formation professionnelle en traduction, en interprétation et en terminologie.</span></em></p>Depuis l’arrivée de l’IA en traduction il y a une demi-douzaine d’années, le marché de l’emploi ne s’est pas tari, au contraire. Il en sera de même pour les métiers en apparence menacés par ChatGPT.Jean-Hugues Roy, Professeur, École des médias, Université du Québec à Montréal (UQAM)Éric Poirier, Traducteur agréé, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1880172022-08-04T20:29:51Z2022-08-04T20:29:51ZDes livres de plus en plus voyageurs<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/476893/original/file-20220801-44070-rlijfx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Traduit en cinq cent cinq langues et dialectes différents, _Le Petit Prince_ est l'ouvrage le plus traduit au monde après la Bible et le Coran.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/august-23-2019-open-book-by-1486228700">Emilita /Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Qu’avez-vous lu cet été ? Je ne vous demande pas de citer un livre parmi les 100 millions de titres jamais publiés au monde, mais de préciser sa provenance. S’agit-il d’un livre numérique descendu du nuage ? Importé ou fabriqué en France s’il est imprimé ? En français langue originale ou traduit d’une langue étrangère ? Au moment même où la mondialisation marque le pas, le livre poursuit son internationalisation. Et c’est heureux ! <em>Le Petit Prince</em> a conquis le cœur de 200 millions de petits et de grands. « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton ! » se murmure désormais dans plus de 300 langues.</p>
<p>La planète compte également près d’une centaine de traductions d’<em>Harry Potter and the Philosopher’s Stone</em> (<em>Harry Potter à l’école des sorciers</em>) ou, pour rester dans le registre des aventures initiatiques, <em>d’O Alquimista</em> (<em>L’Alchimiste</em>) du Brésilien Paulo Coelho. Le livre voyage par traduction plutôt qu’en conteneur. La traduction est l’équivalent pour les textes du coût de transport des marchandises.</p>
<h2>C’est quoi un livre ?</h2>
<p>Le livre traverse les frontières, mais pour en prendre l’exacte mesure il faut s’accorder sur sa <a href="https://www.researchgate.net/publication/334580793_What_is_a_Book">définition</a>. En 1964, l’Unesco le décrit ainsi : une publication imprimée, non périodique, offerte au public, et comptant au moins 49 pages, pages de couverture non comprises est-il précisé.</p>
<p>Difficile à adopter à l’ère du livre numérique téléchargeable. Remarquez que même sans cela, cette définition écartait déjà les courts recueils de poèmes aussi bien que le livre audio. La définition de la poste américaine ne fait pas mieux même si elle retient un seuil de 22 pages en ajoutant qu’elles doivent être composées principalement de texte et ne pas comporter de publicité autre que celle pour d’autres ouvrages. Le type de texte dont il s’agit n’est naturellement pas spécifié. À propos, rappelons d’emblée qu’il ne faut pas confondre livre et littérature. En France, par exemple, cette catégorie éditoriale représente moins du quart des <a href="https://www.google.com/search?client=safari&rls=en&q=sne+statistique+chiffres+%25C%203%A9dition+2021+synth%C3%A8se&ie=UTF-8&oe=UTF-8">ventes</a>.</p>
<p>Pour inclure sa version numérique, <a href="https://books.google.li/books?id=ziyBQgAACAAJ&hl=de">certains</a> ont proposé de définir le livre par sa composition : un titre, une couverture, des pages numérotées, des chapitres, etc. ; ou, de façon plus savante, par sa double nature d’objet matériel et de <a href="https://www.college-de-france.fr/site/roger-chartier/course-2009-10-22-10h00.htm">discours</a>.</p>
<p><a href="https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/9416/7592">D’autres</a> ont mis l’accent sur la lecture que le livre réclame par opposition aux textes courts que nous parcourons chaque jour sur nos téléphones et tablettes – souvent d’ailleurs en regrettant d’y consacrer trop de temps. Une lecture longue dans tous les cas, immersive et absorbante pour certains livres comme les romans ou les bandes dessinées, approfondie lorsqu’il s’agit d’acquérir de nouvelles connaissances ou d’enrichir sa pensée ou son vocabulaire. Le support du livre, écran ou papier, n’est plus alors distinctif. À noter tout de même que les <a href="https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/9416/7592">recherches</a> sur la lecture tendent à montrer une infériorité du numérique en termes de compréhension des textes longs…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-librairies-independantes-ont-elles-gagne-de-nouveaux-clients-au-cours-de-la-crise-sanitaire-174309">Les librairies indépendantes ont-elles gagné de nouveaux clients au cours de la crise sanitaire ?</a>
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<p>Ces difficultés de définition n’aident pas le recueil et l’agrégation de données sur le livre. De plus, dans de nombreux pays, les statistiques professionnelles et nationales sont lacunaires. Difficile d’avancer des chiffres exacts qui valent pour la planète. Donnons simplement trois ordres de grandeur. Nombre d’ouvrages parus : autour de 100 millions. Il est issu d’un comptage par Google qui aboutit précisément à <a href="http://booksearch.blogspot.com/2010/08/books-of-world-stand-up-and-be--counted.html">129 864 880</a>. Nombre de nouveaux titres publiés par an : de l’ordre d’un million ; une compilation de données nationales par Wikipedia conclut à un total de <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Books_published_per_country_per_year">2,2 millions</a>, mais ce chiffre comprend les rééditions. Montant des ventes annuelles de livres : environ <a href="https://www.wischenbart.com/page-59">100 milliards de dollars</a>, soit plus que la musique ou le jeu vidéo. Impressionnant, non ?</p>
<h2>Un produit d’import-export ?</h2>
<p>Comme pour n’importe quelle marchandise, les douanes veillent à comptabiliser les entrées et sorties du territoire du livre physique, mais allez savoir pourquoi elles distinguent les atlas et les encyclopédies des <a href="http://www.centrale-edition.fr/fr/content/avant-propos">livres proprement dits</a>. La France exporte un peu moins d’ouvrages qu’elle n’en importe.</p>
<p>Attention toutefois, les sorties du territoire sont des livres destinés à l’étranger alors que les entrées sont des livres fabriqués à l’extérieur pour des raisons économiques, par exemple en provenance de Belgique et d’Italie, plus rarement d’Asie. Le livre, bon marché pour son poids, ne repose pas sur de longues chaînes d’approvisionnement. La Chine n’est pas devenue l’imprimerie du monde ! Le Royaume-Uni est le plus grand exportateur, juste <a href="https://www.frontier-economics.com/media/2242/contribution-publishing-industry-uk-economy.pdf">devant les États-Unis</a>. Ces deux pays bénéficient du vaste marché de la population anglophone de naissance (près d’un demi-milliard d’hommes et de femmes) ou formée à l’anglais par les <a href="https://www.journals.vu.lt/knygotyra/article/view/3612">études</a>.</p>
<p>[<em>Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Dématérialisé, le livre électronique traverse les frontières à l’insu des douaniers. La numérisation facilite l’accès aux ouvrages venus d’ailleurs, mais elle empêche d’en connaître les flux pour qui veut rendre compte plus précisément du commerce international.</p>
<h2>Le voyage par la traduction</h2>
<p>Heureusement, l’échange d’ouvrages prend également une autre forme, plus importante sans doute, mieux comptabilisée en tout cas : le passage des frontières par la traduction. La traduction est en effet une autre façon de faire voyager et circuler le livre. Sans elle qui aurait lu en France <em>L’amica geniale</em> (<em>L’amie prodigieuse</em>) d’Elena Ferrante ou <em>Man som hatar kvinnor</em> (<em>Millénium Tome 1</em>) de Stieg Larsson ? Sans elle, la bande dessinée japonaise n’aurait pas quitté son archipel.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/traduction-automatique-la-dangereuse-sagesse-des-foules-169376">Traduction automatique : la dangereuse « sagesse des foules »</a>
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<p>La mondialisation du livre par la traduction a pu être finement pistée pendant quelques décennies de l’entre-deux siècles grâce à l’<a href="https://www.unesco.org/xtrans/bsstatexp.aspx?crit1L=5&nTyp=min&topN=50"><em>Index translationum</em></a>. Il recense près de 2 millions d’ouvrages traduits, de et vers, à peu près toutes les langues écrites de la planète.</p>
<p>On sait ainsi que le <a href="https://www.researchgate.net/figure/The-annual-number-of-books-translated-from-English-German-French-and-Russian_fig7_304184412">nombre total annuel de nouvelles traductions</a> a plus que doublé entre 1979 et 2007. L’évolution depuis n’est pas connue. La mise à jour de ce catalogue universel des traductions par l’Unesco a pris fin faute de moyens pour faire face à l’ampleur croissante de la tâche. C’est bien dommage, notamment car l’<em>Index translationum</em> a permis d’observer un début de retournement : à la fin des années 1990, la part des traductions de l’anglais, largement dominante, cesse de progresser ; elle <a href="https://www.npage.org/uploads/d8c3371f779dd882f602337ce0d952de4fba1d2c.pdf">diminue même légèrement</a>.</p>
<p>Cette tendance à une plus grande place des langues originales traduites autres que l’anglais s’est-elle poursuivie depuis ? Oui, si l’on se fie aux données disponibles de quelques pays d’Europe. Pour l’Allemagne, la France ou encore l’Espagne, la part des traductions à partir de <a href="https://www.npage.org/uploads/d8c3371f779dd882f602337ce0d952de4fba1d2c.pdf">l’anglais régresse</a>.</p>
<p>Phénomène remarquable : une partie de cette baisse s’explique par la croissance des traductions de textes de langues originales peu courantes. C’est le cas du japonais et du suédois. Un mouvement aidé bien sûr par l’essor des mangas et des polars scandinaves.</p>
<p>Un autre indice est fourni par la place de l’anglais d’origine parmi les livres traduits à succès. Elle décline aussi légèrement en tendance. Oui, mais ne partait-elle pas de très haut ? Eh bien non, les traductions de l’anglais représentent seulement le tiers des 20 best-sellers traduits répertoriés depuis 2006 dans les listes d’une petite dizaine de pays occidentaux. Comparaison instructive, la proportion des traductions de l’anglais dans tous les livres traduits, qu’ils aient connu un grand succès commercial ou non, est de l’ordre de deux tiers. Contrairement à des <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00531868/document">craintes parfois exprimées</a>, la mondialisation n’est pas vouée à une marginalisation inexorable des livres de langue originale de l’Europe continentale.</p>
<p>L’internationalisation du livre par la traduction s’arrête néanmoins à la porte des États-Unis. Seuls 3 % des titres publiés outre-Atlantique <a href="https://www.altalang.com/beyond-words/why-are-so-few-translated-books-published-in-america/">proviennent de traductions</a>, soit dix fois moins que pour la France et près de vingt fois moins que pour l’Italie.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-francais-lisent-ils-vraiment-de-moins-en-moins-157272">Les Français lisent-ils vraiment de moins en moins ?</a>
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<p>Il est vrai qu’il est plus facile pour un éditeur français ou italien de lire un ouvrage en anglais avant de se décider à le publier que pour un éditeur américain d’aller au-delà du titre français ou italien. Le progrès de la traduction par les machines pourrait changer la donne. Il pourrait entraîner une formidable baisse de son coût et faciliter encore les échanges du livre. Les algorithmes ne remplaceront sans doute jamais totalement les cerveaux des traducteurs. C’est une évidence pour la littérature, moins cependant pour les textes de bandes dessinées ou de récits de vedettes.</p>
<p>Dans tous les cas les machines, par leur utilisation partielle et complémentaire, promettent des gains de productivité. Pour un texte simple comme celui que vous venez de lire par exemple, un passage initial par Google Translate réduit d’environ un tiers le temps nécessaire à sa traduction vers l’anglais.</p>
<p>Cet été, j’ai lu <em>Lonesome Dove</em> un roman western de Larry McMurtry en version papier, imprimé en France et traduit de l’américain par Laura Derajinsky. Je vous le recommande chaudement si vous avez envie de mener un troupeau dans la peau d’un Texas Ranger du Mexique au Montana et d’échapper aux Indiens sans quitter votre transat.</p>
<p>François Lévêque a publié chez Odile Jacob « <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-lere-des-entreprises-hyperpuissantes-touche-t-elle-a-sa-fin-157831">Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global</a> ? ». Son ouvrage a reçu <a href="https://www.melchior.fr/note-de-lecture/les-entreprises-hyperpuissantes-prix-lyceen-lire-l-economie-2021">le prix lycéen du livre</a> d'économie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/188017/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Lévêque à été consulté comme économiste académique dans le cadre du rapprochement entre Vivendi et Largardère.
</span></em></p>Phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur, la mondialisation du livre par la traduction permet la circulation des cultures et des imaginaires.François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1771692022-03-15T18:38:07Z2022-03-15T18:38:07ZPour apprendre une langue étrangère, les films sous-titrés sont-ils utiles ?<p>L’accès aux films en langue originale s’est largement démocratisé, ainsi que l’accès à des sous-titres en différentes langues. Si leur objectif est de permettre de comprendre les dialogues d’un film dont la langue n’est pas connue, ils sont de plus en plus envisagés sous un angle pédagogique. En clair, regarder un film dans une langue étrangère qu’on étudie serait un bon moyen d’acquérir du vocabulaire dans cette langue. </p>
<p>Néanmoins, selon le niveau d’apprentissage où on se situe et les compétences dont on dispose dans la langue du film, l’impact des sous-titres sur notre compréhension du film est toutefois assez variable. Alors, votre film, avec ou sans sous-titres ?</p>
<h2>Différents types de sous-titres</h2>
<p>Comprendre un film implique de traiter un format audiovisuel, donc multimodal, complexe. La personne qui visionne un film doit en l’occurrence <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782804159290-la-traduction-audiovisuelle-approche-interdisciplinaire-du-sous-titrage-jean-marc-lavaur/">traiter de façon simultanée</a> des informations verbales et non verbales en interaction constante, à travers les systèmes perceptifs visuel et auditif. L’objectif visé par l’adjonction de sous-titres est de faciliter la compréhension, mais cela génère une nouvelle source d’information avec un texte dont le défilement et le rythme échappent à notre contrôle. Les <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1080/00207594.2011.565343">différents formats de sous-titres</a> pouvant être utilisés sont les suivants :</p>
<ul>
<li><p>un format interlangues standard, où les dialogues sont dans la langue originale du film et les sous-titres dans la langue maternelle du pays des spectateurs ;</p></li>
<li><p>un format interlangues inversé, avec des dialogues dans la langue maternelle des spectateurs et des sous-titres dans la langue originale du film ;</p></li>
<li><p>un format « intralangue », utilisé souvent pour les déficients auditifs, avec sous-titres et dialogues dans la langue originale du film.</p></li>
</ul>
<p>On peut assez facilement envisager qu’en fonction des combinaisons de langues qui vont être présentées à l’écran, la mémorisation de vocabulaire dans une autre langue ne se fera pas d’une façon aussi efficace. L’étude de <a href="https://www.academia.edu/6093916/Audiovisual_Information_processing_by_monolinguals_and_bilinguals_Effects_of_Intralingual_and_interlingual_subtitles">Bairstow et Lavaur</a> a examiné deux modalités pouvant influencer l’acquisition de vocabulaire : d’une part, la combinaison de langues à l’écran, et d’autre part la modalité de présentation de la langue (orale ou écrite).</p>
<p>Les participants à cette étude étaient de langue maternelle française, et ont été identifiés comme ayant un niveau faible en anglais. Ils étaient répartis dans les différentes versions de visionnage du film : standard, intralangue et inversé. Si les auteurs n’ont pas mis en évidence de différences entre les versions intralangue et standard, les participants ayant visionné le film en sous-titrage inversé (dialogues en français et sous-titres en anglais) ont obtenu les meilleures performances en termes de restitution des dialogues du film.</p>
<p>La version inversée est donc identifiée ici comme celle permettant une meilleure restitution des mots dans la langue étudiée, suggérant que les liens sémantiques entre les langues sont plus facilement générés en comparaison aux autres conditions de visionnage.</p>
<p><a href="https://www.researchgate.net/publication/38094190_Foreign_Subtitles_Help_but_Native-Language_Subtitles_Harm_Foreign_Speech_Perception">D’autres chercheurs</a> ont eux <a href="https://www.researchgate.net/publication/259911392_Captioning_and_Subtitling_Undervalued_Language_Learning_Strategies">mis en évidence</a> un effet facilitateur du sous-titrage intralangue sur la rétention du vocabulaire. Selon ces études, le sous-titrage intralangue introduirait une redondance positive, là où les sous-titres standard génèrent une interférence lexicale entre les langues.</p>
<h2>Des stratégies à adapter</h2>
<p>Nous pouvons avoir des compétences très différentes en termes de maîtrise de la langue des dialogues du film, et si l’on veut optimiser la compréhension des dialogues il faut donc choisir la combinaison de langues qui soit la plus adaptée. L’étude de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1080/00207594.2011.565343">Lavaur et Bairstow</a> a ainsi examiné les performances de compréhension d’un film chez des participants de niveau débutant, intermédiaire et avancé dans la langue étrangère.</p>
<p>Chaque groupe de niveau était scindé en quatre pour se voir présenter soit la version originale du film (sans sous-titres), soit la version intralangue (dialogues et sous-titres en langue étrangère), soit la version interlangue classique (dialogues en langue étrangère et sous-titres dans la langue maternelle) ou inversée (dialogues dans la langue maternelle et sous-titres dans la langue étrangère).</p>
<p>Si les performances des participants du groupe intermédiaire restent stables dans les différentes conditions, le groupe des débutants a de meilleures performances dans la version interlangue en comparaison aux autres versions. Plus spécifiquement, c’est le sous-titrage inversé (dialogues en langue maternelle et sous-titres en langue étrangère) qui est associé aux meilleures performances chez les débutants, les liens entre les langues étant ici générés plus facilement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1402514402042130432"}"></div></p>
<p>Les locuteurs avancés voient eux leurs performances de compréhension diminuer dès lors que des sous-titres sont présentés à l’écran. Si leur niveau de langue est bon, comment peut-on expliquer cette baisse des performances de compréhension en présence des sous-titres ?</p>
<h2>Charge cognitive</h2>
<p>Les sous-titres sont soumis à des contraintes relativement à leur place à l’écran. Leur temps d’affichage est calibré et, par conséquent, ils ne peuvent pas correspondre systématiquement aux dialogues qui sont présentés. Ils vont donc constituer une version raccourcie, édulcorée, ce qui parfois peut poser des problèmes puisqu’on ne peut pas relier le mot écrit dans les sous-titres à celui utilisé dans les dialogues.</p>
<p>La lecture des sous-titres est difficilement répressible, notre œil ayant tendance à lire les informations qu’on lui présente de façon automatique. Dans une étude enregistrant les mouvements oculaires, <a href="https://psycnet.apa.org/record/2007-13862-004">D’Ydewalle et ses collaborateurs</a> ont montré que l’attention était détournée des informations présentées par l’image vers les sous-titres, ce qui automatiquement diminue le temps d’attention alloué aux actions qui se produisent à l’écran.</p>
<p>Dans le cadre de la réception d’un film, la présence de sous-titres à l’écran pourrait donc engendrer un effet de partage de l’attention entre les sous-titres et les images, générant ainsi une <a href="https://www.researchgate.net/publication/233408022_Interferences_liees_au_sous-titrage_intralangue_sur_le_traitement_des_images_d%E2%80%99une_sequence_filmee">charge cognitive élevée</a>.</p>
<p>Cette charge cognitive pourrait également s’expliquer par la difficulté associée au traitement de deux langues en simultané, et sur deux modalités différentes. La littérature scientifique a assez largement documenté le coût cognitif associé à un changement de langue, qui se traduit notamment par un ralentissement de l’accès aux informations sémantiques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1384806018920636416"}"></div></p>
<p>Si nous considérons les modalités de sous-titrage classique et inversé, elles impliquent d’alterner de façon rapide entre les représentations langagières de deux langues différentes, ce qui induit un coût cognitif se traduisant, dans ce contexte, par une difficulté à intégrer les éléments de dialogue.</p>
<h2>Efficacité variable</h2>
<p>Nous nous sommes intéressés à <a href="https://zh.booksc.eu/book/50393105/f42d02">l’influence des changements de langue</a> lors de la compréhension de films. En faisant visionner un extrait du film « Ana » (« Real Women have curves », réalisé par Patricia Cardoso) alternant entre dialogues en anglais et en espagnol dans sa version originale, nous avons pu mettre en évidence que les moments du film correspondant à un changement de langue étaient associés à de moins bonnes performances en termes de compréhension des dialogues.</p>
<p>Deux facteurs peuvent donc perturber la compréhension : l’alternance entre les langues d’une part, et le déplacement de l’attention entre les modalités de présentation des dialogues (écrites et orales) d’autre part.</p>
<p>L’intérêt de l’utilisation des sous-titres est donc à nuancer, en fonction des objectifs de la personne qui visionne le film et de ses compétences langagières. Les sous-titres vont permettre une meilleure compréhension des dialogues et de la situation en général, mais ils peuvent aussi occasionner une détérioration du traitement des éléments présentés lorsque leur présence n’est pas nécessairement requise (augmentation de la charge cognitive et difficultés à guider l’attention).</p>
<p>Il faut donc avoir en tête que l’efficacité des sous-titres dépend à la fois des combinaisons de langues utilisées et de la maîtrise de ces langues chez la personne qui regarde le film.</p>
<p>De façon générale, on peut admettre le fait que ces supports permettent une exposition plus importante à une seconde langue et en ce sens favorisent l’acquisition de vocabulaire. Toutefois, ils ne mettent pas pour autant les individus en situation d’utilisation active de cette langue, condition indispensable pour renforcer les compétences notamment en expression orale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/177169/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Xavier Aparicio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les sous-titres facilitent-ils forcément la compréhension d’un film en VO ? Ou créent-ils une surcharge cognitive ? Tout dépend des circonstances et du type de sous-titres.Xavier Aparicio, Maître de conférences en psychologie cognitive, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1750832022-01-18T18:29:42Z2022-01-18T18:29:42ZIrriter ne suffit pas : ce que le désarroi de la presse étrangère nous dit de l’« emmerder » présidentiel<p>C’est peu dire que la formule « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés », employée début janvier par Emmanuel Macron, a défrayé la chronique et suscité d’innombrables commentaires, ce qui était sans doute son but. Mais très vite, cette saillie a donné lieu à une seconde discussion, à côté de la controverse politique : la presse internationale, les correspondants des grands médias à l’étranger et les agences de presse ont fait part de <a href="https://www.liberation.fr/international/emmerder-les-non-vaccines-pour-les-medias-etrangers-le-casse-tete-de-la-traduction-20220105_KN6O6JIOH5BPXMUCAWLCUYU57M/">leur désarroi face à la nécessité de traduire cette formule</a>, <a href="https://stronglang.wordpress.com/2022/01/06/merde-emmerder-les-emmerde/">au point d’attirer l’attention des linguistes</a>.</p>
<p>L’exemple le plus commenté est celui des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/annoy-piss-off-hassle-comment-macron-a-emmerde-la-presse-etrangere-20220106">médias anglophones</a> : on a ainsi vu fleurir les débats sur les mérites respectifs de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/annoy-piss-off-hassle-comment-macron-a-emmerde-la-presse-etrangere-20220106">« fuck »</a> (« niquer », qui n’a pas fait recette) ou <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/jan/04/macron-declares-his-covid-strategy-is-to-piss-off-the-unvaccinated">« piss off »</a> (l’occasion de rappeler l’existence en français du verbe « compisser »), mais aussi, dans un registre moins vert, de <a href="https://www.rnz.co.nz/news/world/459085/covid-19-president-macron-warns-he-will-hassle-france-s-unvaccinated">« hassle »</a> et <a href="https://www.cnbc.com/2022/01/05/macron-french-president-wants-to-annoy-the-unvaccinated-.html">« annoy »</a>, « irriter ».</p>
