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Violences anti-musulmanes en Inde : quelle responsabilité pour le gouvernement Modi ?

Les forces de l'ordre en patrouille à New Delhi, le 28 février 2020, après une semaine d'émeutes anti-musulmanes qui se sont soldées par au moins 42 morts. Xavier Galiana/AFP

Depuis plus de trois mois, l’Inde est en proie à une immense agitation. Le climat social semble ne cesser de se détériorer, comme en témoignent les affrontements sanglants entre hindous et musulmans qui ont eu lieu fin février. À titre d’exemple, des affrontements similaires avaient fait en 2002 dans l’État du Gujarat des milliers de victimes.

Le ministre en chef de cet État et son administration avaient alors été accusés d’avoir laissé faire les émeutiers et retenu la police. Certains membres de cette administration avaient alors été interdits de séjour à l’étranger et quelques-uns avaient été condamnés. Le ministre en chef du Gujarat était alors nul autre que Narendra Modi.

Narendra Modi salue ses partisans lors d’un meeting à Ahmedabad, dans le Gujarat, le 15 décembre 2002. Indranil Mukherjee/AFP

Le premier mandat de Modi : politique économique libérale et rhétorique sectaire

Auréolé de l’élan économique qu’a connu le Gujarat à l’époque où il le dirigeait (de 2001 à 2014), Narendra Modi a été élu premier ministre de l’Union indienne en 2015, en mettant en avant des promesses de libéralisme et de dynamisme économique. Il s’agissait de faire rivaliser l’Inde avec la Chine, d’engager son économie sur un sentier de croissance soutenu et long en allégeant la bureaucratie, d’ouvrir le pays aux investissements directs étrangers et de le doter, au travers du programme « make in India », d’un secteur manufacturier performant (pour des raisons historiques, ce secteur avait toujours été atrophié).

L’orientation de ce programme aurait pu faire oublier les racines idéologiques du parti auquel Narendra Modi appartient, le Baratiya Janata Party (BJP), à savoir l’« Hindutva ». Cette idéologie, selon laquelle l’Inde ne saurait être qu’hindoue, prône le retour à une culture fantasmée comme purement indienne, c’est-à-dire celle d’avant l’Empire moghol (1526-1857), désormais présenté dans les manuels d’histoire comme un joug étranger ayant longtemps pesé sur l’Inde hindoue. Certains courants de l’Hindutva affirment également que tous les hindous partageraient la même origine ethnique tandis que les membres des autres communautés seraient les fils d’un autre sol, issus de mariages mixtes plus ou moins consentis. Ajoutons que le BJP entretient des rapports étroits avec le Rashtriya Swayamsevak Sangh (Organisation patriotique nationale, RSS), organisation paramilitaire fondée en 1925 sur le modèle des phalanges fascistes afin de promouvoir l’idéologie de l’Hindutva. Narendra Modi a commencé sa carrière dans les rangs du RSS.

Au cours de son premier mandat, le gouvernement de M. Modi a engagé des réformes profondes comme l’unification de la TVA, mais aussi créé un traumatisme économique au travers de la démonétisation – c’est-à-dire la suppression, sans préavis, du cours légal des billets les plus couramment utilisés.

Ces initiatives économiques audacieuses ont pu reléguer dans l’ombre les mesures ou déclarations vexatoires prises envers les communautés religieuses minoritaires, en particulier les musulmans, ainsi que le développement de milices ou de « vigilantes », groupes de citoyens se faisant fort d’appliquer ce qu’ils pensent être ou devraient être la loi. Certains de ces groupes, au motif de vérifier l’application de la loi interdisant l’abattage de bovidés, lynchent des musulmans et des personnes issues des basses castes. D’autres humilient, parfois violemment les couples issus de confessions différentes. Ces groupes, dont les actions illégales n’entraînent que peu de poursuites, agissent avec un sentiment croissant d’impunité, et sont encouragés, voire organisés, par certaines figures du BJP qui ne cachent pas leur aversion pour les minorités religieuses et revendiquent la suprématie hindoue. Mais le grand public, avant tout tourné vers les initiatives et promesses économiques, n’y a pas nécessairement prêté attention et n’a peut-être pas perçu à quel point le climat devenait menaçant pour la communauté musulmane.

