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Vu du Moyen Âge : Affaire Sarkozy, et si on laissait Dieu juger ?

L'épreuve du fer. Stiftsbibliothek Lambach/Wikipedia, CC BY

Faut-il croire Ziad Takkiedine ? Les charges contre Nicolas Sarkozy dans l’affaire des financements libyens de la campagne présidentielle de 2007 ont beau être accablantes, il faut bien dire que les témoins de cette affaire ne sont pas des plus recommandables. La plupart ont passé de nombreuses années au service d’un dictateur sans scrupules. Surtout, ils ont une fâcheuse tendance à disparaître prématurément, dans des circonstances plutôt troublantes. Que prouve la parole de personnages aussi sulfureux ? Ne vaudrait-il pas mieux s’en remettre au jugement infaillible de Dieu ? Les médiévaux, eux, n’auraient sans doute pas hésité…

« J’y mettrais pas ma main au feu »

La procédure judiciaire de l’ordalie est attestée dès l’Antiquité tardive et connut son apogée en Occident entre le IXe et le début du XIIIe siècle. Aussi appelée « jugement de Dieu » (iudicium Dei), elle consiste en une épreuve par laquelle on entendait s’assurer de la bonne foi de l’accusé : si Dieu était avec lui, c’est qu’il disait la vérité. L’épreuve la plus classique était celle de l’eau, attestée dès Grégoire de Tours (ca. 538-594) :

« On alluma le feu et plaça le chaudron dessus ; quand l’eau se mit à bouillir fortement, un petit anneau fut jeté dans l’eau chaude. [L’accusé] retroussa ses manches et plongea sa main droite dans le chaudron […] Le feu crépitait et dans l’eau bouillonnante il était difficile d’attraper le petit anneau, mais il parvint finalement à l’en extraire. »

Très inventifs, les législateurs carolingiens diversifièrent le répertoire : selon les coutumes locales et les chefs d’accusations, les juges pouvaient désormais avoir recours à l’ordalie par le feu ou encore au fer rouge. Dans certaines régions, on la pratique même au fromage de chèvre : si l’accusé s’étouffait en le gobant, il était jugé coupable ! Les brûlures et autres séquelles laissées par l’épreuve étaient examinées et interprétées quelques jours plus tard pour déterminer dans quelle mesure le prévenu avait bénéficié de l’aide divine. Les juifs en furent exemptés dès l’époque de Louis le Pieux (814-840). Eh oui : comment Dieu aurait-il pu être impartial avec ceux qui avaient tué son fils ? En revanche, les sources ne disent rien au sujet des anciens présidents…

Vous vous demandez peut-être si les médiévaux ont vraiment cru, pendant 400 ans, que Dieu avait réponse à tous leurs litiges ? Les historiens du droit ont souvent botté en touche en opposant ces procédures « irrationnelles » aux méthodes plus « rationnelles » qui gagnent du terrain à la fin du Moyen Âge. Il ne faudrait pas, cependant, surestimer la naïveté de nos ancêtres : plusieurs témoignages suggèrent que les résultats de l’ordalie n’étaient pas pris pour argent comptant. Par exemple quand Charlemagne ordonne, en 809, que « tous doivent croire sans douter au jugement de Dieu » : et si la valeur d’une preuve était une construction politique ? Imposée par le haut et très liée au pouvoir, l’ordalie était en effet une procédure idéale pour un roi qui appuyait sa légitimité sur la religion.

Les premiers signes de recul de l’ordalie datent du XIIe siècle, notamment sous l’influence du droit romain dont l’étude connaît alors un nouvel essor. Parmi les théologiens, des voix s’élèvent pour dénoncer le recours abusif au jugement de Dieu, dont il serait bien orgueilleux de croire qu’il se manifeste à la demande. Ce déclin se confirme à partir du XIIIe siècle, notamment sous le pontificat d’Innocent III (1199-1216) : en 1215, le concile de Latran-IV interdit à tout tribunal ecclésiastique le recours à l’ordalie ou au duel judiciaire. À la place, on privilégie l’enquête, l’aveu, le témoignage ou encore les traces écrites – autant de procédés qui nous paraissent déjà plus familiers ! Toutefois, la réforme du droit de la preuve s’inscrit là encore dans un programme politique plus vaste : en donnant aux juges le droit d’ouvrir une instruction même en l’absence d’accusation celle-ci participe du renforcement du pouvoir judiciaire de l’Église. C’est la procédure inquisitoire, qui est encore aujourd’hui une composante importante du droit processuel en France.

