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3,5 millions de réfugiés ukrainiens sur son sol : comment la Pologne absorbe-t-elle le choc ?

Volontaire tenant un drapeau ukrainien devant une foule de réfugiés.
Trois mois après de début de l’invasion russe, 3,5 millions d’Ukrainiens ont traversé la frontière pour se réfugier en Pologne. Ils sont accueillis dès la frontière, comme ici à Medyka le 6 mars. Trois mois après l'invasion russe, 3,5 millions d'Ukrainiens ont traversé la frontière pour se réfugier en Pologne, comme cet enfant au poste frontière de Medyka, le 15 mars 2022.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a provoqué un déplacement de population sans précédent en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Selon le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies (HCR), l’Ukraine compte 8 millions de déplacés internes et 6,6 millions d’habitants se sont réfugiés à l’étranger, dont 3,5 millions en Pologne. Ces chiffres sont toutefois difficiles à vérifier car, une fois entrés en Pologne, une partie des Ukrainiens ont poursuivi leur route vers d’autres destinations, principalement l’Allemagne et la République tchèque ; d’autres sont rentrés en Ukraine (un peu plus de 2 millions selon le HCR en mai 2022).

Le parti nationaliste Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, qui avait résolument refusé l’accueil de Syriens lors de la « crise des migrants », a adopté cette fois une posture tout à fait différente, ouvrant grand les frontières du pays aux réfugiés ukrainiens. Pour comprendre ce revirement, il est utile de revenir sur l’évolution qu’ont connue les relations polono-ukrainiennes en matière migratoire depuis la chute du bloc communiste au début des années 1990.

Des années 1990 à 2014 : mobilités circulatoires et migrations de travail

L’immigration économique ukrainienne vers la Pologne débute dès le début des années 1990. La dislocation du bloc de l’Est en Europe a eu comme conséquence une ouverture radicale des frontières, en plus de la libéralisation de l’économie. Dans ce contexte très turbulent, les passages de frontières explosent, notamment sur les frontières Est et Ouest de la Pologne. Depuis les années 1990, les Ukrainiens sont nombreux à être venus travailler en Pologne, où ils trouvent des salaires plus élevés. Par un effet de vases communicants, ils prennent ainsi la place de nombreux Polonais émigrés eux-mêmes en Europe occidentale.

Cependant, peu s’installent légalement en Pologne, qui est encore fondamentalement un pays d’émigration : dans les années 1990, chaque année, environ 20 000 Polonais quittent le pays tandis que moins de 8 000 étrangers y arrivent. Si l’on raisonne « en stock », on constate qu’au milieu des années 1990, seulement 50 000 Ukrainiens environ étaient légalement enregistrés comme immigrés, détenteurs d’un permis de résidence (pour travail, études, ou comme réfugiés). Le plus souvent, ils réalisaient ce qu’on appelle des « mobilités circulatoires » de part et d’autre de la frontière, dans une économie souvent « grise ». Toutes les frontières de la Pologne ont connu cette explosion : le nombre d’entrées sur le territoire est passé de quelques millions dans les années 1980 à 18 millions dès 1990, puis a culminé à presque 90 millions à la fin de la décennie, dont environ 6 millions d’entrées par an à la frontière avec l’Ukraine.

L’année 1997 est un tournant : la Pologne se dote d’une nouvelle Constitution garantissant le statut de réfugié, et entame la phase de négociations pour intégrer l’Union européenne. Dans cette perspective, elle se prépare à être la garante d’une des plus longues frontières externes de l’Union.

La première loi post-communiste sur les étrangers est votée en 1997, et rétablit un régime de visas pour les pays frontaliers. En 2004, la Pologne entre dans l’UE, puis dans l’espace Schengen en 2007. Les options libérales du gouvernement et une croissance économique soutenue plaident en faveur d’une ouverture des frontières pour pourvoir les emplois quittés par les millions de Polonais partis au Royaume-Uni et en Irlande.

Dans ce contexte, la Pologne obtient le droit de créer en 2009 des zones de « petite mobilité », c’est-à-dire une bande de 30 km de part et d’autre de la frontière, dans laquelle les résidents circulent sans visa, parfois de manière quotidienne, pour travailler et commercer. Sur la frontière ukrainienne, elle permet d’entretenir une économie grise vitale dans ces confins orientaux du pays, oubliés par les investisseurs.

Au poste frontière de Medyka, le 15 mars 2022. Louisa Gouliamaki/AFP

Cette économie grise est surtout vitale pour les Ukrainiens : le différentiel de salaires et de niveau de vie s’est creusé entre les deux pays après l’accession de la Pologne à l’Europe communautaire. Ces mobilités circulatoires, les mesures gouvernementales assouplissant l’embauche de travailleurs ukrainiens (et d’autres pays de l’ex-URSS) dès 2006, la multiplication d’agences d’intérim et l’amélioration des conditions de circulation entre les deux pays ont favorisé le passage de mobilités circulatoires à la résidence temporaire ou permanente : l’immigration.

