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À la fin des années 1960, des social-démocraties européennes déstabilisées par la révolte étudiante ?

Le 5 juin 1967, les étudiants de la Christian-Albrechts-Universität (CAU) protestent contre la mort de leur camarade Benno Ohnesorg à Berlin. Stadarchiv Kiel, Magnussen, Friedrich , CC BY-SA

Lorsque des étudiants des universités de Trente (Italie) et de Louvain (Belgique) se mobilisent respectivement à partir de janvier et de mai 1966, peu d’éléments laissaient entendre que ces mouvements seraient des détonateurs d’une série d’explosions dans l’enseignement supérieur européen qui allaient culminer en 1968. Pourtant, l’Europe, entendue ici comme celle de l’aire démocratique du continent, s’est pourtant mise à l’heure de la révolte étudiante globale, de Berkeley à Tokyo, et de Mexico à Rome.

Quelle fut la réaction aux révoltes étudiantes d’une des grandes familles politiques du continent, les sociaux-démocrates ? Comment, de la puissante SPD allemande à la SFIO française affaiblie, du socialisme italien au Labour, ceux-ci ont-ils réagi ?

L’étudiant, une figure peu investie par les sociaux-démocrates d’après-guerre

Dans l’Europe matériellement et moralement dévastée de 1945, les sociaux-démocrates sont marqués par les expériences qu’ils ont subies- et cela peut expliquer certaines réactions hostiles à à la révolte étudiante des années 1960. Pour nombre de sociaux-démocrates des pays de la péninsule ibérique, d’URSS et du bloc de l’est, d’Allemagne et d’Autriche, les années de clandestinité, de persécution et d’exil ont créé une méfiance vis-à-vis de l’extrémisme politique.

Il n’est pas fortuit qu’à la conférence internationale socialiste, du 3 au 5 mars 1945, soit réclamée la réforme du système éducatif allemand, afin de démocratiser le pays. Cette demande réapparaît lors du congrès du Parti socialiste belge, du 9 au 11 juillet 1945. Les sociaux-démocrates sont convaincus que les institutions éducatives figuraient au rang des plus sûrs fondements de régimes politiques libres. Avec la montée de la guerre froide, le constat s’applique aussi au monde communiste, comme le montre la brochure du Labour britannique de 1947, « A Guide to the Elements of Socialism ».

Cette position antitotalitaire et antiautoritaire vis-à-vis du système éducatif ne disait cependant pas grand-chose de ce que voulaient les sociaux-démocrates pour l’école. Le premier congrès de l’Internationale socialiste, du 30 juin au 3 juillet 1950 à Francfort-sur-Main (RFA), proclame ainsi son attachement au « droit des enfants […] à l’éducation » sans en définir plus précisément le contenu.

Dans cette situation, et par-delà les différences nationales, les étudiants ne constituent pas un véritable enjeu pour cette famille politique, et ce jusqu’aux années 1960. Ils ne sont certes pas totalement absents non plus. Une telle faiblesse d’intérêt s’explique aussi par une perception de classe profondément ancrée dans des social-démocraties. Les étudiants représentaient une petite minorité, souvent issue de la bourgeoisie. Ce sentiment pouvait être relativement explicite, ainsi du congrès du Labour à Scarborough, du 29 septembre au 3 octobre 1958, où étaient fortement mis en avant le coût des études supérieures et le peu d’étudiants en Grande-Bretagne.

Cet ouvriérisme pouvait jouer aussi de manière plus implicite, dans une forme de désintérêt vis-à-vis des étudiants et de l’enseignement supérieur, par exemple, en 1954, dans la présentation du projet culturel et éducatif du SPÖ autrichien par Karl Waldbrunner, son co-secrétaire et ministre des transports et des industries nationalisées. Dans certains cas, comme la SFIO française ou le PSI italien, les rapports à cette catégorie étaient d’autant plus compliqués qu’une partie importante des militants étudiants de gauche avaient rejoint le mouvement communiste. Dans d’autres social-démocraties, apparaissait le souhait de résoudre la contradiction entre ouvriérisme et intérêt pour les étudiants, vus comme des « travailleurs intellectuels », lors du congrès des travaillistes néerlandais à Amsterdam des 12-14 novembre 1959.