<p>Au moment du bilan, il semble que « piss off » ait recueilli l’assentiment d’une grande partie des rédactions, du moins de celles dont les codes éditoriaux permettent l’utilisation de ce vocabulaire. Les autres ont opté pour « hassle » ou « annoy », quitte à l’accompagner d’un commentaire signalant l’inadéquation de la traduction et la vulgarité du terme d’origine. Dans <a href="https://www.ouest-france.fr/politique/emmanuel-macron/le-casse-tete-de-la-presse-etrangere-pour-traduire-le-verbe-emmerder-d-emmanuel-macron-2febedc2-56ec-4601-90a4-b4d1ef042f8f"><em>Ouest-France</em></a>, le journaliste Johann Fleuri signale des problèmes équivalents en italien, en allemand, en espagnol et en japonais. De ce point de vue, l’affaire de la traduction d’« emmerder » offre aussi un aperçu sur les pratiques rédactionnelles différentes d’un pays ou d’un média à l’autre.</p>
<p>La vulgarité du terme initial contribue aussi à la difficulté de traduction pour des raisons très pratiques : dans bien des contextes, un doute peut être levé en consultant des <a href="https://www.clarin.eu/resource-families/parallel-corpora">corpus parallèles</a>, des bases de données de textes traduits mis en regard, qui permettent de voir comment une expression a été traduite par d’autres, ou de vérifier la correspondance en sens inverse. Mais ces bases de données relèvent généralement d’un registre écrit, en particulier juridique (les institutions internationales étant de grandes pourvoyeuses de textes traduits). On serait bien en peine d’y trouver le verbe « emmerder ». Même les <a href="https://www.sketchengine.eu/europarl-parallel-corpus/">protocoles traduits du Parlement européen</a> ne contiennent qu’une occurrence de ce verbe, traduite par « annoy ». Mais on peut aussi y vérifier que ce verbe, d’ordinaire, correspond à « irriter ».</p>
<p>La difficulté la plus importante n’est bien sûr pas de cet ordre. La différence entre « irriter » et « emmerder » correspond à une <a href="https://ling.yale.edu/sites/default/files/files/horn/Gutzmann,%20D%20(2012)%20Expressives%20and%20beyond.pdf">dimension expressive du sens</a> et à une attitude de la personne qui parle. On dira que les conditions de vérité d’« irriter » et « emmerder », dans cette phrase, sont semblables : s’il est vrai qu’une décision emmerde les non-vaccinés, il est généralement vrai qu’elle les irrite. Mais les conditions d’usage, elles, sont différentes : on ne fait pas la même chose quand on dit vouloir irriter quelqu’un que quand on dit vouloir l’emmerder. Le piège est en fait de se laisser captiver par le mot et en particulier par la métaphore scatologique, au lieu de voir que le sens à traduire n’est pas celui du mot, mais celui de l’acte consistant à prononcer ce mot. Ce point est d’autant plus important que comme le montre un examen attentif, « emmerder » a de toute façon toujours plus à voir avec la parole qu’avec la défécation.</p>
<h2>Les verbes scatologiques du français : un premier aperçu</h2>
<p><a href="https://languagelog.ldc.upenn.edu/nll/?p=53253">Les commentateurs anglophones</a> ont beaucoup relevé qu’« emmerder » veut littéralement dire « couvrir de merde », ce qui est effectivement le sens de ce verbe à l’origine, comme l’atteste <a href="https://lecteur-few.atilf.fr/index.php/page/lire/e/92499">par exemple le grand dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg</a>, qui fait autorité pour le français et ses variétés régionales.</p>
<p>Cette insistance sur le sens étymologique masque un constat indiscutable : « emmerder » n’est plus utilisé en ce sens en français contemporain. Pour comprendre ce qu’il en est du sens contemporain de ce verbe, il est nécessaire de faire un détour par ses concurrents, les verbes formés à partir de « chier ». On trouve bien sûr « conchier », qui permet de construire la chose ou la personne couverte d’excréments comme complément d’objet direct.</p>
<p>En réalité, ce verbe s’emploie essentiellement de façon ironique, sarcastique ou imagée, comme un concurrent expressif de « haïr », « honnir ». On trouve aussi une construction prépositionnelle de « chier » : « chier sur » quelque chose, ou « chier dessus » avec un pronom objet indirect (« il s’est chié dessus »). Enfin et surtout, il existe une construction dite causative : « faire chier ». C’est le concurrent direct d’« emmerder », y compris dans des emplois secondaires, notamment pronominaux : « se faire chier » ou « s’emmerder » veulent tous les deux dire à la fois « consentir à des efforts pénibles » et « s’ennuyer ». Notons d’ailleurs que « ennuyer » peut fonctionner comme variante polie d’« emmerder » au sens d’« irriter », comme « s’ennuyer » peut marginalement vouloir dire « se donner du mal » (par exemple : « On ne va pas s’ennuyer avec ça. »). « Chiant » et « emmerdant » sont également synonymes, et « ennuyeux » est leur doublon poli. Cette pluralité des sens fonctionne donc comme un petit système cohérent. Et pourtant, il manque quelque chose à cette description, précisément le je-ne-sais-quoi qui a contribué à mettre le feu aux poudres quand l’interview présidentielle a été publiée.</p>
<h2>Quand dire merde, c’est faire</h2>
<p>Comme n’ont pas manqué de le faire remarquer certains opposants, dans « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés », on a vite fait d’entendre « j’emmerde les non-vaccinés », au sens de « je me moque bien de leur avis, je compte bien les ignorer quoi qu’ils disent, et je ne me prive pas de leur dire ». Cela nous renvoie au fait qu’« emmerder » a une relation toute particulière à la première personne du singulier, « je ». Dans cet emploi, le sens d’« emmerder » renvoie à un acte de parole : le sujet du verbe est la personne prononçant ce verbe, et le fait de prononcer la phrase suffit à la rendre vraie : l’un des meilleurs moyens d’« emmerder » quelqu’un en ce sens, c’est justement de lui dire « je t’emmerde » ou « je vous emmerde ». </p>
<p>À moins de dire tout simplement à cette personne « Merde ! », pas comme une expression de surprise, de découragement ou de fatigue, qui s’adresserait autant à soi-même qu’à un tiers, ni comme l’encouragement des comédiens superstitieux, mais bel et bien comme une façon de contredire quelqu’un et de l’envoyer promener. Le « Merdre ! » placé par Alfred Jarry <a href="https://www.youtube.com/watch?v=_vuzhkEkNSQ">dans la bouche du Père Ubu</a> en est la forme la plus emphatique. On trouve, dans le même sens, un emploi à la première personne de « dire merde », voire, chez Marcel Aymé par exemple, « je vous dis <a href="https://www.cnrtl.fr/definition/cinq">cinq lettres</a> ». Ainsi, Raymond Queneau, dans son <em>Art Poétique</em> :</p>
<blockquote>
<p>Ce soir,<br>
Si j’écrivais un poème<br>
pour la postérité ?<br>
fichtre<br>
la belle idée<br>
je me sens sûr de moi<br>
j’y vas<br>
et à la postérité<br>
j’y dis merde et remerde<br>
et reremerde<br>
drôlement feintée<br>
la postérité<br>
qui attendait son poème<br>
ah mais »</p>
</blockquote>
<p>Dès lors, on est tenté de considérer qu’« emmerder » est ici un verbe de parole, à valeur <a href="https://plato.stanford.edu/entries/speech-acts/">« performative »</a>, comme le seraient par exemple « promettre » ou « souhaiter la bienvenue ». Nous aurions donc affaire à un verbe désignant une action accomplie par le fait de prononcer une phrase où ce verbe est conjugué à la première personne. En linguistique, on parlerait plus précisément de verbe <a href="https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=rlr-001:1976:40::525">délocutif</a>, c’est-à-dire un verbe de parole tiré de la formule prononcée (« saluer » est un verbe délocutif en français, comme l’est « to welcome » en anglais). La « merde » dans « emmerder », ce n’est pas l’excrément, c’est le mot « merde ».</p>
<p>Gardons en tête que dans l’usage, « emmerder » ne renvoie plus à des excréments concrets. Il me semble plausible de postuler qu’aujourd’hui, la valeur centrale autour de laquelle gravitent tous les emplois du verbe, c’est cette valeur performative du verbe de parole, renvoyant à l’exclamation agressive « merde ! »</p>
<p>Contrairement à ce qu’une interprétation étroite de la notion de verbe de parole ou verbe délocutif peut suggérer, le sens de « dire merde » ou « emmerder » n’est pas vraiment « prononcer le mot merde » : c’est plutôt « faire ce qu’on fait quand on dit merde. » Cette paraphrase d’apparence redondante correspond à ce que le philosophe Ludwig Wittgenstein appelle un <a href="https://plato.stanford.edu/entries/wittgenstein/#MeanUse">jeu de langage</a> ; pour comprendre le sens de « dire merde » ou « emmerder », il ne suffit pas de comprendre ce que veut dire « merde », il faut aussi comprendre ce que fait concrètement quelqu’un qui dit « merde » à quelqu’un d’autre. En l’occurrence, dire « merde » à quelqu’un, c’est l’emmerder au sens que les rédactions étrangères avaient retenu : c’est irriter ou plutôt contrarier délibérément cette personne. Si l’on adopte ce point de vue, le verbe « emmerder » n’a en réalité qu’un seul sens : « faire ce qu’on fait quand on dit merde à quelqu’un », y compris – et c’est tout le sel de l’histoire – quand on s’y prend autrement qu’en prononçant le mot fatidique.</p>
<h2>J’ai très envie…</h2>
<p>Voilà qui nous amène à un aspect de la performativité qui n’a pas encore été évoqué ici. La performativité va de pair avec des conventions sociales, et la personne qui dit « Je » doit disposer d’un pouvoir efficace ou reconnu. Ainsi, tout le monde peut prononcer la phrase « je déclare la séance ouverte » lors d’une réunion. Mais seule la personne assurant la présidence de la réunion accomplit réellement l’acte d’ouverture en prononçant la phrase. La deuxième moitié de la phrase présidentielle prend tout son sens ici : « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés, alors on va continuer jusqu’au bout ». On ne saurait mieux dire qu’une volonté exprimée à la première personne, quand elle est celle d’un Président de la République, est immédiatement effective.</p>
<p>Car c’est bien d’une « envie d’emmerder » qu’il est question. À aucun moment le Président ne dit « J’emmerde ». « Avoir envie de » est une tournure figée, d’aucuns diraient grammaticalisée, comparable à un auxiliaire. Ce n’est pas le verbe principal de la phrase, qui est bien « emmerder ». La phrase précédente est là pour nous le montrer, puisqu’il y est fait référence à Georges Pompidou (« ne pas emmerder les Français ») : c’est bien d’emmerdes qu’il est question, pas d’envies. Mais les énoncés performatifs sont toujours très figés sur le plan de la forme, si bien que l’insertion de cet auxiliaire suffit à poser un filtre sur l’interprétation performative, à plus forte raison quand l’auxiliaire est modal, c’est-à-dire instille une forme de virtualité dans le propos (avoir envie de faire, ça n’est pas encore faire). Mais la suite de la phrase suggère que ce filtre ne bloque en rien l’efficacité de l’acte performatif. La phrase est donc en suspens dans un entre-deux, elle donne à voir le « j’emmerde » et ses implications concrètes, sans totalement l’expliciter. L’acte performatif est simultanément accompli et retenu.</p>
<h2>Emmerder : pour une compréhension globale</h2>
<p>Si l’on se concentre sur les effets de l’acte d’emmerder sur les personnes qu’il vise, on capture certes l’essentiel du sens du jeu de langage réalisé par le Président. Mais on laisse entre parenthèses les particularités de la phrase réellement prononcée. On minore notamment le rapport étroit entre une telle phrase à la première personne et le statut particulier d’une parole présidentielle sous la V<sup>e</sup> République, où tout ce que dit le chef de l’État est pourvu d’une performativité éminente.</p>
<p>« Emmerder » veut dire « contrarier quelqu’un comme on le fait quand on lui dit merde », et c’est au contexte qu’on laisse le soin de déterminer si on le fait réellement en disant merde, ou autrement – et comment. Chaque parcelle de sens dans la phrase réellement prononcée mais aussi dans la situation environnante contribue à fixer le sens exact du verbe. On ne peut donc pas appréhender celui-ci si l’on reste fixé sur un mot, à plus forte raison si on se laisse fasciner par l’image scatologique comme certains commentateurs, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=f-M_jdoY00o">fût-ce sur le mode de l’humour</a>, puisque la différence entre « emmerder » et « faire chier » se réduit justement au fait qu’« emmerder » ne fait pas référence aux excréments.</p>
<p>Le président, ici, ne veut pas seulement contrarier les non-vaccinés, il entend bien le leur dire ès-qualités. Et c’est très exactement ce qu’il fait en prononçant cette phrase dans une interview : dire, c’est faire. Toutes les composantes du sens font bloc ici, et se renforcent réciproquement, à commencer par le choix d’un terme transgressant les règles ordinaires du langage politique : en soi, cette transgression est déjà une démonstration de puissance, et de façon aussi paradoxale que cela puisse paraître, une marque de solennité. Dans une telle phrase, jurer, irriter et légiférer ne font qu’un. Ce régime de la parole, d’aucuns l’appelleront le pouvoir.</p>
<hr>
<p><em>L’auteur remercie S. pour ses remarques précieuses avant et pendant la rédaction de l’article.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/175083/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>L'auteur remercie S. pour ses commentaires avant et pendant la rédaction de cet article.</span></em></p>L’expression employée par le président de la République marque par sa valeur performative.Pierre-Yves Modicom, Maître de conférences en études germaniques, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1693762021-10-13T19:10:36Z2021-10-13T19:10:36ZTraduction automatique : la dangereuse « sagesse des foules »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/426189/original/file-20211013-23-4oajiq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C26%2C2994%2C1961&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Non la traduction automatique n'est pas la panacée. </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Apôtre de l’intelligence collective, le journaliste américain James Surowiecki publie en 2004 un essai intitulé <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Sagesse_des_foules">« La sagesse des foules »</a>, dans lequel il explique comment, en matière de prédiction, la capacité collective d’un groupe sera dans la plupart des cas supérieure aux aptitudes de chacun des individus qui le composent, y compris des plus fins connaisseurs.</p>
<p>Pour illustrer son propos, Surowiecki y relate l’histoire du statisticien britannique Francis Galton qui assiste à une foire agricole au début du XX<sup>e</sup> siècle. Un concours s’y tient, au cours duquel les participants sont invités à estimer le poids d’un bœuf. Rentrant chez lui, Galton se met à analyser les estimations des 787 paris. Il note, à sa grande surprise, que la médiane des entrées est non seulement plus précise que les estimations individuelles de tous les bouchers et fermiers – censés avoir un œil affûté pour ce genre d’estimations – mais en outre que cette médiane correspond presque exactement au poids de l’animal, à une livre près.</p>
<p>Galton <a href="https://galton.org/essays/1890-1899/galton-1899-rba-median-estimate.pdf">publiera ses conclusions dans <em>Nature</em></a>, où il décrit le principe de l’intelligence collective : le plus grand nombre est bien souvent à l’origine des meilleures décisions.</p>
<h2>La force du collectif</h2>
<p>Rapprochons l’histoire de Francis Galton des cours de traduction dispensés à l’université et des ateliers de perfectionnement pour professionnels en exercice : au cours d’échanges toujours féconds, chaque participant y trouve l’occasion d’exprimer ses bonnes idées et autres lumineuses trouvailles. Celles-ci sont débattues, décortiquées, critiquées par l’examen collectif. Les solutions retenues par l’ensemble du groupe sont alors compilées en une version finale, somme des meilleures inspirations de chacune des individualités. Fruit du travail d’équipe, cette traduction sera invariablement d’une qualité supérieure aux productions individuelles de chacun des participants, aussi talentueux soient-ils.</p>
<p>Par analogie, nous en venons à nous interroger sur la capacité de la traduction automatique – dont le modèle statistique reproduit peu ou prou le schéma de l’intelligence collective – à remplacer les traducteurs et traductrices de chair et d’os. Ainsi, à l’ère de l’intelligence artificielle et du big data, quid de mettre la force du collectif à profit pour traduire, comme si Internet était une immense salle de classe, un gigantesque projet collaboratif, une sorte de dream team composée de dizaines de millions de participants, où chaque texte déjà traduit constituerait une source d’inspiration ? Nous pouvons sans nul doute l’envisager.</p>
<h2>Pour le meilleur et pour le pire</h2>
<p>Si l’idée est séduisante sur papier, je dois d’emblée décevoir les inconditionnels de l’automatisation. Si l’on peut facilement comparer les cours de traduction à l’université à un rassemblement d’experts dont la mission serait d’apporter au plus précis l’ultrasolution à un problème donné, l’analogie avec la traduction automatique semble excessive, voire erronée.</p>
<p>Tout d’abord, parce que Word Wide Web compte certes de grands spécialistes, mais qui se trouvent représenter une infime minorité dans une foule d’internautes généralistes, voire néophytes, qui expriment eux aussi leur avis sur la question. L’intelligence artificielle essaiera, tant bien que mal, d’accorder la priorité aux sources identifiées comme fiables (grandes institutions, entreprises renommées), mais elle sollicitera à la vérité l’avis de toute… la planète, c’est-à-dire de tous ceux et celles qui auront déjà produit et publié du texte sur Internet. Et à cet égard, vous aurez certainement remarqué que ce que l’on trouve sur le net ne brille pas toujours par sa justesse.</p>
<p>Par ailleurs, pour filer la métaphore de nos constats agricoles, non seulement le monde entier vous donnera son opinion – pour le meilleur et aussi pour le pire donc – mais en outre, comme un ordinateur n’est pas en mesure de mettre du sens sur les solutions qu’il trouve, c’est un peu comme si vos pourvoyeurs d’informations se prononçaient sans même avoir identifié la bête soumise à leur examen. Ils auront certes une idée statistique du type d’animal, selon les caractéristiques détectées par la machine, mais rien de très précis, si bien qu’en plus d’estimations se rapportant aux races bovines, vous en aurez aussi potentiellement de l’ensemble de la faune terrestre, de la puce à la baleine bleue, avec toutes les incongruités qui peuvent en résulter.</p>
<p>À noter, enfin et surtout, que les traductions collectives humaines font toujours l’objet d’un arbitrage, soit par le professeur, soit par l’animateur de l’atelier, qui se charge de trancher, d’orienter. En d’autres termes, une entité supérieure se charge de trier les solutions provenant de la masse critique de traducteurs, comme un garde-fou veillant à la bonne marche de l’opération. En cas de recours à la traduction automatique sans intervention humaine a posteriori, cet arbitrage est inexistant.</p>
<h2>Fluidité apparente et erreurs grossières</h2>
<p>Certes, il existe des sécurités. Les mots, tout d’abord, qui constituent tout de même une bonne indication du sens probable d’une phrase. Le contexte, ensuite, qui est désormais pris en compte par la technologie dite neuronale et réduit le champ des possibles à de grandes familles. Dans notre cas, la recherche sera circonscrite à tous les grands animaux de la ferme pour les moteurs les moins performants et à toutes les races bovines pour les technologies les plus abouties. Mais entre un veau angus maigrichon et un taureau charolais bien dodu, la marge d’erreur restera élevée !</p>
<p>Voilà ce qui explique qu’entre des phrases en apparence très fluides apparaîtront dans le texte : des erreurs grossières, des termes qui n’ont rien à voir avec le sujet du texte, des omissions d’éléments de sens, des <a href="https://futurium.ec.europa.eu/en/european-ai-alliance/open-discussion/problem-gender-bias-machine-translation?language=hu">biais de genre</a>, des phrases au sens complètement inversé – incapable de « comprendre » le sens de la phrase, le moteur de traduction opte pour la solution qu’il estime statistiquement la plus probable et parfois donc pour une tournure qui dit le contraire de l’original.</p>
<p>Ainsi, la phrase « UK car industry in brace position ahead of Brexit deadline », qui nous explique que l’industrie automobile britannique « craint le pire » (littéralement, elle se met en « positon de sécurité » (brace position), se prépare à un scénario catastrophe, comme sont invités à le faire les passagers d’un avion avant un crash), a été traduite dans <a href="https://acl-bg.org/proceedings/2019/EUROPHRAS%202019/pdf/EUROPHRAS020.pdf">cette étude</a> par « L’industrie automobile britannique en position de force avant l’échéance du Brexit ».</p>
<p>Méfiance donc, car quelle que soit l’apparente fluidité de la traduction proposée, ce type d’erreur (terminologie défaillante, omission, contresens) <a href="https://www.ata-divisions.org/FLD/index.php/tag/guillaume-deneufbourg/">reste omniprésent dans les productions automatiques</a>.</p>
<h2>Standardisation, nivellement et appauvrissement de la langue</h2>
<p>Un autre problème, moins connu du grand public, est celui de la standardisation. En effet, si les nouvelles traductions s’inspirent continuellement de ce qui existe déjà, cette mécanique peut, à terme, nuire à l’inventivité, à la créativité, à l’originalité – <a href="http://journals.openedition.org/traduire/1848">comme le démontrent plusieurs études scientifiques</a>. On le constate d’ailleurs très clairement dans un texte comportant des expressions idiomatiques colorées que la machine remplacera par des équivalents « explicatifs » – certes correct, mais plus terre-à-terre. La machine ne cherchera pas à « faire du beau », à chatouiller la poésie du verbe, mais se contentera de rendre le sens. « C’est assurément préférable à une traduction mot à mot sans queue ni tête ! » s’exclameront les nostalgiques des laborieux débuts de Google Translate. Nous ne pourrons pas leur donner tort, mais tout de même.</p>
<p>Dans le cas des textes d’auteur, qui, par définition, s’écartent de la norme pour acquérir un « relief littéraire » bien à eux, ce nivellement est très problématique, qu’il soit culturel, stylistique ou idéologique. À ce titre, <a href="https://doi.org/10.7202/016726ar">l’excellent texte de la traductrice Françoise Wuilmart</a>, écrit une bonne décennie avant l’avènement de la technologie neuronale, en acquiert aujourd’hui des accents presque prophétiques : « Le phénomène de nivellement touche au cœur même du problème de toute traduction littéraire. Nivellement, ou encore ‘normalisation’, c’est-à-dire action de ‘raboter’ un texte ou de l’aplatir, c’est-à-dire en supprimer toutes les sortes de reliefs, y tronquer les pointes, y boucher les creux, y aplanir toutes les aspérités qui en font justement un texte littéraire. » Exactement ce que s’emploie à faire, malgré elle, la traduction automatique.</p>
<p>Cette standardisation pose un autre problème, plus conséquent, encore amplement méconnu. Tout indique qu’une utilisation exponentielle de la traduction automatique initie un cercle vicieux qui génère, à terme, un appauvrissement de la langue : la machine produit, comme on l’a vu, des textes toujours plus standardisés, qui servent ensuite eux-mêmes de matière première pour alimenter d’autres moteurs, qui raboteront à leur tour les textes, et ainsi de suite. La perte de richesse lexicale des textes <a href="https://aclanthology.org/W19-6622.pdf">ayant traversé le filtre de la traduction automatique a été démontrée</a>, on peut donc extrapoler cette tendance à l’ensemble des textes traduits de cette façon.</p>
<p>Or, s’exposer à une standardisation toujours plus grande du langage, c’est réduire notre capacité d’expression, et donc notre pensée. Orwell avait déjà saisi tout l’enjeu de cette question. Pour contrôler la pensée, diminuer le langage peut s’avérer très efficace. Ainsi, dans 1984, Big Brother interdit l’usage de mots qui pourraient véhiculer des pensées interdites. « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots, nous taillons le langage jusqu’à l’os » s’y réjouit un spécialiste de novlangue. <a href="http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/1984">« À la fin, nous rendrons littéralement impossible la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »</a>. Sans vouloir paraître défaitiste, je ne suis pas sûr que la peur de voir se réaliser ce scénario, aussi glaçant soit-il, puisse enrayer le processus. Il est en tout cas tout sauf irréaliste. Même si son développement comporte quelques raccourcis et faiblesses, c <a href="https://drive.google.com/file/d/1Mepk_e3NGfnqw0d_ev9bsgqnz9OPhyfW/view">e n’est pas Christophe Clavé qui me contredira</a>.</p>
<h2>Problèmes de confidentialité</h2>