Au début des années 2010, la Pologne commence à réaliser qu’elle devient un pays de transit, voire d’immigration, un phénomène tout à fait nouveau. Un document élaboré en 2012 pose d’ailleurs les jalons d’une possible stratégie migratoire. Il était prémonitoire, étant donné le tournant de 2014.

De 2014 à 2022 : une immigration ukrainienne croissante

La population ukrainienne installée en Pologne a crû de façon exponentielle depuis 2014, en raison de l’Euromaïdan à Kiev, de l’annexion de la Crimée par la Russie et du début de la guerre dans l’Est du pays.

Le nombre annuel d’Ukrainiens s’installant en Pologne, défini comme le nombre d’individus ayant obtenu un permis de résidence permanente ou temporaire, est passé de 16 081 en 2013 à 296 525 en 2021. C’est avant tout du fait de cette croissance spectaculaire que le solde migratoire de la Pologne est devenu positif après 2015. Compte tenu du fait que beaucoup restent une fois arrivés, la population ukrainienne présente en Pologne est estimée en 2021 à près de 1,5 million d’individus selon l’Office des étrangers. Cette année-là, les Ukrainiens représentent 57 % des étrangers résidant en Pologne. Pendant les dix dernières années, seule l’immigration biélorusse a également connu une légère augmentation.

Les principales nationalités parmi la population immigrée en Pologne, de 2010 à 2021. Fourni par l'auteur

Cette ouverture migratoire fait toutefois exception. En effet, 2015 est aussi l’année du retour au pouvoir du parti Droit et Justice (qui avait brièvement gouverné le pays de 2005 à 2007) après une longue phase de pouvoir libéral.

Le gouvernement nationaliste enterre la stratégie migratoire élaborée en 2012 et se distingue, avec d’autres pays d’Europe centrale, par le refus d’accueillir les populations réfugiées de la guerre en Syrie en 2015, que ce soit dans le cadre du plan de relocalisation mis en place par l’UE ou dans le cadre du Pacte de Marrakech adopté en 2018 sous la férule de l’ONU et destiné à promouvoir une vision commune de la migration à l’échelle mondiale et à mieux protéger les migrants.

Quoi qu’il en soit, à mesure que la population ukrainienne s’installe dans l’espace polonais, elle s’éloigne de ses bases traditionnelles que constituait la bande frontalière, pour investir toutes les voïvodies – les régions du pays –, au point de constituer dans certaines d’entre elles 80 % des étrangers résidant de manière temporaire ou permanente en 2021, comme dans la région d’Opole dans le Sud-Ouest du pays.

La part des Ukrainiens dans l’immigration de 2010 à 2021 (en % du total des immigrés dans les régions polonaises). Cliquer pour zoomer. Fourni par l'auteur

Jusqu’en 2021, les motivations qui attirent les Ukrainiens en Pologne sont diverses mais centrées autour du travail, à la fois parce que l’économie du pays présente un dynamisme sans commune mesure avec celui de l’Ukraine (le rapport salarial est environ du simple au double), et parce que l’émigration polonaise avait laissé énormément de postes vacants.

Selon le rapport de l’Office des étrangers de 2020, les principales raisons d’arrivée des Ukrainiens avant la guerre étaient, pour une écrasante majorité, le travail, puis l’éducation et la famille. C’est pourquoi parmi la population ukrainienne résidant en Pologne, 95 % travaillent ; le nombre d’étudiants ukrainiens a lui aussi augmenté. Une estimation alternative de l’immigration, donnée par le nombre de permis de travail accordé à des étrangers, confirme ce tournant de 2014 et la place prépondérante des Ukrainiens dans la composition de l’immigration. Les employeurs polonais ont accordé en 2010 presque 13 000 permis, dont 35 % à des Ukrainiens ; en 2019, ils en ont accordé 330 000, dont plus de 70 % à des Ukrainiens.

Les permis de travail accordés aux Ukrainiens de 2010 à 2022. Fourni par l'auteur

Les hommes sont plus nombreux : ils représentent 62 % des permis de résidence permanente en 2018, et travaillent essentiellement dans les secteurs du transport, de la restauration, de l’industrie. Les femmes occupent également des emplois dans l’éducation. Par ailleurs, si ce sont principalement des Ukrainiennes jeunes, entre 20 et 24 ans, qui arrivent en Pologne, les hommes sont un peu plus âgés, entre 25 et 35 ans. Autre différence : les Ukrainiens embauchés près de la frontière le sont sur des postes saisonniers, ce qui suggère qu’ils ont conservé des habitudes de mobilité plus fréquentes. Dans le reste du pays, ils travaillent avec des contrats de plus longue durée.

