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À la Ciotat, en immersion dans une résidence littéraire pas comme les autres

L'écrivaine Laurence Vilaine à la Ciotat, juiillet 2022. Carole Bisenius-Pénin, Fourni par l'auteur

À la fois lieu réel et espace potentiel de l’imaginaire, la villa Deroze (lieu de résidence, La Marelle) offre un dispositif résidentiel inédit réunissant pour la première fois, une écrivaine (Laurence Vilaine) et une chercheuse en sciences humaines (moi-même), durant un mois d’été (juillet 2022), au gré des sentiers du parc et des embruns marins de La Ciotat.

Entre voyage et exploration, une « chambre à soi » à l’occasion de cette résidence de création et de recherche partagée, je souhaite partager ici l’histoire d’une rencontre, les interactions originales d’une créatrice et d’une scientifique spécialiste du dispositif résidentiel. Une expérimentation scientifique et littéraire qui cherche à renouveler l’enquête de terrain, grâce à ce regard croisé et partagé, sous l’angle des fictions contemporaines et de la théorie littéraire.

Un dispositif expérimental culture et science

Cette forme de cohabitation, issue du laboratoire hors-les-murs instauré entre le Crem (Centre de recherche sur les médiations) et La Marelle repose sur un pari, celui d’une coopération avec l’écrivaine Laurence Vilaine que je ne connaissais pas avant cette expérimentation, visant à questionner le processus créateur inhérent à la littérature contemporaine et à la résidence d’auteurs.

Un lieu où s’invente une écriture impliquée qui engage en outre avec l’autre, c’est-à-dire la chercheuse (sciences humaines) et écrivaine (création littéraire).

L’enjeu repose sur un double intérêt : un terrain d’observation de la fabrique littéraire en train de s’élaborer pour moi et une mise à distance, une réflexivité sur son propre travail d’écriture pour Laurence Vilaine, adepte de récit intimiste, venue travailler sur son roman en cours. En somme, une opportunité nourrissant la pratique littéraire et scientifique grâce à ces échanges quotidiens durant un mois, sous le même toit.

Dès lors, comment transformer la situation résidentielle en moment, c’est-à-dire en pratique réfléchie, offrant un accès à la fabrique de l’autrice ? Faut-il y voir une sorte d’atelier noir rappelant celui d’Annie Ernaux, « un journal de fouilles » dévoilant les coulisses de l’écriture, ainsi que les conditions de l’enquête ? Quelle forme hybride peut-on inventer (témoignage, récit de terrain, carnet) ? La recherche peut-elle devenir création et la littérature forcément recherche ?

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En tout cas, il s’agit bien d’une expérience scientifique et littéraire au cœur d’une villa isolée dans un parc méditerranéen, d’une immersion interrogeant également les formes de la recherche et se déployant bien à la frontière du reportage, de l’atelier expérimental, de l’écrit scientifique, de la littérature, ou du carnet réflexif.

De la rencontre résidentielle au choix de la forme

D’emblée la question d’une recherche inventive s’est posée durant la séance inaugurale de brainstorming, c’est-à-dire comment élaborer ensemble, à la marge des sciences humaines et de la littérature, une forme qui puisse rendre visible l’enquête résidentielle, de l’expérience vécue ? Peut-être à partir d’un commun potentiel entre sciences et littérature : un travail sur la langue, une construction narrative, une voix singulière, un rythme, une atmosphère, une puissance évocatoire, autant de critères utilisés par une écrivaine ou une chercheuse.

Suite aux échanges, nous avons opté pour la création d’un objet collaboratif, dialogique, à la lisière, en recourant à la forme de l’écriture diaristique, à la tradition littéraire du journal comme outil d’exploration et de recherche in situ, structurant notre temporalité partagée.

Un clin d’œil aussi à la dernière œuvre de Laurence (La Géante, éditions Zulma, 2020) qui contient des lettres insérées dans la matière romanesque, ainsi qu’au récent ouvrage de Chantal Thomas (Journal de nage, Seuil, 2022) qui nous invite « s’abandonner au langage comme on s’abandonne à la mer ».

Très vite une autre contrainte est née, relevant de l’art de la liste, à la croisée de l’Abécédaire de Deleuze et de la Vie mode d’emploi de Perec, c’est-à-dire une sélection négociée et mobile (modifiable sur la durée de l’enquête) d’une dizaine de termes associés au dispositif résidentiel et au processus créateur, comme « autrice », « commande », « médiation », « atelier d’écriture », « éducation artistique et culturelle »…

Prise de notes parallèles. Carole Bisenius-Pénin, Author provided

Si le journal entretient de manière évidente des similitudes avec le carnet de terrain de la chercheuse, il est également pour l’écrivaine et la chercheuse un moyen d’accès à l’expérience entre la théorie et la pratique. En cela, il constitue un outil de données en prise avec l’expérience directe, mais également pour nous un objet de confrontation à soi, à l’autre, la potentialité de donner forme par ce travail d’écriture du journal, par petites touches successives à nos objets d’investigation, en adoptant une posture réflexive. En cela, le journal agit comme un révélateur du quotidien permettant une construction de savoirs qui inclut une dimension individuelle et collective, une écriture ouvrant un possible. Il sera prochainement publié sur le site de la Marelle.

