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À Rio de Janeiro, un assassinat « pour l’exemple »

Peinture à l'effigie de Marielle Franco, représentée en Wonder Woman, à Rio de Janeiro, le 18 mars 2018. Mauro Pimentel/AFP

Le Brésil vient d’être le théâtre d’un assassinat qui a une forte dimension politique : non seulement parce que la victime est une jeune élue issue des favelas, mais surtout parce que l’attentat met en lumière la radicalisation d’une frange de l’électorat quelques mois avant les élections générales.

Rio de Janeiro, 14 mars 2018

Le 14 mars vers 21h30, la voiture de Marielle Franco, membre de l’Assemblée législative de la ville de Rio de Janeiro, a été la cible d’un attentat qui a toutes les apparences du professionnalisme. La jeune élue (38 ans), exécutée de quatre balles dans la tête, est décédée sur le coup, ainsi que son chauffeur, Anderson Pedro Gomes. La nouvelle, un coup de tonnerre à l’unisson de l’énorme orage qui s’abattait sur Rio cette nuit-là, a aussitôt plongé dans le deuil et la consternation une bonne partie de la population, bien au-delà des sympathisants du PSOL (Parti Socialisme et Liberté), la formation de gauche dans laquelle Marielle Franco militait.

Le lendemain, jour des obsèques des deux victimes, à Rio de Janeiro et aussi dans plusieurs grandes villes où des hommages avaient lieu, l’émotion était palpable et ne se dissipe pas, plus de dix jours après les faits. Pour bien des consciences, le choc est très comparable à celui provoqué en France par le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, polémiques incluses. Loin de provoquer un sursaut d’unanimité nationale, la mort de Marielle Franco fait au contraire ressortir les fractures politiques de la société brésilienne.

Un crime politique en pleine intervention militaire à Rio de Janeiro

L’attentat contre Marielle Franco survient dans une conjoncture très particulière. Depuis le 16 février, en effet, la sécurité publique de Rio de Janeiro est placée sous la responsabilité du général Walter de Souza Braga Netto et de l’armée fédérale et, non, comme la Constitution le prescrit, sous celle du gouverneur de l’État de Rio de Janeiro et de la gendarmerie (police militaire) régionale.

Cette mesure exceptionnelle a été décrétée par le président Michel Temer au prétexte que l’insécurité battait des records et qu’il fallait faire de l’ancienne capitale du Brésil un laboratoire pour le reste du pays. Plusieurs États, notamment dans le Nord et le Nord-Est, ont pourtant des taux d’homicides bien plus affolants que la ville-vitrine du Brésil.

À Rio, l’armée aux commandes, le 17 mars 2018. Mauro Pimentel/AFP

Annoncée de manière solennelle et tonitruante, la décision présidentielle a surpris tout le monde, à commencer par le principal intéressé, le général Braga Netto. L’intervention ne s’appuie sur aucun plan d’action longuement mûri et le financement de l’opération donne lieu à divers cafouillages. L’intervention fédérale à Rio de Janeiro est le fruit d’une improvisation et d’une gesticulation purement politiciennes. Elle est, pour l’instant, absolument stérile sur le plan des résultats et entachée du plus grave meurtre politique commis récemment au Brésil.

Les calculs politiciens de Michel Temer

Jusqu’à la mort de Marielle Franco, Michel Temer pensait avoir réalisé un « coup de maître » avec l’intervention fédérale. Cerné par la justice pour des faits très graves, le « roi des coups » cherche à s’assurer une immunité durable et à échapper à l’impuissance du « canard boiteux » en fin de mandat. Temer fait planer l’hypothèse de sa candidature à sa propre succession en 2018, malgré des intentions de vote qui stagnent à 1 % et une impopularité historique dans les annales politiques brésiliennes.

En posant à l’homme fort qui défend les « bons citoyens » (« cidadões de bem ») contre les « bandits » et en s’appuyant sur l’armée, l’institution la moins discréditée selon les sondages, Temer s’efforce d’acquérir sur le terrain sécuritaire l’adhésion que l’économie ne lui a pas apportée et de glaner les quelques points qui lui permettraient d’exister dans la campagne qui s’annonce. La lutte contre la criminalité et ses modalités sont très clivantes dans cette période préélectorale au Brésil et préoccupe surtout la classe média (toute la bourgeoisie, de la petite à la grande).

