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Vers la fin du droit à l’avortement aux États-Unis ?

Un militant pro-choix tente de bloquer un militant pro-vie lors d'un rassemblement devant la Cour suprême des États-Unis en réponse à la fuite du projet de décision de la Cour suprême visant à annuler Roe v. Wade, le 3 mai 2022 à Washington, DC. Alex Wong/AFP

À l’automne 2021, la Cour suprême a entendu les arguments des parties dans deux affaires touchant au droit à l’avortement. La première audience le 1er novembre consacrée à la loi texane SB8 (qui interdit l’avortement après six semaines et sous-traite l’application à des citoyens privés) était de nature procédurale. Celle du 1er décembre concernait la loi du Mississippi HB 1510, qui interdit l’avortement après quinze semaines (même en cas d’inceste ou de viol) et est aussi en violation des jurisprudences de la Cour.

Les deux sont intimement liées car le cheminement judiciaire de la loi texane et le refus de la Cour suprême de suspendre l’entrée en vigueur d’une loi manifestement inconstitutionnelle ont permis de saisir l’attitude radicale des juges conservateurs en matière d’avortement. Ils sont désormais six et constituent la majorité grâce aux trois juges nommés par Donald Trump. Le président de la Cour John Roberts n’est plus en position de juge pivot, comme avant la nomination d’Amy Coney Barrett, en octobre 2020.

Avortement aux États-Unis : « Les droits des femmes sont menacés », estime Kamala Harris (Ouest France).

L’audience de décembre avait donné lieu à de multiples spéculations mais la révélation par le site Politico de la première mouture de ce que serait la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization lève les doutes.

Ce ne serait pas un grignotage supplémentaire mais un revirement de jurisprudence.

La loi du Mississippi et l’audience de décembre 2021

Les demandeurs arguaient que la loi adoptée et promulguée au Mississippi interdisant l’avortement après 15 semaines, même en cas de viol ou inceste, est en violation du XIVe amendement à la Constitution et de la jurisprudence de la Cour suprême (arrêts Roe v. Wade de 1973 et Planned Parenthood v. Casey de 1992). Pour l’État du Mississippi, la règle du précédent (stare décisis) est la moins justifiée lorsqu’il s’agit d’une interprétation constitutionnelle qui ne peut être modifiée que par le vote et la ratification d’un amendement à la Constitution. Son avocat (solicitor general) soutenait que Roe a été décidé de façon erronée et que la Constitution ne prévoit et ne protège ni droit à la vie privée ni droit à l’avortement. En outre les conditions ont changé et aujourd’hui la contraception et l’adoption sont aisément disponibles et donc une femme devrait pouvoir garder son enfant.


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La juridiction de première instance saisie par Jackson Women’s Health Organization (JWHO), l’unique clinique assurant des avortements dans l’État et plusieurs groupes de défense des libertés a suspendu la mise en œuvre de la loi qui prohibe l’avortement avant la viabilité du fétus, critère retenu dans Roe en 1973. Et la Cour d’appel régionale du cinquième circuit, plutôt conservatrice mais tenue par la règle du précédent, a confirmé la décision de première instance, la liberté de choix dont jouit la femme et le concept d’autonomie individuelle protégé par le XIVe amendement.

L’État du Mississippi et les anti-avortement ont demandé à la Cour suprême d’entendre l’affaire ; elle aurait pu refuser car elle jouit d’une grande latitude qui lui permet d’accepter ou non un recours et son intervention n’était pas requise. Elle a attendu et examiné la pétition de certiorari à 13 reprises avant de se décider à accepter l’affaire en mai 2021, ce qui témoigne des hésitations des juges. Mais l’acceptation veut dire aussi que quatre d’entre eux au moins voulaient l’entendre en espérant faire évoluer la jurisprudence ou mettre fin à Roe.

Et après la nomination d’Amy Coney Barrett, les requérants, conscients de la situation favorable (six juges conservateurs sur les neuf), ont modifié leur requête et franchi une étape supplémentaire, demandant à la Cour de revenir sur les deux jurisprudences fondatrices et de procéder à un revirement de jurisprudence. Mais les revirements de jurisprudence sont rares car ils affaiblissent la règle du précédent et n’ont lieu que si des conditions bien précises sont remplies, en principe du moins.

À quoi s’attendre ?

Dans l’affaire du Mississippi, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, c’est bien le droit à l’avortement qui est en jeu et la question était de savoir si la Cour se contenterait de grignoter un peu plus les précédents existants ou si elle opérerait un revirement de jurisprudence et supprimerait le droit à l’avortement de la carte des garanties constitutionnelles reconnues aux femmes et protégées au niveau fédéral.