<p>Comme nous le rappelle également le traductologue Rudy Loock dans <a href="https://journals.openedition.org/traduire/1848">son article</a> sur la plus-value de la traduction humaine face à la machine, l’utilisation d’outils de traduction automatique en ligne n’est pas non plus sans risques en termes de confidentialité. On se souviendra notamment du cas du géant pétrolier norvégien Statoil/Equinor, dont des données ultraconfidentielles ont « fuité » sur l’Internet à la suite du recours <a href="https://slator.com/translate-com-exposes-highly-sensitive-information-massive-privacy-breach/">au service de traduction en ligne translate.com</a>. Le site spécialisé Slator a ainsi retrouvé, après quelques rapides recherches Google, une quantité étonnante d’informations en libre accès. Dans tous les cas, des noms complets, des courriels, des numéros de téléphone et d’autres données très sensibles furent révélés.</p>
<p>Sans vouloir nous montrer alarmistes, rappelons le flou entourant les conditions d’utilisation des <a href="https://www.leparisien.fr/high-tech/pourquoi-google-vous-demande-encore-de-valider-ses-conditions-d-utilisation-26-02-2020-8267646.php">données que vous cédez à Google</a> ou les secrets de fabrication du moteur DeepL, <a href="https://slator.com/inside-deepl-the-worlds-fastest-growing-most-secretive-machine-translation-company/">impénétrable boîte noire</a> dont on ne sait quasiment rien.</p>
<h2>Le risque d’une mauvaise publicité</h2>
<p>En dépit de tous ces dangers, on constate aussi et surtout une grande incompréhension dans le chef de certains acheteurs de services de traduction, qui n’ont pas toujours conscience des risques auxquels ils s’exposent et dont une part grandissante voit dans la traduction automatique la solution miracle à tous leurs problèmes. À titre d’exemple, la Direction Générale de la Traduction (DGT) de la Commission européenne met son moteur de traduction automatique etranslation gratuitement à disposition afin de <a href="https://ec.europa.eu/cefdigital/wiki/display/CEFDIGITAL/eTranslation">« briser la barrière de la langue »</a>.</p>
<p>Empressons-nous d’ajouter : ne voyez pas dans la critique qui suit la grogne épidermique d’un professionnel aux abois anxieux pour son avenir. L’évolution technologique est inéluctable et il est indiqué de cultiver l’ouverture (adossée à une posture critique réfléchie). L’inquiétude procède du fait que les informaticiens de la Commission ont mis cet outil en ligne à la disposition du plus grand nombre en oubliant un élément fondamental : éduquer le public.</p>
<p>Il ressort ainsi d’une série d’études que la plupart des consommateurs ne s’appuient que sur des impressions très subjectives, rarement sur des faits. <a href="https://www.researchgate.net/publication/343737031_Machine_translation_in_the_news_A_framing_analysis_of_the_written_press">Une autre étude</a> a analysé le traitement médiatique de la traduction automatique, mettant en lumière que la majorité des articles de presse présentaient la technologie sous un jour (<a href="https://www.mirror.co.uk/news/uk-news/couple-who-dont-speak-same-13811438">parfois très</a>) positif, le spectre de l’homme remplacé par la machine ayant de tout temps été un <a href="https://www.ledauphine.com/sciences/2018/09/17/travail-les-robots-vont-ils-tous-nous-remplacer">sujet porteur</a>. Couplée à la facilité d’utilisation et à la gratuité, cette subjectivité ambiante fait barrage à une approche raisonnée de ces outils par le grand public.</p>
<p>Autre preuve, <a href="http://www.hainaut-developpement.be/enquete-de-lue-sur-la-traduction-automatique-des-sites-web/">cette campagne</a> lancée par un organe public belge actif dans le développement économique, nous expliquant qu’« aujourd’hui, la traduction automatique constitue une solution rapide, bon marché et facile d’utilisation. » Et l’organisme d’annoncer dans un mailing envoyé à des milliers de petites et moyennes entreprises que « la Commission européenne compte [les] soutenir en leur proposant des solutions automatisées pour la traduction de sites Web. Ces solutions seront fondées sur eTranslation, le service de traduction automatique de la Commission, actuellement utilisé par les institutions européennes et des milliers d’administrations publiques et de PME dans l’ensemble de l’UE ».</p>
<p>La tournure commerciale du texte de présentation n’aura pas manqué de piquer les yeux des professionnels de la traduction. Pas un mot sur les dangers de la technologie, pas l’ombre d’une explication sur le pourquoi du comment. Juste un message alléchant.</p>
<p>Or, lorsqu’elle dépasse le cadre de l’usage privé en tant qu’outil d’intercompréhension, la traduction automatique peut rapidement se transformer en une redoutable arme de destruction massive, capable de ruiner une réputation en moins de temps qu’il n’en faut pour partager sur les réseaux sociaux une perle produite par Google Translate. Mon confrère anglophone Ben Karl en reprend quelques exemples sur <a href="https://fr.bktranslation.com/post/traducteur-professionnel">son site Web</a>, dont le <a href="https://www.insider.com/mexico-official-tourism-website-ridiculed-for-auto-translate-errors-2020-8">cas de l’Office du tourisme du Mexique</a>, sur le site duquel le nom de la ville d’Aculco avait été (automatiquement) traduit en anglais par « J’accuse ». Autre perle magnifique : le nom du président de la République populaire de Chine, <a href="https://www.thedailybeast.com/facebook-apologizes-for-translation-of-chinese-leader-xi-jinpings-name-to-mr-shthole">traduit du birman à l’anglais</a> par le très élégant « Monsieur Trou du cul ».</p>
<h2>Un recours inévitable à l’expertise humaine</h2>
<p>Plus personne dans le secteur ne nie aujourd’hui l’évolution technologique dont la traduction fait l’objet, comme tant d’autres métiers. Il est évident que la traduction-machine est de plus en plus utilisée comme outil d’aide à la traduction. Il est clair également qu’un moteur statistique peut produire des résultats sans cesse plus exploitables.</p>
<p>Mais encore trop d’utilisateurs oublient que ce contenu traduit automatiquement reste (potentiellement) criblé d’erreurs, de tous types et de toutes natures, que des énormités peuvent se cacher partout, entre des phrases en apparence fluides et cohérentes. Aussi, seule l’expertise d’une ou d’un professionnel de la traduction permettra d’évaluer la qualité de cette matière première. Seul un professionnel de chair et d’os pourra faire le choix – ou non – d’y recourir, à l’instar d’une photographe qui sélectionnera l’appareil photo le plus approprié aux conditions ou qu’un expert-comptable qui décidera du moyen de saisie des écritures le plus adapté à son mode de fonctionnement.</p>
<p>Comme tous les métiers, la traduction n’échappe pas à l’automatisation. Je ne cesse de clamer qu’il faut embrasser cette évolution, ne serait-ce que parce qu’elle est inéluctable. On peut même se réjouir de cette mutation, qui peut parfois servir la qualité, en ce sens où elle permet aux praticiens de faire véritablement valoir leur savoir-faire, d’éviter les tâches répétitives et de se concentrer sur celles à plus forte valeur ajoutée.</p>
<p>Gardons quoi qu’il en soit à l’esprit qu’en matière d’automatisation, la prudence reste plus que jamais de mise. Il convient à ce titre d’éviter tout recours « aveugle » à la traduction-machine. Les vrais professionnels sauront choisir avec vous la meilleure méthode de travail, en fonction de vos priorités et du célèbre triptyque qualité – délai – budget. Conseilleurs linguistiques et culturels avertis, ils seront les seuls garants d’une communication multilingue irréprochable. Comme aurait sans doute pu l’avancer en 1906 le garçon boucher victorieux du concours de la foire agricole de Plymouth, l’expertise humaine restera votre seul et unique moyen de faire, à tous les coups, un effet… bœuf.</p>
<hr>
<p><em>L’auteur remercie <a href="https://pro.univ-lille.fr/rudy-loock/">Rudy Loock</a> pour ses suggestions.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/169376/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Guillaume Deneufbourg est membre de la Société française des traducteurs, de la Chambre belge des traducteurs et interprètes et de la Société française de traductologie.</span></em></p>La traduction dite « automatique » peut-elle vraiment remplacer les traductrices et traducteurs de chair et d’os ?Guillaume Deneufbourg, Traducteur en exercice, titulaire d'une maîtrise de spécialisation en sciences du langage et traductologie, enseignant en traduction, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1671282021-09-09T19:05:24Z2021-09-09T19:05:24ZWinnie l’ourson, le héros d’enfance qui avait plusieurs noms<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/419586/original/file-20210906-13-1edr2cb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=10%2C3%2C1187%2C626&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Winnie l'ourson, le film (Stephen J. Anderson, Don Hall)</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-182255/photos/detail/?cmediafile=19664038">Walt Disney Animation France S.A.</a></span></figcaption></figure><p>Tout le monde connaît <a href="http://news.bbc.co.uk/2/hi/entertainment/4552940.stm">Winnie l’ourson</a>, personnage créé en 1926 par l’écrivain britannique Alan A. Milne et devenu mondialement célèbre par les adaptations télévisées de Disney à partir des années 1960. Le nom de Winnie l’ourson fait spontanément surgir l’image d’un ours doux et joyeux, grand amateur de miel et vêtu d’un tee-shirt rouge trop court surmontant un ventre rebondi.</p>
<p>Si cette image du personnage a été fixée par Disney, le dessin animé a aussi contribué à définir le nom français du personnage : pourtant, les traductions françaises ont eu bien du mal à résoudre l’énigme du nom original : <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Winnie-the-Pooh">« Winnie-the-Pooh »</a>.</p>
<h2>Un clin d’œil à l’univers du « nonsense »</h2>
<p>C’est en 1946, vingt ans après la publication du roman en anglais, que paraît la première <a href="https://editions-verdier.fr/livre/histoire-des-traductions-en-langue-francaise-XXe-si%C3%A8cle/">traduction</a> française de ce récit, aux Presses de la Cité. Elle est accompagnée des illustrations originales de E.H. Shepard, sous le titre <em>Histoire d’un ours comme ça</em>. Le livre est suivi la même année d’un second volume, <em>La Maison d’un ours comme ça</em>.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419579/original/file-20210906-25-vpisl1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Illustration de Noëlle Lavaivre.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bibliothèque rose/Hachette</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il faut savoir que le traducteur, Jacques Papy, est attiré par l’univers du nonsense : avec Henri Parisot, il fait partie des tout premiers traducteurs des poèmes d’Edward Lear, publiés dans une édition pour adultes en 1949, et, surtout, il est l’un des traducteurs de Lewis Carroll. Si sa traduction d’<em>Alice au pays des merveilles</em> date de 1961, Jacques Papy s’intéresse dès la fin des années 1940 à l’univers de Carroll : il traduit ses <em>Lettres à des enfants</em>, publiées en 1949 et une lettre de 1947 retrouvée par Jon Lindseth, grand spécialiste de Lewis Carroll, et signalée par Isabelle Nières-Chevrel, montre que le projet de traduction d’<em>Alice</em> date de ses mêmes années.</p>
<p>En s’intéressant à Winnie-the-Pooh, Jacques Papy aborde donc la <a href="http://www.translitterature.fr/media/article_949.pdf">traduction</a> avec une attention portée à l’innovation esthétique du texte de Milne, sans négliger des jeux de langage, éventuellement absurdes.</p>
<p>En 1946, Papy prend soin de rédiger une « Préface pour les petits » afin d’expliquer aux jeunes lecteurs ce qui pourrait les étonner et, en premier lieu, le nom du personnage principal :</p>
<blockquote>
<p>« Le petit garçon s’appelle Christophe Robin. C’est un nom qui va vous sembler bizarre, mais il faut que je vous dise qu’il s’agit d’un petit garçon anglais, ce qui explique pourquoi son nom est si bizarre. »</p>
</blockquote>
<p>Loin de chercher à transformer le nom du personnage pour le rendre plus familier aux oreilles des lecteurs français, Papy en souligne l’étrangeté, au double sens de bizarrerie et d’appartenance à une culture différente de la culture française. Cette entrée dans un monde bizarre permet à Papy de donner à l’ours de Christophe Robin un nom bien étrange pour les lecteurs français : « l’ours, qui est le préféré de Christophe Robin, a un nom pour lui tout seul : il s’appelle Winnie-le-Pouh » et Papy d’ajouter entre parenthèses : « faites bien attention à prononcer “Ouini”. »</p>
<h2>Un prénom féminin</h2>
<p>L’introduction de Milne, qui suit la préface du traducteur, explique l’origine du nom de ce personnage. C’est le « teddy bear » de l’enfant qui réclame un nom pour lui tout seul : avant de s’appeler Winnie, l’ours en peluche est nommé « l’Ours Martin », selon la tradition française. Il reçoit le nom de « Pooh », qui est plus un son qu’un mot, qui n’est donc pas traduisible et que Papy transcrit en « Pouh ». Avant d’être donné à l’ours en peluche, « Pooh » était le nom donné par Christophe Robin à un cygne, explique Milne dans l’introduction du récit. Son origine reste mystérieuse.</p>
<p>Le nom de Winnie a déjà été commenté et son origine est connue : il ferait référence à une <a href="http://www.slate.fr/story/109623/winnie-ourson-oursonne">ourse du zoo de Londres</a> nommée Winnie en souvenir de Winnipeg, au Canada, <a href="https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/winnie-grande-guerre">ville natale du vétérinaire</a> qui l’avait apprivoisée. Le récit de Milne ne fournit pourtant pas cette explication et le texte traduit par Papy rend compte du dialogue suivant entre le père et le fils :</p>
<blockquote>
<p>« Quand j’ai entendu son nom pour la première fois, j’ai dit exactement comme vous allez le dire :<br>
– Mais je croyais que c’était un garçon ?<br>
– Moi aussi, dit Christophe Robin.<br>
– Alors tu ne peux pas l’appeler Winnie (I)<br>
– Je ne l’appelle pas Winnie.<br>
– Mais tu as dit… <br>
– Il s’appelle Winnie-LE-Pouh. Tu ne sais pas ce que LE veut dire ?<br>
– Ah, oui, maintenant je le sais, dis-je rapidement ; et j’espère que vous le savez aussi, car c’est la seule explication que vous aurez.</p>
</blockquote>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419609/original/file-20210906-21-afru3s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La version originale, avec les illustrations d’Ernest H. Shepard.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gallimard-jeunesse.fr/9782070652990/winnie-l-ourson.html">Gallimard Jeunesse</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans la traduction française, Papy ajoute une note de bas de page (I) pour expliquer l’étonnement du père : Winnie, explique Papy, est l’abréviation de Winnifred, il s’agit donc d’un prénom féminin. Trouble dans le genre de l’ours… que l’enfant résout par le surnom « LE Pouh ». En anglais, le terme utilisé est « ther », terme qui n’est pas attesté dans la langue mais qui montre que l’enfant accentue le mot : il prononce l’article « the » différemment, lui donnant un sens plus emphatique et construisant pour son ours un nom mythique, extraordinaire au sens propre, comme on parle de « William-the-Conqueror ».</p>
<p>« Ther » ne veut rien dire et, en même temps, il veut tout dire, au sens où il confère une existence hors du commun à un ours en peluche : l’univers absurde du nonsense carrollien n’est pas loin… Dans un poème publié quelques années auparavant dans le recueil <em>When We Were Young</em> (1924), Milne met en scène un « Teddy Bear » qui, se trouvant trop gros, est rassuré par l’image d’un roi de France très corpulent surnommé « Louis The Handsome » : on peut donc être gros et beau ! Peut-être est-ce sur ce modèle qu’est créé le nom complet du personnage, Winnie-The-Pooh, roi des ours et personnage déjà mythique de la littérature enfantine.</p>
<h2>Transformations audiovisuelles</h2>
<p>En 1962, une nouvelle traduction, <em>Le meilleur des ours</em>, est publiée dans la Bibliothèque rose d’Hachette : le traducteur, Pierre Martin, résout les problèmes posés par le nom du personnage d’une façon bien différente de celle de Papy. Selon une pratique courante en traduction pour la jeunesse, il commence par franciser le nom du petit garçon en Jean‑Christophe. Sans doute peu attaché au caractère absurde du texte de Milne, il donne à Winnie-the-Pooh le nom de « Plic-en-Peluche ». Le dialogue entre le père et l’enfant devient alors :</p>
<blockquote>
<p>« Pourquoi l’appelles-tu Plic-en-Peluche ?<br>
– Parce qu’il est en peluche, tiens !<br>
– Oui, bien sûr, mais pourquoi « Plic » ?<br>
– Parce qu’il n’est pas très malin, et qu’il faut toujours qu’on lui explique.<br>
– Ah ! je comprends ! » dis-je. Et j’espère que vous comprenez aussi, parce que Jean‑Christophe ne m’a pas donné d’autre explication. »</p>
</blockquote>
<p>La modification du nom permet de détourner l’écueil linguistique et culturel et le jeu de sonorité entre « Plic » et « explique » évite l’ambiguïté de genre posée par le prénom féminin de Winnie.</p>
<p>En 1966, le personnage connaît une nouvelle modification pour les jeunes lecteurs français : Winnie l’ourson et l’arbre à miel est une publication signée de Walt Disney, avec un texte français de Francine Jabet, qui paraît chez ODEGE, avec un copyright de Walt Disney Productions : le nom de Milne ne figure pas dans ce livre alors qu’il s’agit bien de la reprise des premiers épisodes de Winnie-the-Pooh.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/P3clw5zca6I?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Bande-annonce de la dernière adaptation de Winnie L’ourson par Disney (2018).</span></figcaption>
</figure>
<p><a href="https://magasindesenfants.hypotheses.org/4961">Disney</a> a acquis la licence pour exploiter les personnages et le livre se présente comme la novellisation du dessin animé, l’un des derniers réalisés par Walt Disney lui-même, qui meurt en décembre 1966. Après les illustrations originales d’Ernest Shepard (pour la traduction de Papy) et celles de Noëlle Lavaivre (pour la traduction de Pierre Martin dans la Bibliothèque rose), les jeunes lecteurs français découvrent celles de Disney qui fixe l’image du personnage et scellent le débat sur le nom : l’ambiguïté de genre n’existe plus (les jeunes lecteurs français ne pouvant deviner qu’il s’agit d’un diminutif féminin), la dimension glorieuse du personnage, en décalage avec sa maladresse, n’est plus perceptible.</p>
<p>L’ours au nom féminin et au mystérieux surnom héroïque est rendu à sa dimension enfantine : même s’il est sans doute l’ours le plus célèbre au monde, il n’est plus pour le public français qu’un ourson, éternel enfant.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167128/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mathilde Lévêque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Créé en 1926 par l’écrivain Alan A. Milne, l’ourson Winnie est devenu célèbre avec les adaptations de Disney dans les années 1960. Mais son nom original, « Winnie-the-Pooh », reste une énigme.Mathilde Lévêque, Maîtresse de conférences en littérature, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1619432021-06-02T18:11:22Z2021-06-02T18:11:22ZEnseignement supérieur : la capacité à créer un réseau, clé du succès des fusions entre établissements<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/403799/original/file-20210601-25-696bc8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C8000%2C3493&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le modèle sociologique de la traduction permet de comprendre les mécanismes d’une coopération efficace entre des groupes d’acteurs différents.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Ces deux dernières décennies, le paysage du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche français s’est vu profondément transformer par les opérations de fusions-acquisitions. Elles surviennent à la fois entre universités publiques (Strasbourg, Lorraine, Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble-Alpes, Sorbonne Université, Paris Sciences & Lettres, etc.), <a href="https://www.usinenouvelle.com/article/regroupement-des-ecoles-d-ingenieurs-c-est-enfin-parti.N651874">écoles d’ingénieurs</a> (CentraleSupélec, AgroParisTech, l’Institut Mines-Télécom, Sigma Clermont, Efrei Paris, etc.), <a href="https://www.lepoint.fr/palmares-grandes-ecoles/grandes-ecoles-de-management-entre-fusion-et-hyperspecialisation-21-02-2020-2363856_3587.php">écoles de commerce</a> (KEDGE, Skema, Neoma, etc.) ou encore entre organismes de recherche (IFSTTAR, INRAE, etc.). De fait, face à un environnement académique et scientifique hautement concurrentiel, le développement par croissance externe apparaît comme une option stratégique de plus en plus judicieuse.</p>
<p>Dans le secteur de l’enseignement et de la recherche, l’intention prêtée à ce type d’opération reflétait principalement de motifs défensifs, comme le fait de rationaliser les processus, de consolider les positions en présence, de réaliser des économies d’échelle ou encore d’adopter une taille critique. Néanmoins, comme nous l’avons montré dans un <a href="https://www.revue-rms.fr/attachment/2149476/">travail de recherche</a> publié en 2020, de récents exemples montrent que cette manœuvre peut également permettre de répondre à des <a href="https://www.dunod.com/entreprise-economie/fusions-acquisitions">objectifs offensifs</a> : prendre des positions sur de nouveaux marchés ou produire des approches innovantes par exemple.</p>
<h2>Exigences contradictoires</h2>
<p>Dans ce type d’activité, la recherche de complémentarités peut aussi bien porter sur les dimensions pédagogique (recombiner l’offre de formation, améliorer les services aux étudiants, innover dans la pédagogie), académique (varier les champs disciplinaires, augmenter le potentiel de publications, développer un réseau de recherche à l’international) ou institutionnelle (accroître sa visibilité, se hisser dans les classements internationaux).</p>
<p>Aujourd’hui, les opérations de croissance externe reposant sur une logique de co-développement semblent de ce fait, particulièrement pertinentes, pour développer de nouveaux modèles d’excellence, tant sur le plan académique que scientifique. Cela passe notamment par la combinaison de compétences complémentaires détenues par des universités ou grandes écoles différentes. Ce type de stratégie dite <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0090261615000777?via%3Dihub">« symbiotique »</a> se justifie notamment, lorsqu’un acteur ne détient pas les capacités nécessaires pour proposer des solutions adaptées aux nouvelles exigences de son marché.</p>
<p>Néanmoins,la recherche de complémentarité demeure risquée et difficile à mettre en œuvre. Pour les établissements, innover ensemble au sein d’un système d’autorité unique (mode de gouvernance) implique un management d’<a href="https://theconversation.com/fusions-acquisitions-comment-combiner-des-savoir-faire-complementaires-apres-un-rachat-151882">exigences contradictoires</a> entre exploration et exploitation, mais également entre autonomie et contrôle ou encore entre différenciation et harmonisation.</p>
<p>La politique d’intégration post-fusion ne peut donc s’accommoder d’une approche purement rationnelle à base de planification (prédétermination des synergies) et d’actions programmées. L’émergence de modèles réellement innovants nécessite en effet d’accepter une part d’incertitude et de favoriser les prises d’initiatives. Dans ce type ce contexte, le succès de l’opération réside donc tout autant sur la qualité des orientations stratégiques initiales que sur la <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0018726707075288">capacité des dirigeants à construire un réseau convergent</a> d’acteurs pour soutenir le projet.</p>
<h2>« Problématiser, intéresser, enrôler, mobiliser »</h2>
<p>Dès lors, comment construire un tel réseau ? Le <a href="https://www.rse-magazine.com/Michel-Callon-et-la-sociologie-de-la-traduction_a3432.html">modèle sociologique de la traduction</a> s’avère ici fort utile pour décrypter les défis relationnels induits par la recherche d’opérations de symbiose. Ce schéma développé par Michel Callon tente de rendre compte de la façon dont un groupe d’acteurs va s’associer à un autre pour une action commune. Pour mobiliser, il s’agit de traduire ses intérêts dans le langage des partenaires, un peu comme un Français qui voudrait agir avec un Anglo-saxon.</p>
<p>Michel Callon avait fondé sa théorie à partir d’observations à propos de la domestication de la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc. Alors que l’espèce se raréfiait, des chercheurs proposent de mettre en place un élevage, avec pour objectif de réaliser leurs recherches. Pour obtenir cette réalisation, ils vont apprendre à traduire leurs intérêts dans des mots compréhensibles par d’autres acteurs qui bénéficieraient de la solution et dont ils se feront les porte-parole. Il y a les marins-pêcheurs dont les visées sont économiques, les pouvoirs politiques qui veulent se montrer comme agissant face aux problèmes et même les coquilles dont l’objectif supposé est de survivre. Celles-ci font en effet partie de ce que Michel Callon désigne sous le nom de « réseau socio-technique », associant humains et non-humains.</p>