Mais voilà que l’assassinat de Marielle Franco, au cœur d’une ville de Rio de Janeiro protégée par l’armée fédérale, semble un véritable camouflet adressé à celle-ci et résonne comme un message politico-mafieux adressé aux militants engagés dans la défense des droits humains comme l’était Marielle Franco.

Marielle Franco, une personnalité hors du commun

Née en 1979 dans la favela da Maré, l’une des plus dures de Rio de Janeiro, Marielle Franco évoquait sur sa page personnelle les événements qui avaient décidé de sa vocation.

Le premier est un fait divers tristement banal dans les favelas de Rio. Lorsque Marielle préparait le bac, l’une de ses condisciples avait été tuée par une balle perdue lors d’un affrontement entre trafiquants et policiers. Les victimes collatérales des échanges de tirs se comptent chaque année par centaines dans l’État de Rio de Janeiro. Sa maternité à l’âge de 19 ans était à l’origine, selon elle, de son engagement en faveur du droit les droits des femmes.

Marielle Franco était aussi l’incarnation d’une méritocratie et d’une ascension sociale qui semblaient possibles sous les gouvernements Lula et Dilma Rousseff. Boursière, elle avait pu faire des études supérieures et obtenir un master en administration publique dans une université fédérale.

Une spécialiste des politiques sécuritaires et une militante des droits humains

Son mémoire de recherche portait précisément sur les « unités de police pacificatrice » (UPP), implantées dans les bidonvilles de Rio à partir de 2008, et, globalement les politiques sécuritaires dont elle constatait concrètement les effets délétères au quotidien.

Les interventions des forces de l’ordre, gendarmes ou soldats fédéraux se soldent par des affrontements sanglants entre police et trafiquants, des exécutions sommaires, des vendettas et règlements de compte, des victimes collatérales. Les principales victimes de cette violence sont les jeunes hommes noirs. En 2015, le taux d’homicide pour l’ensemble de la population était de 28,9 ‰ (34 ‰ dans l’État de Rio de Janeiro), tandis que celui des noirs s’élevait à 37,7 ‰ (39,2 ‰ dans l’État de Rio de Janeiro).

Marielle Franco dénonçait, quelques jours avant d’être abattue, les exactions commises par le 41e Bataillon de la police militaire, réputé l’un des plus meurtriers, dans le quartier modeste d’Acari.

La guerre des gendarmes et des trafiquants à Rio de Janeiro s’est compliquée avec l’émergence d’un troisième acteur, les « miliciens », des policiers, ex-policiers ou para-policiers, qui, sous couvert de protéger les habitants des zones périphériques les placent sous leur coupe, les rackettent et usent des mêmes agissements criminels que les « bandits » qu’ils prétendent combattre.

Qui a tué Marielle Franco ?

Aussi les soupçons, confortés par les premières pistes de l’enquête, conduisent-ils vers les escadrons de la mort que forment ponctuellement certains policiers et/ou « miliciens ». Les « vengeances » de ces tueurs véreux n’hésitent pas à frapper aussi des autorités publiques. En 2011, la juge Patricia Acioli, qui avait poursuivi des gendarmes pour divers meurtres, a été « punie » de 21 balles dans la tête et le thorax.

Les cartouches utilisées pour tuer Marielle Franco proviennent d’un lot de munitions qui appartenait initialement à la police fédérale et a été détourné à des fins criminelles. Certaines d’entre elles ont réapparu en 2015, dans l’État voisin de São Paulo, à l’occasion du massacre de 17 personnes par des gendarmes venus appliquer la loi du talion.

Or toute une partie de l’opinion, surtout dans la classe média conservatrice, prend fait et cause pour tout ce qui porte l’uniforme, applaudit aux méthodes expéditives, est nostalgique du temps des militaires où, croit-on, le « bon citoyen » pouvait dormir la porte ouverte.