D’un côté, les jeux semblaient faits avec une Cour désormais composée de trois progressistes et six conservateurs – dont les trois juges nommés par Donald Trump – en raison de leur opposition au droit à l’avortement. D’autant qu’avec la nomination d’Amy Coney Barrett, qui a remplacé en octobre 2020 l’icône de la gauche progressiste Ruth Bader Ginsburg, il existe une majorité de cinq conservateurs, même sans le Chief Justice. Certains espéraient que le revirement total de jurisprudence n’aurait pas lieu, grâce aux juges « institutionnalistes » attachés à la légitimité de la Cour, comme le juge Brett Kavanaugh, qui avait de surcroît affirmé pendant ses auditions de confirmation qu’il reconnaissait le précédent Roe. Lui et le président de la Cour sont conscients que revenir sur une jurisprudence confirmée à plusieurs reprises, quand une majorité des Américains, y compris des Républicains, sont en faveur d’un certain droit à l’avortement, nuirait à la crédibilité de l’institution suprême. Mais cela n’a, semble-t-il, pas suffi.

La fuite du revirement de jurisprudence

Comme toutes les décisions controversées, celle-ci était attendue fin juin mais Politico a obtenu copie de la première version de ce qui serait la décision de la majorité. Ce type de fuite, qui est extrêmement rare, témoigne de la dégradation du climat politique et de la perte par la Cour de son statut de temple sacré attaché au secret de la délibération. Quant au langage adopté par le rédacteur de l’opinion, le juge Samuel Alito, semble-t-il suivi par quatre autres conservateurs, il peut laisse penser qu’il n’y aura pas de modification de la motivation et encore moins un renversement de la majorité, d’autant que l’on ignore si le président de la Cour va simplement rejoindre les autres juges conservateurs ou rédiger une opinion de convergence un peu moins radicale.

Il s’agit là d’un revirement de jurisprudence, le langage utilisé est clair :

« La décision Roe v. Wade était terriblement erronée et ce, depuis le départ. Sa motivation était extrêmement faible et la décision a eu des conséquences préjudiciables. Et loin de régler la question de l’avortement au plan national, les deux arrêts ont enflammé le débat et creusé les divisions. »

Il s’agit pour le rédacteur de souligner que les conditions requises pour un revirement de jurisprudence sont remplies alors qu’il veut revenir sur un droit qui existe depuis cinquante ans, auquel une majorité d’Américains, y compris les Républicains, sont attachés, et sur lequel les femmes et les familles comptent (critère de reliability). Il livre donc 98 pages d’analyse juridique approfondie de la jurisprudence, assortie de 31 pages sur l’historique des lois adoptées par les États en matière d’avortement et de nombreuses références et notes de bas de page. Et bien sûr, il s’appuie, pour critiquer Roe, sur les propos de certains progressistes, y compris la juge Ruth Bader Ginsberg (RBG) qui en ne démissionnant pas quand il était temps, a permis à Donald Trump de nommer un troisième juge à la Cour suprême et de consolider une majorité conservatrice de six contre trois.

Or, la juge Ruth Bader Ginsberg, qui a toujours défendu les droits des femmes et le droit à l’avortement, avait effectivement admis que la décision était sans doute intervenue trop tôt avant que la question n’ait pu « percoler » dans les États et que l’opinion publique ait pu évoluer. Et le délai choisi de 23 semaines (durant lequel l’avortement est autorisé), c’est-à-dire la période avant la viabilité, est long et a mobilisé la droite et la droite religieuse, expliquant la guerre culturelle qui dure depuis 50 ans. Le juge Samuel Alito explique que le droit à l’avortement n’est « pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation » et écrit : « la Constitution n’interdit pas aux citoyens de chaque État de réguler ou d’interdire l’avortement ». La Cour par ses deux décisions (Roe & Casey) s’était arrogée cette autorité qui appartient au peuple. « Nous cassons ces décisions et retournons ce pouvoir au peuple et à ses représentants élus. »

Un retour à la période avant la guerre de Sécession

Si le revirement a bien lieu, c’est un retour à la période d’avant la guerre de Sécession, quand les États du sud (qui finirent par faire sécession) voulaient proclamer leur droit à désobéir et annuler les législations fédérales qu’ils n’aimaient pas. Les Républicains et les conservateurs aujourd’hui disent vouloir « rendre » leurs pouvoirs aux États fédérés. Et alors que pendant 30 ans, ils ont critiqué « l’activisme judicaire » (judicial activism) des juges progressistes, ils n’ont plus ces scrupules maintenant qu’ils sont majoritaires à la Cour et peuvent revenir sur les acquis législatifs et jurisprudentiels de la deuxième moitié du XXe siècle.