Innocent parce qu’honnête

Si le témoignage a le vent en poupe au XIIIe siècle, des procédures concurrentes subsistent et suggèrent que les enjeux de la réforme vont au-delà d’une victoire de la raison sur la superstition : l’une d’elles est le serment judiciaire assisté, apparenté à l’ordalie et particulièrement en vogue en Europe du Nord. Il permettait au prévenu de faire valoir sa version des faits par un serment sur une relique, accompagné d’un nombre prédéfini de co-jureurs – le plus souvent six ou douze – venus se porter garants de sa sincérité devant Dieu. Cette procédure donnait un avantage significatif aux individus les mieux intégrés dans la société : les co-jureurs se distinguaient de témoins ordinaires en ce qu’ils ne se prononçaient pas sur les accusations elles-mêmes, mais sur l’honnêteté de la personne qu’ils étaient venus défendre ; s’ils devaient impérativement être de bonne réputation, rien n’empêchait le prévenu de faire appel à des parents ou à des amis. Toutefois, à la différence de certains évadés fiscaux, peu de médiévaux prenaient à la légère un serment sur une relique : d’autant qu’une hésitation, un mot mal prononcé ou une main mal placée pouvaient dans certains cas être interprétés comme des signes de disgrâce divine – et donc de parjure.

Le serment judiciaire à sept, d’après le Miroir des Saxons. Mansucrit illustré de Dresden, Msc. Dresd. M32, f°21v.

Pourtant, le serment judiciaire assisté eut ses défenseurs au XIIIe siècle, y compris au sein de l’Église. Au Danemark, l’archevêque de Lund Anders Sunesen (1201-1228), proche d’Innocent III, se prononce plusieurs fois en faveur de cette procédure. De son côté le juriste Eike van Repgow, auteur d’une importante somme juridique connue sous le nom de Miroir des Saxons (ca. 1230) et défenseur, lui aussi, du serment judiciaire assisté, remet en doute la légitimité du témoignage dans certaines circonstances : par exemple, « si quelqu’un se propose de témoigner devant le tribunal avant d’y avoir été convoqué conformément au droit, on lui refusera le témoignage ». Cela aurait pu valoir pour Takkiedine, dont nous ne connaissons pas les mobiles. Par ailleurs, si le crime a eu lieu la nuit, ou dans une taverne après plusieurs verres, comment être certain que le témoin a bien vu ?

Chacun s’accorde en revanche sur la bonne réputation que l’on exige des témoins ou des co-jureurs. Il s’agit bien sûr de ne pas accorder sa confiance à n’importe qui. Mais il y a plus : c’est aussi un moyen de prémunir les « bonnes gens » contre toutes sortes d’attaques provenant de milieux qu’on aura jugé peu fréquentables, ou qu’on ne veut pas voir troubler la paix sociale. C’est ainsi de manière claire et assumée que le droit de la ville de Lubeck déclare qu’« aucun étranger ne peut témoigner contre un bourgeois ; en revanche, les bourgeois peuvent témoigner contre les étrangers et un étranger peut témoigner contre un autre ». La preuve ne sert pas – ou pas seulement – à établir la vérité : elle cherche un compromis entre l’impérative répression des crimes et le besoin non moins impérieux de ménager la respectabilité des élites.

Alors faut-il croire Takkiedine ? Heureusement, les indices ne se limitent pas à son témoignage et la Justice dispose également d’autres documents qui lui permettront, espère-t-on, de faire son travail en démêlant le vrai du faux. Car c’est un autre reproche que l’on fit à l’ordalie : en intégrant le châtiment dans la preuve, on faisait peu de cas de la présomption d’innocence (qui existe au Moyen Âge !). Mais qu’importe, auraient dit ses partisans, s’il faut montrer au bon entendeur qu’à trop tremper dans les affaires, on finit par être pris la main dans le sac… et dans l’eau bouillante.


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