Le président du Bhartiya Janata Party (BJP) Amit Shah (à droite) pose avec Mohan Bhagwat, chef de l’organisation nationaliste hindoue Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), lors d’une cérémonie organisée à l’occasion de la sortie d’un livre hagiographique sur le premier ministre indien Narendra Modi à New Delhi, le 12 juillet 2017. Prakash Singh/AFP

Un second mandat placé sous le signe de la division

En 2019, les perspectives économiques commencent à s’assombrir. En janvier, un rapport de la Commission nationale des statistiques faisant état d’un taux de chômage au plus haut depuis une cinquantaine d’années fuite dans la presse ; le gouvernement est accusé d’en retarder la publication en amont des élections législatives tenues entre le 11 avril et le 19 mai. Le taux de croissance de l’économie indienne commence à montrer des signes de ralentissement, de même que les investissements et la consommation. L’opposition ne se prive pas de souligner ce mauvais bilan économique. La campagne de M. Modi est alors centrée sur l’insécurité, mettant en cause des migrants illégaux du Bangladesh. Servi par les circonstances d’un attentat au Cachemire, il parvient à apparaître comme un chef de guerre capable d’en imposer au Pakistan. En mai 2019, le premier ministre sortant remporte une victoire écrasante aux législatives.

Le second mandat de Narendra Modi met clairement l’accent sur les questions intérieures, à commencer par un grand projet de refonte de la nationalité au travers de la possible création d’un registre des citoyens. Une première initiative est menée en août 2019 dans l’État de l’Assam, voisin du Bangladesh. Afin de lutter contre de potentiels « étrangers exfiltrés », il est demandé aux habitants de cet État d’apporter la preuve de la présence de leurs familles sur le territoire indien avant 1971 afin de confirmer leur citoyenneté indienne. Dans cet État où un habitant sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté et ne sait pas lire, il n’est pas aisé pour ces familles d’apporter ce genre de preuves écrites.

À l’issue de ce processus, 1,9 million d’individus se considérant indiens, en majorité des musulmans, sont devenus apatrides. En décembre 2019, une loi sur la nationalité a été votée. Elle garantit aux ressortissants du Pakistan, de l’Afghanistan et du Bangladesh présents sur le territoire l’accès à une procédure accélérée d’obtention de la nationalité indienne… mais les musulmans sont exclus de cette disposition. Les défenseurs de ce texte brandissent un argument humanitaire : selon eux, la loi vise à protéger les minorités ; or l’islam est la religion majoritaire dans ces trois pays.

Manifestation dénonçant le gouvernement Modi à New Delhi le 2 mars 2020. Sajjad Hussain/AFP

L’adoption de cette loi a provoqué une indignation et une vague de mobilisation sans précédent en Inde – et cela, pour trois raisons. D’une part, elle est contraire à la Constitution qui garantit la neutralité religieuse de l’État, neutralité qui est au cœur des institutions. Deuxièmement, cette loi arrive après de nombreuses vexations envers la communauté musulmane indienne, par exemple l’attribution du site d’Ayodhya aux hindous ou le changement de plusieurs noms de ville qui rappelaient le passé moghol pour n’en citer que quelques-unes. Ces provocations de la part du gouvernement n’ont cessé de s’accumuler. Troisièmement, cette loi apparaît pour beaucoup comme le signe avant-coureur d’une remise en cause de la citoyenneté pleine et entière de tous les musulmans de l’Inde. La mobilisation pacifique contre cette loi dure maintenant depuis plus de deux mois.

Les milices hindoues qui, on l’a dit, ont pris l’habitude d’agir en toute liberté et impunité, ont désormais décidé de s’en prendre violemment aux opposants de la loi. Le 5 janvier dernier, des membres d’un syndicat étudiant a priori proche du RSS ont mis à sac une université en plein cœur de Delhi et passé à tabac étudiants et enseignants. La police a été accusée de complaisance envers les agresseurs. Fin février 2020, des milices ont semé la terreur dans les quartiers musulmans du nord-est de Delhi, détruisant commerces et mosquées et lynchant, voire abattant par balles des dizaines d’habitants. La police a encore été accusée de passivité, de la même manière qu’elle avait été accusée d’avoir fermé les yeux sur les pogroms du Gujarat de 2002.

Le double discours du gouvernement

Certes, les affrontements intercommunautaires sont de plus en plus rares et géographiquement circonscrits en Inde, et les récents événements de Delhi ne resteront pas parmi les plus meurtriers. Ils n’en sont pas moins très préoccupants car ils mettent en lumière le double discours du gouvernement. D’une part, celui-ci se défend d’entretenir la division et s’abrite systématiquement derrière des justifications de bon aloi – comme un souci humanitaire dans le cas de la loi sur la nationalité – tout en soufflant sur les braises de la discorde et en laissant les dirigeants en vue de son parti exhorter la population à la haine. D’autre part, l’habitude prise par les milices de faire régner leurs lois et la terreur fait peser une menace réelle sur l’avenir de l’état de droit.

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