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80 km/h : game over ?

Près d'Eglos, dans le nord de la France, en janvier 2019. Philippe Huguen/ AFP

Il avait ouvert le jeu par un tweet en décembre 2017 :

« Je suis favorable aux 80 km/h sur les routes bidirectionnelles nationales et départementales : deux tiers des accidents se concentrent sur ces tronçons de route. »

En mai 2019, il a semblé acter la fin de la partie d’une phrase :

« Si les présidents des conseils départementaux souhaitent prendre leurs responsabilités, je n’y vois aucun inconvénient. »

Moins d’un an après l’application du 80 km/h, le premier ministre dépose les armes. Se disant jusque-là prêt à assumer l’impopularité de la mesure, Édouard Philippe s’est renié, au plus mauvais moment, à la veille d’une élection. Ceux qui voyaient dans la mesure l’expression « du courage en politique » regardent avec sidération celle-ci se muer en déroute à visée électoraliste, quelques jours à peine avant la confirmation des résultats « historiques » de l’année 2018. Comment en est-on arrivé là ?

Un choix politique initial adossé à des études scientifiques

L’adoption de cette mesure, en janvier 2018, a surpris l’opinion publique. Elle s’explique pourtant aisément au regard d’une conception rationnelle – certains diront technocratique – de l’action publique. La mobilisation des savoirs experts et des données probantes est placée au cœur de la prise de décision.

Pour l’exécutif, le problème est clairement défini : il faut inverser la courbe de l’accidentalité, mettre rapidement un terme aux résultats décevants du quinquennat précédent et réaffirmer le pilotage de cette politique par l’exécutif, auquel l’opinion publique impute les résultats.

Depuis de nombreuses années, des travaux scientifiques internationaux établissent une corrélation entre la baisse des vitesses de circulation, celle du nombre des accidents et des tués. Cet abaissement à 80 km/h est réclamé par le comité des experts du Conseil national de la sécurité routière (CNSR) depuis 2013 et soutenu par des associations mobilisées. Bernard Cazeneuve a lancé des expérimentations en 2015. Des chiffres peuvent être mis en avant : 300 à 400 vies seront épargnées. La mesure est également accompagnée d’une évaluation au bout de deux années.

Cette réorientation politique répond à l’échec des autres outils en vigueur. L’efficacité des dispositifs automatisés de contrôle des vitesses est mise à mal par les plates-formes collaboratives et les détecteurs de radars. Il faut renouveler la boîte à outils de la sécurité routière.

Quant à la méthode, elle s’inspire de celle suivie par le gouvernement de Jacques Chirac en 2002 : une responsabilité de la réforme fermement assumée au sommet de l’État – ce qui avait alors fait taire les oppositions, notamment de ministres – et une mise en œuvre rapide permettant de ne pas entrer en discussion avec les nombreuses parties prenantes, en particulier les collectivités territoriales concernées.

Une politisation de la politique de sécurité routière

Cette vision dépolitisée de l’action publique, reposant sur des données probantes et l’adoption de ce qui marche ailleurs, apparaît à l’automne 2017 pleinement en phase avec l’alternance politique qui vient d’avoir lieu et l’état d’esprit d’un nouveau gouvernement qui entend promouvoir une action qui soit « et de droite et de gauche ».

Elle s’oppose cependant à une autre vision de la fabrique des politiques publiques, qui accepte les présupposés idéologiques, prête l’oreille aux groupes de pression et s’applique à surfer sur les vagues de l’opinion publique. On utiliserait, aujourd’hui, le terme d’acceptabilité sociale. C’est ce mode, plus classique, de fabrique de l’action publique qui a fini par s’imposer ici du fait d’une politisation de la politique de sécurité routière sans doute mal anticipée par le gouvernement.

Cette politisation de la politique de sécurité routière se voit d’abord dans le fait que des acteurs et des groupes politiques, ici essentiellement situés à droite de l’échiquier politique, réinscrivent la sécurité routière à leur agenda. Il s’agit notamment des Républicains et du Rassemblement national.

