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Abraham Bloemaert (1564–1651), Cain assassine Abel (vers 1590). La vengeance, émotion universelle trouve un écho particulièrement favorable dans la propagande djihadiste. Wikimedia

« Vengeance ! » : aux racines archaïques du djihadisme

Une semaine avant celle survenue le 31 août en gare d’Amsterdam, aux Pays-Bas, l’attaque au couteau à Trappes ayant coûté la vie à deux femmes (la mère et la sœur de l’assaillant), qualifiée tantôt de différend familial, tantôt d’homicide perpétré par un « fou », un déséquilibré, mais revendiquée par le groupe État islamique, ne manquait pas de relancer une nouvelle fois le débat en France : qu’est-ce que le djihadisme ?

Quels en sont les origines, les acteurs, les expressions spatio-temporelles et les ressorts idéologiques ? Qu’attendre, par ailleurs, des prochaines années et des prochaines décennies en matière de lutte anti-terroriste ? Depuis les attentats de l’année 2015, les interprétations développées par différents auteurs et courants de pensée sur l’« objet djihadiste » ont été aussi nombreuses que contrastées.

Suite aux thèses entrechoquées de l’« islamisation de la radicalité » et de la « radicalisation de l’islam », respectivement portées par Olivier Roy et Gilles Kepel, le sociologue Farhad Khosrokhavar dépeignait récemment le djihadisme comme un « fait social global ». Les discussions scientifiques en France tendent pourtant ostensiblement à s’éroder, démontrant un besoin évident de renouveau en termes d’outillages conceptuels et de grilles de lecture.

Cette contribution, essentiellement exploratoire, se propose de tracer les contours d’un cadre analytique original et pionnier en se penchant sur une dimension jusque-là négligée (ou du reste très peu abordée) du djihadisme, celle de ses racines archaïques rapportées ici à un maître mot : la vengeance.

Présente dans l’ensemble du corpus islamique (et traduite par qisas ou intiqam en arabe), sujette à une multitude de traitements artistiques et littéraires à travers les cultures et les époques, et appréhendée, enfin, par la sociologie des émotions et de l’action collective, la vengeance ne fait singulièrement l’objet d’aucune théorisation plus poussée dans ses liens au phénomène djihadiste, intuitivement étroits.

Une puissante « loi du talion »

Pourtant, qu’y a-t-il de plus fort et de plus durable que la loi du talion dont se targuent les djihadistes, reposant dans l’histoire musulmane sur le « prix du sang » et la notion de châtiment divin ? Ce dernier n’est pas propre à l’islam ; il traverse l’ensemble de la tradition abrahamique sous la forme de déluges, de destructions et d’autres punitions immédiates ou ultérieures infligés à l’humanité. « Œil pour œil, dent pour dent » demeure, à cet égard, l’essence de la justice rétributive qui articule un désir de vengeance visant à punir autrui pour un mal commis.

Code de Hammurabi, roi de Babylone, stèle/sculpture (1792-1750 av. J.-C.) énonçant une série de mesures afin d’éviter que les personnes ne fassent justice elles-mêmes. Mzbt/Wikimedia, CC BY-ND

C’est de la vengeance dont se réclame une majorité de mouvements djihadistes lorsqu’ils attaquent leurs ennemis. Al-’ayn bi-l-’ayn, « œil pour œil », titrait le 27 mars 2016 dans un clip vidéo la province de l’Euphrate de l’État islamique, se rapportant au verset 45 de la sourate 5 du Coran (« La table servie ») pour revendiquer les attentats de Bruxelles :

« Et Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion. Après, quiconque y renonce par charité, cela lui vaudra une expiation. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes. »

La vengeance est, en l’espèce, ce qui instaure un fossé infranchissable entre le terroriste et ses adversaires ; tandis que les seconds auront mécaniquement tendance à placer l’attentat sur le compte d’une irrationalité qui n’a pas sa place dans une société « civilisée », le premier le percevra, au contraire, comme pleinement réfléchi et moral. Il devient alors tout à fait envisageable que le double meurtre commis par Kamel Salhi à Trappes contre ses proches ait été à la fois une vengeance d’ordre personnel et un acte de nature plus politique, ces deux dimensions ne se contredisant pas forcément.

Comment, dans ces conditions, envisager la vengeance dans ses rapports à la violence djihadiste ? En quoi son horizon procure-t-il une motivation de premier plan à celui ou à celle qui s’en réclame au niveau individuel ou au nom d’une communauté ? Pourquoi certains individus y sont-ils plus sensibles que d’autres ? De plus, quel en est le script ?

