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L'Académie française. Btwashburn/ flickr

Violences symboliques : la part du langage

La capacité des femmes à tolérer la violence masculine est l’un des aspects les plus déroutants pour les personnes confrontées à ses manifestations extrêmes. Les proches, les personnels de justice et de police non formés, ne comprennent pas pourquoi les victimes sont bien souvent dans le déni, ou attendent que leur vie soit menacée pour appeler à l’aide. On commence à saisir qu’elles ne sont pas les seules : c’est en fait toute la société qui tolère ces violences, qui est dans le déni, et ne s’émeut (un peu) que quand on évoque le nombre de mortes par an, ne paraissant pas envisager d’autre solution que de mettre « ces pauvres femmes à l’abri ».

Parmi tous les facteurs aujourd’hui analysés pour expliquer cette incroyable tolérance (et son pendant, toujours tabou : la non moins incroyable conviction des hommes violents qu’ils ont le droit de frapper), le langage commence tout juste à être questionné. Les linguistes disent pourtant depuis longtemps qu’il formate notre vision du monde, notre rapport à la nature, aux animaux, aux humains.

La domination masculine ne s’exprime pas que par le genre

La multiplicité et la variété des langues fournissent évidemment un bon argument pour les évacuer de la réflexion : comment seraient-elles pour quoi que ce soit dans la violence masculine, qui est apparemment un phénomène mondial ? N’a-t-on pas entendu, lors de la polémique sur l’écriture inclusive de l’automne 2017, qu’« il n’y a pas de genre en farsi et ça ne fait pas de l’Iran un pays égalitaire » ? Argument « massue » : asséné pour faire taire l’impertinent·e qui a osé mettre en cause la société dans ses fondements, dans ses points aveugles.

En réalité, cent douze langues (au moins) utilisent la notion de genre, dont les trois quarts la fondent sur le sexe (Corbett, 2013). Et l’on sait qu’« il n’y a pas de langues dans lesquelles le genre ne soit pas motivé sémantiquement » (Aksenov, 1984, cité par Julie Abbou) c’est-à-dire qui ignore l’expression de la différence des sexes et de leur hiérarchie. C’est donc un immense chantier qui s’ouvre peu à peu pour comprendre comment la domination masculine s’apprend (aussi) à travers le langage et comment différentes normalisations ont pu la renforcer.

Concernant le français, ce travail est bien entamé. Liée à la domination des hommes sur la parole publique et l’écriture, celle du masculin sur le féminin et le neutre était déjà effective dans la langue qui lui a servi de matrice, le latin. Elle s’est renforcée au cours du Moyen Âge, à partir de la création des universités (XIIIe siècle), c’est-à-dire d’un groupe de savants trouvant à s’investir dans un nombre toujours plus grand de charges, au service de l’État, des municipalités, des puissants, sans parler de l’enseignement (supérieur ou non).

Au Moyen Âge : élimination du neutre et de pronoms féminins

De cette époque date l’élimination quasi complète du neutre, genre destiné à désigner les objets et les objets, les sentiments, les idées. Les substantifs latins s’étaient déjà répartis dans les deux autres genres – temple est devenu masculin, feuille est devenu féminin – sans incidence en termes de domination du masculin sur le féminin. Demeuraient des adjectifs, des participes passés et des pronoms. Les deux premières catégories ont disparu avec l’abandon de la déclinaison à deux cas qui les différenciait encore de la plupart des masculins singuliers en fonction sujet – ceux-ci étant terminés par un s sonore, issu de tous les mots en -us latins, alors que les neutres ne l’étaient pas. Les accords entre propositions et adjectifs (ou participes) ont donc dû désormais se faire avec l’un des deux genres restants, et c’est le masculin qui a été promu à ce rôle (« ce que tu dis est important »). Le pronom personnel « el » est pour sa part passé aux oubliettes lorsqu’on s’est avisé de placer un pronom devant les verbes dits impersonnels, qui fonctionnaient sans (« faut partir ») : c’est le pronom masculin « il » qui a été choisi, de même que pour les verbes météorologiques (« il gèle »). L’un des pronoms féminins, l’objet indirect « li » (« je li ai donné » vs « je lui ai donné »), disparaît également : le masculin « lui » s’impose pour les deux sexes. Et l’on est à deux doigts de perdre aussi le sujet « elles » : « Où sont-ils, Vierge souveraine », demande François Villon dans sa Ballade des dames du temps jadis, comme le font alors nombre de ses semblables.

La royne Blanche comme lis
Qui chantoit a voix de seraine,
Berte au grant pié, Bietris, Alis,
Haremburgis qui tint le Maine,
Et Jehanne la bonne Lorraine,
Qu’Englois brulerent a Rouan,
Ou sont ilz, Vierge souveraine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?

