Ce texte s’inscrit dans une série d’articles autour de la thématique « Universités et ville durable », sujet du colloque de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) qui se tient les 21 et 22 octobre 2019 à Dakar, avec plus de cent cinquante acteurs francophones : établissements universitaires, représentants gouvernementaux, maires, et experts en urbanisme dans le monde francophone.
Depuis les années 1980, le libéralisme économique a mis la mondialisation/métropolisation sur orbite. Un archipel mégapolitain mondial, selon l’expression d’Olivier Dollfus, s’est rapidement constitué.
Initialement dominé par New York, Londres, Paris et Tokyo, cet archipel agrège désormais plusieurs centaines de villes, dont beaucoup sont apparues en Asie à la vitesse de l’éclair.
Leurs valeurs et leur mode de fonctionnement sont communs. Les métropoles prospèrent avec un minimum d’État ; à la limite, la situation idéale est celle de la cité-État, comme c’est le cas pour Singapour, régulièrement classée comme étant la meilleure ville au monde pour les affaires.
Un système global
L’industrie manufacturière a marqué un moment de l’histoire des métropoles, notamment aux XIXe et au XXe siècles, mais ces villes s’en débarrassent aussi vite que possible, car l’industrie pollue, nécessite de nombreux ouvriers mal payés et prompts à se rebeller, constitue un problème foncier par les surfaces qu’elle dévore et les transports lourds qu’elle nécessite.
Mieux vaut se tourner vers les activités financières (de préférence défiscalisées), le tourisme, la culture, les médias, les malls commerciaux, les centres de recherche, les cliniques de pointe, les universités, les aérovilles autour des aéroports, les grands événements (Expositions universelles, Jeux olympiques, Coupes du monde, etc.), autrement plus lucratifs et agréables à vivre ! Les skylines de plus en plus agressives, voire la course infantile à l’immeuble-le-plus-haut-du-monde, en constituent le symbole ostentatoire.
Il en résulte un système global où les villes sont reliées entre elles par des transports puissants et où les « nouveaux nomades » réalisent leur plan de carrière en passant de l’une à l’autre. A priori, les métropoles se font concurrence pour accaparer la richesse ; durant la première mondialisation, le centre du monde était passé de Venise (XVIe siècle) à Amsterdam (XVIIe), puis à Londres (XVIIIe) et enfin à New York (XXe).
Mais, en réalité, c’est davantage une relation de co-opétition qui les lie, lorsque chaque élément de l’archipel profite davantage du tout que de la part qu’il lui apporte. Poussée par la liberté de circulation des capitaux et la puissance technologique, la robustesse du paradigme métropolitain et son expansion dans le monde semblent inexorables.
Mais la conséquence directe de la mondialisation/métropolisation est l’exclusion. Saskia Sassen évoque une « économie d’extraction » pour caractériser notre monde fondé sur la finance, qui s’empare de ce qui l’intéresse et rejette le reste. Derrière son apparente complexité, l’extraction des richesses conduit à l’expulsion des individus et des entreprises des lieux physiques qu’ils occupaient traditionnellement.
L’enchaînement des causalités devient alors le suivant : mondialisation financière > métropolisation > expulsion des exclus du jeu (relégation, confiscation, incarcération, sortis des statistiques) > risques de révoltes > néoconservatisme > dégradation des libertés et de la biosphère.
La ville de la réciprocité créatrice
C’est pourquoi le paradigme libéral ne peut être satisfaisant. Il a d’ailleurs un concurrent, apparu dès les années 1960, certes resté en marge, mais qui peut conduire à une alternative crédible.
La contre-culture californienne a donné naissance à la cyberculture qui porte « la réciprocité créatrice » comme valeur fondatrice et qui s’épanouit dans une ZDC, une « zone de confiance », aux antipodes donc des valeurs libérales.
Les lignes bougent : en 2016, l’architecte chilien Alejandro Aravena a obtenu le prix Pritzker, notamment parce qu’il produit des maisons à 7500 dollars que les gens finissent eux-mêmes. C’est un pied de nez aux grands gestes architecturaux et aux immeubles vides de sens (sauf en tant que monuments édifiés à la gloire du commanditaire par un starchitecte). Une autre conception de la ville voit le jour.
Cette ville-là est nourricière. L’histoire n’étant pas réversible, il ne s’agit pas de revenir à une sorte de ville médiévale où l’on trouvait des champs, des prés, des vignes et des animaux d’élevage à l’intérieur même des remparts. Aujourd’hui, on entre dans la logique du slow food, né à Paris et à Turin dans les années 1980 : on utilise des produits du terroir que l’on réinvente avec de nouvelles recettes, souvent multiculturelles, et l’on prend le temps de cuisiner et de manger entre amis. Tout naturellement, les produits sont bio et ils sont échangés selon les règles du commerce équitable.
Une ville zéro émission
Cette ville-là est aussi zéro émission. Les bâtiments sont à énergie positive : ils produisent plus d’énergie qu’ils n’en consomment. Les véhicules sont électriques ou à hydrogène. Les circulations douces – piétonnes, cyclistes – irriguent la ville.
La santé publique s’en trouve améliorée. L’objectif zéro émission implique la mise au point de nouvelles technologies dont la plupart ne sont pas encore matures ou, même, sont encore en phase de Recherche & Développement dans les laboratoires.
