Menu Close

Accusations de violences à l’encontre du personnel politique : ce que dit le droit

Manifestation le 24 mai 2022 contre les personnels politiques accusés de harcèlement ou de violences sexuelles. Les députées Danielle Simonnet (LFI) et Sandrine Rousseau (EELV),  participent au cortège parmi d'autres.
Manifestation le 24 mai 2022 contre les personnels politiques accusés de harcèlement ou de violences sexuelles. Les députées Danielle Simonnet (LFI) et Sandrine Rousseau (EELV), participent au cortège parmi d'autres. Thomas Coex/AFP

Plusieurs affaires récentes – qu’il convient désormais de dénommer par le nom de l’auteur présumé des actes de violence en la personne des députés Adrien Quatennens (LFI)

Julien Bayou (EELV), Eric Coquerel (LFI) ou encore Damien Abad (LR) – mettent en lumière les failles des systèmes de pré-traitement des plaintes ou de dénonciations en matière de crimes et délits sexuels au cœur des partis politiques.

L’organisation par les partis politiques d’organes compétents en leur sein pour régler les dénonciations à l’encontre de leurs membres nous paraît à la fois inégalitaire et insuffisante à garantir les enjeux de transparence démocratique.

Ainsi, plusieurs éléments d’organisation de ces instances semblent aux limites de l’État de droit. Il apparaît que les outils mis en place pour « démocratiser et prévenir » les violences dans le milieu politique portent en eux-mêmes les maux – la crise de confiance et l’impunité – contre lesquels ils ont paradoxalement pour objet de lutter.

Une inégalité entre les partis

Un rapide tour d’horizon sur ces « comités » d’écoute pour les violences sexuelles ou sexistes permet de constater que seulement certains partis ont adopté ce type d’instance aux noms divers. On évoque ainsi le « comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles » à La France insoumise (LFI), la « cellule d’enquête et de sanction sur le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes » chez Europe Écologie Les Verts (EELV), la « commission de lutte contre le harcèlement et les discriminations » au Parti socialiste ou encore la « cellule de signalement » au sein de Renaissance (bien qu’aucune page Internet dédiée ne semble encore avoir été mise en place).

Les différences d’appellation correspondent à des différences de champ de compétence, ce qui montre que chacune de ces commissions ne traite pas de la même manière des mêmes questions quand d’autres partis politiques n’en ont tout simplement pas adopté comme c’est le cas pour le parti « Les Républicains ».

[Plus de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Il en résulte ainsi que, bien que ces comités aient pour but de parvenir à une égalité de droit entre hommes et femmes dans les dénonciations sexistes, ils conduisent à une autre inégalité suivant le parti concerné. En effet, selon que l’auteur des incriminations soit membre d’un parti ou d’un autre, un comité existera ou n’existera pas et sera ou non compétent.

Une victime de harcèlement par un membre du parti Les Républicains ira nécessairement en justice là où, si la victime est membre du parti LFI, elle pourra passer par un comité.

L’organisation interne des partis relève certes de leur liberté puisqu’elle résulte de la liberté d’association de la loi de 1901 (à propos de la liberté et du pluralisme des partis. Cette liberté d’organisation peut néanmoins porter préjudice lorsqu’elle conduit à des inégalités de fait et de traitement, dommageables à l’action nationale de ces partis comme c’est le cas également quant à l’inégalité dans le traitement des primaires politiques.

Des commissions internes aux frontières de la séparation des pouvoirs

L’organisation interne des partis relève du domaine de compétence du juge judiciaire puisque ce sont des associations de la loi de 1901. (Cass. 1ʳᵉ Civ., 25 janv. 2017.

Pour autant, ces partis politiques sont des organes dont les membres ont vocation à remplir des fonctions électives parlementaires ou exécutives et la plupart des « grandes affaires » mettent en cause des membres de l’Assemblée Nationale ou des ministres.

Or les questions des poursuites judiciaires à l’encontre des élus politiques sont directement réglées par la Constitution (articles 26 et 68 de la Constitution) et l’organisation marginale de ces comités internes revient sur la clarté des partages de compétences constitutionnelles (voir ainsi les jurisprudences de la Cour européenne concernant la particularité, par exemple de la liberté d’expression à l’encontre des politiques).


Read more: Peut-on en finir avec le virilisme en politique ?


L’inapplication des droits fondamentaux de la justice

Il serait faux de croire qu’une dénonciation d’actes délictuels ou criminels suffise à rendre justice. La gestion en interne d’un conflit de cette ampleur conduit à inverser la logique de la prévention en promouvant la dénonciation.