Si c’est bien cette version qui devient la décision finale, la chasse à l’avortement est ouverte, d’autant que treize États républicains ont une législation toute prête à entrer en vigueur dès le feu vert donné par la Cour, ce qu’on appelle les trigger laws.

Le résultat est qu’il y aura demain, encore plus qu’aujourd’hui, deux Amériques et deux catégories d’Américains qui vivront sous des législations et des systèmes très différents. Dans les États gouvernés par les républicains, les États du centre, du sud et de la ceinture de la Bible, il n’y aura pratiquement plus de possibilité d’avoir accès à un avortement. Et les patientes n’auront comme seul recours, si elles en ont les moyens financiers, de se rendre dans un État du nord-est ou de l’ouest des États-Unis dirigé par les démocrates dans lequel le droit à l’avortement est reconnu et la possibilité d’avoir recours à cette procédure n’est pas un parcours du combattant. Des organisations pour la défense des droits et libertés et plusieurs grandes entreprises, comme Citygroup ou Amazon ont déjà annoncé qu’elles financeront les voyages de leurs salariées et de femmes contraintes de quitter leur État.

D’une Cour suprême politique devenue partisane…

La Cour suprême a toujours été une institution politique puisqu’elle fait partie des institutions et est l’un des contre-pouvoirs du système de « freins et contrepoids » conçu par les Pères fondateurs. Mais elle est devenue partisane et le bras armé du parti républicain, évolution rendue possible par la personnalité des candidats choisis par George W. Bush et Donald Trump, et par la polarisation du processus de confirmation par les sénateurs.

Les candidats faisaient généralement l’objet d’un consensus bipartisan et étaient confirmés avec de larges majorités incluant des sénateurs des deux grands partis. Ainsi, il y a vingt-sept ans, les candidats Ruth Bader Ginsburg et Stephen Breyer ont été confirmés par respectivement 96-3 et 87-9 votes pour et contre.

Aujourd’hui et parmi les derniers candidats, deux des trois juges nommés par Donald Trump n’ont obtenu que les seules voix des Républicains (Brett Kavanaugh : 50-48 et Amy Coney Barrett : 52-48). Neil Gorsuch a obtenu le vote de trois sénateurs démocrates (54-45) et la première juge noire, Ketanji Brown Jackson, très compétente et qualifiée, nommée par Joe Biden et dont l’arrivée ne modifie pas l’équilibre de la Cour, n’a été soutenue que par trois sénateurs républicains (53-47).

Danger pour les autres droits « non énumérés »

L’avortement n’est que l’un des droits reconnus par les Cours Warren et Burger durant la seconde moitié du XXe siècle qui ne figurent pas explicitement dans la Constitution et dont les conservateurs souhaitent la disparition. Ce serait un renversement total par rapport aux années 1950, 1960, et 1970 durant lesquelles la Cour a considéré qu’il était de la responsabilité de l’État fédéral de protéger divers droits via les clauses de due process et d’égale protection de la loi du quatorzième amendement, ratifié après la guerre de Sécession, les rendant ainsi applicables aux États fédérés – qui ne pouvaient plus, par exemple, priver les Noirs de leurs droits ou interdire les mariages mixtes.

Droit à l’IVG menacé aux États-Unis : la Cour Suprême pourrait annuler l’arrêt de 1973 (France 24).

Mais tout a changé. Ce projet annonce que la majorité conservatrice va s’en prendre aux autres droits non énumérés dans la Constitution, droit à l’intimité, à la contraception, au mariage pour tous… même si le juge Samuel Alito prend soin de dire que ces droits sont différents (de l’avortement qui met fin à une vie) et donc ne sont pas en danger. Peut-être essaie-t-il de convaincre certains de ses collègues conservateurs institutionnalistes qui craignent pour la crédibilité et la légitimité de la Cour ? Car le risque est réel, ces droits reposant sur une interprétation similaire de la Constitution ; et les dénégations du juge ne convainquent guère.

Un résultat inéluctable, sauf sursaut de l’opinion publique

Et il n’ y a pas grand-chose à faire. Même s’il y a mobilisation des progressistes et des indépendants en novembre 2022 pour les élections de mi-mandat, une loi protectrice du droit à l’avortement adoptée au niveau fédéral a peu de chances de voir le jour. Même une improbable victoire démocrate en 2022 ne changera rien au fait que ces juges conservateurs radicaux sont nommés à vie, sauf mise en accusation (impeachment), et vont continuer à démanteler les droits reconnus depuis les années 1970, en priorité ceux qui ne figurent pas explicitement dans la Constitution. Seul un large sursaut de l’opinion pourra(it) changer la donne.

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