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L'écrivain et lauréat du prix Nobel de littérature 2021 Abulrazak Gurnah. Wikimedia Commons / PalFest, CC BY-SA

Abdulrazak Gurnah, une biographie indocéanique

Nous sommes en 1963 et Rashid, un jeune homme originaire de l’île de Zanzibar, arrive à Londres, la métropole coloniale par excellence, poussé par un rêve : étudier dans une université anglaise qui lui permettra de se plonger dans les méandres d’une littérature anglaise forgée sur des bases impérialistes. Son intention est d’acquérir des connaissances afin de retourner dans sa patrie et de commencer une nouvelle vie dans un nouveau pays – après tout, Zanzibar a obtenu l’indépendance.

Couverture du roman Désertion. Bloomsbury

Mais ses plans échouent dès qu’il pose le pied sur le sol anglais : après 11 mois d’indépendance, Zanzibar est engloutie dans l’une des révolutions les plus sanglantes de l’histoire africaine récente et Rashid, poussé par son père qui pressent le sombre avenir de l’île, prend la terrible décision de rester en Angleterre.

Et je dis « terrible » car à ce moment-là, Rashid, comme il le perçoit lui-même, devient un exilé. Dans un roman qui se déroule au XIXe siècle, nous dirions que nous contemplons le moment précis où le protagoniste « grandit » émotionnellement et rationnellement, c’est-à-dire que le jeune Rashid devient un adulte. Mais le roman qui donne vie à Rashid n’est pas un roman à l’ancienne : il doit se dérouler dans les eaux troubles d’un monde postcolonial qui, comme le suggère le titre même du roman, Desertion, est truffé d’abandons, d’absences et de trahisons.

Publié en 2005, Desertion est une tentative ratée de roman historique, car l’histoire que raconte Rashid n’a pas sa place dans les annales de l’Empire britannique. À partir de l’expérience poignante de l’exil, Rashid dévoile la romance interdite entre Martin Pearce, un Anglais, et Rehana, une histoire d’amour qui se déroule à la fin du XIXe siècle et qui s’attaque avec force à la croyance impérialiste en l’inexistence de relations interraciales « sérieuses ».

Prix Nobel de littérature 2021

Pourquoi commencer cet article sur Abdulrazak Gurnah, le tout nouveau – et inattendu – lauréat du prix Nobel de littérature 2021, par le protagoniste de l’un de ses romans les plus élégants, les plus magnifiques ?

Abdulrazak Gurnah. Niklas Elmehed/Nobel Prize Outreach

Je crois fermement qu’il y a beaucoup de Gurnah dans Rashid. Abdulrazak Gurnah est né à Zanzibar en 1948 et a quitté son Zanzibar natal avec son frère alors qu’il n’avait que 17 ans. Comme Gurnah, un professeur retraité de l’université du Kent, Rashid finit par travailler comme chargé de cours en littérature postcoloniale dans une université anglaise.

J’ai souvent spéculé sur les parallèles entre ses personnages exilés et sa propre vie, car aucun autre auteur, à ma connaissance, n’a réussi à saisir avec un tel brio affectif ce que signifie être loin de son propre peuple et devoir affronter jour après jour le mépris constant d’un monde occidental qui se considère comme supérieur.

L’exil des personnages

Comme l’écrivain l’avoue dans une interview de 2004, après des années de vie en Angleterre, son apparence physique suscite toujours le rejet et il ne peut s’empêcher de se sentir « étrange » face aux regards insultants des passants qui ne le connaissent pas du tout. C’est sans doute ce sentiment qui conduit Latif Mahmud, l’un des protagonistes de By the Sea (On the Shore), par ailleurs professeur d’université, à se lancer dans une longue diatribe sur la signification de l’expression « grinning blackamoor », après avoir été ainsi insulté dans la rue.

Les exils de Rashid et de Latif Mahmud rejoignent ceux de Saleh Omar, l’autre protagoniste de By the Sea (2001), de Hassan dans Memory of Departure (1987), de Daud dans Pilgrim’s Way_ (1988), de Dottie Balfour dans le roman du même nom, Dottie (1990), le narrateur sans nom de Admiring Silence /Precario silencio (1996), Abbas dans The Last Gift (2011) et Salim dans Gravel Heart (2017).

L’œuvre de Gurnah doit être située dans une géographie définie par les contours de l’océan Indien. Parler de Gurnah comme d’un auteur tanzanien revient à minimiser l’essence cosmopolite d’un littoral indo-océanique qui se distingue précisément par sa fluidité et son animosité à l’égard des frontières nationales. Suivant la route tracée par la langue véhiculaire de l’Afrique de l’Est, le swahili, les textes en anglais de Gurnah naviguent dans l’histoire de cette zone géographique, révélant un monde fascinant qui, enveloppé dans un récit captivant, met au jour et dénonce la présence endémique de l’esclavage.

Le monde fictif de Gurnah

Couverture du roman Paradise. Bloomsbury

C’est l’histoire de Yusuf, qui à l’âge de 12 ans est vendu par ses parents à un riche marchand qu’il appelle « Oncle Aziz ». Aux côtés de l’oncle Aziz, Yusuf s’initie à la vente d’êtres humains. Le voyage de Yusuf, de la côte à l’intérieur des terres, en tant que membre de l’expédition dirigée par l’oncle Aziz, constitue un récit détaillé, douloureux et émouvant de pure survie.

Le « paradis » qui donne son titre au roman – Paradise –, qui accueille l’histoire de Yusuf, est le mirage ininterrompu des aspirations d’un jeune Africain qui veut être libre et heureux. L’aventure de Yusuf se termine brusquement avec l’arrivée de l’armée allemande qui se prépare à la Première Guerre mondiale. Il faut rappeler ici une chose que l’histoire oublie souvent et que la fiction de Gurnah souligne avec insistance, à savoir que l’Afrique de l’Est fut un champ de bataille pendant la Première Guerre mondiale et que de nombreux Africains ont perdu la vie dans une guerre qui, franchement, n’avait pas grand-chose à voir avec eux.

Paradise, publié en 1994, a été nominé la même année pour le prestigieux Booker Prize, sans doute le prix littéraire le plus prestigieux décerné au Royaume-Uni.

Le personnage ne disparaît pas pour autant du monde fictionnel de Gurnah, puisqu’il le reprend dans son dernier roman, Afterlives, publié en 2020, dans lequel nous avons accès à la vie de Yusuf, rebaptisé Hamza, après son enrôlement dans l’armée allemande.

Couverture de After Lives. Bloomsbury, CC BY

La présence des mêmes personnages dans plusieurs romans est un signe distinctif de Gurnah, formant un réseau littéraire qui nous transporte dans le monde imaginaire des Mille et une Nuits, un texte indo-européen emblématique qui est d’ailleurs cité à plusieurs reprises dans son œuvre.

Ainsi, imprégné de l’esprit indo-océanique qui se dégage de l’œuvre de Gurnah, telle Schéhérazade, je conclus cet article avec la conviction absolue que l’expérience de vie de Gurnah, dans sa projection la plus humanitaire, prévaut dans son œuvre, la dotant d’une sensibilité esthétique qui mérite bien le prix littéraire le plus important au monde.

This article was originally published in Spanish

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