<p>Les étapes du raisonnement peuvent ici être reprises, lorsqu’on doit aborder les fusions entre établissements.</p>
<p>Ainsi, la « problématisation » s’avère fondamentale pour faire passer les acteurs de leur position initiale à une position d’acceptation de la coopération. Il s’agit ici de faire prendre conscience aux acteurs qu’ils tous sont concernés par le problème posé et que chacun d’entre eux a un intérêt dans la réussite du rapprochement. Il peut s’agir par exemple de convaincre le corps professoral (et les étudiants) que la fusion constitue la meilleure option pour se différencier des modèles classiques d’université et développer de nouveaux avantages compétitifs (programme de recherche, différenciation de l’offre de formation, innovation et expertise pédagogique…).</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/403800/original/file-20210601-25-1nrzq1j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La sociologie de la traduction rend autant compte des processus de domestication de la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc que des interactions conduisant aux rapprochements entre établissements universitaires.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Baie_de_Saint-Brieuc_Lumi%C3%A8res_de_f%C3%A9vrier.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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</figure>
<p>Différents mécanismes « d’intéressement » vont ensuite faire converger les intérêts des acteurs autour de la solution proposée. Pour une grande école ou une université, l’objectif de s’impliquer dans un tel projet (fusion) peut être autant animé par une quête de légitimité, de reconnaissance institutionnelle ou professionnelle que par la volonté de sauvegarder sa position dans les classements internationaux.</p>
<p>Pour concrétiser le projet, il faut alors parvenir à faire accepter aux acteurs (institutionnels, administratifs, enseignants, chercheurs), les rôles qui leur ont été assignés. Ce mécanisme correspond à la notion d’« enrôlement ». Le système d’alliances établi doit ainsi permettre de rendre l’action de chaque acteur prévisible et de faciliter la convergence du réseau. Plusieurs approches, comme la <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/272204-premier-bilan-des-fusions-duniversites-realisees-entre-2009-et-2017">création de structures intermédiaires</a> dans les instances de gouvernance, peuvent favoriser une telle démarche.</p>
<p>La dynamique de convergence initiée peut cependant à tout moment être remise en cause, en raison de controverses scientifiques et techniques, suscitées par les nouvelles orientations stratégiques. Les divergences d’intérêts non traitées en amont peuvent resurgir à tout moment et déstabiliser le réseau sociotechnique. Il convient alors de négocier des compromis, pour résoudre les désaccords, afin de s’assurer du soutien du plus grand nombre. Dans la situation envisagée, ces négociations peuvent porter sur le choix du nom, des garanties sur l’évolution des effectifs, l’adaptation de l’offre de formation ou le mode de fonctionnement des instances de gouvernance.</p>
<p>Cette lecture relationnelle nous enseigne ainsi que le succès d’une politique d’intégration post-fusion dépend autant de la qualité des choix stratégiques initiaux que de la capacité des acteurs à établir une traduction stable sur les complémentarités à combiner. Finalement, dans ce type d’opération, le recours à une approche <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2018-5-page-127.htm">multiniveaux</a>, combinant <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-administratives-2016-3-page-465.htm">différentes lectures sociologiques</a> <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-administratives-2016-3-page-465.htm"></a> (processus de traduction, types de légitimités, dynamique de groupe, innovation minoritaire) peut s’avérer particulièrement utile, pour créer les conditions d’une dynamique positive et constructive dans le cas de fusions-acquisitions.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/161943/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Au-delà de la pertinence des complémentarités entre les partenaires, la réussite dépend de la manière dont les acteurs vont relever les nombreux défis relationnels.Olivier Meier, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Julien Fernando, Doctorant en sciences de gestion rattaché au laboratoire LIPHA, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1581162021-04-07T18:16:48Z2021-04-07T18:16:48ZPolémique « Amanda Gorman » : ce que traduire veut dire<p>Les traductions, notamment de l’anglais, inondent chaque année le marché du livre en Europe. Il n’est ainsi pas étonnant que les maisons d’édition, à l’instar de la <a href="https://www.fayard.fr/actualites/hill-we-climb">prestigieuse édition Fayard en France</a>, s’arrachent les droits de publications du poème « The Hill We Climb », lu lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président américain élu Joe Biden en janvier 2021 et composé par <a href="https://www.nouvelobs.com/joe-biden/20210120.OBS39138/amanda-gorman-jeune-poetesse-afro-americaine-a-fait-sensation-a-l-investiture-de-joe-biden.html">Amanda Gorman, plusieurs fois primée pour ses écrits</a>.</p>
<p>Face au défi de sa traduction dans les langues vernaculaires européennes, un débat, pour ne pas dire une controverse, s’est ouvert quant aux choix des traducteurs et traductrices sélectionnés par les éditeurs pour faire connaître ce poème. Ainsi, après l’épisode qui a vu <a href="https://www.theguardian.com/books/2021/mar/01/amanda-gorman-white-translator-quits-marieke-lucas-rijneveld">Marieke Lucas Rijneveld se retirer de cet exercice, sous la pression</a>, après avoir été recrutée par l’éditeur Meulenhoff pour en proposer une version néerlandaise, l’éditeur en charge de la publication catalane du poème a remercié son traducteur expérimenté, Víctor Obiol, pour répondre aux volontés de Viking Books, l’éditeur américain en charge de l’œuvre de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman, <a href="https://www.bbc.co.uk/news/world-europe-56340162">d’après la BBC</a>.</p>
<p>À chaque fois, l’argument de la controverse est le même : pourquoi ne pas avoir choisi une <a href="https://www.theguardian.com/books/2021/mar/10/not-suitable-catalan-translator-for-amanda-gorman-poem-removed">traductrice noire, de préférence jeune et activiste</a> ? C’est alors à juste titre que <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-emission-du-lundi-08-mars-2021">France Culture</a> pose la question : « Faut-il être noire pour traduire le poème d’Amanda Gorman ? » Ce sujet d’actualité sert ici d’exemple pour s’interroger plus largement sur le sens et l’objectif de la traduction, tout particulièrement lorsque le texte concerné est d’ordre poétique, ce qui amène à s’interroger sur la légitimité qu’une personne peut avoir à s’engager dans un tel travail.</p>
<h2>L’objectif de la traduction</h2>
<p>Si le débat sur les théories de la traduction ne cesse de faire varier la position du curseur <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2003-2-page-7.htm">entre les deux extrêmes</a> que sont le littéralisme, où le mot trône au-dessus de toute autre considération, et la traduction libre, pour laquelle l’essence du texte est le seul ingrédient nécessaire, la question de la traduction d’un texte littéraire, poétique qui plus est, doit s’attarder sur la raison d’être de la poésie.</p>
<p>En effet, le traducteur cherchant à capturer les aspects primordiaux d’un poème pour pouvoir les retranscrire, doit en comprendre les fonctions primordiales : s’il cherche à véhiculer un message, notamment dans un temps politique comme celui de l’inauguration présidentielle où « l’unité » semblait être le maître-mot, les éloges qui ont fusé à la suite de cette lecture n’ont cessé de mettre en exergue « la force du verbe » du poème en question, comme on peut le voir dans un <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/01/29/amanda-gorman-une-jeune-poetesse-au-service-de-la-justice-sociale_6068122_4500055.html">article du <em>Monde</em></a> ou dans un court <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210121-la-jeune-po%C3%A9tesse-amanda-gorman-fait-sensation-lors-de-l-investiture-de-joe-biden">message de Michelle Obama sur Twitter</a>. C’est que la poésie, au risque de tomber dans une banalité des plus classiques, est le lieu des sentiments, de l’émotion. Cette émotion, cette charge, ce bouillonnement intérieur doit pouvoir s’unir avec les mots pour que ceux-ci atteignent toute leur vigueur. Comme dirait feu Yves Bonnefoy, lui-même poète, traducteur et critique littéraire, dans <em>La poésie et la gnose</em> : la poésie, « c’est la décision de faire corps avec le langage ».</p>
<p>Une fois que l’être fait corps avec la langue, il peut entrer dans un acte de production, de composition, d’écriture, et finalement, de traduction. Car <a href="https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1991_hos_4_1_1209">comme dirait Jean‑René Ladmiral</a>, philosophe, traducteur et enseignant de traductologie, reprenant à son compte une idée de Proust :</p>
<blockquote>
<p>« Écrire, c’est traduire ce qu’on a dans la tête – sauf que ce que j’ai dans la tête, c’est dans la tête que je l’ai, et c’est dans la mienne (de tête) que je l’ai ! c’est-à-dire que ce n’est pas proprement tangible. »</p>
</blockquote>
<p>Le traducteur d’un poème existant se retrouve alors dans la position du deuxième traducteur, à la différence que le premier a traduit une pensée ou une expérience interne. Ce nouveau traducteur doit alors faire sienne l’ébullition poétique du premier pour permettre à la nouvelle production d’avoir la même force, la même intensité que le premier. Le même impact.</p>
<h2>La légitimité du traducteur</h2>
<p>Si le souffle poétique est la rencontre entre un esprit et les mots, ou plutôt leur fusion, l’acte de traduire ne relève-t-il donc pas de l’impossible ? Le traducteur et chercheur <a href="http://theses.fr/060917423">René Agostini</a> s’est notamment intéressé à cette question dans le contexte de la poésie, dans son petit ouvrage au titre évocateur <em>La traduction n’existe pas, l’intraduisible non plus</em>, soulignant :</p>
<blockquote>
<p>« L’intraduisible relève du mystère de l’être, de l’esprit, du souffle et de la voix, car il y a des voix où le langage n’est plus le langage et où les mots sont métamorphosés en formules magiques, en mantras, <em>sonorités et rythmes qui ont un effet au-delà de toute saisie par la raison</em>. »</p>
</blockquote>
<p>Le traducteur se doit alors de garder une humilité résistante à toute épreuve, à <a href="https://www.liberation.fr/livres/1995/04/06/les-detours-de-babel-l-epreuve-de-l-etranger_130976/">« l’épreuve de l’étranger »</a>, pour reprendre l’expression du linguiste Antoine Berman, car si l’intraduisible n’existe pas, il n’en demeure pas moins que le texte étranger donnera immanquablement du fil à retordre.</p>
<p>Cette difficulté du traducteur vient de sa nature même d’individu, qui a vécu ses propres expériences et qui possède sa propre plume. C’est là que la question se pose dans notre cas d’étude : demander un profil personnel particulier est-il légitime, à savoir que le traducteur doive être une traductrice, et plus précisément : <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/03/11/ils-cherchaient-un-profil-different-le-traducteur-en-catalan-de-la-poetesse-amanda-gorman-remercie_6072702_3246.html">« une femme, jeune, activiste, et de préférence noire »</a> ? La question n’est pas ici posée sur le plan militant, même si c’est le point de certains comme la <a href="https://www.lepoint.fr/culture/traduction-d-amanda-gorman-ce-que-revele-la-polemique-aux-pays-bas-04-03-2021-2416426_3.php">journaliste néerlandaise Janice Deul</a>, « qui se débat pour la diversité dans le monde de la mode et de la culture ». Sur ce point, un article du <a href="https://www.nytimes.com/2021/03/26/books/amanda-gorman-hill-we-climb-translation.html"><em>New York Times</em></a> souligne que ce débat « a montré le manque de diversité dans le monde de la traduction littéraire » en Europe.</p>
<p>Il est évident que la polémique en cours est en réalité plus d’ordre politique (ou social, dirait-on) que littéraire, cette actualité ayant permis à certaines voix de s’élever pour réclamer une justice sociale qui se fait attendre. Ce qui pourrait s’apparenter à de la discrimination au niveau professionnel est donc un débat bien plus complexe, qui dépasse d’ailleurs largement le monde littéraire, la sous-représentation des minorités pouvant en soi être considérée comme de la discrimination. On ne peut en effet occulter le manque de visibilité de certaines minorités, qui se fait ressentir à présent dans des <a href="https://www.nytimes.com/2021/03/15/technology/artificial-intelligence-google-bias.html">domaines aussi censément objectifs que l’intelligence artificielle</a> où des algorithmes peuvent « reproduire et amplifier un racisme systémique » <a href="https://www.thelancet.com/action/showPdf?pii=S2589-7500%2821%2900023-6">d’après certains experts</a>.</p>
<p>Cependant, la question qui nous intéresse ici concerne peut-être, au final, un monde idéal où l’égalité des chances serait déjà une réalité établie, et nous nous demandons alors qui est le plus à même d’apporter la meilleure traduction possible du texte en question.</p>
<h2>L’identité du traducteur</h2>
<p>Cette question se heurte à un problème de taille : si seule une personne de couleur noire, jeune et militante peut traduire les propos d’Amanda Gorman, cela impliquerait-il que seule une telle personne pourrait en comprendre et en assimiler les nuances et diverses subtilités ? Une fois la question ainsi posée, le problème paraît évident : comment un texte lu lors d’une inauguration présidentielle pourrait-il prétendre vouloir toucher tout le monde, si seule une « communauté » de semblables pouvait accéder au sens ? Cette vision communautariste du métier de traducteur renvoie à nouveau à la notion d’identité : la nouvelle plume doit-elle s’identifier au texte qu’elle traduit au point d’avoir la même couleur de peau pour pouvoir entreprendre l’acte de traduire ?</p>
<p>Finalement, une fois que la notion d’identité est lancée dans le débat, l’équation se retrouve sans solution, car la communauté humaine comprend autant d’identités que d’individus. Pour reprendre les propos de Platon dans <em>Le Parménide</em>, qui insiste sur le fait que l’identité implique la différence : « L’identité rendra donc dissemblable, ou elle ne sera pas contraire à la différence. »</p>
<h2>L’humanité au cœur de l’acte de traduire</h2>
<p>Toutefois, cette communauté a l’humanité en commun, qui relie les individus entre eux et qui leur permet de s’écouter, de se comprendre et de partager des émotions.</p>
<p>Une autre question ferme alors le bal : peut-on juger le travail d’une personne sur ce qu’elle est plutôt que sur ce qu’elle fait ? En effet, le traducteur catalan Víctor Obiol avait terminé sa traduction, et il a même été rémunéré pour celle-ci, mais d’après lui, c’est finalement son profil qui a fait défaut comme le rapporte <a href="https://www.lefigaro.fr/culture/juge-pas-adequat-le-traducteur-catalan-de-la-poetesse-amanda-gorman-recuse-20210316"><em>Le Figaro</em></a>. Et si les identités sont aussi nombreuses que le nombre d’individus, qui pourrait alors prétendre traduire un texte si ce n’est l’auteur premier ? Le risque serait au final de juger en amont l’éthique professionnelle du traducteur ou de la traductrice, cette « éthique du langage », pour reprendre les propos du linguiste Henri Meschonnic dans son <em>Éthique et politique du traduire</em>, éthique qui « concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité ».</p>
<hr>
<p><em>L’auteur effectue <a href="https://cerla.univ-lyon2.fr/equipe/doctorant-es/mahdi-ahmed">sa thèse</a> sous la direction de Jim Walker</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158116/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ahmed Mahdi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur une polémique qui permet de poser des questions essentielles au sujet de l’art de la traduction.Ahmed Mahdi, Chercheur en terminologie et traductologie, CeRLA, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1263792019-11-06T20:15:55Z2019-11-06T20:15:55ZPourquoi la traduction est la langue de l’Europe<p>Neuvième femme admise à l’Académie française, la philosophe et philologue a fait son entrée sous la Coupole le jeudi 17 octobre 2019. Dans cet entretien vidéo, elle évoque le <em>Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles</em> (éditions du Seuil, 2004) qu’elle a coordonné, et les enjeux de la traduction dans un monde dominé par le « global english » ou « globish ».</p>
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<hr>
<p><em><strong>Interview</strong> : Sonia Zannad / <strong>Réalisation</strong> : Benoît Tonson</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/126379/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Deuxième épisode d’une série d’entretiens avec la philosophe et philologue, admise récemment à l’Académie française.Sonia Zannad, Cheffe de rubrique Culture, The Conversation FranceBenoît Tonson, Chef de rubrique Science + Technologie, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1219962019-09-12T22:26:15Z2019-09-12T22:26:15ZMultilinguisme au Sénégal : dans quelle(s) langue(s) informer et impliquer les populations ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/291492/original/file-20190909-109915-sylq6k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C10%2C1016%2C628&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption"></span> </figcaption></figure><p>En mai 2019, The Conversation a publié un article sur la polémique suscitée par la traduction en français publiée par Wikisource du dernier rapport en anglais du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat : <a href="https://theconversation.com/une-traduction-citoyenne-pour-enfin-lire-le-dernier-rapport-du-giec-sur-le-climat-116185">« Une traduction citoyenne pour (enfin) lire le dernier rapport du GIEC sur le climat »</a>.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/profiles/valerie-masson-delmotte-272012">Valérie Masson-Delmotte</a> et <a href="https://theconversation.com/profiles/youba-sokona-735487">Youba Sokona</a> y saluent l’initiative citoyenne, puis la diffusion massive, par les réseaux sociaux, d’une traduction en français de ce rapport, alors que <a href="https://www.ipcc.ch/">sur le site Internet du GIEC</a>, les traductions dans les autres langues de l’ONU (russe, espagnol, chinois, arabe et français) sont annoncées mais, à ce jour, encore en cours de relecture. Les auteurs notent : </p>
<blockquote>
<p>« Ce délai de six mois entre la publication du rapport, sa couverture médiatique et son accessibilité dans d’autres langues est un frein majeur à son appropriation par les citoyens non anglophones. »</p>
</blockquote>
<p>Cette question de la non-appropriation par des citoyens non anglophones est encore plus brûlante pour des citoyens francophones dans des pays où, au quotidien, l’on a aussi recours à de multiples autres langues.</p>
<h2>Des langues locales massivement parlées mais exclues du système éducatif</h2>
<p>Dans un pays comme le Sénégal, – où il existe 22 langues locales codifiées : wolof, pulaar, sereer, joola, màndienka, sóninké, hasaniya, balant, mànkaañ, noon, mànjaku, mënik, oniyan, saafi-saafi, guñuun, laalaa, kanjad, jalunga, ndut, bayot, paloor et womey –, l’arrivée de textes internationaux et la diffusion de l’information posent la question de savoir dans quelle(s) langue(s) les populations doivent être informées.</p>
<p>Tandis que le français, langue officielle, de l’administration, des systèmes éducatif et judiciaire, n’est compris <a href="http://www.slateafrique.com/21377/linguistique-senegal-est-il-encore-un-pays-francophone">que par</a> environ 20 % de la population, le wolof, comme véhiculaire principal, pratiqué et compris par plus de <a href="http://www.sudlangues.sn/IMG/pdf/doc-109.pdf">70 % de la population</a>, ne bénéficie d’aucun statut officiel dans la gestion du quotidien des populations. D’où les revendications pour le développement d’un multilinguisme langues locales/langues étrangères dans le système éducatif qui se font aujourd’hui de plus en plus pressantes.</p>
<p>Pour rappel, en 2015, les Nations unies ont adopté 17 Objectifs de développement durable (ODD), dans le but de « transformer notre monde [et de l’emmener] vers un développement durable à l’horizon 2030 », avec pour ambition de ne laisser personne de côté dans cette quête.</p>
<p>Ces objectifs ont été traduits en wolof et diffusés en juillet 2016. Nous avons ainsi pu observer cette campagne d’affichage, en français et en wolof, à l’<a href="https://www.ucad.sn/">Université Cheikh Anta Diop de Dakar</a> (UCAD), l’université publique la plus importante du pays, avec près de 90 000 étudiant·e·s. Elle offre la particularité d’être ouverte aux populations et de constituer un lieu de passage. Il y avait donc là une volonté manifeste d’informer, d’éduquer et d’impliquer les étudiant·e·s, et au-delà.</p>
<p>C’est ce même souci d’appropriation par les populations de textes officiels qui avait prévalu en 2008-2009 à la traduction en wolof et à la diffusion de la <a href="http://www.assisesnationales.org/?ans=doc">« Charte de gouvernance démocratique</a> » issue des <a href="http://www.assisesnationales.org/?ans=his">assises nationales</a>.</p>
<h2>Relever le défi des traductions approximatives en langues locales</h2>
<p>À travers des exemples tirés des ODD et de la « Charte de gouvernance démocratique », le but ici est d’observer le possible décalage entre l’idée véhiculée par le texte en français et celle exprimée par la traduction en wolof, ainsi que la réception des messages auprès des populations.</p>
<p>Sur le campus de l’Université, l’affichage en français exposait ainsi les 17 objectifs accompagnés de pictogrammes et de slogans.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=353&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=353&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=353&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=443&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=443&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/291271/original/file-20190906-175696-1jpajxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=443&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Chaque objectif était accompagné d’une photo, d’une glose et d’un slogan :</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1119&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1119&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1119&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/291124/original/file-20190905-175682-1mowjzy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p>En revanche, pour le wolof, seuls les 17 pictogrammes et slogans avaient été affichés.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/291273/original/file-20190906-175663-1cwnp7u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p>Si l’on examine l’objectif 1, on perçoit d’emblée un décalage entre l’information donnée dans les deux langues.</p>
<p>En français, on dispose d’une glose – « Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde »– et d’un slogan : « Pas de pauvreté ». En wolof, seul le slogan « Amul ñàkk » accompagne le pictogramme. La traduction en wolof respecte bien la construction nominale française dans le slogan : « pas de » est traduit par « Amul » qui signifie ici « il n’existe pas » ; « pauvreté » est rendu par « ñàkk ». Cette traduction mot à mot du slogan français est peut-être compréhensible, mais en wolof elle finit par nier la pauvreté. L’expression « Amul ñàkk » ne fixe pas un objectif à atteindre, comme indiqué dans la glose en français, mais elle exprime une simple négation de la pauvreté. Si la traduction en wolof avait été faite avec l’objectif « d’éliminer la pauvreté… », il n’aurait pas fallu utiliser « Amul », mais un verbe impliquant « une action allant <em>contre</em>… ».</p>
<p>De la même façon, pour l’objectif 2, la glose dit : « Éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable » ; et le slogan retient : « Faim “zéro” ».</p>
<p>En wolof, le slogan dit : « Xiif dëddu », littéralement « la faim (<em>xiif</em>) s’en va (<em>dëddu</em>) ». Ainsi, la construction en wolof ne rend pas compte de la volonté manifestée par le slogan, à savoir lutter pour « éliminer la faim… », avec la collaboration et l’implication des populations.</p>
<p>Dans ces deux exemples, en se fondant sur le texte en wolof, la compréhension que l’on peut avoir des objectifs est très différente du contenu en français : même si l’initiative est à saluer, on observe que dans le passage au wolof, l’information est tronquée, dénaturée, voire incompréhensible.</p>
<h2>Multilinguisme des échanges, unilinguisme de la rédaction</h2>
<p>En 2008-2009, dans un contexte de dialogue politique bloqué, l’opposition sénégalaise et la société civile ont initié des consultations citoyennes dénommées <a href="http://www.assisesnationales.org/?ans=his">« les Assises nationales du Sénégal »</a>, qui ont duré une année entière. La « Charte de gouvernance démocratique », qui en a <a href="http://www.assisesnationales.org/?ans=doc">découlé</a> a été rédigée en français et traduite dans plusieurs langues nationales, dont le wolof.</p>
