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À qui appartiennent les images ? (2)

Sur le site de l'Agence d'images de la défense. ECPAD

Quels que soient nos métiers et les usages que nous faisons des images, nous tremblons devant la fragilité des supports, censés conserver les traces du passé et nous préserver d’une amnésie générale. L’immatérialité des images numériques est terrifiante car elle porte en elle le spectre d’une disparition soudaine, imprévisible et irréparable.

Perte d’identité

L’angoisse est d’autant plus grande qu’elle ne concerne pas uniquement la perte des images. La menace s’étend désormais aux données qui rendent possibles leur traçabilité et leur compréhension. Cette perte d’identité se présente parfois comme un programme éditorial : c’est le cas des nouvelles banques américaines d’images qui privatisent et font commerce des fonds sans se soucier de leur provenance, ni de leurs caractéristiques, et se satisfont d’un classement par mots-clés thématiques.

Si l’on interroge la base de données de Getty Images avec le terme « révolution », plus de 3 100 vidéos sont proposées.

Sur la même page, les images de la prise de la Bastille, issues d’une fiction télévisée non datée, côtoient des images anonymes de foule protestant sur la place de Maïdan, tandis qu’une troisième séquence montre, en gros plan, une explosion de feux d’artifice sur fond de drapeau libyen, le tout « à insérer dans votre panier ». Nulle part les coordonnées techniques des images ne sont signalées.

Ces pratiques, fondées sur les règles de la communication publicitaire, rendent impossible un usage honnête des archives audiovisuelles. Elles s’inscrivent dans une logique marchande qui tend à s’imposer dans le monde entier ; cette gestion des images se fait au détriment du modèle français né dans les années 1980 et, plus généralement, d’une éthique archivistique qui reliait la conservation d’images à un minutieux travail d’indexation et de catalogage.

Les producteurs et les cinéastes sont les témoins privilégiés de ces rachats de fonds qu’ils dénoncent sans pouvoir les freiner ; comment utiliser avec rigueur des images dont on ne sait rien ? Le transfert de propriété dans les mains de gestionnaires-investisseurs est dangereux à double titre : il menace les politiques patrimoniales des États et favorise une circulation sauvage d’images privées d’identité.

Images travesties

Cette perte d’identité prend un visage plus pernicieux encore lorsqu’elle est due au travestissement de l’image, au nom d’une « réalité augmentée ». Le risque est alors grand de voir la contrefaçon s’imposer à la place de l’original. Dans cette entreprise de falsification, ce ne sont pas les métamorphoses des images qui inquiètent, mais plutôt un processus de substitution qui ne dit pas son nom. Même si elle ne vise pas la suppression de la version originale, le surplus de visibilité de l’image retouchée peut en effet mettre en péril l’archive d’origine, la rendant tantôt inutile, tantôt moins « crédible ». Car ces plans trafiqués s’imposent avec plus de force dans l’imaginaire des spectateurs. Certains responsables d’archives partagent cette crainte et vont même jusqu’à envisager que le « détournement devienne sa propre vérité ».

Site Getty après une recherche vidéo sur le terme « révolution ». Getty

Ceux qui s’en émeuvent souhaiteraient faire appel au droit pour réguler ces pratiques, garantir la sauvegarde des originaux, sans limiter pour autant la variété de leurs usages. Mais la loi se révèle impuissante à protéger l’intégrité des images d’archives, car elle continue à rattacher leur protection aux notions d’œuvre et d’auteur, seul détenteur du droit moral. Or, l’image d’archive n’a pas toujours un auteur au sens où l’entend la loi. Le cas par cas de la jurisprudence constitue certes un rempart, mais l’absence d’un cadre juridique clair renforce le désarroi collectif.

Au-delà des peurs collectives et de ces nombreuses voix discordantes, des lignes de convergence s’esquissent pourtant. Les professionnels qui ont en charge les images d’archives souhaitent définir les règles d’un usage raisonnable de ces fonds précieux, sans prétendre pour autant légiférer sur les pratiques de chacun.

Créer un code de déontologie

La nécessité d’élaborer un code de déontologie s’impose. Il implique de redéfinir la propriété de l’image d’archives, prenant acte du vide juridique qui empêche d’en garantir l’intégrité. Pour autant, rédiger un décalogue qui distinguerait les bonnes pratiques des mauvaises n’est pas souhaitable. Il serait en revanche envisageable, comme le proposent certains, de constituer, au sein des institutions, des commissions ayant pour mission de débattre, au cas par cas, des projets en cours. C’est ce que fait le CNC lorsqu’il répartit l’argent public, sans qu’on lui reproche d’appliquer des critères de goût personnel, nécessairement subjectifs.

Dès lors, pourquoi ne pas concevoir également ce type de procédures dans les lieux chargés des biens publics que sont les archives audiovisuelles ? Composées de représentants de disciplines et de professions diverses, ces commissions consultatives ou légiférentes pourraient être les garantes d’un nouveau droit moral qui « relèverait des obligations de ceux qui font usage d’un document visuel, et non des prérogatives d’un possesseur ».

L’identification claire des sources, la possibilité pour le spectateur de retrouver la forme originale des images qu’on lui montre : autant d’« obligations » que beaucoup jugent inapplicables dans une salle de montage. Cette redéfinition du droit moral, découplée d’une propriété personnelle, n’est pourtant pas incompatible avec la pratique réaffirmée d’une licence poétique.

Les obligations des usagers à l’égard des images d’archives peuvent et doivent se matérialiser dans les formes esthétiques les plus variées, en fonction de la grammaire du film qui les intègrent, du geste artistique qui les emploie et du pacte qu’ils nouent avec le spectateur.

Les images d’archives, un bien commun

Un second point de convergence concerne la valeur des images d’archives, comprises non plus en tant qu’objets matériels, ayant une valeur marchande, mais en tant que biens communs. Les politiques patrimoniales, qui en ont pris acte depuis les années 1980, n’en tirent pas encore toutes les conséquences. Archiver, c’est « être conscient de la critériologie politique, économique ou autre […] qui gouverne ces stocks ». Il peut alors apparaître tendancieux de « favoriser des mécanismes de préférences en fonction de désirs actuels de chercheurs et/ou archivistes ». Se référer aux attentes présupposées d’un « grand public » ou au goût des internautes, mesuré au nombre de clics et de likes, ne l’est-il pas davantage ?

La pensée des critères de conservation et d’indexation ne peut donc se faire qu’en concertation avec ceux qui en ont la connaissance et l’usage, au premier rang desquels les milieux de la recherche et de l’audiovisuel ; c’est ce que font déjà certaines institutions d’archives.

Approche participative

Un second horizon très stimulant consiste à repenser l’archivage dans un processus de participation collective des citoyens. C’est ce que suggère le concept de l’« amateur éclairé » qui s’est notamment imposé grâce aux travaux de Bernard Stiegler et aux innovations pionnières de l’Institut de recherche et d'innovation (IRI) 18. Cette nouvelle manière de concevoir l’enrichissement des données par un public éclairé a l’avantage de rompre avec l’opposition entre professionnels et non-professionnels, entre producteurs et consommateurs ; elle promeut la figure politique d’un citoyen contributeur et coresponsable du patrimoine audiovisuel.

La couverture du livre de S. Lindeperg et A. Szczepanska, sorti le 19 septembre 2017 aux éditions Fondation Maison des Sciences de l'homme. FMSH

« A qui appartiennent les images ? » de Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, éditions Fondation maison des sciences de l’homme, collection Interventions, 144 pages, 12 euros.

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