C’est un sujet de débat récurrent de la théorie économique : alors que, pour certains, l’indépendance des banques centrales serait nuisible à la croissance. D'autres estiment, au contraire, que cette indépendance garantit contre le risque de politisation de la monnaie, dangereuse pour l'économie. Retour sur une histoire de plusieurs siècles d'une actualité brûlante, notamment au sein de l’Union européenne.
Alors que la BCE baisse très prudemment ses taux, de nombreuses voix exigent une reprise en main des banques centrales par les politiques.
Une indépendance en danger ?
Il est sans doute excessif d’affirmer, avec l’humoriste américain Will Rogers qu’il n’y a que trois grandes inventions depuis le commencement des âges : le feu, la roue et la banque centrale. Il n’empêche qu’elles jouent – aujourd’hui plus encore qu’à son époque – un rôle crucial dans les économies développées. Si la banque centrale de Suède apparue en 1668 revendique le titre de plus ancienne banque centrale au monde, car la première à émettre des billets, l’institution monétaire par excellence fut pendant longtemps la vieille dame de Threadneedle Street : The Bank of England fondée en 1694.
Disposant du privilège légal d’émission de la monnaie et jouant le rôle de banque des banques comme prêteur en dernier ressort en cas de crise financière, les banques centrales européennes ont parfaitement assuré leur mission cardinale tout au long du XIXe : la stabilité de la monnaie, puisque le mot inflation n’avait qu’une acception médicale jusqu’à la Grande Guerre, comme nous le rappelle le Littré.
Un héritage des crises inflationnistes
À la même époque, les Américains vivaient depuis 1837 sans banque centrale, le président Andrew Jackson l’ayant supprimée au nom de la liberté d’entreprendre et d’une méfiance envers une institution centralisée. Les Américains vécurent donc au rythme des bank runs et des faillites bancaires aux États-Unis. Il fallut attendre la grave crise financière et bancaire de 1907 pour que le Congrès décide d’instituer la Federal Reserve en 1913.
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Depuis, le Central Banking n’a cessé de gagner en indépendance et en puissance dans les pays développés sous la pression des citoyens soucieux de leur pouvoir d’achat et méfiants à l’égard d’une classe politique toujours prompte à sacrifier la stabilité de la monnaie à son calendrier électoral. Emblématique de cette tendance, la banque centrale allemande créée en 1948 pour conjurer le spectre de l’hyperinflation de 1923 et de la fin de la Seconde Guerre, fut la première à voir reconnaître légalement son indépendance en 1951. Elle fit du deustchmark le parangon de la monnaie forte jusqu’à son absorption par l’euro en 1999.
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Mission stabilité des prix
Ailleurs c’est davantage le souvenir de l’inflation des années 1970 qui a abouti à l’indépendance formelle de la banque de France en 1994 puis de la Bank of England en 1997. Dans les pays riches, la mission de la banque centrale s’est ainsi clairement fixée sur la stabilité des prix, l’objectif d’un taux d’inflation cible de 2 % s’imposant progressivement comme la norme à ne pas dépasser bien que le soutien à la croissance soit également explicitement mentionné. Progressivement s’est donc imposé un cadre théorique ordolibéral fondé sur la liberté d’entreprendre et la propriété privée, mais régulé par les institutions. La politique monétaire est alors devenue une technique sophistiquée qui n’est plus basée sur l’intuition d’un gouverneur tout puissant mais sur des règles comme celle de Taylor qui lie le taux d’intérêt à l’inflation anticipée et constatée et à l’écart de production. Récemment, ces règles strictes se sont transformées en principes plus souples.
Rendre compte aux élus du peuple
Aujourd’hui, l’indépendance des banques centrales est à la fois légale, institutionnelle et instrumentale puisqu’elles définissent leur propre objectif et leur politique monétaire. Il existe aussi une dimension personnelle à cette indépendance de leurs dirigeants, nommés par les élus pour leur pragmatisme, leur expérience et leur compétence, disposant d’un long mandat irrévocable. Enfin, l’indépendance est budgétairement assurée : elles ne dépendent pas financièrement des États, mais au contraire leur versent régulièrement des dividendes.
Le pouvoir considérable qu’elles détiennent de par leur position au sommet de l’ordre monétaire de leur zone n’est toutefois pas sans contreparties exigeantes. Ainsi, elles ont l’obligation de rendre compte de leurs actions devant les représentants des nations dont elles gèrent la monnaie. C’est pourquoi leurs dirigeants sont régulièrement auditionnés devant les élus, le Congrès aux États-Unis ou le parlement européen mais toujours avec l’interdiction de recevoir ou solliciter une quelconque instruction des pouvoirs publics.