Les réformes de l’âge classique

L’influence des clercs est heureusement entravée durant la Renaissance par celle des femmes au pouvoir dans une bonne partie de la zone francophone. Mais ces infléchissements repartent de plus belle à la fin de cette période. C’est justement entre le départ en exil de l’avant-dernière (Marie de Médicis) et l’arrivée au pouvoir de la dernière (Anne d’Autriche) que Richelieu crée l’Académie. Chargée de rendre la langue française capable de tout exprimer clairement, elle va surtout s’affairer à en chasser les régionalismes, à complexifier son orthographe et à renforcer la puissance du masculin.

On connaît désormais l’étendue de son activisme en la matière : condamnation des substantifs féminins désignant des activités conçues comme revenant naturellement aux hommes (autrice, médecine, peintresse, poétesse…), et injonction à user de noms masculins pour celles qui enfreignent la loi du genre ; condamnation des accords traditionnels dans le cas où plusieurs noms se rapportent à un adjectif ou un participe, et promotion de l’accord au « genre le plus noble », en vertu de « la supériorité du mâle sur la femelle » (Beauzée) ; invitation à passer le féminin sous silence quand on évoque des groupes mixtes, au prétexte que « quand les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte » (Bouhours) ; condamnation du pronom attribut « la », parce que les femmes se tromperaient en disant « Je suis veuve et je la resterai » (qui est pourtant le pendant exact de « Je suis veuf et je le resterai ») ; blocage sur le masculin singulier des participes présents anciennement variables en genre et en nombre, ainsi que d’autres termes quand ils sont placés en tête de leur groupe (type « excepté ma mère » vs « ma mère exceptée »). Dans chaque cas, la puissance du féminin régresse, celle du masculin augmente. Et la cerise sur le gâteau : la définition du mot « homme » comme signifiant aussi « les deux sexes, l’humanité en général », sortie du premier Dictionnaire de l’Académie (1694).

Le rôle de l’école

Difficiles à faire admettre – d’où la longévité des anciens usages – ces réformes n’entrent véritablement dans les esprits qu’avec l’école primaire obligatoire, dont les maîtres d’œuvre républicains veulent bien renoncer à la notion de noblesse mais non à l’idée de domination qui la sous-tend. La violence symbolique est démultipliée, puisque c’est désormais dans le lieu de l’émancipation par le savoir que s’apprend la légitime domination du masculin sur le féminin, c’est-à-dire des hommes sur les femmes. D’autant qu’aucun élément d’histoire de la langue n’est enseigné, ni au corps enseignant ni aux élèves. Un limaçon, un taille-crayon « l’emporte » sur dix mille princesses, parce que « c’est comme ça ». Les règlements, les lois, les constitutions sont écrites au masculin, parce que « c’est comme ça ».

Qu’au milieu du XXe siècle les femmes deviennent citoyennes n’y change rien. Qu’elles puissent enfin exercer les plus hautes charges n’y change rien. Et quand la ministre Yvette Roudy ose créer une Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes (1984), l’institution qui se dit « gardienne de la langue » tire à boulets rouges sur les « précieuses ridicules », et engage une guerre de trente-cinq ans, suivie par la plupart des journaux, le monde politique et la haute fonction publique. N’est-ce pas la confirmation que les femmes n’ont pas leur mot à dire, qu’elles n’ont pas à figurer sur la photo, qu’elles doivent toujours s’effacer ? Et que les hommes ont le droit de décider, d’être seuls au premier plan, de s’imposer – y compris en tapant du poing sur la table ? Pourquoi s’étonner que tant d’entre elles acceptent leur domination – jusqu’aux coups les plus graves ?

La violence des polémiques sur la langue, l’énergie que déploient les tenants de la prétendue tradition pour empêcher tout retour des anciens usages ou tout débat sur les (rares) nouvelles propositions qui ont surgi depuis quelques décennies (on pense bien sûr aux abréviations des doublets : « les député·es »), l’agressivité rencontrée par les femmes qui ne font que réclamer d’être bien nommées, respectées et visibles, en disent aussi long sur l’importance du langage que sur la minceur du consensus de notre société sur la question de l’égalité.

L’attitude du gouvernement actuel en est un parfait exemple. S’il a obtenu de l’Académie qu’elle cesse de se mettre en travers des usages peu à peu admis dans la haute fonction publique, ce n’est qu’en raison du soutien que les réactionnaires trouvaient auprès d’elle pour contester lesdits usages, y compris par voie de justice, à l’image du député Julien Aubert, sanctionné à l’Assemblée en octobre 2014 pour avoir interpellé sa collègue Sandrine Mazetier au masculin. Mais il n’a pris aucune mesure pour qu’on cesse d’enseigner à l’école que le masculin l’emporte sur le féminin et il refuse désormais toute mention de noms féminins dans les statuts des organismes publiés au Journal officiel, en vertu de la circulaire signée par le Premier ministre en novembre 2017. Une violence symbolique de plus.

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