<p>Arrêtons-nous sur la première phrase du préambule et le premier principe de la charte.</p>
<p>En français : « Pour un Sénégal nouveau »</p>
<p>En wolof : « Ngir taxawal Senegaal bu bees »</p>
<p>Littéralement : « Pour ériger un Sénégal qui est nouveau »</p>
<p>En français, la formule inaugurale comprend à la fois le pays concret mais aussi la Nation avec tout ce que cela comporte d’abstrait : culture, valeurs, langues, liberté ou sens de l’appartenance, etc. En wolof, le choix du terme « taxawal » focalise sur les aspects concrets (à l’exemple d’un monument, d’une statue, d’un quartier ou d’une maison à ériger ou à bâtir), en excluant toute la dimension abstraite.</p>
<p>En français, ce qui est à renouveler, c’est – entre autres choses – la démocratie, la politique linguistique, la gestion des deniers publics, le statut de l’opposition ou la politique industrielle, etc., tout ce qui a fait le Sénégal et qui est en train de disparaître, ou d’être perdu. En wolof, il s’agit simplement d’une construction nouvelle.</p>
<p>Autre exemple :</p>
<p>En français : « Le Sénégal est une République laïque et démocratique »</p>
<p>En wolof : « Senegaal réewu demokaraasi la, mu teqale doxalinu nguur ak mbiru diine » ;</p>
<p>Littéralement : « Le Sénégal est un pays de démocratie, il sépare la gestion du pouvoir des affaires religieuses ».</p>
<p>La liberté d’intervertir l’ordre des adjectifs « laïque » et « démocratique » pour les besoins de la construction en wolof est à saluer. La traduction dit d’abord que le Sénégal est une démocratie avant de proposer une explicitation du terme « laïque » (« sépare la gestion du pouvoir des affaires religieuses »). La traduction participe ainsi à l’éducation des populations susceptibles de penser, comme bon nombre de femmes et d’hommes publics (du milieu politique ou des médias…), que les termes « laïque » ou « laïcité » renvoient à la non-croyance en Dieu, à la négation de Dieu.</p>
<p>Ces « consultations citoyennes » se sont déroulées, la plupart du temps, en langues nationales mais aussi en français. Il est curieux de constater que La Charte a été rédigée en français, puis traduite en langues locales. On était plutôt en droit d’attendre qu’au multilinguisme des échanges corresponde un multilinguisme dans la rédaction de la charte.</p>
<p>Les arguments aujourd’hui avancés, au Sénégal, en faveur d’un français qui serait « unificateur » au sein d’une variété linguistique conçue comme « complexe » ne peuvent pas tout justifier.</p>
<h2>La nécessité de réhabiliter les langues nationales</h2>
<p>Comme l’avait dit Arame Fall en 1990 (“Les politiques linguistiques africaines : tendances générales et perspectives” in <em>Des langues et des villes</em>, Didier érudition, p. 71), il est certainement temps pour nos États, indépendants depuis plus d’une cinquantaine d’années, de :</p>
<blockquote>
<p>« […] choisir, avec tout ce que cela peut comporter de douloureux […] la mise en œuvre d’une politique linguistique qui donne aux langues nationales la place qui leur revient dans la gestion de la chose publique… Chaque État [devra] donner un statut officiel à la (ou aux) langue(s) qu’il s’est choisie(s) souverainement et définir le statut des langues retenues entre elles – en cas de plurilinguisme – et par rapport au français dans l’espace francophone, [par exemple…] ».</p>
</blockquote>
<p>Déjà, en 1981, les <a href="https://www.seneplus.com/article/des-etats-g%C3%A9n%C3%A9raux-aux-assises-nationales-sur-l%E2%80%99%C3%A9ducation">États généraux de l’Éducation et de la Formation</a> avaient mis l’accent sur la nécessité de réhabiliter les langues nationales. Depuis lors, des efforts importants ont été fournis dans le sens de la codification de toutes les langues du pays par la Direction de l’Alphabétisation et des Langues nationales. À l’Université, des recherches importantes ont aussi permis l’<a href="https://www.sec.gouv.sn/sites/default/files/Strat%C3%A9gie%20S%C3%A9n%C3%A9gal%20Num%C3%A9rique%202016-2025.pdf">utilisation des avancées de l’informatique</a> pour la graphisation et la <a href="https://www.defuwaxu.com/">présence sur Internet des langues locales</a>. Par ailleurs, des initiatives ont été développées en faveur de l’exploitation des méthodologies et technologies développées ces dernières années en matière de constitution de dictionnaires, de bases de données lexicales et terminologiques.</p>
<p>Tout ce processus inévitable de promotion des langues locales sénégalaises jouera pleinement son rôle quand il aidera à outiller ces langues afin de leur permettre notamment d’intégrer le système éducatif formel et d’avoir une participation plus active aux échanges politico-administratifs officiels. Il est certain que la mise en place d’une institution d’enrichissement et de régulation terminologique serait indispensable…</p>
<p>Au-delà du problème de traduction, c’est bien une question de souveraineté nationale et de droit à l’information qui est soulevée ici.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/121996/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Au Sénégal avec 22 langues locales codifiées, la diffusion des textes internationaux pose la question de savoir dans quelle(s) langue(s) les populations doivent être informées.Mame Thierno Cissé, Enseignant-chercheur, Université Cheikh Anta Diop de DakarGabrielle Le Tallec, Enseignante-chercheuse, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1156702019-08-19T23:06:25Z2019-08-19T23:06:25ZComment travaille un traducteur de poésie ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/270225/original/file-20190421-191664-1maxvra.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait imaginaire de Jérôme de Stridon (c. 347-420), traducteur de la Bible hébraïque et grecque en latin, saint patron des traducteurs.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Langenzenn_Stadtkirche_-_Marienaltar_7c.jpg">Retable de Marie, Langenzenn (Bavière), c; 1440</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://theconversation.com/quand-google-translate-traduit-la-poesie-de-coleridge-115657">Dans un précédent article</a>, nous avons demandé à GoogleTranslate (GT) de traduire en français les premiers vers de « Kubla Khan » du poète Coleridge et examiné le résultat. Même si certains traits du langage poétique lui résistent encore, L’IA s’est plutôt bien sortie de l’exercice. La question est maintenant de avoir en quoi le travail automatique sur la traduction d’un poème est comparable à celui d’un traducteur humain. Comment donc travaille un traducteur de poésie ?</p>
<h2>Retour sur l’erreur de GT.</h2>
<p>Ce qui a <em>vraiment</em> posé problème à GT dans sa traduction de Coleridge est la structure emphatique « did… decree » dans les deux premiers vers. On peut en proposer une lecture optimiste : d’une certaine manière, l’IA a reconnu un <em>fait de style</em> (son échec étant l’équivalent d’un surligement). S’attarder sur ce segment permet d’identifier ce qu’il faudrait que l’IA puisse faire pour rendre compte d’un texte poétique.</p>
<p>L’attention du traducteur est, elle aussi, attirée par cette structure. Pourquoi Coleridge l’emploie-t-il ? Les compétences littéraires du traducteur suggèrent une série de raisons :</p>
<ol>
<li><p><strong>Au niveau sémantique,</strong> peut-être pour insister sur l’arbitraire du « fait du prince » (l’ordre de construire le palais) ;</p></li>
<li><p><strong>au niveau syntaxique,</strong> la séparation de l’auxiliaire et du verbe lexical par le sujet et le COD du verbe crée un effet de suspense grammatical qui pique la curiosité ;</p></li>
<li><p><strong>au niveau métrique,</strong> cette construction permet de conserver le son/i :/à la fin de « decree », nécessaire à la rime avec « sea » ;</p></li>
<li><p><strong>au niveau phonétique,</strong> l’auxiliaire renforce l’<a href="http://www.cnrtl.fr/definition/allit%C3%A9ration">allitération</a> en/d/(« Xana*<em>d</em><em>u », « </em><em>d</em><em>ecree », « </em><em>d</em><em>ome », « </em><em>d</em>*own ») qui fait partie du dispositif musical de la strophe.</p></li>
</ol>
<p>Cette liste, non-exhaustive, rassemble des critères variés. Pour le traducteur humain, c’est précisément la conjonction de ces critères qui définit la spécificité poétique de la phrase de Coleridge. Le style, <a href="https://theconversation.com/une-experience-de-traduction-poetique-ia-vs-humain-113717">comme on l’a dit précédemment</a>, n’est pas un écart de langue, mais le choix réfléchi et ostensible d’une possibilité expressive offerte par la langue à des fins expressives. Les ressources syntaxiques et sonores de la langue, la structure métrique sont mobilisées pour créer un effet d’insistance qui captive l’imagination du lecteur. La traduction devra, dans la mesure du possible, rendre compte de ces différents paramètres.</p>
<p>Pour l’IA, la situation est très différente. Le critère (2) touche aux limites de sa compétence grammaticale (ce qui donne lieu à ce qu’on a appelé le <a href="https://theconversation.com/quand-google-translate-traduit-la-poesie-de-coleridge-115657">recyclage syntaxique</a>) ; les critères (3) et (4) dépendent de l’expérience sonore de la poésie, que GT ne prend pas en compte. Enfin, le critère d’emphase ou d’insistance (1) ne change, strictement parlant, rien au contenu propositionnel du texte : d’un point de vue logique, que l’on répète quelque chose, qu’on le murmure ou qu’on le crie, la quantité d’information ne change pas (c’est la <a href="http://cui.unige.ch/isi/icle-wiki/_media/cours:ffsi:4-logique-propositionnelle.pdf">loi d’idempotence</a>).</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-google-translate-traduit-la-poesie-de-coleridge-115657">Quand Google Translate traduit la poésie de Coleridge</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>Du commentaire au « projet de traduction »</h2>
<p>Cette comparaison rend une chose évidente : la traduction poétique (et plus généralement littéraire) est, pour l’humain, le prolongement d’un <em>commentaire</em>. Ce commentaire est d’abord l’exercice d’une compétence non seulement linguistique, mais aussi technique, formelle, historique, etc., bref, d’une compétence littéraire : <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/586">« traduire c’est lire, littérairement, les textes »</a>. Et si cette compétence repose sur un fonds commun de connaissances partagées par les littéraires, son exercice laisse cependant place à d’importantes variations d’un individu à l’autre, dans la mesure où des traducteurs différents peuvent identifier des priorités différentes, ou recourir à des stratégies différentes pour répondre aux mêmes contraintes. C’est ainsi, <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/265">comme le dit André Markowicz</a>, qu’« il ne peut pas y avoir de traduction objective, parce que c’est <em>quelqu’un</em> qui fait une traduction ».</p>
<p>Cette incontournable variabilité ne dispense évidemment pas le traducteur humain de justifier ses priorités et de formuler ses choix (et n’empêche pas certaines traductions d’être meilleures que d’autre). Du coup, l’une des choses que les professeurs de traduction littéraire enseignent à leurs étudiants est qu’il faut élaborer un <em>projet de traduction</em>. C’est une sorte de cahier des charges que se propose le traducteur après la lecture avertie du texte, qui a pour but de formuler des objectifs viables et de définir une stratégie traductive.</p>
<p>Pourquoi une stratégie ? Parce que, <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/896">si la poésie n’est pas intraduisible</a>, la traduction poétique a néanmoins un <em>coût</em> : le texte-cible ne pourra pas, par définition, présenter toutes les particularités du texte-source. En traduisant on doit donc, <a href="https://www.grasset.fr/dire-presque-la-meme-chose-9782246659716">selon l’expression d’Umberto Eco</a>, « négocier » constamment, c’est-à-dire avant tout définir des priorités : décider ce que l’on estime devoir conserver absolument (ce qui « fait texte », c’est-à-dire donne au poème original sa valeur littéraire), ce que l’on peut adapter, et ce à quoi on peut renoncer, certes non sans regret, mais avec la satisfaction de l’avoir <em>compensé</em> par le respect des priorités qu’on s’est fixées. Quand une traductrice voit une <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/836">« priorité absolue »</a> dans le fait de rendre en français l’octuple répétition du mot <em>Liebe</em> dans le sonnet « Im tollsten Wahn » de Heinrich Heine, elle identifie une contrainte dominante de son projet de traduction.</p>
<h2>Message et entourage : enjeux du projet de traduction</h2>
<p>Quel serait donc <em>mon</em> projet de traduction pour le début de « Kubla Khan » ?</p>
<ul>
<li><p><strong>Fond (≈ message).</strong> Cette entrée en matière me semble associer le plaisir (luxuriance du spectacle, abondance des échos sonores dans le texte) et une forme d’inquiétude, sinon de peur (démesure des cavernes, <em>hybris</em> de Kubla) : il est typique d’un certain <a href="https://www.tate.org.uk/art/research-publications/the-sublime/the-romantic-sublime-r1109221">sublime</a> romantique, dont l’intensité repose sur l’évocation de la démesure. Du suspense syntaxique aux allitérations, tout me semble converger vers cette terrifiante grandeur que je dois rendre.</p></li>
<li><p><strong>Forme (≈ entourage).</strong> Ce sublime est mis en œuvre dans une forme poétique dont il faudra rendre compte. La rime est l’une des choses les plus difficiles à restituer en traduction et la source de beaucoup de chevilles, mais je garde néanmoins en tête le schéma ABAAB. Dans l’ordre de mes priorités, la <em>cadence mineure</em> de ce passage est beaucoup plus haut : après quatre octosyllabes vient un hexasyllabe, qui conclut la phrase par une chute (traduction métrique du plongeon du fleuve vers l’abîme). Le français étant plus volubile que l’anglais, je finirai par appliquer une « fonction +1 » où les octosyllabes des vv. 1-4 deviennent des ennéasyllabes, et le v. 5 passe de 6 à 7 syllabes.</p></li>
</ul>
<p>La distinction entre fond et forme faite ici est heuristique. Dans le prolongement du commentaire, l’entrée en traduction suppose en réalité un rapport <em>holiste</em> au texte, qui en embrasse tous les aspects simultanément. Dans notre exemple, la strophe se termine par une chute (le plongeon du fleuve dans l’abîme) que traduit la métrique (le dernier vers est plus court que les autres). Le but du traducteur humain <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/856">n’est pas seulement (ou surtout) de rendre un <em>message</em></a> (le contenu propositionnel du texte), mais de le rendre en conjonction avec un <em>entourage</em> formel qui participe à la construction du sens global et est le propre de l’expérience poétique.</p>
<h2>Traduction commentée</h2>
<p>Je présente donc ici une traduction possible de « Kubla Khan » où s’appliquent ces quelques principes directeurs de départ ; les autres décisions, commentées ci-dessous vers à vers, se font au fur et à mesure dans une série d’ajustements, de compensations et de négociations.</p>
<blockquote>
<p>À Xanadu avait Kubla Khan<br>
Voulu un grand dôme des délices ;<br>
Alphée, fleuve sacré, plongeait là<br>
Par d’incommensurables abysses<br>
Dans une mer sans lumière.</p>
</blockquote>
<h2>Vers 1</h2>
<p>L’auxiliaire « avait » dans le premier vers retranscrit le « did » anglais et essaie de provoquer un suspens grammatical du même genre. Le choix du plus-que-parfait s’explique par des raisons métriques (il me faut neuf syllabes) et phonétiques (je veux une allitération en/v/avec « voulu » au v. 2 qui rappelle « did… decree »), et ne me semble pas une grosse trahison (le poème a été composé dans un rêve : le plus-que-parfait introduit une forme de distance onirique).</p>
<h2>Vers 2</h2>
<p>« Voulu » en tête de vers essaie de rendre « decree » qui conclut le vers anglais, pour placer le verbe lexical, qui exprime la volonté arbitraire du souverain absolu, dans une position emphatique.</p>
<p>Traduire « stately » par « grand » me semble justifié par le fait que cet adjectif, outre qu’il rentre dans mon vers de neuf syllabes (au contraire, par exemple, de « vaste »), renvoie à la fois aux dimensions du palais et à la majesté du souverain (on parle des Grands du royaume).</p>
<p>Je maintiens la métonymie (« dôme » pour <em>palais</em>), mais je perds l’allitération en/d/(« <em><strong>d</strong>i*<em>d</em><em> », « </em><em>d</em>*ome</em> », « <strong>d</strong>ecree »). J’essaie de la recréer avec « <strong>d</strong>élices » pour « pleasure » (et « gran*<em>d</em>* » a un <em>d</em> pour l’œil), et de la compenser par les échos en/v/dans « avait… voulu ».</p>
<h2>Vers 3</h2>
<p>En anglais, ce vers présente une remarquable allitération en/r/. Je la rends par une allitération en/l/(proche, car les deux consonnes sont des liquides) que me suggère le nom du fleuve. Je pourrais mettre <em>sacral</em> au lieu de « sacré » pour la renforcer, mais tout le monde a entendu parler d’un fleuve sacré (comme le Nil ou le Gange), et personne ne voit ce que serait un <em>fleuve sacral</em>, sinon une cheville. « Sacré » présente, de plus, une assonance bienvenue avec « Alphée » : il y a tellement d’échos phoniques dans l’original que tout est bon à prendre en traduction.</p>
<p>« Plongeait » (sur)traduit « ran » en tenant compte de « down to » au v. 5. Si le fleuve traverse les insondables cavernes du v. 4, je pense pouvoir dire qu’il plonge (<em>se précipitait</em> rendrait encore mieux l’idée, mais ne va pas métriquement, et me priverait d’un/l/).</p>
<h2>Vers 4</h2>
<p>Ici j’ai renoncé à traduire « to man ». D’une part, « Sans mesure pour l’homme », « incommensurables à l’homme » sont longs (sept syllabes sur neuf y passent !) et à mon avis peu élégants. D’autre part, je veux maintenir dans ma strophe une vraie rime pour suggérer la richesse des jeux phoniques de Coleridge, et <em>délices/abysses</em> me semble suffisamment originale pour y figurer. Je ne peux avoir cette rime que si l’expansion est <em>avant</em> le nom, ce qui exclut l’adjectif <em>démesuré</em>, par exemple, ou un groupe comme « sans fond pour l’homme ». C’est une solution que je suis prêt à défendre pour trois raisons.</p>
<ol>
<li><p>Je considère que quand nous disons « incommensurables » ou « démesuré », nous le faisons déjà d’un point de vue humain, et que « measureless to man » est donc redondant ; « incommensurables abysses » conserve cette redondance (l’<em>abysse</em> étant étymologiquement ce qui est sans fond).</p></li>
<li><p>Cette redondance est significative chez Coleridge : elle suggère un point de vue surhumain, celui d’une puissance inhumaine, sinon divine, que la volonté (l’hybris) de Kubla a canalisée. L’adjectif <em>cyclopéen</em> rendrait cette idée (j’aurais le droit, car Coleridge a déjà pris l’Alphée chez les Grecs), mais « cyclopéens abysses » est laid, et « abysses cyclopéens » casse ma rime. Je me console en pensant que tout le monde a déjà entendu parler des « créatures des abysses », qui je crois nous inspire un frisson un peu comparable.</p></li>
<li><p>Enfin, l’argument de la rime n’est pas un cache-misère de ma part : « man » chez Coleridge aussi vient pour la rime (avec « Khan » et « ran »). La rime <em>délices/abysses</em> est signifiante, parce que les termes qu’elle associe phonétiquement sont antithétiques et, en opposant le plaisir à la peur, résume le <a href="https://www.tate.org.uk/art/research-publications/the-sublime/the-romantic-sublime-r1109221">sublime</a> de Xanadu.</p></li>
</ol>
<h2>Vers 5</h2>
<p>En utilisant la préposition « dans » plutôt que <em>vers</em>, je maintiens l’attaque en/d/du vers, que je trouve plutôt dramatique ; de plus elle fait écho à des termes-clefs du poème (<em>Xana*<em>d</em>*u</em> et <em><strong>d</strong>ome</em>, <em>cf</em>. v. 2).</p>
<p>L’allitération en/s/est perdue, mais compensée par le parallélisme phonétique de/y/,/m/et/εr/entre <em>une mer</em> et <em>lumière</em>. Cette rime interne offre une petite compensation à la perte de la rime <em>decree/sea</em>.</p>
<ul>
<li>***</li>
</ul>
<p>Cette traduction n’est assurément pas parfaite et ma satisfaction à son égard, déjà toute relative, n’est probablement que passagère. Je l’ai arrêtée après avoir essayé de nombreuses solutions, et celle-ci me paraissait la plus dense et la plus proche de ce qui, dans l’original, m’avait semblé essentiel. Pour emprunter une <a href="https://theconversation.com/dans-la-valise-des-chercheurs-de-lart-de-la-traduction-99563">idée à Jean François Billeter</a>, il s’agit ici davantage de « suggérer ce que fut » l’original que de le restituer impeccablement.</p>
<h2>La rime et la raison : pensée élastique <em>vs</em> pensée anaytique</h2>
<p>La traduction humaine de la poésie présente donc une certaine labilité : la traduction varie d’un traducteur (et d’un projet) à l’autre, et est de toute façon moins l’équivalent de l’original que sa suggestion. Dans ce contexte, la traduction automatique ne saurait-elle pas réintroduire une forme d’objectivité dans le processus traductif ?</p>
<p>Pourvu que l’IA parvienne à traduire à coup sûr correctement le contenu propositionnel d’un poème, pourquoi pas. Mais on pourrait objecter (dans la lignée, notamment, de <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/huit-questions-de-poetique-roman-jakobson/9782757869727">Roman Jakobson</a>) que la rime, des assonances, etc. sont <em>aussi</em> des phénomènes objectifs dont la métrique ou la phonétique rendent très bien compte. Le problème de la poésie n’est alors pas qu’elle serait une expérience trop intime ou ineffable pour être automatisée, mais simplement qu’elle combine <em>trop de paramètres objectifs</em> dont il est douteux qu’on puisse <em>tous</em> les transposer d’une langue naturelle à l’autre : il serait incorrect de limiter la description <em>objective</em> d’un poème à son contenu propositionnel (« Kubilaï Khan a fait construire un palais à Shangdu » pourrait aussi bien venir d’une chronique, par exemple).</p>
<p>On touche là à la distinction, proposée par <a href="https://www.penguin.co.uk/books/307922/elastic/9780241334409.html">Leonard Mlodinow</a>, entre pensée analytique et « pensée élastique (<em>elastic thinking</em>) ». Quand GT traduit, le but est la transmission la plus exacte possible du contenu propositionnel du texte : l’IA approche le texte de manière analytique pour optimiser la production d’un message-cible intelligible, mais n’est pas équipée pour rendre compte du suspense ou du sublime qui maintiennent un lecteur humain en haleine.</p>
<p>Inversement, comprendre un fait de style relève de la « pensée élastique », c’est-à-dire d’une approche souple et créative qui fait appel à la fois à des expériences (celles des sons de la langue et du rythme poétique) comme à des connaissances (ce qu’on sait des palais ou des autocrates orientaux) très disparates, et à un brouillage des hiérarchies entre message et entourage. La traduction humaine est ainsi intimement liée à l’expérience humaine de la poésie.</p>
<h2>De l’expérience poétique à la post-édition</h2>
<p>Il n’est pas impensable qu’une IA traductive soit, à l’avenir, capable de traiter non seulement le message d’un poème, mais aussi au moins une partie de son entourage. On pourrait facilement nourrir son apprentissage d’une bonne base de données phonologiques, par exemple – et la métrique est, comme son nom l’indique, une discipline essentiellement <em>quantitative</em>, donc aisément accessible à la machinisation. Comme souvent dans les débats sur l’IA, la question est moins de savoir si une tâche est par principe inaccessible aux robots que de décider si nous tenons <em>vraiment</em> à retirer l’élément humain de la tâche en question – ici, la traduction poétique.</p>
<p>Les avancées de l’IA génèrent, dans le public et chez les professionnels des secteurs concernés, la <a href="https://theconversation.com/les-traducteurs-doivent-ils-redouter-la-concurrence-de-lintelligence-artificielle-112098">crainte d’une concurrence ontologique</a>. En voyant des robots traduire des livres ou écrire des romans, les hommes peuvent se sentir dépossédés de choses qui, il y a peu, semblaient spontanément constituer « le propre de l’homme ». Cette crainte fondamentale demande de se poser de grandes questions, et dans notre cas, celles-ci : pourquoi les humains écrivent-ils de la poésie ? Et pourquoi éprouvent-ils l’envie ou le besoin de traduire celles des autres ?</p>
<p>On trouvera une piste de réponse, au sujet au moins de la poésie lyrique, encore chez <a href="https://theconversation.com/dans-la-valise-des-chercheurs-de-lart-de-la-traduction-99563">Jean François Billeter</a> qui explore, dans « Poésie chinoise et réalité », les rapports entre la poésie lyrique et l’expérience humaine du monde. Dans un premier temps, la poésie fixe une expérience intérieure (celle du poète) – et si cela marche très bien pour le haïku ou la poésie des Tang, c’est aussi le cas du poème de Coleridge, souvenir d’un rêve halluciné que la poésie essaye de restituer. Dans un second temps, la poésie permet au lecteur de s’enrichir de cette expérience : le poème prolonge ses paysages imaginaires.</p>