Ces investissements partisans contribuent à diffuser pêle-mêle l’idée d’une mesure témoignant du paternalisme et de l’autoritarisme de l’État central ou encore du caractère liberticide et de la visée punitive des politiques menées. Ils nient même l’ambition de sécurité routière des mesures gouvernementales pour n’y voir qu’une opportunité supplémentaire de levée fiscale.

L’enjeu de la sécurité routière relégué au second plan

Cette politisation de la sécurité routière est aussi visible dans la mobilisation des élus. Des sénateurs, porte-voix traditionnel des élus locaux et départementaux, se sont plus particulièrement emparés du dossier : la création d’une commission chargée de faire des propositions au gouvernement en témoigne, comme l’expression médiatique de membres du Sénat et le vote de mesures.

Enfin, les présidents des Conseils départementaux ont pris la parole, sur cette question, au nom du « bon sens », de leur responsabilité et de leur connaissance particulière des routes et des usagers de leur département.

Près de Sète (Hérault), en mars 2019. Pascal Guyot/AFP

Cette phase de politisation opère une redéfinition du problème et une relégation de l’enjeu de la sécurité routière et des réponses scientifiques. Les acteurs politiques ont ainsi promu des problématiques plus larges et usé d’argumentaires qui relèguent l’enjeu de sécurité routière au second plan.

Ils se mobilisent contre le mépris de l’exécutif et « le parisianisme » de la mesure, mettent l’accent sur la dégradation des infrastructures routières et le respect par l’État des compétences qu’il a abandonnées aux territoires ou encore la faiblesse du nécessaire dialogue entre les pouvoirs publics situés aux différents échelons. Bref, la tentation technocratique issue de l’alternance se heurte au retour du politique.

Six mois de préparation, et de controverses

Le retour du politique se lit aussi dans les mobilisations qui se développent tout au long des six mois qui précèdent la mise en œuvre en juillet 2018. Le long semestre dévolu à la préparation de l’installation des nouveaux panneaux a autorisé la mobilisation des différents porteurs d’enjeux concernés. Ce sont six mois de mise en controverse de la mesure. Ils ont autant servi que desservi le gouvernement et ses soutiens au sein de la société. Ils leur ont ainsi permis de communiquer et de construire un discours scientifiquement argumenté.

Ils ont également permis au premier ministre de réaffirmer la solidité de ses convictions face à une opinion publique défavorable et ainsi de s’en tenir à son refus d’amender la mesure ou de faire des élus territoriaux des interlocuteurs incontournables sur ce sujet.

Mais, en six mois, les opposants à la décision ont aussi pu développer les enjeux politiques du débat et échafauder à partir de là une coalition d’opposants à la mesure, allant bien au-delà des acteurs de la sécurité routière : la mise en scène de l’opposition entre Paris et la province, la dénonciation du mépris des élus locaux et de l’aveuglement technocratique, la défense des spécificités de la mobilité dans les espaces ruraux et péri-urbains ont été les thèmes mobilisés par les associations hostiles et les lobbies pro-vitesses. Ils ont touché l’opinion publique et ont été repris par des élus nationaux et les exécutifs départementaux.

L’irruption des « gilets jaunes

Le deuxième semestre de 2018 a vu l’application effective de la mesure. Il a certes permis au premier ministre de vérifier la réussite de la mesure et de défendre sa fermeté face aux oppositions croissantes. Début 2019, il peut ainsi revenir en Seine-et-Marne présenter l’année 2018 comme une année historique pour la sécurité routière au regard du nombre des tués.

Mais, ces six mois sont aussi ceux de la mobilisation des gilets jaunes. Celle-ci, partie des problématiques et de symboles immédiatement liés à la route – les ronds-points, les gilets jaunes et les taxes sur les carburants, par exemple ! – a notamment débouché sur une dégradation massive des radars automatiques et sur la tenue du grand débat national. Ces deux conséquences de la mobilisation des gilets jaunes ont non seulement relancé mais aussi déplacé la discussion.

