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Affaire Kacimi : le théâtre n’a pas vocation à rassurer ou consoler

L'écrivain et dramaturge Mohamed Kacimi. Jacques Demarthon/AFP

Cet article est republié dans le cadre de la deuxième édition du Festival des idées, qui a pour thème « L’amour du risque ». L’événement, organisé par USPC, se tient du 14 au 18 novembre 2017. The Conversation France est partenaire de la journée du 16 novembre intitulée « La journée du risque » qui se déroule à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).


Tzvetan Todorov écrivait dans La littérature en péril que « l’objet de la littérature étant la condition humaine même, celui qui la lit et la comprend deviendra, non un spécialiste en analyse littéraire, mais un connaisseur de l’être humain ». Seule une société perturbée et malade condamne un texte sans l’avoir lu, une pièce sans l’avoir vue, traînant son auteur dans la boue en avançant des arguments dont les fondements méritent, à tout le moins, d’être questionnés. Incontestablement, il faut tout ignorer des productions théâtrales européennes des quinze dernières années pour stigmatiser ainsi l’œuvre de Mohamed Kacimi et générer, autour d’elle, pareille hystérie.

Représentation de la violence

Le régime de laïcité implique la séparation du profane et du sacré. Le théâtre n’est pas un lieu de culte. Ni un espace de commémoration nationale. Il n’a pas vocation à rassurer ou consoler qui que ce soit. Notre démocratie va-t-elle mal au point de faire quémander à ses auteurs l’autorisation de s’approprier certains sujets, aussi épineux et douloureux soient-ils ? La représentation de la violence, soit-elle directement inspirée de tragédies ou de crimes réels, est inséparable de l’histoire du théâtre. En les prohibant de la scène, nous ne ferions que réintroduire l’idée selon laquelle certains sujets sont blasphématoires. Comme le rappelle l’historien Georges Bensoussan, « L’effet pervers de la centralité culturelle de la Shoah, c’est de nourrir une « religion de la mémoire » qui entrave la réflexion politique ». Hantés par l’assassinat ignoble de trois enfants juifs de l’école Ozar Hatorah de Toulouse, ceux qui dénoncent la pièce de Mohamed Kacimi n’y voient rien de moins qu’une insulte au devoir de mémoire.

Mais faut-il répertorier les auteurs qui, de Shakespeare à Howard Barker, d’Edward Bond à Sarah Kane, de Strindberg à Lars Norén, de Heiner Müller à Botho Strauss, de Sophocle à Copi, de Koltès à Jean‑Luc Lagarce, d’Ibsen à Jon Fosse, d’Elfriede Jelinek à Tony Kushner, d’Artaud à Beckett, de Pinter à Fausto Paradivino en passant par Rodrigo Garcia, et les metteurs en scène qui, de Krzysztof Warlikowski à Thomas Ostermeier, de Patrice Chéreau à Luc Bondy, de Jan Fabre à Romeo Castellucci, de Giorgio Barberio Corsetti à Claude Régy en passant par Robert Wilson et Pippo Delbono, nous ont plongés au cœur de la violence, au cœur des mythes les plus troublants, des tragédies les plus déstabilisantes, de la condition humaine dans ce qu’elle recèle de plus cauchemardesque et monstrueux ? Faut-il citer les tragédies ou les pamphlets français des XVIe et XVIIe siècle relatifs à la Saint-Barthélemy ou à tel régicide ? Ou, plus récemment, la pièce 11 septembre de Michel Vinaver, mise en scène pour la première fois par Robert Cantarella en avril 2005 à Los Angeles ?

Un dramaturge engagé

La pièce de Mohamed Kacimi, Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie, jouée à la Manufacture d’Avignon, est désormais visée par une plainte pour apologie du terrorisme. Les rumeurs se propagent autour de l’écrivain, accusé de complaisance envers l’antisémitisme et l’islamisme. Il faut méconnaître le parcours de ce dramaturge algérien, sa littérature, ses prises de position sur la laïcité, l’égalité des sexes, l’antisémitisme et l’intégrisme pour véhiculer de telles inepties. André Markowicz, traducteur des œuvres complètes de Dostoïesvski chez Actes Sud, l’a d’ailleurs vivement défendu sur sa page Facebook.

Il y a près trois ans, j’adressais dans Marianne une lettre à Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, pour critiquer sa vision de la laïcité et, en particulier, le cas des mères de famille arborant le voile islamique lors des sorties scolaires. Marianne me fit part de la colère que ma lettre suscita au sein de l’Observatoire de la laïcité. Son président Jean‑Louis Bianco et son rapporteur Nicolas Cadène me répondirent sèchement dans le même hebdomadaire, fustigeant mon « obsession du foulard et du monde arabe » (sic). Une lettre de soutien collective fut écrite en ma faveur. L’écrivain Mohamed Kacimi faisait partie des signataires, aux côtés notamment de l’intellectuelle algéro-québécoise Djemila Benhabib, auteure de Ma vie à contre Coran et des Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, du directeur de l’IUT de Saint-Denis Samuel Mayol, de l’ancienne présidente de Ni pute ni soumise Asma Guenifi ou encore du réfugié palestinien Waleed Al-Husseini, toutes et tous notoirement connus pour leur intransigeance salutaire vis-à-vis de l’antisémitisme et de l’islamisme.

Accuser un homme de ce qu’il n’est pas au mépris de l’éthique la plus élémentaire, répandre des contrevérités scandaleuses et infondées ne contribuent qu’à favoriser l’intolérance et l’obscurantisme. Cette inquisition, menée tambour battant par des lecteurs-spectateurs fantômes n’ayant ni lu ni vu la pièce, en dit long. Il y a, enfin, une névrose collective entourant Charlie Hebdo. Le texte de Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, n’y ayant finalement pas été programmé, la Manufacture d’Avignon est dépeinte comme un lieu suspect, comme le déplore son président Pascal Keiser.

Paradoxalement, celles et ceux qui ne cessent de se réclamer de Charlie Hebdo se détournent radicalement de « l’esprit du 11 janvier », l’esprit de libre examen, supplanté par un flot d’affirmations péremptoires, d’accusations ignominieuses et d’insinuations malhonnêtes. Au lieu d’encourager le débat argumenté et rationnel, parfaitement légitime, ou le dialogue avec l’auteur, ses plus virulents contempteurs se conduisent exactement de la même manière que les extrémistes et les fanatiques qui s’en sont pris dans le passé à l’hebdomadaire satirique en multipliant les procès. C’est intolérable. La liberté de création doit être protégée, au même titre que la liberté de conscience et d’expression.

Le théâtre est composite, sa mission plurielle. Ses auteurs et ses metteurs en scène ne sauraient se contenter de polémiques anachroniques sur la place du spectateur, le dispositif mimétique ou la catharsis. De Platon à Diderot, d’Aristote à Brecht en passant par le « théâtre de la cruauté », ses formes évoluent, son esthétique se métamorphose et son rôle se redéfinit sans cesse. Alors que le fondamentalisme religieux se manifeste d’un bout à l’autre du monde, mettre en perspective le cas Mohammed Merah, pour s’efforcer de comprendre le processus de radicalisation djihadiste, devrait être perçu comme une œuvre de salut public.

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