Les emplois saisonniers des travailleurs ukrainiens dans les voïvodies de Pologne en 2021. Fourni par l'auteur

Qui sont les réfugiés ukrainiens depuis le début de la guerre de 2022 ?

On comprend bien pourquoi la Pologne est la première destination des réfugiés ukrainiens : voilà trente ans que des millions de personnes y ont tissé des liens plus ou moins durables, y ont des attaches, parfois des parents installés, connaissant bien le pays, sa langue, et pouvant les héberger. Le socle de plus d’un million d’Ukrainiens immigrés a donc servi de point d’appui.

Reportage à Przemyśl en Pologne, confrontée à un afflux continu de réfugiés ukrainiens (Euronews, 7 mars 2022).

L’hébergement fut donc résolu avec l’appui d’organisations non gouvernementales locales, nationales et internationales, des collectivités territoriales mais surtout des citoyens, qui hébergent la grande majorité des personnes réfugiées. Selon plusieurs estimations, 70 % sont en effet hébergées chez des particuliers, le reste dans des locaux aménagés à cet effet (résidences hôtelières, étudiantes, gymnases, etc.). La diaspora ukrainienne présente en Pologne a donc absorbé en priorité le choc de ces arrivées aussi massives que soudaines, immédiatement secondée par l’ensemble de la société polonaise.

Les personnes arrivées en Pologne depuis le 24 février 2022 ont un profil très différent de la population ukrainienne présente avant la guerre. Ce sont presque exclusivement des femmes, accompagnées de leurs enfants. Les hommes de 18 à 60 ans sont en effet retenus par la mobilisation, et beaucoup de personnes âgées n’ont pas pu ou souhaité quitter leur pays.

De plus, en raison de cette même mobilisation, 100 000 hommes ukrainiens ont dû quitter du jour au lendemain le poste de travail qu’ils occupaient en Pologne, selon les estimations de l’organisation des employeurs polonais. Le résultat est une inversion du sex ratio et un déficit de main-d’œuvre dans les emplois qu’occupaient les hommes ukrainiens.

La première vague de réfugiés était constituée de personnes parties de leur propre initiative, ayant des contacts en Pologne, et qui ont pu assez vite s’intégrer au marché du travail, ou aller dans d’autres pays d’Europe. Mais une enquête sur les réfugiés ukrainiens présents en Pologne montrait que seulement 44 % sont des femmes en âge de travailler, le reste se composant essentiellement d’enfants et de personnes âgées.

Les supérettes polonaises recrutent : « Tu cherches du travail ? Rejoins-nous ! ». L. Coudroy, Univ Lumière Lyon 2, UMR EVS -- 2022

Environ 100 000 des femmes ukrainiennes arrivées depuis le début du conflit ont pu trouver un emploi, principalement dans les services comme l’hôtellerie et la restauration, ou encore les métiers de l’esthétique. La deuxième vague, à partir d’avril environ, contient surtout des femmes et enfants évacués par des ONG devant la violence du feu. Elles n’avaient pas préparé leur départ, et rencontrent davantage de difficultés car elles butent sur deux obstacles principaux : la maîtrise de la langue, et la scolarisation de leurs enfants. Ces derniers, pour des raisons également linguistiques, sont restés scolarisés en ligne dans le système éducatif ukrainien, ce qui les place sous la surveillance de leurs mères, indisponibles pour aller travailler.


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Le défi de l’hébergement

À court terme, le défi que doivent résoudre les autorités et les organisations humanitaires est l’hébergement. Elles visent tout d’abord une meilleure répartition des réfugiés dans le territoire : les flux ont convergé vers les grandes villes, au marché immobilier extrêmement tendu, alors que de nombreuses villes moyennes offrent des conditions de vie et d’emploi tout aussi intéressantes. Tel est le message qui s’affiche dans la gare centrale de Varsovie :

Cette carte de la Pologne affichée dans la gare centrale de Varsovie en avril 2022 désigne les multiples points d’accueil dans le territoire polonais.

Par ailleurs, au bout de trois mois de conflit, et a fortiori si celui-ci s’éternise, l’hébergement chez des personnes privées deviendra épuisant, en raison du volume du parc disponible et de ses qualités. On compte en effet seulement 392 logements pour 1 000 habitants en Pologne (comparé à 534 en France) et leur taille moyenne est de 74 m2 (contre 90 m2 en France). C’est pourquoi de nombreuses familles ukrainiennes ont cherché à louer un logement. Or le marché immobilier locatif privé est très rare en Pologne (sans parler du logement social, quasi inexistant), et les prix des loyers depuis le début du conflit ont augmenté de parfois 20 à 30 % ! Cela peut expliquer, entre autres, les mouvements de retour en Ukraine qui se sont esquissés en avril 2022, alors que la guerre semble loin d’être finie.


Cet article a été co-écrit avec Margaux Baudoux, étudiante en Master 1 Études Européennes et Internationales à l’ENS de Lyon.

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