Que faire ? La social-démocratie et la montée des étudiants (début des années 1960)

Les sociaux-démocrates européens sortent de ce relatif silence à partir des années 1960. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette mutation. La première est démographique : l’arrivée des classes d’âge du baby-boom aux portes de l’enseignement supérieur européen conduit à une première massification de celui-ci- certes limitée tant numériquement que socialement. À leur conférence des 20-23 juillet 1960 à Beaumont sur Oise (France), l’organisation des enseignants sociaux-démocrates, rattachée à l’Internationale socialiste, fait de « l’accès à l’université » le thème central de la réunion. Le congrès de l’Internationale socialiste à Oslo, les 2-4 juin 1962, conclut son texte de conférence par un « appel […] aux jeunes en particulier, pour saisir les opportunités que les efforts des générations précédentes ont enfin ouvertes », mais sans mentionner les étudiants.

Plus encore, dans l’aire de la social-démocratie germanique, le rejet de l’extrémisme politique, de droite comme de gauche, entraîne un souci de ferme contrôle de l’université par le gouvernement démocratique, comme le montre le discours de Bruno Pittermann lors du congrès du SPÖ, les 18-19 juin 1963 à Vienne. Une telle volonté de maîtrise des institutions universitaires ne pouvait pas ne pas heurter des mobilisations étudiantes qui précisément, réclamaient le droit de cogérer celles-ci.

En mai, fais ce qu’il te paraît possible ? Une social-démocratie européenne déstabilisée

Les révoltes étudiantes de la deuxième moitié des années 1960 révèlent ces ambivalences sociale-démocrates. En RFA, la contestation étudiante à Berlin-Ouest était sous-jacente depuis 1964. La révolte éclate le 2 juin 1967 après qu’un policier berlinois tire et tue un étudiant, Benno Ohnesorg. Le SDS, organisation exclue de la social-démocratie allemande (SPD) en 1961, est au cœur de la contestation qui marque durablement Berlin-Ouest, et d’autres centres universitaires allemands.

Les sociaux-démocrates multiplent les tentatives d’apaisement teintées de relativisation de la crise étudiante. Haarkon Lie, dirigeant du parti travailliste norvégien, les développe dans un discours aux étudiants de son organisation, qui est publié par le journal du parti le 28 février 1967. Le dirigeant socialiste autrichien Bruno Kreisky, lors de son intervention auprès des jeunes du SPÖ, le 23 juin 1968 à Vienne- en pleine éruption universitaire dans plusieurs pays européens- se montre particulièrement hostile aux mouvements étudiants les plus radicaux, accusés de conduire à la violence, et appelant à ne pas rejeter le réformisme.

L’ouvriérisme des social-démocraties européennes les conduisait parfois aussi à souligner que les étudiants, révoltés ou pas, restaient globalement des privilégiés parmi les jeunes. C’est ce qui pouvait transparaître dans le programme du Labour britannique présenté à la conférence de Blackpool, du 30 septembre au 4 octobre 1968. Lors du congrès des jeunes du SPD (Jusos) à Bad Godesberg, les 11-12 janvier 1969, Willy Brandt critique le mouvement radical chez les étudiants, ce qui ne va pas sans susciter des protestations de l’assemblée. La révolte étudiante était décidément difficile à comprendre pour ce qui apparaissait de plus en plus littéralement comme des « vieilles maisons » de la politique européenne.

La contestation étudiante fut à la fois un détail et un moment crucial pour les social-démocraties européennes. Politiquement, celles-ci continuèrent à être une force majeure du continent. Pourtant, les foyers de contestation étudiante qui se sont multipliés de 1966 à 1968- et qui muèrent parfois en activisme violent, ainsi en Italie et en RFA- marqua profondément à terme la social-démocratie européenne. Les revendications estudiantines visant à transformer l’école- et plus simplement à la massifier- ainsi qu’à changer la société ne furent pas sans influencer parfois profondément les programmes, les modalités d’action et les politiques nationales comme locales des sociaux-démocrates à partir des années 1970.


Retrouvez la version longue de cet article sur le site de la Fondation Jean Jaurès

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