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La piste toxicologique

Un automoteur d’épandage. Pl77/Wikipedia, CC BY-SA

Arthur Gasqueres et Augustine Passilly, journalistes en formation, sont les auteurs de cet article, partie d’un dossier sur l’affaire dite des bébés sans bras. Les éléments scientifiques des six articles que nous vous présentons ont été validés par les experts interrogés. L’ensemble a été rédigé par les étudiants et est publié sous l’égide de Pascal Guénée, directeur de l’Institut Pratique du journalisme de l’Université Paris Dauphine – PSL.


L’hypothèse court depuis le début de l’affaire dite des « bébés sans bras » : un ou plusieurs agents nocifs présents dans l’environnement seraient impliqués. Mi-avril, les spéculations ont été relancées par la directrice du registre des malformations en Rhône-Alpes, Emmanuelle Amar. À la suite de rencontre avec les maires des communes concernées, elle pose l’hypothèse d’une eau du robinet polluée. Mais pour le moment, seules des suppositions ont été émises, sans éléments de preuve. Tour d’horizon des produits mis en cause.

Non médiatisée à l’origine, l’affaire des « bébés sans bras » remonte à 2015. Le Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera) relève alors six cas d’agénésie transverse des membres supérieurs dans l’Ain. Depuis, douze autres s’y sont ajoutés dans la région, ainsi que quatre dans le Morbihan et trois en Loire-Atlantique. « L’hypothèse la plus probable serait celle d’une exposition à un tératogène commun à ces six mères, peut-être une substance utilisée en agriculture ou en médecine vétérinaire », estime l’organisme dans un rapport paru la même année.

L’enquête confiée fin octobre dernier à l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et à Santé Publique France étudie la piste toxicologique. Dans le point d’étape du 31 janvier dernier, les enquêteurs mentionnent le lien entre « réduction de membre et les expositions ». Un pesticide, un médicament ou une combinaison de plusieurs produits pourraient avoir causé ces malformations.

Toxicité des pesticides

Premier suspect, le Folpel, un pesticide. C’est Michel Philips, un pédiatre à la retraite, sans compétence particulière en chimie mais engagé contre l’utilisation abusive des pesticides, qui en parle pour le comparer à la thalidomide, un médicament ayant entraîné des malformations congénitales au début des années soixante. Le folpel est un organochloré largement utilisé comme fongicide en France, et aussi utilisé dans certaines peintures et matières plastiques. Il pourrait avoir favorisé la survenue de ces malformations de membres, selon Michel Philips. « Cette hypothèse ne me semble pas déraisonnable, à condition d’apporter des preuves mécanistiques et de comparer la population exposée à une population-contrôle », estime Xavier Coumoul. Ce toxicologue et biochimiste à l’Inserm a participé à une étude collective sur les effets des pesticides sur la santé en 2013, étude qui a été reconduite et se déroule toujours.

La base de données Agritox de l’Anses, qui recense les propriétés chimiques et la toxicité des substances actives, appuie ces suspicions. Le risque de tératogenèse y est mentionné pour une exposition au folpel chez le rat ou le lapin. Ce pesticide est entre autres utilisé pour traiter le blé, une culture présente autour des trois villages épicentres de Druillat dans l’Ain, Guidel dans le Morbihan et Mouzeil en Loire-Atlantique. L’exposition prénatale des bébés nés sans bras semble donc possible.

La piste du folpel n’est, à ce jour, pas la seule à explorer en termes de pesticides. À l’été 2009, des épandages aériens de deltaméthrine – un insecticide – sont autorisés dans l’Ain pour lutter contre la chrysomèle des racines du maïs, un insecte particulièrement destructeur. Le 17 septembre 2009, le sénateur Rachel Mazuir interpelle le ministre de l’Agriculture, déplorant que

« dans le département de l’Ain, 330 hectares ont été récemment contaminés et l’épandage par hélicoptère de deltaméthrine a été autorisé, suscitant inquiétude et colère des administrés des communes concernées, des apiculteurs et des associations de protection de l’environnement. »