Les plus modérés ont exprimé leur tristesse à l’occasion de la mort de Marielle Franco, mais en la relativisant immédiatement et en refusant d’en faire un symbole, une disparition plus signifiante que les autres 61 600 homicides perpétrés en 2017 dans le pays.

« Bons citoyens » vs « bandits »

De nombreux commentaires, adressés aux journaux en ligne ou sur les réseaux sociaux, s’indignent qu’on puisse soupçonner la police et désignent les trafiquants comme les probables auteurs du crime. La droite extrême s’en donne à cœur joie pour calomnier Marielle Franco à longueur de tweets et de rumeurs, qui en font la femme d’un parrain de la drogue et la représentante élue d’une faction criminelle, ce qui est absolument faux.

Plus simplement, on la rend responsable de sa propre mort. Depuis longtemps, la droite radicale pose une sinistre équation qui fait des défenseurs des droits humains, militants associatifs, élus ou religieux, ou personnalités apparentées à la gauche brésilienne, les complices des « bandits », voire des « bandits » eux-mêmes. Tous les habitants des favelas, peuplés d’une majorité d’afro-descendants, sont pour elle des « bandits », qu’il est licite d’éliminer.

Le colonel de gendarmerie Washington Lee Abe, dans l’État du Paraná, a synthétisé dans un message posté dans une revue en ligne toute la haine que peut susciter une Marielle Franco dans la droite radicale, bien implantée parmi les forces de l’ordre :

« Pourquoi ériger cette édile en martyr ? Représente-t-elle le peuple ? Quel peuple ? Quel segment du peuple ? Les « bons citoyens » ? »

La réponse sous-entendue est que, non, Marielle Franco ne représentait pas les « bons citoyens ». Elle ne pouvait pas les représenter car elle n’en faisait ontologiquement pas partie… Le militaire compare ensuite la discrétion qui entoure la mort « au combat » des policiers et le « tapage » que provoque « la mort de cette “personne” conseillère municipale, défenseure des droits humains, mère, homosexuelle (comme elle se présente elle-même). »

On aura noté les guillemets, comme des pincettes, pour dénier à Marielle Franco la qualité de « personne » que seuls méritent les « bons citoyens », nécessairement blancs, mâles et hétérosexuels. En plus de posséder tous les attributs qui signalent le « bandit », Marielle Franco était une femme politique, engeance détestée par l’extrême droite militaire qui considère les élus comme des parasites et déteste viscéralement la démocratie représentative.

Cette droite radicale s’estime en guerre perpétuelle, hier contre les « subversifs », aujourd’hui contre les « bandits ». Qui pouvait, à ses yeux, mieux incarner le nouveau visage de la « subversion » que Marielle Franco, noire, habitante d’une favela, homosexuelle, intellectuelle, engagée à gauche et détentrice d’un mandat électif ?

« Marielle présente ! »

Par sa trajectoire, son charisme, son intelligence et son élégance, Marielle Franco représentait, pour ceux qui la pleurent aujourd’hui, l’espoir d’un renouveau de la gauche et d’un projet de société plus juste, tolérante et moins inégalitaire. Les femmes, les noirs, les pauvres, la jeunesse, les LGBT, bénéficiaient d’une représentante au verbe redoutable.

Manifestation le 16 mars 2018, à Rio, deux jours après l’assassinat de Marielle Franco. Mauro Pimentel/AFP

Dans les rassemblements en hommage à Marielle Franco, on met en exergue l’une de ses phrases : « ils croyaient nous enterrer mais nous étions des graines » et on scande régulièrement « Marielle présente ! » pour conjurer l’absence. Sa mort lui a conféré une notoriété nationale qu’elle n’avait pas de son vivant et en a fait un symbole qui excède les frontières du Brésil.

Pour l’heure, il est difficile de mesurer quel sera à moyen terme l’impact de son assassinat. Marielle Franco semble réaliser un miracle posthume, le rapprochement, en tout cas à Rio de Janeiro, d’une gauche en proie aux pires divisions.

À l’inverse, sa mort marque une gradation dans la haine et le racisme qui s’expriment de plus en plus dans l’espace public. Elle renforce une polarisation qui commence à prendre une tournure explosive et pourrait servir de prétexte à une dérive encore plus autoritaire.

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