Le djihadiste, bras de la vengeance divine

Toute action vengeresse est en règle générale réactive. L’obsession pour la vengeance, qui se traduira chez le djihadiste par l’accomplissement d’une violence plus ou moins préméditée, relève d’une volonté de répondre au tort imposé par un agresseur. De ce fait, la vengeance est considérée ici comme rétributive ; elle constitue aussi un châtiment infligé en dehors de la loi des hommes (taghout dans la grammaire islamiste radicale), une œuvre divine dont le djihadiste n’est finalement que le bras armé.

De surcroît, cette vengeance habite solidement le cœur de celui ou de celle qui la conduit. Elle n’est ni « folle », ni déviante au sens psychologique du terme, ni gratuite ; elle surpasse la notion de rancœur qui ne mène pas toujours à une activité violente. Au cours de son cycle, c’est la rage qui l’anime, provoquée et canalisée par un discours social, politique, économique ou religieux – souvent les trois à la fois – reproductible en continu.

Hommage aux victimes de Trèbes, attaquées le 23 mars dans un Super U. Eric Cabanis/AFP

La vengeance possède une autre singularité : elle vise la souffrance de sa victime et pas uniquement sa pénitence. La cible du djihadiste n’a pas de futur : elle doit être annihilée pour l’offense ou le crime qu’on lui impute. Aux antipodes d’une sanction ordinaire, la vengeance implique enfin des risques parfaitement compris et acceptés par son exécutant, à savoir en l’occurrence sa mort ultime.

En effet, le djihadiste se « sacrifie » au nom d’une vengeance qui n’est pas vécue par lui sur le mode d’un acte terroriste – ce qu’elle est objectivement pour ses victimes cependant. Il s’attribuera d’autant plus son geste vengeur que celui-ci lui procurera du sens, une identité guerrière mais aussi une repentance héroïque qui, à ses yeux, pourra absoudre ses péchés et lui permettre une rédemption définitive.

La quête de vengeance transcende les calculs et les gains personnels. Certes, les victimes d’injustice – plus ou moins tangible ou imaginée – seront toujours plus disposées à rechercher la vengeance que d’autres. Cette recherche est aussi influencée par des facteurs structurels (contexte sociopolitique, institutionnel), la vengeance n’étant jamais une réponse entièrement spontanée ; dans une large mesure, elle est un acte socialement construit autour de valeurs et de références culturelles.

En 2014, sur fond d’expansion globale de la menace terroriste, de nombreux militants français sont partis combattre le régime de Bachar Al-Assad au Levant en cristallisant leur cause autour d’une perception d’injustice partagée.

Une motivation à l’épreuve du temps

Si l’on a longuement examiné les intentions djihadistes ces dernières années, la psychologie sociale de leur violence s’est souvent vue, à tort, dépréciée. C’est là le résultat d’une confusion grossière opérée entre une discipline reconnue, dotée de méthodes robustes, et certaines approches « psychiatrisantes » caricaturales et empiriquement pauvres car non informées, ayant réduit la figure du djihadiste à celle d’un détraqué et lui ayant arbitrairement ôté toute faculté de pensée, de choix et d’action.

Or, une analyse de la vengeance djihadiste ne peut faire l’économie d’une réflexion dans la durée sur ce qu’elle offre de gratifiant à ses auteurs au plan psychologique. Dans son ouvrage Beyond Revenge : The Evolution of the Forgiveness Instinct (2008), Michael McCullough souligne avec justesse les deux fonctions clés de la vengeance : dissuasive, d’une part, destinée à décourager toute transgression de l’ennemi ; corrective, de l’autre, lorsqu’un dommage a été subi et qu’il s’agit d’en empêcher un autre.

Les cas d’étude djihadistes pourraient être évoqués à l’infini. Parmi les plus frais, on peut mentionner, sur le continent européen, l’attentat de Stockholm d’avril 2017, dont l’auteur voulait « venger le califat » déchu en Irak et en Syrie ; l’attaque au couteau du jeune Khamzat Azimov en mai 2018 à Paris, qui visait selon ses dires à « sauver des vies » ; la tuerie de Liège en Belgique le même mois, lorsque Benjamin Herman décida de venger l’islam et ses fidèles en laissant symptomatiquement la vie sauve à une musulmane jeûnant pendant le mois de Ramadan.

Rétablir l’équité à travers la violence

Par rétablissement, il convient d’entendre ici le retour à l’équité entre un agresseur et sa victime. Dans cet ordre d’idées, la vengeance ne réparera pas le tort suscité mais elle rétablira un équilibre en matière de statut et de pouvoir. En traitant injustement sa victime, l’agresseur induit, de fait, que celle-ci n’est pas digne de respect ; la vengeance doit donc permettre de retrouver une estime de soi ; l’honneur que le djihadiste pense avoir reconquis par son fait d’armes rehausse simultanément celui du groupe dans son ensemble.

