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La Crimée est l'un des principaux enjeux de l'affrontement en cours depuis 2014 entre l'Ukraine et la Russie. danielo/shutterstock

À qui la Crimée appartient-elle ? Le regard d'un juriste

Depuis 2014, la Crimée constitue une pierre d'achoppement majeure entre la Russie d'une part, l'Ukraine, l'UE et les États-Unis de l'autre.

Qu'en dit exactement le droit international, et quels précédents peuvent être invoqués à titre de comparaison ?

Un rappel historique

Terre de passage de nombreux conquérants, la Crimée était russe depuis 1783. Rattachée à la République socialiste soviétique d'Ukraine en 1954, elle demeura une région de l'Ukraine quand celle-ci est devenue un État indépendant en 1991, au moment de l'effondrement de l'URSS. Au sein de l'Ukraine, la Crimée avait le statut d'une République autonome, avec sa propre Constitution et son propre Parlement.

C'est ce Parlement qui décida d'organiser un référendum sur le rattachement à la Russie en mars 2014, dans les circonstances que l'on sait, en violant la Constitution ukrainienne.

Ce référendum, dont la tenue provoqua un tollé international, aboutit à 96,6 % de votes favorables. Il y eut certainement des bourrages des urnes, mais le caractère majoritaire du résultat paraît indéniable.

L'Ukraine continue naturellement de contester ce qu'elle considère comme une annexion pure et simple. Le rattachement de la Crimée a immédiatement été suivi par l'adoption de nombreuses sanctions occidentales visant la Russie. Ces sanctions ont consisté avant tout dans la restriction des échanges économiques ; on se souvient notamment de l'annulation de la vente des bateaux militaires Mistral par la France. La Russie a également vu son droit de vote suspendu au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (cette mesure a été levée en juin 2019). Les contre-sanctions russes ont été décrétées par le gouvernement russe quelques semaines après les sanctions occidentales.

Plus récemment, début juillet, la Crimée est revenue dans l'actualité russe : parmi les nombreux amendements à la Constitution qui viennent d'être adoptés, la nouvelle version de l'article 67 §2 prône «la protection de la souveraineté et de l'intégrité territoriale», ce qui peut s'interpréter comme la proscription définitive d'un éventuel retour de la Crimée à l'Ukraine.

Il se trouve qu'en 2017 j'ai voyagé en Crimée et ai prononcé une conférence à l'université de Yalta. J'ai pu parler avec la responsable des relations internationales de cette université, ukrainienne francophone, ainsi qu'à des familles de Russes installés en Crimée. A priori, je dois dire que je n'ai entendu que des opinions positives par rapport au rattachement. On m'a fait remarquer, notamment en prenant l'exemple du pont de Kertch, que j'ai emprunté, que la Russie investissait beaucoup dans les infrastructures, les écoles et les hôpitaux par rapport à la période ukrainienne où ce territoire, qui avait été la Côte d'Azur de l'aristocratie russe et soviétique, était tombé en déshérence. Il y a eu évidemment des opposants en Crimée au rattachement. Mais ils sont restés minoritaires. On pense souvent aux Tatars, dont l'hostilité envers Moscou s'explique en partie par le fait qu'une grande partie de cette population a été déportée par Staline après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans d'autres régions de l'Union soviétique.

Le pont de Kertch, photographié le 5 juillet 2020. Budilnikov Yuriy/Shutterstock

Mais qu'en est-il au niveau juridique ? La question est plus complexe qu'il n'y paraît.

Le problème juridique

Après 1945, plusieurs tentatives du Gosplan (confirmées par des documents récemment déclassifiés) ont lieu pour rattacher ce territoire, alors partie de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, à l'Ukraine, pour une meilleure gestion de l'économie locale (la péninsule de Crimée étant rattachée par une bande de terre au seul territoire ukrainien). La Crimée est finalement incorporée à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954.

Khrouchtchev s'était distingué au cours des campagnes de répression staliniennes contre le «nationalisme» ukrainien. Au début des années 1930, Staline avait affamé l'Ukraine qui résistait à la collectivisation. Ce qui explique que l'envahisseur allemand fut accueilli avec enthousiasme dans plusieurs villes ukrainiennes. On suppose que Khrouchtchev avait essayé de faire oublier ce passé compromettant en faisant «cadeau» de la Crimée à l'Ukraine.

Ce transfert s'étant opéré à l'intérieur d'un même État, il s'agissait d'une réforme d'administration interne. Certains juristes soviétiques avaient sans succès fait observer que Sébastopol, en tant que port militaire, ne faisait pas partie de l'Ukraine, mais était rattaché comme district spécial à la ville de Moscou. Quoi qu'il en soit, l'Ukraine étant devenue indépendante en 1991, la Crimée appartenait donc à un État devenu distinct de la Russie, ce qui pose le problème juridique.

