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À 300 ans passés, ce que peut nous apprendre Robinson Crusoé

Les personnages classiques de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, et son compagnon Vendredi, avec leurs animaux sur une île isolée
Robinson appartient à notre imaginaire collectif, au point d’en faire oublier parfois son créateur, Daniel Defoe, et l'ancienneté du roman original, paru en 1719. Shutterstock

Qui ne connaît pas Robinson Crusoé ? Qui n’a jamais rêvé aux aventures de ce marin naufragé, à son expérience de la solitude ou à son île déserte ? Robinson appartient à notre imaginaire collectif, au point d’en faire oublier parfois son créateur, Daniel Defoe, et l’ancienneté du roman original, dont la parution en langue anglaise remonte à 1719.

Malgré ses 300 ans passés, Robinson n’a jamais cessé d’exister à travers de multiples reprises qui ont transformé le texte premier en mythe littéraire et ont donné lieu à la création d’un genre, la robinsonnade. Defoe est ainsi devenu malgré lui le père fondateur d’une longue lignée de récits (littéraires mais pas que), tantôt fidèles aux messages de leur modèle, tantôt critiques, mais toujours prolongeant la fascination exercée par Robinson sur petits et grands.

Littoral : La Data « Qui était vraiment Robinson Crusoé ? » (France 3 Bretagne, 2022).

Rien ne prédestinait pourtant le roman à connaître un réel engouement en littérature de jeunesse. Quoi de très séduisant, pour des enfants, dans cette œuvre-fleuve ponctuée de méditations spirituelles qui reflètent le retour en religion d’un Robinson dévoyé par sa vie de marin ? Car Robinson Crusoé de Defoe est tout autant un roman d’aventures, celui d’une aventure coloniale notamment, qu’un récit de conversion religieuse à dimension apologétique.

Rousseau, Jules Verne, William Golding et le succès des robinsonnades

On doit en partie à Jean-Jacques Rousseau le glissement, au XVIIIe siècle, de la robinsonnade dans le champ de la littérature de jeunesse. Le philosophe voit, en effet, dans le roman de Defoe l’illustration de sa théorie du bon sauvage et de sa défense d’une éducation calquée sur l’état de nature.

Or le bon sauvage, selon Rousseau, c’est Robinson et non Vendredi. Car Robinson, après s’être perdu en société, retrouve, dans la solitude de l’île déserte, un sens moral tout en apprenant la débrouillardise au contact de la nature. Cette éducation « naturelle » doit guider l’enfant et Rousseau en fait l’éloge dans son traité Émile ou l’éducation (1762) à travers l’exemple de Robinson Crusoé. Ce commentaire enthousiaste du philosophe a contribué à l’appropriation de la robinsonnade par la littérature de jeunesse, au XIXe siècle particulièrement.

Le genre y fait alors florès, donnant lieu à une multitude de reprises, dans lesquelles le héros est souvent un jeune enfant, à moins que la robinsonnade ne soit collective, mettant en scène une famille ou un groupe.


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Miroir idéologique de leur époque, les robinsonnades pour la jeunesse se veulent divertissantes et éducatives, qu’elles prônent l’apprentissage de la débrouillardise et de l’autonomie, ou les progrès de la science et de la technique. Cette dimension didactique est explicite dans Le Robinson suisse (1812) de Johann David Wyss, où la nature, généreuse et bienveillante, devient, pour les enfants, un réservoir de découvertes, plus efficace qu’un « manuel d’histoire naturelle ».

Illustration du roman « Deux ans de vacances », de Jules Verne
Illustration du roman « Deux ans de vacances », de Jules Verne. Léon Benett, via Wikimedia

Malgré un corpus prolifique, on compte peu de chefs-d’œuvre parmi les robinsonnades du XIXe siècle. Jules Verne reste néanmoins le grand représentant français du genre qui lui a inspiré au moins cinq robinsonnades : L’île mystérieuse (1874), L’école des Robinsons (1882), Deux ans de vacances (1888), Seconde patrie (1900) et L’oncle Robinson, publié inachevé en 1991. Dans ces aventures collectives, l’île devient un laboratoire d’expériences flattant la conquête par l’homme de la nature.