Vidéo : l’État islamique humilie et exécute des soldats syriens, Les observateurs de France 24, 2014.

Dans le même temps, un mouvement comme l’État islamique sait qu’en infligeant une violence inouïe à ses ennemis, il incitera à une escalade de représailles potentiellement aussi excessive, sinon bien supérieure. Citons deux épisodes emblématiques : en novembre 2015, François Hollande annonce une série de frappes aériennes sur le sanctuaire de Raqqa en Syrie, en vengeance des attentats djihadistes ayant frappé le Stade de France et le Bataclan avec des centaines de morts. En juin 2018, près de trois ans après, les membres d’un groupuscule de l’ultradroite, « Action des forces opérationnelles », qui projetaient de venger les victimes de ces attentats en s’en prenant à des imams et des femmes voilées sont arrêtés.

Concernant ces deux cas de figure, la vengeance en a appelé une autre, contribuant dans la foulée à polariser encore davantage la société.

Comme l’illustre enfin un riche recueil de travaux, tout souhait de vengeance – comme celui encouragé par les idéologues et leaders djihadistes auprès de leurs partisans – s’accompagne certes d’un sentiment de satisfaction et de plaisir (schadenfreude) sur le moment, mais il entraîne aussi des répercussions psychologiques négatives – anxiété, ruminations morbides, abattement – qui mériteraient certaines mesures qualitatives et statistiques. Les affects qui s’y associent (colère, tristesse, humiliation, le plus souvent amplifiés par des traits narcissiques) peuvent en effet composer autant de signes susceptibles d’alerter, en amont, les familles et membres de l’environnement social élargi d’un aspirant au djihad.

Certains militants partis sur divers théâtres de conflit présentaient ces symptômes, à l’instar du combattant britannique Abou Bara al-Hindi qui, en juin 2014, avait parlé du djihad comme d’un remède à la dépression et appelé ses compatriotes à le rejoindre au front.

Théâtralisation du geste vengeur

Par-delà la question de son intentionnalité, la vengeance djihadiste obéit à un scénario, à une intrigue, que l’on peut schématiquement modéliser, pour les besoins de l’investigation, en recourant à la célèbre pyramide du dramaturge allemand Gustav Freytag.

Actes de la vengeance djihadiste selon une perspective dramaturgique. Myriam Benraad/Université de Leiden

L’exposition du drame débute par un événement ou un élément déclencheur qui sert de justification à la quête de vengeance – les bombardements occidentaux alliés et victimes musulmanes, par exemple.

S’ensuit la mise en œuvre de l’acte meurtrier lui-même, tissée de complications éventuelles. A posteriori, les soliloques du djihadiste, rapportés à la première personne ou narrés par un tiers, sont mis à la disposition du public. Protagoniste par excellence du drame qui se joue, le djihadiste emploie un art somme toute relativement classique pour exposer son parcours et les raisons de son adhésion au mouvement. Il peut aussi, à certaines occasions, confier ses doutes à l’auditoire pour mieux, par la suite, faire la démonstration de sa foi inébranlable.

Au paroxysme du scénario se situe l’attaque, qui renverse supposément l’injustice dénoncée au commencement du drame, quoique le djihadiste se transforme en réalité en meurtrier et non en justicier. Les victimes, elles, sont autant de fantômes qui hantent l’action et son déroulement.

Les productions audiovisuelles de l’État islamique, pour ne citer que ce groupe, renseignent parfaitement ces séquences dramatiques – « Les sabres de la vengeance » (2017), « Tuer les apostats pour venger les monothéistes » (2015) ou « Et la vengeance est venue à vous » (2015) sont particulièrement édifiants.

Au terme de sa vindicte, le djihadiste estime avoir accompli son devoir : il est mort en martyr. L’action retombe et le mouvement terroriste revendique l’attaque en révélant des aspects et détails parfois méconnus : circonstances organisationnelles de l’attentat djihadiste, informations complémentaires sur le profil du tueur, manœuvres déployées pour déjouer la surveillance des autorités, etc.

Le dénouement est quant à lui nécessairement tragique : il représente l’apogée de cette vengeance dont les racines archaïques en disent peut-être long quant à notre difficulté à les dénouer.


Dernière publication de l’auteure : « Jihad, des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée » (Paris, Le Cavalier Bleu, 2018).

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