Sur le plan juridique, il aurait fallu que le référendum organisé en Crimée soit organisé et reconnu par le gouvernement de Kiev, ce qui était hors de question. À supposer que la Corse veuille redevenir italienne, il faudrait que la France donne son accord. C'est la conséquence du principe d'intégrité des États, qui vise à assurer une certaine stabilité de la vie internationale.

Mais ce principe peut entrer en conflit avec le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire soit de choisir de rester au sein d'un État, soit de devenir indépendant, soit de rejoindre un autre État. Au cours du processus de démantèlement de la Yougoslavie, un référendum avait été organisé au Kosovo, qui avait ensuite quitté la Serbie. Les Nations unies et plusieurs pays occidentaux avaient estimé que la déclaration d'indépendance du Kosovo ne violait aucune norme du droit international. Ce qu'avait confirmé en juillet 2010 la Cour internationale de justice. Vladimir Poutine, qui est docteur en droit, avait invoqué ce précédent au moment du rattachement de la Crimée. Mais il s'était heurté à une hostilité quasi générale, notamment de la part de l'Union européenne et de l'Assemblée générale de l'ONU. Il faut cependant remarquer que lors du vote de la résolution de mars 2014 affirmant que «le référendum organisé en République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014 n'a aucune validité», 58 États membres de l'ONU se sont abstenus et une vingtaine n'ont pas pris part au vote…

Les membres du Conseil de sécurité des Nations unies votent une résolution sur l'Ukraine au siège des Nations unies à New York le 15 mars 2014. Emmanuel Dunand/AFP

Quoi qu'on en pense sur le plan juridique, il paraît illusoire d'affirmer que le maintien des sanctions européennes et américaines contre la Russie puisse conduire à la restitution de la Crimée à l'Ukraine. La Russie a montré qu'elle était capable de rester inflexible sur ses positions quand elle estime qu'il en va de ses intérêts stratégiques – on pense par exemple à son opposition constante à la reconnaissance du Kosovo.

Deux poids, deux mesures ?

À titre de comparaison, on peut évoquer les circonstances de la disparition de la République démocratique allemande. Des élections libres tenues le 18 mars 1990 font perdre la majorité au parti au pouvoir. Le 23 août, la nouvelle Assemblée vote l'extension de la Loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne au territoire de la République démocratique, avec effet au 3 octobre 1990, et, par conséquent, la disparition de la République démocratique à cette date.

Il n'y a pas eu de référendum comme en Crimée, mais le vote disqualifiant le parti au pouvoir était une indication très claire de la volonté populaire. Sans compter tous les citoyens de la République démocratique qui ont voté avec leurs pieds après le démantèlement du Mur. À l'Ouest, on n'a pas parlé d'annexion, mais de réunification. Mais ce dernier terme est-il vraiment légitime ? Les propos de Wolfgang Schäuble, le ministre de l'Intérieur de la République fédérale chargé de la négociation du traité d'unification, sont extrêmement clairs :

«Il s'agit d'une entrée de la République démocratique dans la République fédérale, et non pas du contraire. […] Ce qui se déroule ici n'est pas l'unification de deux États égaux. »

On conviendra que si ce n'est pas une annexion, cela y ressemble beaucoup… Peut-être y a-t-il plusieurs poids et plusieurs mesures, même si un adage dit : deux juristes, trois opinions. La Russie a en tout cas rappelé ce précédent historique en évoquant en 2015, quelques mois après avoir remis la main sur la Crimée, la possibilité de considérer officiellement la réunification allemande comme une annexion.

Mais l'argument le plus fort contre la légalité du rattachement de la Crimée à la Russie reste sans doute les condamnations de ce qu'il est convenu d'appeler la communauté internationale : le passé de la guerre froide, même si le communisme soviétique a disparu, n'est pas oublié.

L'affaiblissement du droit international

Le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014 est souvent considéré comme l'événement qui a ouvert une période de «paix froide» entre l'Occident et la Russie. En réalité, les relations s'étaient dégradées bien avant : condamnations par les Occidentaux des guerres de Tchétchénie au milieu et à la fin des années 1990, bombardements de l'OTAN contre la Serbie en 1999, intervention des États-Unis et de la «coalition des volontaires» en Irak en 2003, soutien américain et européen à la Révolution des Roses géorgienne en 2003 et à la Révolution orange ukrainienne en 2004, guerre russo-géorgienne en 2008, conflits libyen et syrien dans les années 2010… Autant d'épisodes qui, avant même 2014, avaient exacerbé les tensions entre Moscou et ses «partenaires occidentaux». Aux yeux de la Russie – et pas seulement –, dans bon nombre de ces épisodes, les Occidentaux se sont affranchis du droit international, ou en ont fait une lecture très personnelle. Dès lors, le Kremlin estime que le droit international est invoqué à géométrie variable et relève bien souvent de la simple application de la loi du plus fort ou du plus déterminé.

L'ordre international assuré par l'ONU des années 1945 aux années 1990 n'existe plus. La crise de Crimée n'a fait que renforcer et accélérer un processus qui était déjà en cours.

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