Ces comités d’écoute règlent « en interne » le traitement des affaires. Seuls les membres du parti, victimes ou auteurs des faits, sont justiciables de ces comités. Il reste que le champ des personnes concernées n’est pas nécessairement clair. Qui écoute les plaintes ? Les seuls membres du parti ? Est-ce que « deux référents » suffisent à une écoute impartiale et contradictoire des éléments de dossier comme le propose par exemple LFI :

« [Le comité] est co-animé par deux de ses membres. Sa composition peut être amenée à évoluer en fonction de ses besoins. À l’heure actuelle, il comporte sept femmes aux profils variés et habitant dans différentes régions. »

De plus, parce que leur organisation se fait en marge de la justice, comment ces comités d’éthique règlent-ils les dossiers au fond ?

Ils ne peuvent rendre aucune décision de justice pour juger la plainte de la victime ni ne peuvent donner la moindre satisfaction équitable en proposant une solution au litige. Seules peuvent être prises des mesures disciplinaires à l’encontre du membre du parti.

Il s’agit, selon les termes de ces commissions, d’éthique, de libération de la parole. Mais comment justifier que les organes directement concernés par la plainte soient eux-mêmes juges et partis ? Ces comités semblent remettre en cause le long cheminement historique qui a conduit à l’étatisation de la justice et à la responsabilité du service public de la justice confiée à un tiers impartial : le juge.

Des parallèles inadaptés avec le droit de l’entreprise

Le parallèle est souvent fait avec le droit privé et l’organisation de la « mise à pied » conservatoire au sein de l’entreprise.

Dès lors que des poursuites pénales sont diligentées à l’encontre d’un membre de l’entreprise, cette dernière peut décider, le temps de la procédure, d’une mise à pied conservatoire avant de prendre une décision définitive sur le terrain disciplinaire. Deux conditions sont importantes : la mise en œuvre d’une procédure pénale et la stricte proportionnalité de la mesure de mise à pied avec la tenue de cette procédure.

Les comités internes aux partis politiques se mettent quant à eux en place à partir d’un simple témoignage et peuvent pourtant décider, comme le propose LFI :

« au nom du principe de précaution, et si la situation lui semble le nécessiter […] la suspension temporaire de l’auteur·e présumé·e à titre conservatoire ».

Dans le cadre du parti EELV, il est même question « d’enquêtes » (V-6-2 du Règlement intérieur du parti).

Une pré-justice pour quelle réparation ?

Cette pré-accusation sans aucun fondement juridique et judiciaire confond deux principes : le « principe de précaution » et la présomption d’innocence.

Le « principe de précaution » est un principe constitutionnel environnemental. Article 5 de la Charte de l’environnement :

« lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » (CE, 19 juillet 2010, Association du quartier des Hauts de Choiseul, n° 328687)

La présomption d’innocence comme le rappelle la jurisprudence du Conseil constitutionnel implique que :

« Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis, au nombre desquels figurent le respect de la vie privée, protégé par l’article 2 de la Déclaration de 1789, le respect de la présomption d’innocence, le principe de dignité de la personne humaine, ainsi que la liberté individuelle que l’article 66 place sous la protection de l’autorité judiciaire. » (CC, décision n°2010-25 QPC du 16 septembre 2010)


Read more: Peut-on en finir avec le virilisme en politique ?


Des partis juges et parties

De telles structures internes peuvent-elles garantir l’indépendance de leurs enquêtes ? Comment garantir le lien de « confiance » dans la parole des femmes en conduisant à dé-juridictionnaliser le traitement de la plainte ?

En promouvant le traitement en interne des affaires si graves et lourdes de sens que les violences et les harcèlements sexuels, les partis politiques qui organisent en leur sein ce type de commission encouragent le sentiment, souvent répandu dans le débat public, suivant lequel la justice est incapable de donner droit à la parole des femmes et à la libérer.

Julien Bayou en juin 2022 à l’Elysée. Le secrétaire du parti Europe-Ecologie-Les Verts (EELV) et membre de la coalition de gauche Nupes a démissionné de son mandat après avoir été accusé de violences psychologiques à l’encontre son ex-compagne
Julien Bayou en juin 2022. Le secrétaire du parti Europe-Ecologie-Les Verts (EELV) et membre de la coalition de gauche Nupes a démissionné de son mandat après avoir été accusé de violences psychologiques à l’encontre son ex-compagne. Ludovic Marin/AFP

En faisant état « d’enquêtes » en interne (EELV Règlement intérieur), les partis conduisent à inciter à saisir les comités avant de diligenter une enquête.