L’ère du secret
Si les banques centrales ont conquis leur indépendance et maîtrisé au fil du temps leur stratégie et leurs outils, elles sont encore critiquées pour la faible transparence de leur communication publique. L’ère du secret est certes révolue, mais la question de la divulgation des minutes de leur délibéré reste en suspens, la BCE pratiquant la parution d’un simple extrait de ses réunions 4 semaines plus tard, la Fed 3 semaines plus tard ce qui permet aux observateurs de comprendre l’évolution de leurs analyses en fonction de la conjoncture.
Face aux deux grandes crises systémiques du début du XXIe, celle des « subprimes » de 2008 et du Covid de 2020 les banques centrales ont dû réviser de fond en comble une doctrine multiséculaire après avoir abaissé de manière inédite leur taux directeur à zéro.
Extension du domaine de la banque centrale
Pour éviter deux dépressions mondiales de haute intensité elles ont ainsi massivement émis de la monnaie et multiplié la taille de leur bilan. De plus, les législateurs conscients des risques de futures crises bancaires de grande ampleur leur ont confié la surveillance des grandes banques. C’est ainsi que les membres de l’UE ont accordé en 2014 à la BCE la supervision des 130 plus grandes banques européennes dites systémiques (qui risquaient d’ébranler la stabilité financière de la zone en cas de difficultés financières voire de faillites de celles-ci).
Si l’Europe a évité les faillites américaines comme celle de la Sillicon Valley Bank après un relâchement de leur régulation sous le mandat de Donald Trump ou chez nos voisins du Credit Suisse, ce mouvement de régulation n’est manifestement pas abouti. Les affaires Archegos et FTX nous ont rappelé que le « shadow banking », qui représente environ la moitié des actifs financiers mondiaux, soit 218 000 milliards de dollars (et dont la croissance est d’ailleurs une des conséquences du contrôle accru du système bancaire), reste un trou noir de la régulation.
De nouveaux débats
D’ailleurs pour renforcer la stabilité du système financier, les banques notamment françaises plaident pro domo pour une meilleure rentabilité du secteur bancaire. Le développement des nouvelles technologies et de la blockchain a également amené les institutions monétaires à étudier la mise en œuvre d’une monnaie digitale, un euro numérique en Europe, qui constituerait un moyen de paiement gratuit, simple, universellement accepté et émis directement par une banque qui ne peut pas faire faillite.
Enfin, la rapidité du dérèglement climatique a conduit les banques centrales à intégrer dès 2020 la décarbonation dans leur politique monétaire. C’est ainsi que la BCE commence à distinguer les actifs verts et bruns dans les garanties exigées pour ses prêts aux banques. Elle cherche également à orienter les investissements vers ceux qui favorisent la transition énergétique.
Deux remises en cause toxiques
Les banques centrales ont toujours fait l’objet de critiques de la classe politique mais leurs accusations se sont exacerbées avec la reprise de l’inflation en 2020 et la brutale augmentation des taux d’intérêt partout dans le monde.
Aux États-Unis, le président de la Fed est vivement attaqué par Donald Trump qu’il avait pourtant nommé en 2017, car il favoriserait les démocrates. Au passage, il prétend que son succès dans les affaires est la preuve que son instinct est souvent meilleur que l’analyse du Board of governors…
En avril 2024, Emmanuel Macron estimait quant à lui que le mandat de la BCE centré sur l’inflation était désormais caduc et qu’il fallait y ajouter un objectif de croissance voire de décabornation qui pourtant existent déjà… Toutes ces polémiques ont amené la directrice du FMI à publier des études prouvant le bien-fondé des politiques monétaires menées au cours des dernières décennies.
Mais les attaques les plus dangereuses pour l’euro proviennent des partisans de l’annulation pure et simple des dettes publiques détenues par la BCE (en 2024 plus de 25 % de l’encours des obligations d’État des pays membres) au motif que l’Europe doit reprendre son destin en main. Le traité de l’Union interdit la monétisation de la dette publique et donc a fortiori leur annulation mais la BCE avait expliqué que les achats d’obligations d’État étaient exceptionnels au moment de la crise de 2020 et effectués non pas à l’émission mais sur le marché secondaire.
Amnésies collectives
Si les leçons des épisodes d’hyperinflation de l’entre-deux guerres et de l’inflation des années soixante-dix s’estompent progressivement, la ruine plus récente des Libanais, la chute de pouvoir d’achat subie par les classes moyennes turques et en Europe, la flambée des prix hongrois qui frappe durement les plus pauvres, devraient faire réfléchir les hommes politiques les plus populistes. C’est pourquoi des banques centrales indépendantes et focalisées sur l’inflation sont aujourd’hui comme hier les conditions nécessaires bien que non suffisantes au maintien du niveau de vie des ménages.