<p>Quand le traducteur s’attaque au texte (J. F. Billeter aux quatrains chinois ; Jacques Darras ou, plus modestement, moi-même, à Coleridge), il objective les processus cognitifs que son imagination a mis en branle. Par désir ou par métier, il approfondit et systématise la méditation de tout lecteur de poésie qui s’interroge sur l’effet que lui a procuré tel poème, afin de reconduire, autant que possible, ces effets dans la traduction. Comme le dit (encore) J. F. Billeter, la traduction (mais il en va de même, dans une certaine mesure, pour la <em>lecture</em>) est comme une interprétation musicale : c’est une actualisation, aussi technique que sensible, rationnelle que subjective, du poème. D’où cette idée que l’écriture, la traduction ou la lecture d’un poème vaut davantage comme <em>processus</em> (l’exercice d’une <em>compétence</em> qui entraîne notre cognition et notre sensibilité) que comme <em>résultat</em> (l’enregistrement d’une <em>performance</em>).</p>
<p>Comme notre expérience l’a montré, dans l’état actuel des choses, un robot traducteur a toujours un peu de mal avec Coleridge – même si le contenu propositionnel survit plutôt bien. Nous en en sommes à un stade, non seulement en traduction littéraire, mais aussi en traduction technique, qui est celui de la <a href="https://journals.openedition.org/traduire/460"><em>post-édition</em></a> : tout texte traduit par un robot doit être revu et corrigé par un traducteur humain – dans le cas des textes littéraires, pour réintroduire le souci de l’entourage textuel qui n’est pas (encore) pris en compte par l’IA.</p>
<p>Par ailleurs, la post-édition est une réelle compétence professionnelle des traducteurs, qui mobilise beaucoup des compétences de la traduction « traditionnelle », ajustées et adaptées à un nouveau contexte d’exercice professionnel. Nombre d’étudiants de littératures étrangères sont sans doute, par ailleurs, des post-éditeurs qui s’ignorent, qui ont recours à GT quand un texte classique les met en difficulté. Plutôt que de le déplorer, c’est un fait à prendre en compte, et sans doute faut-il sérieusement réfléchir à une pédagogie de la post-édition littéraire.</p>
<p>En définitive, c’est à nous, professeurs de littératures étrangères et/ou traducteurs, de démontrer à nos publics (étudiants, société civile) la valeur de nos compétences, non seulement sur le marché du travail, mais aussi pour ce qu’elles révèlent de la manière dont la littérature enrichit l’expérience humaine en général. Sans doute le futur verra-t-il se développer de bien meilleurs robots-écrivains et robots-traducteurs. Peut-être même arrivera-t-on un jour à l’IA globale, c’est-à-dire à des robots dotés d’une authentique autonomie psychologique, qui voudront écrire leurs poèmes et leurs romans. Mais on ne voit pas très bien pourquoi l’accession de l’IA à la pensée élastique devrait remettre en cause la valeur ou l’importance de la créativité humaine. Pourquoi devrions-nous renoncer à la littérature justement quand les robots auraient le plaisir de s’y éveiller ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/115670/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dimitri Garncarzyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si l'on veut réfléchir aux mérites et démérites de l'IA dans le domaine de la traduction, il faut aussi comprendre les processus que mettent en œuvre les traducteurs humains.Dimitri Garncarzyk, ATER en littérature française et comparée, Université de la RéunionLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1161852019-05-21T07:07:31Z2019-05-21T07:07:31ZUne traduction citoyenne pour (enfin) lire le dernier rapport du GIEC sur le climat<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/271528/original/file-20190429-194616-msx77g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=351%2C0%2C6740%2C3762&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une vingtaine de personnes ont contribué à mettre au point la traduction française du résumé aux décideurs du rapport du GIEC.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/download/success?u=http%3A%2F%2Fdownload.shutterstock.com%2Fgatekeeper%2FW3siZSI6MTU1NjU3NTc0MiwiYyI6Il9waG90b19zZXNzaW9uX2lkIiwiZGMiOiJpZGxfMTEwNjc4NjcyNiIsImsiOiJwaG90by8xMTA2Nzg2NzI2L3ZlY3Rvci5lcHMiLCJtIjoxLCJkIjoic2h1dHRlcnN0b2NrLW1lZGlhIn0sInEvTEZnNXQvZlV2SE1HSWM3UWdCdXBSRzRGYyJd%2Fshutterstock_1106786726.eps&pi=33421636&m=1106786726&src=HTox5_Nrnf5T25PaXaT89A-1-4">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article est publié dans le cadre du Forum international de la météo et du climat, qui se tiendra à Paris du 25 au 28 mai 2019 et dont The Conversation est partenaire. Retrouvez toutes les infos pratiques pour prendre part à ce rendez-vous sur le site du Forum : <a href="https://forumeteoclimat.com/">forumeteoclimat.com</a>.</em></p>
<hr>
<p>À l’heure où des milliers de jeunes délaissent écoles et universités pour descendre dans la rue en faveur du climat, des citoyens s’approprient le rapport spécial du GIEC d’octobre 2018. Ce dernier portait sur les conséquences d’un réchauffement climatique global de plus de 1,5 °C à l’horizon 2100.</p>
<p>Publiée sur Wikisource le 2 mars dernier, la <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_du_GIEC_%3A_R%C3%A9chauffement_climatique_de_1%2C5%C2%B0C">traduction citoyenne</a> en français du rapport a bénéficié d’un large écho. Lancée par des traducteurs amateurs sur leurs pages personnelles, partagée par de nombreux internautes, relayée par les médias sociaux et traditionnels, elle circule désormais au sein du public francophone, en Europe, en Afrique ou au Québec.</p>
<p>Petite sœur officieuse d’un document officiel à destination des décideurs du monde, elle s’adresse aux politiques autant qu’aux citoyens, leur rendant intelligible un document rédigé en anglais, soi-disant connu de tous, mais lu par très peu.</p>
<h2>Un constat politique</h2>
<p>Cette initiative est née du constat de Brice Montagne, citoyen français engagé pour l’action climatique en Europe. Le 5 février, <a href="https://www.facebook.com/brice.montagnepro/videos/1871680269627762/">il interpellait publiquement la chambre des députés</a> du Luxembourg, son pays de résidence :</p>
<blockquote>
<p>« Le rapport du GIEC, qui a été publié en automne 2018, détaille tout ce que nous devons faire et tout ce à quoi nous avons affaire. J’ai une question pour vous : qui a lu ce rapport ? »</p>
</blockquote>
<p>Aucune main ne se leva dans l’hémicycle. Possible confusion entre acronymes français GIEC et anglais IPCC, l’excuse sera invoquée par la suite. Au-delà de l’anecdote, la large majorité d’hommes et de femmes politiques semble ne pas avoir lu le court « résumé pour décideurs » d’une trentaine de pages en anglais.</p>
<p>Comment prendre les bonnes décisions politiques sans s’être au préalable approprié le constat scientifique ? Une question que Valérie Masson-Delmotte s’est posée en octobre 2018 <a href="http://videos.senat.fr/video.840799_5bbbda99d3664.rapport-du-giec-relatif-au-consequences-d-un-rechauffement-climatique-de-15-c---audition-mme-valer?timecode=3268000">lors de son audition au Sénat</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1093144047932395520"}"></div></p>
<p>Cette évaluation de l’état des connaissances par la communauté scientifique a justement pour visée d’éclairer les choix politiques, de manière neutre et non prescriptive : pourquoi dès lors un rapport pourtant <a href="http://enb.iisd.org/climate/ipcc48/">approuvé par tous les pays</a> n’est-il pas systématiquement discuté en session plénière dans les parlements ?</p>
<h2>La langue, un frein majeur</h2>
<p>Le rapport du GIEC expose de manière rigoureuse, sur la base des travaux de recherche mondiaux, les voies d’action possibles, et autant de pistes de solutions pour les décideurs. Il insiste sur l’urgence de « transitions sans précédent historique » dans tous les secteurs d’activité autant que sur les transformations permettant de réduire les rejets de gaz à effet de serre tout en permettant à tous de vivre mieux et dignement.</p>
<p>Il met également en évidence les conséquences graves des risques climatiques pour les populations et la préservation de la biodiversité en cas de retard à agir ou d’inaction.</p>
<p>Comment mobiliser des milliards d’humains à une cause légitime si les politiques ne l’ont pas intégrée ? Ouvrir directement la voie à la conscience citoyenne pourrait constituer une alternative. Or pour la plupart des gens, leur langue natale constitue un frein indéniable à l’accessibilité du document, publié initialement en anglais.</p>
<p>Sur le site Internet du GIEC, les traductions dans les autres langues de l’ONU (russe, espagnol, chinois, arabe et français) sont annoncées mais encore en cours de relecture. Ce délai de six mois entre la publication du rapport, sa couverture médiatique et son accessibilité dans d’autres langues est un frein majeur à son appropriation par les citoyens non anglophones.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=467&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=467&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=467&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=587&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=587&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/271509/original/file-20190429-194600-1cfsgw6.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=587&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les étapes de la préparation d’un rapport du GIEC.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans une démarche transfrontalière et pan-européenne, Brice Montagne lance un appel sur une idée d’une amie de longue date, Eva Girodon. Frédéric Conrotte, un citoyen belge proche de Brice, propose les meilleures solutions collaboratives disponibles sur la toile. Une équipe de personnes motivées se mobilise spontanément, et ses rangs grossissent à mesure que le projet gagnera d’autres langues, d’autres contrées.</p>
<p>Pour le seul français, c’est au total une petite vingtaine de personnes qui y ont consacré des soirées entières, l’ont relue attentivement, comme Florence Gavelle, ou y ont apporté des modifications sporadiques. De l’idée à la publication, moins de quatre semaines s’étaient écoulées !</p>
<h2>Une démarche rigoureuse</h2>
<p>Si la <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Discussion:Rapport_du_GIEC_:_R%C3%A9chauffement_climatique_de_1,5%C2%B0C">démarche</a> se veut citoyenne et bénévole, la crédibilité ne sera atteinte qu’au prix d’une rigueur quasi professionnelle ; le choix des mots est pesé, les traductions des précédents rapports sont passées au crible, les discussions s’ouvrent entre traducteurs de tous horizons pour les concepts complexes ou les dénominations spécifiques.</p>
<p>La version <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_du_GIEC_:_R%C3%A9chauffement_climatique_de_1,5%C2%B0C">française</a> sera la première à aboutir, suivie de la version <a href="https://pt.wikisource.org/wiki/Relat%C3%B3rio_do_IPCC_:_Aquecimento_global_de_1,5%C2%B0C">portugaise</a>. Les documents sont hébergés sur la plate-forme collaborative Wikisource, où se trouvent déjà de nombreux documents historiques de grande importance dont le <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Proc%C3%A8s_de_Galil%C3%A9e">procès de Galilée</a>. Symbolique puissante pour les rapports du GIEC, qui font également partie de l’histoire des connaissances essentielles que l’humanité a produites.</p>
<p>Dès le départ, la démarche se veut transparente et le service juridique du GIEC est informé avant même que la version anglaise ne soit passée, dans un premier temps, à la <a href="https://www.deepl.com/translator">traduction automatique</a>, seule étape informatisée d’un exercice dont toutes les étapes suivantes reposeront sur l’intelligence humaine collective.</p>
<p>Depuis lors, le document en français a été consulté près de 30 000 fois : un véritable succès pour le résumé d’un texte qui reste très technique.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1068481909808947200"}"></div></p>
<h2>Un écho aux recommandations du GIEC</h2>
<p>Le GIEC n’a pas pour mandat de produire des adaptations de ses rapports d’évaluation pour tous les publics. Dès lors, cela demande de mobiliser d’autres acteurs et des outils de communication adaptés – produits dérivés en quelque sorte, pour la diffusion des connaissances vers différents types d’audiences. C’était la <a href="https://www.ipcc.ch/publication/ipcc-expert-meeting-on-communication/">conclusion du groupe d’experts</a> réunis par le GIEC pour une réflexion sur la communication qui s’est tenue en février 2016 à Oslo.</p>
<p>Ces « produits dérivés » sont des outils de communication dont l’initiative et l’origine n’émanent pas du Groupe d’experts, mais dont les visées et les objectifs répondent à ses besoins de communication. Initiatives nationales ou citoyennes, publiques ou privées, elles sont à la fois bénéfiques et nécessaires, elles témoignent de l’appropriation des messages scientifiques par chacun des acteurs, fussent-ils décideurs ou citoyens.</p>
<p>L’aspect novateur de la démarche citoyenne actuelle est qu’elle ouvre les portes à la relecture attentive par des membres du GIEC du travail fourni par ces citoyens, même si leur initiative ne veut en aucun cas se substituer à une traduction officielle. Youba Sokona et Thelma Krug, vice-présidents du GIEC, ont d’ores et déjà marqué avec enthousiasme leur soutien bienveillant à cette initiative et relu l’un la version <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_du_GIEC_:_R%C3%A9chauffement_climatique_de_1,5%C2%B0C">française</a>, l’autre la <a href="https://pt.wikisource.org/wiki/Relat%C3%B3rio_do_IPCC_:_Aquecimento_global_de_1,5%C2%B0C">portugaise</a>.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/271511/original/file-20190429-194600-5n4jcq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Calendrier des publications du Rapport d’évaluation 6 du GIEC.</span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un effet boule de neige</h2>
<p>La puissance d’une initiative citoyenne de ce type est de fédérer politiques, citoyens et experts, transcendant les intérêts des parties pour une cause commune – <em>res publica</em> d’aujourd’hui et monde de demain.</p>
<p>Impertinente, elle s’insinue dans la classe politique et ouvre le débat, imposant les préoccupations citoyennes à l’ordre du jour des discussions des décideurs. Transparente et innovante, elle propose des méthodes performantes (wiki) pour une relecture collégiale, impliquant citoyens ou scientifiques, auteurs ou non du rapport.</p>
<p>Par son efficacité, elle bouleverse le calendrier des experts et se présente à eux en soutien. C’est à travers la langue populaire que ce message d’experts fait désormais les titres des médias grand public. Partie d’un petit pays berceau de l’Europe, elle essaime vite hors des frontières et des continents, et prend son envol dans l’air du temps.</p>
<p>Comme le changement climatique que nulle frontière n’enserre, la démarche citoyenne se répand : aucune langue n’est prioritaire, aucun ordre établi, seule compte la motivation de celui ou celle qui la parle et se fait porte-parole des conclusions du GIEC, sans en avoir l’aval ou la validation, mais en toute légitimité puisque conforme à une stratégie de communication structurée mais ouverte, citoyenne dans son essence, scientifique dans sa substance.</p>
<p>Cette initiative citoyenne renforce celle des <a href="https://www.globalcovenantofmayors.org/news/">décideurs urbains</a> qui ont, eux aussi, produit une adaptation (en anglais uniquement) du résumé pour décideurs du rapport ; ou encore celle de l’<a href="http://www.oce.global/en/resources?f%5B1%5D=language%3Aen">Office for Climate Education</a>, qui a produit (en anglais, français et allemand) une adaptation du résumé pour les enseignants.</p>
<p>Peut être la première étape d’une adaptation des « résumés pour décideurs » en « résumés pour citoyens » ?</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été co-écrit par Brice Montagne, Frédéric Conrotte et Bénédicte Hennico, citoyens ayant initié et/ou participé à cette initiative collective de traduction.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/116185/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Masson-Delmotte a reçu des financements pour les activités de recherche du LSCE de l'Institut Polaire Paul Emile Victor (IPEV), l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), de la Commission européenne (projets européens de recherche collaborative), de la fondation BNP Paribas (projet FATES sur la dernière déglaciation).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Youba Sokona ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des citoyens se sont attelés à traduire en plusieurs langues le résumé pour les décideurs du dernier rapport du GIEC. L’objectif, rendre accessible un texte essentiel et pourtant très peu lu.Valérie Masson-Delmotte, Chercheuse en sciences du climat, Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, directrice de recherche au CEA (Commissariat à l’énergie atomique), Université Paris-SaclayYouba Sokona, Vice-président du GIEC et professeur honoraire, UCLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1156572019-05-13T19:15:06Z2019-05-13T19:15:06ZQuand Google Translate traduit la poésie de Coleridge<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/271557/original/file-20190429-194603-1ubkcsz.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C3%2C815%2C533&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Samuel Taylor Coleridge par Peter Vandyke, 1795</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.npg.org.uk/collections/search/portrait/mw01396/Samuel-Taylor-Coleridge?LinkID=mp00966&role=sit&rNo=0">National Portrait Gallery</a></span></figcaption></figure><p>La première étape de l’<a href="https://theconversation.com/une-experience-de-traduction-poetique-ia-vs-humain-113717">expérience de traduction proposée dans un précédent article</a> consiste à soumettre un échantillon poétique (le début de <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/43991/kubla-khan">« Kubla Khan » de Coleridge</a>) à Google Translate (GT) afin que l’IA le traduise en français, et de commenter le résultat. Mais avant, pour ne pas tirer de conclusions hâtives, il convient d’abord d’ouvrir la boîte noire et de comprendre, dans les grandes lignes, le fonctionnement de l’IA de GT.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-experience-de-traduction-poetique-ia-vs-humain-113717">Une expérience de traduction poétique : IA vs humain</a>
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</em>
</p>
<hr>
<h2>Ouvrir la boîte noire : comment fonctionne GT ?</h2>
<p>L’IA de Google Translate n’est pas comparable à l’IA <em>ad hoc</em> développée par <a href="https://www.deepl.com/home">DeepL</a> pour traduire les 800 pages du livre <em>Deep Learning</em> en une demi-journée. Il s’agit cependant bien d’un IA qui fonctionne par <a href="https://www.univ-paris8.fr/Journee-d-etudes-Les-enjeux-de-la-traduction-neuronale">traduction neuronale</a>. De nombreuses ressources ont été fournies en ligne par des spécialistes de l’IA sur le fonctionnement de l’apprentissage profond en traduction, et sur GT en particulier (notamment <a href="https://blog.statsbot.co/machine-learning-translation-96f0ed8f19e4">cet excellent résumé</a>). Je me contente donc de lister ici les principaux éléments en revoyant à certains de ces ressources.</p>
<ul>
<li><p><strong>GT emploie des réseaux neuronaux à mémoire court-terme persistante</strong> (<a href="https://ai.googleblog.com/2016/09/a-neural-network-for-machine.html"><em>short long-term neural networks</em></a>, LSTN). Les humains ont, littéralement, de la suite dans les idées – <a href="http://colah.github.io/posts/2015-08-Understanding-LSTMs/">« Our thoughts have persistence »</a> –, c’est-à-dire que nous conservons sans nous en rendre compte une très grande quantité d’informations qui nous permettent de produire comme d’interpréter quasi-instantanément des messages linguistiques. Les LSTN ont pour but non pas de reproduire cette capacité de la cognition humaine, mais de produire des résultats analogues.</p></li>
<li><p>GT ne traduit pas mot à mot, comme le ferait un nouvel apprenant d’une langue en cherchant tous les mots dans le dictionnaire en en essayant de constituer pas à pas une phrase cohérente, mais <strong>séquence par séquence</strong> <a href="https://arxiv.org/abs/1409.3215">(abrégé en <em>seq2seq</em>, pour <em>sequence to sequence</em>)</a>. Une <em>séquence</em> est ici une phrase, ou parfois un syntagme (groupe grammatical fonctionnel). C’est un très net progrès : en 2003, Umberto Eco remarquait que nombre d’incohérences dans une traduction automatique reposait sur une démarche de traduction trop segmentée de la part de la machine, qui donnait l’impression de choisir les mots plus en rapport avec son dictionnaire intégré (« les synonymes d’Altavista ») qu’avec le contexte syntaxique et sémantique du texte à traduire. Le <em>seq2eq</em> permet à la machine de traiter, en partie, cette question du contexte.</p></li>
<li><p><strong>L’algorithme BLEU</strong> (<em>bi-lingual evaluation understudy</em>, littéralement, une doublure pour l’évaluation bilingue) est un autre instrument de traitement contextuel. GT ne fonctionne pas en référence à une interlangue, c’est-à-dire qu’elle ne traduit pas le texte de l’original dans un langage machine unique (une forme de <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/la-recherche-de-la-langue-parfaite-dans-la-culture-europeenne-umberto-eco/9782020314688">« langue parfaite »</a>) qu’elle retraduirait ensuite dans la langue-cible. Au contraire, GT fonctionne par <em>paires de langues</em> : anglais↔chinois, anglais↔français, etc. À partir d’une comparaison statistique entre les traductions possibles que la machine « envisage » à des traductions humaines d’échantillons comparables qui sont répertoriés dans son corpus, BLEU définit la « meilleure » traduction comme celle qui ressemble le plus à une traduction humaine.</p></li>
<li><p><strong>Un corpus en augmentation perpétuelle.</strong> Seq2seq comme BLEU ne sont envisageables que si l’IA peut « apprendre » en traitant un très vaste corpus. La machine, en effet, ne connaît pas la grammaire et ne partage pas l’expérience humaine que décrivent les messages linguistiques : elle produit ses résultats à partir de son corpus-témoin, vaste compilation de textes écrits par l’homme qui lui servent de référence. L’utilisateur de GT peut avoir un aperçu du corpus quand il met un mot en surbrillance dans un des champs de texte (cible ou source) :</p></li>
</ul>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=730&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=730&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267698/original/file-20190404-123400-14oa8gn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=730&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Si l’on surligne « stately » dans le champ de l’original, GT fournit un certain nombre de ressources. Certaines sont purement à destination de l’utilisateur humain, comme la définition de dictionnaire dans la langue-source ; d’autres sont compilées par l’IA pour produire la traduction. La « fréquence » est un poids statistique attaché à chaque traduction possible du terme (ainsi « stately » est très souvent traduit par « majestueux » et « imposant », et rarement par « noblement ») ; l’ évaluation statistique de la pertinence du terme est associée à une évaluation contextuelle, fournie par les « Exemples de <em>stately</em> », que GT fournit ici en anglais, mais dont il stocke aussi les traductions françaises : c’est un aperçu du corpus bilingue compilé par l’IA. Cette compilation de données est à la base de l’apprentissage profond et indispensable aux procédures <em>seq2seq</em> comme BLEU.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>GT comporte enfin un bouton « Améliorer cette traduction ». En cliquant dessus, l’utilisateur peut intégrer au corpus sa propre traduction de la séquence sélectionnée, s’il la juge meilleure que celle proposée par l’IA. Il s’agit alors moins de traduction automatique que de traduction assistée par ordinateur, puisque l’utilisateur est explicitement appelé à exercer sa compétence translinguistique pour corriger le résultat de la machine.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267701/original/file-20190404-123400-uoy93a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Si les utilisateurs, dans un esprit de développement collaboratif, peuvent être heureux de nourrir le corpus de GT, il convient ici de remarquer qu’en exerçant leur compétence pour aider GT à progresser ils <em>travaillent</em>, d’une certaine manière, <em>gratuitement</em>.</p>
<h2>Quand Google Translate traduit Coleridge</h2>
<p>Tout cela étant acquis, demandons maintenant à GT de traduire le début de « Kubla Khan ». On obtient le <a href="https://urlz.fr/9CO8">résultat suivant</a> :</p>
<blockquote>
<p>À Xanadu, Kubla Khan a-t-il<br>
Un décret majestueux sur le dôme du plaisir :<br>
Où Alph, le fleuve sacré, a coulé<br>
À travers des cavernes sans mesure pour l’homme<br>