Ces technologies peuvent être le fruit de la recherche fondamentale, de la big science, par exemple les bactéries productrices d’électricité, ou bien, au contraire, elles sont le fruit de l’innovation frugale, lorsqu’on utilise avec astuce l’existant en l’organisant autrement avec quelques ajustements. Ces innovations représentent en général une menace pour les acteurs traditionnels, ce qui peut expliquer la lenteur avec laquelle elles émergent, ainsi que leur rareté opérationnelle.
Dans ce cadre, la mission des institutions, productrices de normes et prescriptions réglementaires, consiste à être des facilitateurs, en déblayant le terrain aux porteurs de projets.
Underground, upperground, middleground
C’est ici qu’intervient l’underground en tant que force créatrice. L’underground rassemble les populations un peu marginales de la classe créative (comme les artistes, les grapheurs, les geeks…) qui se produisent dans des lieux et à des moments eux aussi un peu marginaux (comme les friches industrielles, la vie nocturne…).
Dans leur frange la plus dure, les membres de l’underground constituent volontiers des entre-soi hostiles à toute idée de récupération ou de marchandisation. À l’autre extrémité de la société, l’upperground rassemble les décideurs de toute sorte, qui cherchent des idées nouvelles pour en faire de l’argent ou pour conforter leur pouvoir.
A priori, l’underground et l’upperground ne peuvent pas se rencontrer. De ce fait, le gisement créatif n’aura pas de traduction économique en terme de création d’entreprises ou d’emplois. C’est pourquoi doit exister une structure qui puisse servir d’intercesseur : c’est le rôle du middleground.
Il faut alors trouver des événements, des lieux, des individus et des communautés prêts à instaurer un dialogue. Typiquement, c’est le rôle des business angels, qui sont des seniors prêts à épauler des juniors créatifs avec leur argent et leurs réseaux. Mais il n’y a pas de limite à imaginer des points de contact dans la logique_ middleground_.
Un exemple en Île-de-France ? Dans les années 1990, le monde associatif avait lancé le concept d’auto-partage (avec Caisses Mobiles, notamment). Le concept a fini par intéresser les industriels qui y ont vu une opportunité économique (Bolloré en tête). Et c’est finalement la Ville de Paris qui a joué les intercesseurs en créant Autolib’. Un nouveau concept s’est ainsi inscrit dans le paysage et dans les pratiques ; encore immature, Autolib’ connaîtra de nombreuses mutations dans les années à venir, mais il s’est d’ores et déjà enraciné dans la vision de la ville du XXIe siècle.
Les accommodements raisonnables
Il reste une question essentielle : le paradigme libéral ira-t-il au bout de lui-même ? Séparera-t-il intégralement et définitivement les happy few et les exclus ? Le paradigme de la contre-culture peut-il le remplacer, à force d’activisme par des lanceurs d’alerte et de mouvements (Indignés, Nuit debout) qui persuaderaient le corps électoral de leur bien-fondé ?
Ces deux hypothèses semblent improbables à travers ce que l’on constate dans un futur déjà engagé. En effet, les métropoles sont de formidables machines à assimiler l’innovation et les différences avec le profit comme objectif. Certes elles pratiquent le greenwashing, c’est-à-dire qu’elles se donnent volontiers les apparences du développement durable.
L’écocité de Masdar (Abu Dhabi) apparaît ici comme une référence du genre, avec un fonctionnement bioclimatique, des circulations souterraines par voitures électriques autonomes, mais seuls les hauts revenus peuvent prétendre participer à cette vie radieuse, alors que les innombrables travailleurs immigrés sont regroupés dans des quartiers populaires à la pauvreté décente.
Néanmoins, la cohabitation entre les deux systèmes de valeurs apparaît déjà comme une évidence. On peut travailler dans la finance et être bio ; voter écolo et partir en vacances en avion. Ce constat est un peu une violence faite à l’esprit cartésien : ce n’est pas l’un ou l’autre, mais les deux à la fois, comme dans la physique quantique, où le chat est à la fois vivant et mort !
Dans le monde rhénan en particulier, on voit coexister les tours des banques de Mainhattan (ou Bankfurt) à Francfort-sur-le-Main, ou encore les écoquartiers que l’on vient visiter de partout à Fribourg-en-Brisgau. Peut-être le pragmatisme allié au courant humaniste apparu lors de la Renaissance est-il le ressort profond de la trajectoire historique rhénane : il s’agit de s’enrichir, mais en respectant un certain nombre de valeurs.
Sur le temps long, il en est résulté une collégialité de villes animées par la culture de la négociation et du compromis, ce qui bien entendu n’est pas un processus évoquant un long fleuve tranquille, mais dans lequel les conflits sont utilisés en tant que force créatrice.
C’est dire l’importance des cultures locales qui se réinventent au contact de la mondialisation, avec la nécessité de procéder au cas par cas sur des substrats diversifiés. L’enjeu multiculturel apparaît central dans un monde où les appartenances religieuses séparent les hommes.
Édouard Glissant avait formalisé cet écueil avec le Tout-monde, « la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l’état de mondialité dans lequel règne la Relation », où il faut accepter d’être exposé à d’autres humains. « Et négocier cette exposition de telle sorte qu’il n’en résulte pas une destruction mutuelle », ajoute Achille Mbembe. La ville trouvera-t-elle son chemin vers des « accommodements raisonnables », pour reprendre une expression québécoise ?