Outre ses propriétés neurotoxiques, Agritox souligne le caractère tératogène de cet insecticide sur le fœtus du rat et de la souris. Les sept enfants atteints d’agénésie étant nés entre 2009 et 2014, le lien entre l’exposition à ce pesticide et la malformation est à étudier. Pour Jean‑François Narbonne, professeur à l’Association Toxicologie-Chimie (ATC) et ancien membre de l’Anses, l’impact de ce pesticide sur le fœtus ne doit pas être minimisé : « C’est un pyréthrinoïde, or on sait que ce sont des perturbateurs endocriniens qui jouent sur le développement. » Il n’est cependant pas en mesure d’affirmer que la deltaméthrine ait pu engendrer des agénésies transverses. « Est-ce que ça joue sur le développement des os ? Ça je ne sais pas », admet le toxicologue.

L’épidémiologiste de l’Inserm Luc Multigner, qui a également participé à l’étude de 2013 sur les pesticides, envisage lui aussi la cause toxicologique. « Depuis 2013, quelques travaux, essentiellement aux États-Unis, soulèvent la question de l’association entre pesticides et anomalie des membres », explique le chercheur. Il cite notamment une étude californienne de 2015 qui liste un nombre de pesticides susceptibles d’être à l’origine de malformations congénitales. La plupart comme l’oryzalin, l’imidaclopride et le sulfate de cuivre sont toujours autorisés en France. Leur risque de tératogenèse figure sur la base de données de l’Anses, notamment pour le fœtus du rat, du lapin et de la souris.

Mais attention aux conclusions trop vite tirées. Élodie Haraux, chirurgien pédiatre au CHU d’Amiens travaille au sein de l’unité PériTox (périnatalité et risques toxiques) sur l’impact des pesticides sur les anomalies congénitales. Elle préfère rester prudente sur la transposition des études animales au fœtus humain. « L’homme n’est pas une souris géante. Ce risque n’est pas forcément superposable, mais ça n’en reste pas moins inquiétant. »

Les investigations concernant les pesticides doivent donc se poursuivre, selon Luc Multigner. Il n’est toutefois pas optimiste sur les chances d’aboutir. « Il faut recueillir des précisions auprès des familles, et reconstituer ce qu’il s’est passé au moment de la naissance des enfants pour voir s’il y a un facteur commun. Lorsqu’il s’agit de facteurs environnementaux, c’est extrêmement compliqué », prévient l’épidémiologiste.

D’autres scientifiques, comme le toxicologue Jean‑François Narbonne, estiment que la piste des pesticides n’est pas la plus évidente.

« Je pense plutôt à des médicaments. Les doses sont beaucoup plus importantes que les traces de pesticides. L’étude de l’Anses parue en 2011 montre un maximum de 1 mg au total de pesticides dans le corps, et de 0,7 mg pour les enfants. On est à 500 mg ou 1 g pour un Doliprane ! »

Effet cocktail

Selon Élodie Haraux, c’est la piste multifactorielle qui doit être privilégiée. « Avant, on disait « c’est la dose qui fait le produit ». Maintenant, on sait que même une dose infime peut entraîner des problèmes. Les produits peuvent se cumuler et avoir ensemble des effets, même à très petite dose, qu’ils n’auraient pas données isolément même à forte dose. L’effet cocktail peut venir des pesticides, des médicaments, des cosmétiques, de l’air… ».

Le dossier semble être coincé entre deux problématiques, selon la pédiatre. D’une part, l’augmentation d’un nombre de malformations congénitales dans une zone géographique pendant une période donnée fait fortement suspecter une cause environnementale. D’autre part, l’agent ou les agents responsables de ces malformations seront très difficiles, voire impossibles, à incriminer du fait de la difficulté d’identifier une exposition ancienne pendant la grossesse. En effet, comment retrouver rétrospectivement toutes ces substances auxquelles la mère a été exposée dans l’air, dans l’eau, dans son alimentation, au cours de son activité personnelle et professionnelle ?

Il est donc pour l’instant impossible de définir la ou les causes des malformations. « Il faudrait pouvoir étudier de façon prospective toutes les sources d’exposition des femmes enceintes pour déterminer les principaux agents causaux, ce qui est très complexe et pas encore réalisé actuellement » complète Élodie Haraux.

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