Un aperçu de mon carnet de terrain. Carole Bisenius-Pénin, Author provided

Protocole de l’enquête en immersion

Il s’agit donc d’une investigation à la croisée des disciplines, d’une « fabrique du savoir » selon l’historien Ivan Jablonka qui cherche à interroger les conditions de la fabrique résidentielle et les enjeux de la création à travers ce dialogue impliquant de résider ensemble et visant à articuler épistémologie de l’enquête en sciences humaines et méthodologie de l’enquête littéraire.

À la suite de l’essai de Laurent Demanze, je peux dire que pour l’écrivaine et moi, l’objectif commun est non de « représenter le réel, mais « d’interroger les conditions de sa fabrique », d’en saisir les potentialités, peut-être parce que « les enquêtes contemporaines délaissent le désir d’élucidation finale et le souci de décrypter les structures profondes du monde social, pour leur préférer des fragments de vérité, des bribes de documentation, des restes de savoir, à agencer, monter et exposer.

Toute la matinée, nous occupions le même espace de travail, une grande table, chacune à sa tâche. Outre des échanges informels, cette proximité a permis de mettre en place une observation participante centrée par exemple sur les rituels d’écriture de l’autrice devant son écran. Derrière son épaule, j’ai pu l’interroger sur son usage des couleurs sur le texte, en tentant de comprendre la logique déployée et de restituer la genèse des différents gestes d’écriture, selon les codes couleurs employés, via un essai de catégorisation du manuscrit virtuel : en rouge les passages importants pour l’histoire générale du roman, en grisé les passages à retravailler stylistiquement, en bleu les éléments à réexploiter dans la suite du récit.

Laurence m’a donné accès à ses processus de réécriture, via cette génétique numérique, en sachant qu’elle privilégie une écriture au fil, plus intuitive, en somme une écriture comme une quête, incluant une dimension « quasiment psychanalytique », avec la volonté d’être « prête à accueillir de l’inconnu ».

De mon côté, au fil de la discussion, j’ai pu consigner les traces en recourant à une prise de notes et à quelques clichés photographiques destinés au carnet de terrain.

Partageant nos repas, la soirée a également été un moment ritualisé pour aborder d’autres thématiques en fonction des diverses activités de l’écrivaine dans d’autres résidences, du mot de notre abécédaire à traiter pour le lendemain ou encore une possibilité de revenir sur les difficultés du jour, les affres de la création littéraire, parfois les surprises du roman en train de s’écrire, au hasard des bifurcations.

Ainsi, pour le sociologue américain Howard S. Becker, l’intérêt de cette observation est qu’elle constitue un moyen précieux d’accéder aux pratiques « invisibles » des acteurs. En effet, le but de cette enquête de terrain en immersion est de saisir le point de vue de l’autrice, ses rapports à son milieu, au dispositif résidentiel, sa vision du monde et de son monde littéraire, tout en sachant que décrire comment l’enquêtée entrevoit sa posture, son rapport à l’écriture est ici la base de la méthode empirique :

« Comment mieux comprendre et décrire un univers social qu’en se plongeant au cœur de sa réalité, en partageant la vie de ses acteurs, en l’observant au plus près jour après jour ? Depuis longtemps les observateurs, analystes, descripteurs et « raconteurs » de « mondes sociaux » (anthropologues, ethnologues, journalistes, sociologues, écrivains…) ont défendu le recours à la pratique de « l’immersion » pour saisir ce qui par d’autres approches resterait inconnu ou caché, et permettre – comme forme d’engagement « total » – de dérober puis de révéler des vérités plus « sensibles » en laissant une part aux affects ».

Dans le cadre de cette résidence partagée immersive permettant de faire l’expérience du dispositif culturel interrogé, en tant que chercheuse « à découvert » je n’étais donc plus un simple témoin, mais davantage en prise avec des interactions multiples, formelles ou informelles, verbales ou non verbales induites par cette « dramaturgie gestuelle » de l’enquête, grâce à ce temps long en immersion, selon Laurent Demanze :

« un temps d’observation “long” au sens où il provoque une rupture marquée avec l’univers d’origine, le cadre et les routines de vies de l’observateur ; des pratiques “d’inclusion” dans le milieu observé (à découvert ou masqué) ; une volonté de s’interroger tout au long de l’expérience sur toutes les dimensions de ce qui est vécu (le recours à différents moyens pour conserver le témoignage de l’expérience dans ses différentes dimensions), et une restitution – le plus souvent par écrit – témoignant d’un point de vue réflexif sur cette expérience ».

Pour conclure, au-delà de conceptualiser l’objet résidentiel qui d’un point de vue scientifique m’occupe depuis plus de 10 ans, ni d’entrevoir en tant que directrice de résidence les spécificités du lieu, l’enjeu aura été d’expérimenter moi-même la démarche, corporellement et intellectuellement, au prisme des postures, entre recherche et création.

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