Vers une mer sans soleil.</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=228&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=228&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=228&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=286&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=286&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267704/original/file-20190404-123397-168lq9j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=286&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><a href="https://theconversation.com/une-experience-de-traduction-poetique-ia-vs-humain-113717">Nous avons été prévenus</a> que l’IA n’est peut-être pas la plus à même de rendre le « style », c’est-à-dire la structure formelle qui rend ce texte mémorable. En revanche, nous attendons d’elle qu’elle restitue au moins le « contenu propositionnel » (U. Eco) du texte, c’est-à-dire la relation qu’il exprime entre des objets indépendamment de sa forme. Ce contenu propositionnel est en principe traduisible dans toutes sortes de langages, qu’ils soient naturels ou formels. Par exemple, on peut exprimer le contenu propositionnel des deux premiers vers par la paraphrase dans une langue naturelle : « Kubla Khan a fait construire un palais », ou par une relation logique dans un langage formel : <em>D(k,p)</em>.</p>
<p>Si certains éléments de cette traduction sont, dans cet horizon d’attente, pleinement satisfaisants, d’autres sont davantage problématiques.</p>
<h2>Motifs de satisfaction : v. 4-5</h2>
<p>Rendons à GT ce qui est à GT : la traduction des vers 4 et 5 est non seulement intelligible et grammaticalement cohérente, mais exacte. On pourrait presque lui reprocher d’être trop littérale, mais c’est déjà un autre problème qui touche à la forme du message. Ayant rendu le contenu propositionnel dans un français correct, GT s’est ici parfaitement acquitté de sa tâche.</p>
<h2>Premier problème : la traduction de <em>ran</em> (v. 3)</h2>
<p>On rencontre un premier problème au v. 3, où la traduction de « ran » par « a coulé » plutôt que « coulait » ne « passe » pas très bien en français. C’est essentiellement un problème d’<em>aspect verbal</em>.</p>
<p>L’énoncé « Alph, le fleuve sacré, a coulé » présente l’action comme terminée : or Alphe n’a pas cessé de couler – au contraire, le fait qu’il passe (toujours) par ces cavernes motive le choix de Kubla. Le passé composé français montre une action accomplie, dont le terme est révolu (aspect <em>perfectif</em>), alors que l’imparfait montre une action dans son déroulement (comme son nom l’indique, il est d’aspect <em>imperfectif</em>). Chaque langue répartit différemment les valeurs aspectuelles entre ses formes verbales, et le <em>preterit</em> anglais peut exprimer l’un ou l’autre de ces aspects (comme son nom l’indique, c’est un <em>passé</em> généraliste).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/270215/original/file-20190421-28119-7v3odz.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Tableau comparant la répartition des aspects sémantiques entre les formes verbales du passé en français et en anglais (inspiré par U. Eco, 2003).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>GT était donc confronté ici à une alternative dans le processus de traduction (rendre le <em>preterit</em> par le passé composé, voire le passé simple, ou l’imparfait), et a fait « le mauvais choix ». Mais on peut même douter que l’IA ait même formulé cette alternative, dans la mesure où elle ne propose pas l’imparfait comme une traduction possible si l’on surligne le v. 3 (en vertu du seq2sq, on surligne toute la séquence, et non un seul mot) :</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=277&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=277&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=277&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=348&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=348&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267769/original/file-20190405-180014-1ei2pfd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=348&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>En revanche, si je soumets à GT une paraphrase prosaïque des v. 1-3 comme « Kubla had a palace built where the sacred river Alph ran », GT met spontanément la relative à l’imparfait. (Attention : il y a une petite coquille dans la capture, <em>Kubka</em> au lieu de <em>Kubla</em>.)</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=203&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=203&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=203&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=255&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=255&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267771/original/file-20190405-180014-1lnhied.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=255&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>On admettra volontiers que ce n’est pas le plus gros problème de cette traduction. Même si la proposition de GT n’est pas acceptable comme version définitive, elle transmet tout de même le contenu propositionnel du texte, et la compétence linguistique du lecteur francophone rétablira probablement « coulait » sans trop d’hésitation, car on comprend bien, malgré tout, que le fleuve coule toujours parmi les cavernes sans lumière de Xanadu.</p>
<h2>Deuxième problème : <em>did</em> + <em>decree</em> = <em>decreed</em> (v. 1-2)</h2>
<p>Pourquoi GT a-t-il plus de mal avec le texte original de Coleridge qu’avec une paraphrase ? Probablement parce que sa traduction des vers 1-2 est très insatisfaisante, et que l’IA n’a pas « compris » le contexte grammatical de la proposition relative où figure « ran ». La phrase des v. 1-2 en français est à la limite de l’intelligible, et présente une structure d’interrogative (avec inversion du sujet) alors qu’il s’agit dans l’original d’une phrase assertive – ce dont GT ne se rend pas compte.</p>
<p>En anglais, la structure « auxiliaire <em>do</em> conjugué + verbe lexical à l’infinitif sans <em>to</em> » sert effectivement à construire les interrogatives directes :</p>
<blockquote>
<p>« Did Kubla build a palace in Xanadu ? » = Kubla <em>a-t-il</em> fait construire un palais à Xanadu ?</p>
<p>« Does she like green tea ? » = Aime-t-elle le thé vert ?</p>
</blockquote>
<p>Mais alors la modalité interrogative est signalée par un point d’interrogation : ce n’est pas le cas dans le texte de Coleridge, et il est étonnant que GT n’ait pas analysé cela comme un indice décisif.</p>
<p>En anglais, la structure « auxiliaire + verbe lexical » dans une phrase assertive a une valeur emphatique. C’est une façon d’insister sur le verbe en le dédoublant : l’auxiliaire a une pure valeur grammaticale (il donne le temps verbal et la personne) qu’il faut appliquer à la valeur sémantique du verbe lexical. Ici, <em>did</em> + <em>decree</em> = <em>decreed</em> ≈ « décréta ». Cet emploi n’est pas exclusivement littéraire et existe dans l’usage courant :</p>
<blockquote>
<p>« Kublai Khan did build a palace in Shangdu » ≈ Kubilaï Khan <em>a bien</em> fait construire un palais à Shangdu.</p>
<p>« She does write beautifully » ≈ Elle <em>écrit vraiment</em> très bien.</p>
</blockquote>
<p>Ici, GT ne parvient pas à identifier cette construction, et donc à restituer le sens de la phrase – peut-être parce que « did » et « decree » sont séparés par six mots (soit deux syntagmes : le COD et le sujet du verbe). Du coup, l’IA traduit en français « did » par un auxiliaire de passé composé avec inversion dans le v. 1 (« a-t-il »), qu’elle laisse en suspens (pas de participe passé dans le v. 2).</p>
<p>Ici, GT ne se contente pas de faire abstraction de la forme du message : son IA n’en restitue pas de manière intelligible le contenu propositionnel ; c’est un problème grave qui affecte l’intelligibilité même du texte traduit.</p>
<h2>Le recyclage syntaxique de GT : <em>decree</em> = décret ?</h2>
<p>Si GT n’arrive pas à recoller la forme verbale composée, c’est probablement qu’il est induit en erreur, au v. 2, par l’homonymie entre <em>to decree</em> (<em>décréter</em>) et <em>a decree</em> (<em>un décret</em>) : l’IA interprète « decree » comme un nom, et nom comme une partie d’une forme verbale ; ce « décret » devient alors le COD de « did ».</p>
<p>À partir de là, GT procède à ce qu’on pourrait appeler un <em>recyclage syntaxique</em> : l’IA essaie de faire sens des différents groupes de la phrase et les réorganise dans une nouvelle analyse grammaticale, pour finir par proposer le segment « un décret majestueux sur le dôme de plaisir ». Dans cette analyse, « a stately pleasure-dome decree » est un grand groupe nominal, où l’article indéfini « a » et l’épithète « stately » seraient incidents à « decree », et où « pleasure-dome » serait un substantif modificateur (<em>noun modifier</em>) lui aussi incident à « decree ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267861/original/file-20190405-180020-crp0p3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Cet exemple permet d’apprécier la puissance et les limites de GT dans l’évaluation sémantique de l’échantillon sur la base de son corpus. D’une certaine manière, GT ne s’en sort pas mal. Les modificateurs anglais expriment des relations extrêmement diverses entre les choses pour lesquelles le français a des moyens d’expression tout aussi divers :</p>
<blockquote>
<p>« a dog walker » = un·e promeneu·r·se de chiens</p>
<p>« an immigration decree » = un décret (portant) sur l’immigration</p>
<p>« a hot-air balloon » = un ballon (gonflé) à (l’)air chaud [= un aérostat]</p>
<p>« parrot food » = de la nourriture pour perroquet</p>
</blockquote>
<p>Son corpus montre à GT que les décrets sont généralement « sur » ce qui les détermine, et non « de », « à » ou « pour » ; on imagine très bien Kubla, type de l’autocrate oriental, donner un « décret sur le dôme de plaisir ». En revanche, son corpus aurait aussi dû montrer certaines autres choses à GT.</p>
<p>Premièrement, au niveau syntaxique, « to do a decree » passe assez mal en anglais, et sera moins souvent produit par un locuteur humain que « to make a decree », ou mieux encore « to issue/to give a decree ». Il est donc peu probable que la première expression soit davantage utilisée dans le corpus que les trois autres : statistiquement, l’analyse « did… decree » devrait l’emporter sur « did… a… decree ». (C’est le cas dans le corpus Linguee, qui sert de base à DeepL : « did a decree » n’est pas répertorié du tout, « made a decree » l’est, et la solution la plus fréquente est « issued a decree »). La faible fréquence de cette association aurait pu alerter GT : sa traduction a, statistiquement, moins de chances d’être la bonne.</p>
<p>Deuxièmement, au niveau sémantique, on imagine facilement un dôme majestueux (comme ceux de Milan, du Panthéon ou du Taj Mahal) ; mais que serait un « décret majestueux » ? Un parchemin enluminé, peut-être ? L’expression peine à faire sens. Ainsi, si l’apprentissage profond permet à GT de développer, par inférence statistique, l’apparence de compétences syntaxique et sémantique, celles-ci sont mises en échec par une homonymie et une construction grammaticale qui ne sont en rien réservées à la langue poétique.</p>
<h2>Conclusion provisoire : GT sait-il traduire la poésie ?</h2>
<p>Il y aurait encore des remarques à faire sur la traduction de GT – par exemple, sur le choix des articles dans « le dôme du plaisir » : on soulèverait alors un autre problème de sélection sémantique lié, cette fois, à l’<a href="https://arlap.hypotheses.org/11418">actualisation du nom</a>. Mais les remarques qu’on a déjà faites permettent de tirer un premier bilan.</p>
<p>L’IA de GT a traduit notre échantillon poétique sans rien en omettre, et une bonne moitié de cette traduction est, au moins au niveau du contenu propositionnel, très acceptable. Là où elle se trompe, l’IA fait malgré tout preuve d’une certaine agilité grammaticale pour recycler les éléments de l’original dans sa traduction. En termes de performance, elle est au niveau d’un étudiant débutant dans la traduction littéraire, et dont la pratique de la langue anglaise n’est pas encore très sûre.</p>
<p>Si l’on corrigeait un travail humain, on parlerait de <a href="http://www.cnrtl.fr/definition/sol%C3%A9cisme">solécisme</a> au sujet du « a-t-il » en suspens du v. 1 : c’est une construction agrammaticale qui, ici, empêche la transmission du contenu propositionnel du texte ; ce solécisme est associé au contresens sur l’interprétation de « decree ». La question est maintenant : dans quelle mesure est-ce là « la faute » du poète, c’est-à-dire de l’emploi poétique de la langue et de ses possibilités ?</p>
<p>D’un côté, le lexique n’est pas vraiment problématique, et le corpus de GT, composé de textes contemporains, sait que <em>decree</em> peut être un verbe ou un nom ; les structures syntaxiques, si elles servent ici des choix expressifs, ne sont pas non plus rares, comme nos exemples l’ont montré. D’un autre côté, on pourrait arguer que la syntaxe de Coleridge est un peu alambiquée, et que ces contorsions linguistiques font partie du propre de la poésie (que les Français pensent à la syntaxe de ce vers de la <em>Marseillaise</em> : « Contre nous de la tyrannie l’étendard sanglant est levé » !)</p>
<p>Pourtant, la présentation versifiée du texte, première spécificité poétique, n’est pas déterminante dans ces erreurs. Si l’on soumet à GT le même échantillon déversifié, le résultat est étonnant :</p>
<blockquote>
<p>« À Xanadu, Kubla Khan a fait un décret majestueux en forme de dôme de plaisir : où Alph, le fleuve sacré, traversait des cavernes incommensurables pour l’homme jusqu’à une mer sans soleil ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=218&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=218&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=218&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=274&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=274&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267871/original/file-20190405-180041-1m5dzdg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=274&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Ce qui était bon le reste (voire s’améliore : « traversait » est une traduction très acceptable de « ran through »). Le solécisme dans la traduction disparaît, puisque « did » est maintenant traduit par un verbe lexical au passé simple (ce qui ne veut pas dire que l’analyse grammaticale soit maintenant correcte), et « dôme de plaisir » est une nette amélioration. En revanche, le contresens sur « decree » aboutit à une traduction absurde de « pleasure-dome » analysé comme modificateur : qu’est-ce donc qu’un « décret en forme de dôme de plaisir » ?</p>
<p>Un ajustement dans la ponctuation permet d’obtenir un résultat dont les inexactitudes sont plus discrètes :</p>
<blockquote>
<p>« À Xanadu, Kubla Khan a fait un décret majestueux sur le dôme du plaisir, où Alph, le fleuve sacré, traversait des cavernes incommensurables pour l’homme jusqu’à une mer sans soleil ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=235&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=235&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=235&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=295&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=295&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/267870/original/file-20190405-180020-ccv47a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=295&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Si ces ajustements successifs sont intéressants d’un point de vue expérimental, ils tendent à montrer que GT n’est pas <em>autonome</em> face à la poésie : GT peut être, assurément, un <em>assistant</em> de traduction poétique, mais suppose un utilisateur qui ait une certaine compétence dans la langue-source, qui puisse identifier les zones problématiques et ajuster le texte soumis pour améliorer la traduction. Si l’on considère que le but de l’automatisation de la traduction poétique et littéraire n’est pas que l’IA traduise des textes aménagés pour elle, mais au contraire de généraliser l’accès au canon poétique, ce but n’est pas atteint, dans la mesure où le contrôle humain reste indispensable.</p>
<p>Il y aurait sans doute des façons de remédier à cette insuffisance, mais on y viendra après avoir rendu compte, dans le prochain article de notre série, de la méthode de travail du traducteur humain.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/115657/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dimitri Garncarzyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Que se passe-t-il quand on soumet un échantillon de poésie classique à Goggle Translate? Expérience et analyse.Dimitri Garncarzyk, agrégé de lettres modernes, docteur en littératures comparées (10e section CNU), Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1137172019-04-17T20:28:49Z2019-04-17T20:28:49ZUne expérience de traduction poétique : IA vs humain<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/266818/original/file-20190401-177171-xluu6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dmytro Bidnyak, « Robot poet », 2015</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.behance.net/gallery/26763965/Robot-poet">https://www.behance.net/gallery/26763965/Robot-poet</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span></figcaption></figure><p>Une intelligence artificielle (IA) peut-elle traduire un poème de manière satisfaisante ?</p>
<p>D’un côté, les concepteurs de DeepL, la très performante IA qui a traduit en 12 heures un <a href="https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-ia-traduit-livre-800-pages-12-heures-73163/">traité d’informatique de 800 pages</a> concèdent que leur création « est parfaite pour les contenus scientifiques mais […] ne saurait pas retranscrire la plume, ni le style d’un auteur ». De l’autre, <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/feb/15/ai-write-robot-openai-gpt2-elon-musk">des intelligences artificielles réussissent déjà à reproduire, à partir d’un échantillon, le style de professionnels de la presse écrite</a>.</p>
<p>Dans une analyse consacrée à la traduction par IA, <a href="https://nouvelles.umontreal.ca/article/2018/11/29/intelligence-artificielle-et-traduction-quelle-place-pour-les-traducteurs-humains/">Sylvie Vandaele</a> estime que le principal danger pour les traducteurs humains vient du robot lui-même que de « nombre d’idées reçues sur l’opération de traduction, dont la complexité est encore largement sous-estimée par le public ». En d’autres termes, alors que les <em>performances</em> de la machine accrochent l’attention, les <em>compétences</em> du traducteur humain resteraient méconnues.</p>
<p>Cette série d’articles intitulée « Le poète, le traducteur et le robot » entend donc, pour contribuer à remédier à cette situation, proposer une « expérience de traduction », inspirée par le regretté Umberto Eco. Ce premier article en définit le protocole : comparer, sur un exemple concret de traduction poétique, le travail humain et le travail machine, afin de réfléchir en connaissance de cause aux implications des développements sur la traduction littéraire, et, plus généralement, sur la traduction, le rapport aux productions culturelles, et le travail intellectuel.</p>
<p>L’expérience sera développée dans les deux articles suivants : le deuxième proposera un texte poétique à une IA traductive, dont on analysera la performance. Ce premier résultat sera comparé, dans un troisième article, à la production d’une traduction par un traducteur humain. On pourra alors tirer quelques conclusions sur ce qui fait l’intérêt et la spécificité de la traduction humaine des textes littéraires et poétiques, et le potentiel de l’IA dans ce domaine.</p>
<p>Mais avant d’entrer dans le vif de la réflexion, il faut préciser le protocole de l’expérience, et avant tout dissiper quelques idées reçues et prendre quelques précautions.</p>
<h2>La littérature est-elle supérieure au « reste » ?</h2>
<p>Malgré ce « lieu commun opposant la littérature et “le reste” » <a href="https://nouvelles.umontreal.ca/article/2018/11/29/intelligence-artificielle-et-traduction-quelle-place-pour-les-traducteurs-humains/">identifié par Sylvie Vandaele</a>, spécialiste de la traduction scientifique, la traduction littéraire est une activité de traduction <em>parmi d’autres</em> : les textes scientifiques et techniques sont « des produits de la culture soumis à de multiples paramètres » qui demandent une compétence particulière au traducteur. Il ne s’agit donc pas ici de présenter un raisonnement <em>a fortiori</em> dans lequel la traduction littéraire (et poétique) serait « ce qui se fait de mieux » (par opposition à des tâches « subalternes » comme la traduction technique), mais de poser la question de la puissance de l’IA du point de vue d’une pratique traductive à laquelle un universitaire spécialiste de littératures étrangères comme moi a été formé, que je pratique quasi quotidiennement et que j’estime bien connaître.</p>
<h2>Qu’appelle-t-on le <em>style</em> d’un texte ?</h2>
<p>La notion de <em>style</em> est l’objet de très nombreux lieux communs, qui s’agglomèrent parfois en une véritable <a href="https://www.cairn.info/arts-et-sciences-du-texte--9782130519324-page-167.htm?contenu=plan">« mystique »</a>. Dans le modèle post-romantique qui informe encore le plus souvent le discours sur la créativité, le « style d’auteur » est le sceau du génie littéraire, ou au moins le signe d’une individualité littéraire propre – d’où le fait que quand une IA réussit à reproduire un style, l’auteur humain peut ressentir une forme de blessure narcissique (mise en scène avec autodérision par <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/feb/15/ai-write-robot-openai-gpt2-elon-musk">H.J. Parkinson du <em>Guardian</em>, par exemple</a>).</p>
<p>De cette conception individualiste découle une <a href="https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5432">représentation courante du style comme <em>écart</em></a> vis-à-vis d’une hypothétique « parole ordinaire » : le grand prosateur/poète s’affranchirait de la grammaire de tout le monde pour se forger une langue à soi ; mais la pertinence de cette représentation est limitée. À l’opposé du discours mystique, certaines des meilleures définitions du style sont d’ordre statistique : le style, comme système formel d’une écriture, <a href="https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2011-4-page-37.htm?contenu=plan#s1n3">se définissant comme la récurrence de <em>patrons</em> (syntaxiques, lexicaux, etc.)</a> – c’est-à-dire comme une règle secondaire de surreprésentation de certaines structures plutôt que comme la transgression des règles de base de la langue.</p>
<p>Si le style peut largement se définir en termes statistiques, il n’est pas très étonnant qu’une IA capable d’apprentissage profond puisse l’émuler – la <em>seule</em> chose que les ordinateurs sachent vraiment faire étant, justement, de calculer très vite. L’argument qui consisterait à disqualifier par principe la traduction littéraire au nom de l’irréductibilité du style semble alors difficilement recevable.</p>
<p>On verra en revanche par la suite que le style comme travail de la langue joue sur les « catégories sauvages » (U. Eco) qui existent chez les locuteurs d’une langue en sélectionnant des articles, des adjectifs ou des constructions syntaxiques plus ou moins admises. C’est une définition plus démocratique du style, non comme transgression géniale, mais comme jeu communicationnel sur l’élasticité des normes sémantiques.</p>
<p>Troisième et dernier lieu commun : <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/896">« la poésie est intraduisible » ou, au moins, il faut reconnaître que « la poésie traduite est très en deçà de l’original »</a>. Comme le rappelle <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/896">Claire Placial</a>, la traduction poétique est <em>de facto</em> possible, puisque l’on traduit de la poésie ; la question est alors moins celle de la possibilité que de l’évaluation de la traduction poétique. Il existe assurément beaucoup de <em>mauvaises</em> traductions poétiques ; mais il en existe aussi beaucoup de très bonnes : pour ne citer qu’un exemple prestigieux, <a href="https://books.google.fr/books?id=Mb5nODxg0QAC&hl=fr&pg=PA170#v=twopage&q&f=false">Goethe admettait, à la fin de sa vie</a>, lire avec plus d’intérêt la traduction française de son <em>Faust</em> par Nerval (en prose poétique) que son original allemand (en vers).</p>
<h2>Les enjeux de l’IA en traduction littéraire</h2>
<p>Si la traduction de la littérature et de la poésie en particulier n’est par principe impossible ni pour l’homme, ni pour la machine, une situation de concurrence entre traducteurs humains et IA est envisageable. Cette concurrence peut être appréhendée de deux façons.</p>
<ul>
<li><p><strong>Du côté pessimiste,</strong> elle peut générer une inquiétude qui viendra s’ajouter à l’épais volume des prédictions inquiétantes relatives aux progrès de l’IA : aura-t-on encore besoin de notre activité de traducteur littéraire ? Outre ses enjeux économiques, n’y a-t-il pas dans ce remplacement la possibilité dangereuse d’une <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/2001-v14-n2-ttr409/000568ar/">démission de l’élément humain</a> vis-à-vis de pratiques (la traduction ou l’écriture journalistique) qui comportent une <a href="https://languesdefeu.hypotheses.org/186">dimension éthique</a>.</p></li>