Le poids de l’absence du chef de l’État

À côté de la mobilisation collective et de son impact sur l’opinion publique et la mise à l’agenda médiatique de la question, on ne peut ignorer le rôle déterminant des institutions politiques dans le déroulement de cette séquence.

Les deux têtes de l’exécutif, le 14 mai 2019, à Paris. Philippe Wojazer/AFP

En premier lieu, l’absence d’engagement du président de la République en faveur de la mesure a lourdement pesé sur son échec. A la différence du modèle offert par la séquence de réformes ouvertes en 2002, la réorientation voulue de la politique de sécurité routière n’a, à aucun moment, été portée au sommet de l’État. Le premier ministre s’est donc retrouvé seul, face à ses opposants et face à certains de ses ministres aussi. Il n’y a guère de doutes, dans le cadre institutionnel de la Ve République : l’innovation politique reste fragile lorsqu’elle n’est pas portée explicitement par le chef de l’État.

Plus original, peut-être, est la relative faiblesse de la légitimité du premier ministre dans sa confrontation au pouvoir législatif. Bien entendu, il a pu compter sur sa majorité à l’Assemblée nationale, et les règles de fonctionnement des institutions. Une récente illustration est offerte par l’amendement du groupe LREM à l’Assemblée nationale. : les préfets, et à travers eux l’exécutif, n’assumeront pas la responsabilité de la modulation des limitations de vitesse sur les routes départementales.

En revanche, le Sénat et la majorité sénatoriale ont pu jouer un rôle majeur tout au long de la séquence politique. Au printemps 2018, ils ont mis en place une commission ad hoc, remis des propositions au gouvernement en juin de la même année, utilisé les tribunes offertes par les médias et apporté leur soutien aux élus locaux. Bien entendu, le contexte politique s’y prêtait. L’opposition réside, au cours de cette première partie de la mandature, au Sénat et dans les territoires.

Bref, au-delà de la mobilisation de la rue, du travail de lobbying mené auprès de l’exécutif et des médias, une des principales clés de compréhension du devenir du projet de relance de la politique de sécurité routière tient à la solidité de nos institutions politiques nationales et territoriales.

Le retour du gouvernement à distance de la sécurité routière ?

Faut-il en tirer des leçons de bonne gouvernance ? C’est difficile à dire. Bien entendu, les spécialistes de l’action publique peuvent dénoncer, aujourd’hui, la naïveté d’un gouvernement de technocrates qui a pensé se passer de la discussion nécessaire, dans un État décentralisé, avec les représentants des exécutifs territoriaux.

Mais, face aux enjeux propres de la sécurité routière, à l’automne 2017, pouvait-il raisonnablement se lancer dans une longue et difficile négociation avec les porte-parole des territoires ? Plus encore, pouvait-il envisager l’ampleur, la durée et les conséquences, pour le dispositif de contrôle automatisé, du mouvement des gilets jaunes ou même que la réponse de l’Élysée à la grogne se ferait sous la forme de débats dans les territoires ?

Quelles conséquences en tirer pour l’action publique de sécurité routière ? L’objectif de redonner de l’efficacité à la politique de sécurité routière semble s’éloigner ; la volonté de faire du premier ministre le garant de cette politique interministérielle paraît aussi mise à mal.

Pour autant, le jeu n’est pas terminé et, paradoxalement, c’est peut-être encore par l’expertise qu’il va reprendre. C’est à travers l’exigence du « plus haut niveau de sécurité routière » – autrement dit par les modalités d’encadrement des modulations de vitesses sur les routes départementales – que le gouvernement peut peser sur le devenir de la réforme voulue.

C’est alors bien à travers une forme de gouvernement à distance qu’il pourrait vouloir jouer la prochaine partie. « Game over… Same player shoots again ! »

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