L’enquête, la plainte et l’instruction sont ainsi marginalisées et des sanctions disciplinaires sont donc prises, par « prévention », à l’encontre des élus avant d’entamer le processus de connaissance de la vérité judiciaire. Or, c’est pourtant bien la culture juridictionnelle, la prévention et le traitement juridictionnel de ces affaires qui sont les défis du siècle.


Read more: Victimes de violences sexuelles : pourquoi porter plainte pour de l’argent est légitime


Un risque de marginalisation de la justice

Une autre question se pose, comment justifier pour des raisons de transparence et d’écoute de la parole des femmes, un pré-réglement en interne avant toute information judiciaire ? De manière secrète, non contradictoire, sans respecter les règles de l’impartialité, ces comités ne se limitent pas à juger de la discipline interne aux partis mais utilisent des pouvoirs de manière para-juridictionnelle, comme les rapports d’enquête, les témoignages, les sanctions disciplinaires et même l’assistance d’un avocat durant ces enquêtes internes (voir le règlement intérieur du parti EELV) dans une véritable confusion des genres.

Si l’on en croit les sites Internet de ces différents comités, leur vocation est « l’écoute » des témoignages. L’accent est mis sur la prévention des situations délicates.

Au sein de LFI on lit que « le CVSS a pour mission d’être un lieu d’écoute, d’aide et d’orientation des membres de La France insoumise, victimes ou témoins d’actes de violences sexistes et sexuelles ». C’est pourtant la mission de la justice d’aider et d’orienter les victimes.

Une absence de contradiction

Cette « écoute » par les organes de partis politiques n’est pas confidentielle et couverte par le secret professionnel des auxiliaires de justice. Elle n’est pas non plus contradictoire.

Par exemple, concernant l’affaire Taha Bouhafs, ce dernier était candidat aux dernières élections législatives sur une liste LFI, mais a renoncé, le 10 mai à sa candidature. Il a toutefois décrié ultérieurement l’absence de droits de la défense et de contradiction dans l’instance partisane.

Cette tendance méconnaît effectivement les garanties les plus élémentaires du droit du procès : publicité, indépendance, impartialité, droits de la défense, catharsis obtenue par la confrontation, temps passé à l’enquête et à l’instruction, présomption d’innocence, défense assurée par le secret de l’instruction, apaisement des consciences par le temps judiciaire.

Il suffit de se pencher sur les jurisprudences constitutionnelle et européenne relatives aux décisions rendues par les autorités administratives indépendantes qui mêlent administration et pouvoirs de sanctions pseudo-juridictionnels, pour comprendre que les exigences du procès s’étendent bien au-delà des prétoires dès lors que les garanties de la défense et des droits individuels sont en jeu (CC, décision n° 2016-616/617 QPC du 9 mars 2017, Société Barnes et autre).

Une inversion de la logique disciplinaire

Certes, des comités d’écoute sont promus au sein des universités, des organes de la fonction publique, de l’entreprise, de manière à éviter que les victimes de violence ne soient pénalisées par la dénonciation des agissements coupables et à les inciter à les dénoncer au sein de la cellule interne, mais ce traitement n’est jamais considéré comme alternatif à celui de la justice.

De la même façon les commissions de disciplines à l’intérieur des ordres (ordres des médecins, des avocats…) répondent à une obligation de service public et gèrent la discipline de leurs membres parallèlement aux poursuites pénales.

Il nous semble qu’à l’inverse de ces exemples, une inversion des temps est à l’œuvre dans le cadre des partis politiques. Il conviendrait d’engager des poursuites judiciaires afin de prendre des mesures disciplinaires à l’encontre de l’auteur présumé des faits pour garantir la sérénité des relations dans l’organisation interne, et non d’organiser des enquêtes en interne avant d’en arriver à la justice. Le risque est que ces enquêtes offrent les sentences de la justice sans en offrir les garanties à l’instar du système d’auto-saisine de l’organe interne de EELV.

Des questions en suspens

Enfin, comment considérer qu’une simple accusation suffise à engager des conséquences aussi graves que la remise en cause d’une fonction élective, d’une fonction partisane ? Comment considérer que l’accusation aussi grave soit-elle soit la manifestation la plus pure de la vérité, sans avoir pris le temps de l’entendre, de la confronter ? Comment le fait d’accuser sans enquête et de sanctionner sans contradiction peut-il garantir le traitement juste et équitable de la parole des femmes ?

La plainte garantit la justice, l’enquête garantit la recherche de la vérité, la décision contradictoire garantit l’équilibre des droits, seul le service public garantit la justice.

Quels que soient les inconvénients d’une justice étatique démocratique de qualité (engorgement, lenteur, secret), tout tribunal alternatif causera à long terme les problèmes sans offrir les mêmes garanties.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now