Après une période de désaffection entre les années 1890 et l’après-guerre, le mythe connaît, depuis la seconde moitié du XXe siècle, un regain d’intérêt. Un nouveau souffle est donné à la robinsonnade par le succès du roman de William Golding, Sa Majesté des mouches (1954), dont la vision très noire de la nature humaine prend racine dans les horreurs de l’Histoire.

Le rebond du mythe avec « Vendredi ou la vie sauvage »

Dans la littérature de jeunesse francophone, c’est surtout à Vendredi ou la vie sauvage (1971), récit solaire de Michel Tournier, que le mythe doit son rebond de popularité. Le texte jouit d’un succès de librairie non démenti depuis sa parution et son étude fréquente au collège contribue à son rayonnement.

La dimension éducative, bien que plus voilée, n’est pas absente de Vendredi ou la vie sauvage, mais le profil de l’initiateur et la nature de ses enseignements ont changé. Comme chez Defoe, le lecteur suit les aventures de Robinson et Vendredi, toutefois le vrai héros est désormais le juvénile indigène, un déplacement qui résulte de l’influence de l’ethnologie sur l’auteur et d’un siècle de reconsidération de l’enfant.

Les préceptes austères du naufragé anglais n’ont plus les faveurs de l’écrivain qui, dans un esprit libertaire, leur préfère les plaisirs simples de la vie incarnés par Vendredi. Prônant le jeu, le rire et l’oisiveté, cette réécriture du mythe est au service de messages de bonheur à destination des jeunes générations. Elle défend aussi une vision écologiste du retour à la nature, célébrant les retrouvailles de l’homme avec la biodiversité.

C’est surtout de cette lecture écologique que le genre de la robinsonnade tire son actuelle prospérité, malgré quelques titres significatifs où les enjeux premiers sont l’aventure, l’altérité ou l’amitié ; citons Le Royaume de Kensuké de Michael Morpurgo, en 1999.

Lectures écologiques

Loin de l’optimisme solaire du récit de Tournier, nombreuses sont les versions de jeunesse contemporaines qui empruntent la voie de la dystopie environnementale. Que les îles évoquées aient une existence géographique ou qu’elles soient métaphoriques, elles témoignent d’un infléchissement de l’imaginaire environnemental au profit d’une vision plus sombre et d’une prise de conscience aiguë des enjeux climatiques.

L’île n’est plus cet ailleurs tenu à l’écart de la pollution et de l’urbanisation, elle est souvent gagnée par la contamination, dans un mouvement d’extension de la menace, à laquelle est confronté le jeune héros de l’histoire.

Le huitieme continent.

Dans Le Huitième continent (2012) de Florian Ferrier, l’espace vierge de Robinson Crusoé est remplacé par un continent de déchets. Partis avec leurs parents de San Francisco en voilier, Roxane et Christo se retrouvent livrés à eux-mêmes, perdus au milieu d’un vortex de détritus, où s’entrechoquent bouteilles de soda, sacs plastiques et débris en tout genre. Il s’agit, pour les jeunes aventuriers, de survivre dans cet environnement apocalyptique où même les poissons sont devenus inconsommables en raison des particules de plastique qu’ils ingurgitent.

C’est bien la responsabilité de l’homme dans la préservation de la nature qui se trouve ainsi interrogée dans ces récits contemporains de l’insularité.

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Quand les îles elles-mêmes sont devenues inhabitables, quand les contrées terrestres ont toutes été explorées, l’espoir peut venir des conquêtes spatiales, comme dans les Robinsons intergalactiques de Christian Grenier. Dans Robinson des étoiles (2008) et Les Robinsons de la Galaxie (2016), l’écrivain marie les codes de la robinsonnade et ceux de la science-fiction. Puisque la terre est désormais irrespirable et que la survie de l’espèce humaine est en jeu, la mission des jeunes aventuriers, embarqués sur des vaisseaux, est de trouver « une planète-île paradisiaque » où l’homme pourrait écrire une nouvelle histoire.

Des îles accueillantes aux îles funestes, du récit utopique à la dystopie apocalyptique, la nature de l’aventure a changé et l’heure n’est plus toujours à l’enthousiasme béat. Il émane néanmoins des textes récents une attention à l’égard de la nature, portée par de jeunes personnages sur qui repose l’espoir d’une mobilisation pour la préservation de la planète. Car la bonne littérature fait à la fois rêver et méditer, et l’un de ses objectifs est de « se faire l’écho des grands problèmes de notre temps ».

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