<li><p><strong>Du côté optimiste,</strong> : la traduction par IA n’a-t-elle pas le potentiel de simplifier la vie aux spécialistes des littératures étrangères en leur épargnant un travail parfois fastidieux dont ils n’ont eux-mêmes pas forcément besoin ? À terme, la possibilité d’obtenir, sur demande et quasi-instantanément, une traduction d’un texte étranger jusque-là inédit dans la langue-cible pourrait représenter une chance pour les étudiants, les universitaires et le grand public d’accéder avec une facilité nouvelle au corpus de la littérature universelle.</p></li>
</ul>
<p>Le terme commun à ces deux questionnements est <em>l’exploitabilité</em> des productions de l’IA : sont-elles suffisamment <em>bonnes</em> pour se substituer à l’intervention du traducteur littéraire auprès du public ? La réponse à cette question suppose une définition à la fois technique et normative de la traduction littéraire : comment produit-on une <em>bonne</em> traduction d’un texte littéraire ?</p>
<h2>Les « expériences de traduction » d’Umberto Eco</h2>
<p>Dans les premiers chapitres de <a href="https://www.grasset.fr/dire-presque-la-meme-chose-9782246659716"><em>Dire presque la même chose</em></a> (<em>Dire quasi la stessa cosa</em>, 2003), Umberto Eco se livrait à une série d’« expériences de traduction » en explorant les possibilités du logiciel de traduction en ligne d’Altavista : par exemple, en lui faisant traduire la version anglaise du début de la Genèse dans la Bible du roi Jacques en espagnol, de là de nouveau en anglais, de là en allemand, de nouveau en anglais, et cette dernière version en français. Cette dernière version commençait ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Dans Dieu, qui a commencé, placé le ciel et la masse et la masse était sans forme et il y a du vide ; et l’obscurité était sur le visage du profond. »</p>
</blockquote>
<p>U. Eco compare ensuite la traduction d’un passage de <em>Moby Dick</em> par Bernardo Draghi à la traduction d’un logiciel fort cher, qui permet sans trop d’hésitation de constater la supériorité du travail humain.</p>
<p>Au troisième chapitre, Eco en venait à « rendre à Altavista ce qui est à Altavista », et prenait comme exemple le premier quatrain de <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal/1861/Les_Chats">« Les Chats »</a> de Baudelaire, dont il obtenait « une traduction anglaise acceptable ». Si Altavista avait du mal à traiter un texte qui (1) était écrit dans l’anglais du début du XVII<sup>e</sup> siècle et (2) pose de toute façon des problèmes d’interprétation même à ses lecteurs humains, il traitait en revanche relativement bien un texte poétique du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>Un nouveau protocole pour 2019</h2>
<p>L’IA traductive a beaucoup changé depuis 2003, et ses progrès (notamment le développement de l’apprentissage profond) ont pour partie rendues rendues caduques les conclusions d’U. Eco. Il est donc temps de proposer une nouvelle expérience, inspirée par celle d’Eco, mais adaptée aux circonstances de 2019.</p>
<ul>
<li><p>Plutôt qu’Altavista, on testera ici GoogleTranslate (GT), qui est probablement le moteur de traduction le plus utilisé aujourd’hui, pour l’évidente raison qu’il est associé <a href="https://www.searchenginejournal.com/seo-101/meet-search-engines/">au moteur de recherche le plus fréquenté au monde</a>.</p></li>
<li><p>Pour éviter les conclusions hâtives, on tâchera d’ouvrir rapidement la boîte noire que constitue l’IA de GT pour le traducteur littéraire. U. Eco tirait un certain nombre de conclusions qui rendaient compte de la traduction automatique en 2003 ; nous disposons, sur le web, de ressources qui nous permettent de comprendre comment fonctionne GT. Outre que cela permettra d’apprécier les progrès fait depuis 2003, ou trouvera là une base de comparaison entre le travail machine et le travail humain.</p></li>
<li><p>La question centrale de la concurrence entre traduction humaine et traduction automatique est celle de la <em>performance</em> contre la <em>compétence</em>. Si l’on peut facilement tester la performance de GT sur un échantillon de poésie, il faut aussi rendre compte de l’exercice de la compétence traductive d’un travailleur humain sur le même échantillon. Je me prêterai à l’exercice en décrivant mon processus de travail sur le même texte poétique et en proposant ma traduction.</p></li>
</ul>
<p>Reste à choisir un objet de travail : un échantillon de poésie sur lequel faire travailler la machine et le cerveau.</p>
<h2>Un échantillon de poésie</h2>
<p>J’ai choisi les cinq premiers vers de <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/43991/kubla-khan">« Kubla Khan » de Samuel Taylor Coleridge</a> (composé vers 1797-1798) : on testera donc ici la traduction de l’anglais de la toute fin du XVIII<sup>e</sup> siècle vers le français d’aujourd’hui.</p>
<p>Voici le texte :</p>
<blockquote>
<p>In Xanadu did Kubla Khan<br>
A stately pleasure-dome decree :<br>
Where Alph, the sacred river, ran<br>
Through caverns measureless to man<br>
Down to a sunless sea.</p>
</blockquote>
<p>Voici, pour mémoire, la traduction qu’en propose Jacques Darras <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Poesie-Gallimard/La-Ballade-du-Vieux-Marin-et-autres-poemes">dans une édition de référence, la collection « Poésie/Gallimard » (p. 187)</a> :</p>
<blockquote>
<p>En Xanadu dit Kubla Khan<br>
Qu’on crée un grand dôme de plaisir<br>
Où courrait Alphe, rivière sacrée,<br>
Par des cavernes sans fond pour l’homme<br>
Jusqu’à une mer sans jour !</p>
</blockquote>
<p>Ce choix, forcément contestable, peut se justifier par les éléments suivants :</p>
<ul>
<li><p><strong>C’est un texte représentatif du discours poétique en général et de la poésie anglaise en particulier.</strong> Notre expérience porte sur la traduction de la poésie, et il faut que notre échantillon satisfasse à un critère de représentativité. Ce texte présente des procédés caractéristiques du travail poétique aux niveaux rythmique (tétramètres et trimètre iambiques), phonétique (assonances, allitérations, rimes), syntaxique (la construction de la première phrase), sémantique (le caractère elliptique de la première phrase, l’imagerie), cognitif (le lecteur est confronté à l’évocation d’un univers onirique et lointain). Il me semble donc correspondre à une définition relativement courante de la poésie (lyrique) : <em>un discours mesuré et imagé qui nous introduit dans un univers mental étranger</em>.</p></li>
<li><p><strong>Datant de la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle, ce texte reste cependant <em>accessible</em> à l’IA :</strong> sa grammaire respecte des règles qui sont encore celles de l’anglais d’aujourd’hui ; mis à part les noms propres (facilement identifiables comme tels), il ne présente pas de difficultés lexicales particulières.</p></li>
<li><p><strong>Ce texte est <em>canonique</em></strong> : Coleridge est un des grands poètes du premier romantisme anglais, et « Kubla Khan » a marqué l’imagination collective (qu’on pense seulement au Xanadu de <em>Citizen Kane</em>) : en le choisissant, on n’essaie pas de « coller » la machine, mais simplement de voir ce qu’elle peut faire d’un texte réputé.</p></li>
<li><p><strong>Je suis compétent sur ce texte</strong>. Puisque l’atout de l’humain face à la machine est sa <em>compétence</em>, j’ai choisi un échantillon qui relève de mon domaine de spécialité : j’ai une formation d’angliciste, et j’ai consacré ma thèse à la poésie européenne du XVIII<sup>e</sup> siècle, notamment anglaise.</p></li>
</ul>
<h2>Conclusion provisoire</h2>
<p>Le poète Wordsworth écrivait, dans la préface des <em>Ballades lyriques</em> (<em>Lyrical Ballads</em>, 1802), que Coleridge et lui souhaitaient introduire dans la poésie lyrique <a href="https://www.english.upenn.edu/%7Ejenglish/Courses/Spring2001/040/preface1802.html">« <em>a selection of language really used by men</em> »</a> – un échantillon de la lange courante. Le choix d’un texte à la fois incontestablement poétique et délibérément proche du langage ordinaire semble tout indiqué pour notre expérience. </p>
<p>Dans la meure où les IA traductives ne sont pas entraînées sur des corpus littéraires et poétique, il évite de « coller » trop facilement la machine (comme c’était le cas, chez Eco, avec la Genèse). Et dans la mesure où il est très poétique, il présente un enjeu technique, mais aussi affectif, pour le traducteur humain. Se mesurer à l’IA sur un tel texte, c’est aussi, pour le traducteur humain, s’exposer au risque de la blessure narcissique : l’expérience n’est pas sans enjeu.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/113717/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dimitri Garncarzyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une intelligence artificielle (IA) peut-elle traduire un poème de manière satisfaisante ? Tentons l’expérience…Dimitri Garncarzyk, agrégé de lettres modernes, docteur en littératures comparées (10e section CNU), Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1120982019-03-17T20:13:47Z2019-03-17T20:13:47ZLes traducteurs doivent-ils redouter la concurrence de l’intelligence artificielle ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/264234/original/file-20190317-28505-i6dyba.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2689%2C1367&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait du traducteur, Laurent de Premierfait, de l'ouvrage, Des Cas des nobles hommes et femmes, de Jehan Bocace. Vers 1495</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Cas_des_nobles_hommes_et_femmes_-_BNF_Fr231_f1_(portrait_du_traducteur).jpg">Wikipédia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>À la fin de l’année dernière, le programme DeepL a, grâce à l’intelligence artificielle (IA) et à l’apprentissage profond (<em>deep learning</em>), traduit en une douzaine d’heures seulement un <a href="https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-ia-traduit-livre-800-pages-12-heures-73163/">ouvrage de théorie informatique de 800 pages</a>.</p>
<p>S’il est légitime de s’interroger à cette occasion sur la possible concurrence entre l’homme et la machine sur le marché du travail intellectuel (comme on l’a déjà fait dans <a href="https://theconversation.com/la-robotisation-mene-t-elle-a-la-fin-du-travail-78938">d’autres secteurs d’activité</a>), le discours médiatique est très vite emphatique dès qu’il s’agit de relayer les avancées de l’IA. En l’occurrence, on a pu parler d’une <a href="https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/2351955-20181010-deep-learning-homme-prend-premiere-grosse-raclee-machine-matiere-traduction">« grosse râclée »</a>, expression qui préfère souligner la menace plutôt que l’exploit technologique, comme s’il était plus important de souligner la concurrence entre les traducteurs humains d’un côté et les concepteurs du programme de l’autre que de suggérer que l’humanité pourrait marquer là un point collectif.</p>
<p>Ailleurs, sous le titre <a href="https://www.marianne.net/societe/traduction-automatique-robots-ecrivains-voila-la-litterature-du-futur">« Traduction automatique, robots écrivains… voilà la littérature du futur ! »</a> s’imagine un futur de plus en plus proche où, les humains étant dépossédés de leur créativité, l’<em>otium studiosum</em> propice à la traduction de la poésie ou à l’écriture des romans céderait sa place au désœuvrement et à la consommation passive des chefs-d’œuvre des IA. Et inversement, l’appel à la sobriété des spécialistes de l’IA eux-mêmes <a href="https://www.theguardian.com/technology/2018/jul/25/ai-artificial-intelligence-social-media-bots-wrong">semble être devenu un genre en soi</a>.</p>
<p>Les universitaires spécialistes des littératures étrangères sont, entre autres, des traducteurs. Nous avons dans notre cursus été formés à la traduction littéraire (à côté, et c’est important, d’autres pratiques, comme l’histoire culturelle ou le commentaire de texte) ; nous enseignons d’une manière ou d’une autre la traduction, nous publions des traductions sous une forme ou une autre, et c’est une activité que nous pratiquons aussi <a href="https://lefestindebabel.wordpress.com/le-projet/">pour le plaisir</a>.</p>
<p>Mais si nous sommes des professionnels de l’écrit, nous ne sommes pas, pour la plupart, des spécialistes de la traduction automatique. Une partie de l’inconfort lié à l’IA vient sans doute de cette relation asymétrique : le robot s’invite dans le champ de compétence d’experts humains et semble y exceller, alors que les experts humains du domaine concerné se sentent, eux, souvent incompétents pour parler du robot. Dans ce cas, l’IA est pour eux une <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bo%C3%AEte_noire_(syst%C3%A8me)">boîte noire</a>.</p>
<p>C’est cette relation ambiguë entre le traducteur et l’IA traductive que je voudrais explorer ici.</p>
<h2>Trois raisons de s’inquiéter</h2>
<p>Le traducteur littéraire est un professionnel de l’écrit parmi d’autres, et un bon point de départ pour comprendre de quoi les professionnels de l’écrit ont peur est l’<a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/feb/15/ai-write-robot-openai-gpt2-elon-musk">article du <em>Guardian</em></a>, paru en février dernier, où Hannah Jane Parkinson décrit le frisson qui l’a saisie quand le <a href="https://blog.openai.com/better-language-models/">logiciel expérimental GPT2</a> a composé un article de presse complet sur la base d’un paragraphe qu’elle avait écrit. Sa première réaction est ainsi :</p>
<blockquote>
<p>(a) it turns out I am not the unique genius we all assumed me to be ; an actual machine can replicate my tone to a T ; (b) does anyone have any job openings ?</p>
<p>(a) Il semblerait que je ne sois pas, contrairement à ce que nous croyions tous, un génie unique : une simple machine peut reproduire mon style à la lettre ; (b) est-ce que quelqu’un recrute ?</p>
</blockquote>
<ul>
<li><p>Le point (a) décrit une blessure narcissique : alors qu’on admet traditionnellement que la créativité stylistique (le ton, le style) définissent des individualités littéraires, la machine (qui n’a <em>a priori</em> pas de personnalité) peut émuler assez facilement ce genre de qualités ; on retrouve là la crainte du « chômage créatif » exprimée dans l’article de <em>Marianne</em> cité plus haut.</p></li>
<li><p>Le point (b) évoque un chômage beaucoup plus littéral : les performances impressionnantes du robot-écrivain en font un candidat viable pour remplacer un certain nombre d’acteurs humains du secteur de l’écrit – journalistes, traducteurs ou écrivains.</p></li>
<li><p>Il existe, sur le cas de GPT2, un troisième problème (c), auquel H.J. Parkinson consacre la seconde moitié de son article : celui des <em>fake news</em>, puisque l’IA forge complètement ses citations et ses analyses. GPT2 sait écrire en anglais non seulement correctement, mais en reproduisant des habitudes stylistiques, ce qui est une des compétences de la journaliste ; en revanche, GPT2 ne sait pas vérifier ses sources et n’a pas de déontologie, ce qui sont d’autres compétences de la journaliste.</p></li>
</ul>
<p>Pour résumer : l’activité de la journaliste met en œuvre un ensemble de compétences à des niveaux divers (linguistique, stylistique, cognitif, éthique), et l’IA est (très) performante sur un <em>certaines</em> d’entre elles (mais pas toutes) ; d’où la crainte, en partie justifiée, d’une concurrence créative et économique.</p>
<h2>La concurrence économique de l’IA</h2>
<p>La dimension économique de la concurrence de l’IA au travail humain est l’un des problèmes les plus immédiats et les plus sérieux ; c’est sur celui-ci que Sylvie Vandaele, professeur de traduction scientifique à l’Université de Montréal, <a href="https://nouvelles.umontreal.ca/article/2018/11/29/intelligence-artificielle-et-traduction-quelle-place-pour-les-traducteurs-humains/">conclut son analyse du phénomène</a>.</p>
<p>L’inquiétude de S. Vandaele vient moins de la prise en main de la traduction-machine par le traducteur humain que de la dévaluation, en terme de reconnaissance professionnelle et financière, de sa compétence. C’est un cas particulier des conséquences économiques indésirables des progrès de l’IA que Kai-Fu Lee, par exemple, <a href="https://www.nytimes.com/2017/06/24/opinion/sunday/artificial-intelligence-economic-inequality.html">envisageait à l’échelle mondiale en 2017</a>. En somme, la menace économique est la plus immédiate parce que la décision de remplacer le travail humain par le travail automatique peut être prise à court terme.</p>
<p>Sylvie Vandaele souligne aussi que le remplacement économique des traducteurs humains par les machines procéderait, entre autres, d’une incompréhension de la « complexité » de la traduction, c’est-à-dire de ce que représente l’expertise traductologique : en d’autres termes, la décision de remplacer précipitamment le travail humain par le travail machine négligerait certains facteurs, comme la compétence généralisée des travailleurs humains.</p>
<h2>Blessure narcissique et généralisation abusive</h2>
<p>Parce que les IA qui composent des textes (ou les traduisent) atteignent très rapidement des résultats coûteux (en temps et en effort cognitif) pour l’homme, on a spontanément tendance à les considérer comme des rivaux en termes de créativité linguistique. Il y a cependant, à en croire certains spécialistes de l’IA, de sérieuses raisons de considérer qu’il s’agit là d’une généralisation abusive.</p>
<p>Cette généralisation repose sur le malentendu de la boîte noire. Impressionnés par les résultats fulgurants de l’IA, nous lui prêtons les capacités qu’il faudrait à un humain pour atteindre les mêmes résultats avec la même efficacité. Ce faisant, nous négligeons que l’IA fonctionne d’une manière <em>très différente</em> de la cognition humaine, et que nous ne pouvons pas prêter aux machines nos propres processus mentaux : il faut donc ouvrir la boîte noire.</p>
<p><a href="https://www.technologyreview.com/s/609048/the-seven-deadly-sins-of-ai-predictions/">Rodney Brooks</a> oppose ainsi l’expérience humaine du frisbee à ce que peut en dire une machine qui génère automatiquement des légendes pour des photographies (il commente les résultats présentés par <a href="https://arxiv.org/abs/1502.03044">cet article</a>) :</p>
<blockquote>
<p>« Supposons qu’une personne nous dise que telle photo représente des gens en train de jouer au frisbee dans un parc. Nous supposons spontanément que cette personne peut répondre à des questions comme “Quelle forme a un frisbee ?”, “À quelle distance en gros peut-on lancer un frisbee ?”, “Peut-on manger un frisbee ?”, “Un enfant de trois mois peut-il jouer au frisbee ?”, “Le temps qu’il fait aujourd’hui se prête-t-il bien à une partie de frisbee ?”</p>
<p>Les ordinateurs qui peuvent légender une image “Joueurs de frisbee dans un parc” n’ont aucune chance de répondre à ces questions. »</p>
</blockquote>
<p>Impressionnés par la performance du logiciel, nous ne voyons pas, ajoute Rodney Brooks, ses <em>limitations</em>. Or l’IA en apprentissage profond a un domaine d’action très étroit ; elle est extrêmement performante sur des « champs clos », c’est-à-dire « un type de données extrêmement limité », <a href="https://www.nytimes.com/2018/05/18/opinion/artificial-intelligence-challenges.html">dans les termes de Gary Marcus et Ernest Davis</a>.</p>
<p>De manière plus imagée, <a href="https://www.nytimes.com/2017/06/24/opinion/sunday/artificial-intelligence-economic-inequality.html">Kai-Fu Lee</a> propose de voir ces IA comme « des tableurs sous stéroïdes entraînés sur le <em>big data</em>, qui peuvent surpasser les humains sur une tâche donnée ». Une IA à qui l’on pourrait <em>effectivement</em> prêter des processus cognitifs humains serait une « IA généralisée », c’est-à-dire « un ordinateur doué d’une conscience de soi, capable de raisonner à partir du sens commun, d’acquérir des connaissances dans des domaines variés, d’exprimer et de comprendre les émotions, etc. ».</p>
<p>On est loin, en d’autres termes, des <a href="https://www.marianne.net/societe/traduction-automatique-robots-ecrivains-voila-la-litterature-du-futur">robots qui rêvent</a> et écrivent spontanément de la poésie, parce que le traitement de données massives par la machine n’est pour l’instant pas comparable à l’expérience cognitive du monde par l’homme. Si la concurrence économique est un problème immédiat, la concurrence existentielle n’est pas encore là.</p>
<h2>Une distinction fondamentale : <em>performance vs compétence</em></h2>
<p>Ouvrir la boîte noire permet ainsi de mettre le doigt sur la distinction fondamentale entre <em>performance</em> et <em>compétence</em>. On pourra difficilement contester qu’une IA qui traduit 800 pages en quelques heures soit <em>performante</em>, et même beaucoup plus performante qu’un humain (ou même une équipe de traducteurs humains) ; on peut douter, en revanche, qu’elle soit vraiment <em>compétente</em> : c’est un argument fondamental dans les appels à la sobriété de spécialistes de l’IA comme <a href="https://www.technologyreview.com/s/609048/the-seven-deadly-sins-of-ai-predictions/">Rodney Brooks</a>.</p>
<p>Pour revenir à l’exemple de ce dernier : l’humain est compétent pour parler du frisbee ; pas la machine. En termes de philosophie de l’esprit : l’humain, <a href="https://www.grasset.fr/kant-et-lornithorynque-9782246564010">pour parler comme Umberto Eco</a>, possède un « type cognitif » du frisbee dans son « encyclopédie » personnelle. L’IA qui a impressionné H.J. Parkinson du <em>Guardian</em> est performante pour reproduire le style de la journaliste, mais elle n’est pas compétente pour remplacer la journaliste, parce que l’IA ne sait pas distinguer une information sourcée ou une citation authentique d’une <em>fake news</em> ou d’un propos forgé. Bref, il manque aux IA un ensemble très diversifié de <em>compétences</em> (qui sont liées à d’autres dimensions de la cognition humaine, comme notre affinité pour le vrai) pour se substituer <em>globalement</em> à l’humain.</p>
<p>C’est, entre autres, cette compétence généralisée des travailleurs humains qui fournit la base de l’argument de Sylvie Vandaele <a href="https://nouvelles.umontreal.ca/article/2018/11/29/intelligence-artificielle-et-traduction-quelle-place-pour-les-traducteurs-humains/">pour défendre la traduction humaine</a>. Outre le fait que l’IA elle-même est le produit de la compétence des informaticiens et linguistes qui ont travaillé à son élaboration, l’expertise traductologique humaine a été convoquée à toutes les étapes du processus automatique :</p>
<ul>
<li><p><strong>en amont du processus</strong>, il a notamment fallu élaborer « un dictionnaire de 200 termes spécifiques » des domaines mathématiques et informatiques, ce qui suppose une maîtrise <em>a priori</em> du texte-source et des deux langues, pour introduire dans sa traduction cohérence et continuité au niveau du lexique le plus technique ;</p></li>
<li><p><strong>pendant le processus lui-même</strong>, la machine travaille et « apprend » grâce à la compilation d’un impressionnant corpus de référence constitué de textes rédigés et traduits par l’homme. L’apprentissage profond est avant tout l’interprétation statistique d’un vaste échantillon du travail humain : sans cette masse de données, dont la qualité (et donc la compétence de ses auteurs humains) détermine la performance de la machine, l’IA ne serait pas aussi performante ; comme l’explique l’un des concepteurs du logiciel : <a href="https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-ia-traduit-livre-800-pages-12-heures-73163/">« La performance de Deepl tient à son corpus très bien traduit »</a>.</p></li>
<li><p><strong>en aval du processus</strong>, il a fallu relire et corriger la traduction pour la valider définitivement, ce qui est un processus standard aussi pour la traduction humaine. Il a notamment fallu <a href="https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-ia-traduit-livre-800-pages-12-heures-73163/">ajuster la ponctuation et « élargir le contexte »</a>. Quoique ces modifications soit présentées comme « marginales », elles sont révélatrices : la ponctuation rythme le texte et, en fluidifiant la lecture, <a href="https://www.cairn.info/revue-langue-francaise-2011-4-page-99.htm?contenu=article">facilite son assimilation par le lecteur</a> ; la notion vague de <em>contexte</em> renvoie, encore une fois, au fonctionnement « encyclopédique » (U. Eco) de la connaissance humaine. En d’autres termes, il a fallu réajuster le produit du travail machine pour qu’il s’insère au mieux dans le rythme et l’univers cognitifs humains, ce que l’IA est incapable d’évaluer.</p></li>
</ul>
<h2>Conclusion provisoire</h2>
<p>Pour résumer : la compétence de la machine est, quand on ouvre la boîte noire, d’une nature <em>différente</em> de la compétence humaine ; et la performance de la machine repose, en dernière analyse, sur la compilation des produits de la compétence humaine. Le danger vient moins d’une concurrence existentielle immédiate d’une IA qui est très loin d’être généralisée que de décisions économiques… qui seront prises par des hommes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/112098/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dimitri Garncarzyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Exploration et analyse de la relation ambiguë entre le traducteur littéraire et l’IA traductive.Dimitri Garncarzyk, agrégé de lettres modernes, docteur en littératures comparées (10e section CNU), Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.