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Affaire Kerviel : la pomme pourrie et le tonneau

Jérôme Kerviel arrive au palais de justice de Paris le 18 janvier 2016. Eric Feferberg/AFP

Largement documentée et pleine de rebondissements depuis maintenant huit ans, l’affaire Kerviel est loin d’être close : les surprises à venir ne manqueront pas !

La chronologie des faits est parfaitement établie : des jugements ont été prononcés, confirmés au pénal et en délibéré au civil, le tribunal des prud’hommes s’est lui aussi prononcé et le jugement est interjeté en appel… Bref, cette affaire restera certainement dans les annales pour les apprentis juristes.

Pas une simple affaire de fraudeur

Je voudrais revenir sur cette affaire en adoptant un tout autre point de vue, le point de vue du sociologue face à ce phénomène de réduction de complexité qui consiste à réduire l’affaire Kerviel à une simple affaire de fraudeur isolé mais astucieux, une « rotten apple » comme disent les Anglo-Saxons. Cette approche « pomme pourrie » peut paraître étrange pour un sociologue, mais elle se justifie à plusieurs titres.

D’abord, le droit a besoin du concept de responsabilité individuelle pour fonctionner, c’est-à-dire que les juges ont besoin d’avoir en face d’eux quelqu’un qui est responsable de ses actes et qui ne se défausse pas en invoquant le système ou _la hiérarchie-qui-était-au courant _ ; bref, une personne qui agit en parfaite connaissance de cause et qui doit en subir toutes les conséquences. Qui vole un œuf vole un bœuf. En l’occurrence, un bœuf qui se chiffre en milliards, des milliards qu’il faudra restituer à l’euro près à une autre fiction juridique, c’est à dire une personne morale.

Les juges pourront, bien sûr, avec l’aide de psychologues, évaluer une « personnalité plus ou moins forte » pour éventuellement proposer des circonstances atténuantes ; mais ils ne se poseront pas la seule question qui intéresse le sociologue, celle du pourquoi du pourrissement de cette pomme dans le tonneau.

Une question que ne se posent pas non plus les victimes supposées de l’escroquerie, car les dirigeants ne souhaitent pas aborder le fait qu’un homme seul, somme toute sans nom ni qualité, puisse dissimuler une position à hauteur de quelques cinquante milliards d’euros et cela, au nez et à la barbe de sa hiérarchie et des experts les plus réputés de la place.

La partition de Daniel Bouton

Pour les dirigeants de la banque, le maniement du raisonnement est le suivant : certes cette pomme est pourrie et nous nous en remettons à la justice pour punir le fraudeur à la hauteur de ses méfaits ; mais comme chacun sait que le risque zéro n’existe pas, il y aura, quels que soient les meilleurs dispositifs de contrôle, toujours une pomme pourrie, sachant que cette pomme pourrie est un fruit du hasard statistique.

La fraude existe depuis que les banques existent, fera remarquer Daniel Bouton devant la commission des finances de l’Assemblée nationale. Autrement dit, une fois la pomme pourrie extraite du tonneau, tout revient en ordre. Cela montre bien que ce n’est pas une affaire de structure, mais bien une affaire de personnes. À l’avenir, il s’agira seulement d’affiner la sélection, voire même d’anticiper le vers dans le fruit.

Daniel Bouton avait dû démissionner de ses fonctions de PDG de la Société Générale suite aux premières révélations de l’affaire. Martin Bureau/AFP

Lors de son audition publique, Daniel Bouton indique, avec le plus grand sérieux, une piste possible : celle de demander au médecin du travail de détecter les comportements individuels potentiellement délictueux.

L’individu et l’organisation

Le sociologue a une tout autre approche : il ne cherche pas le coupable, ni à savoir si Kerviel est un escroc, un simulateur, un manipulateur ou un manipulé, une victime consentante, un naïf, un brave soldat de la finance. Il va plutôt se focaliser, non pas sur la pomme, mais sur les conditions de son pourrissement sans pour autant juger de la nature de la pomme elle-même. Au départ, cette pomme devait être croquante, présentable. C’est le rapport entre la pomme et le bois du tonneau qu’il faut comprendre. Autrement dit, le sociologue observe qu’un comportement individuel s’inscrit dans une structure et répond à des normes incorporées au sein de l’organisation.

La structure renvoie à une division du travail entre le front office et le back office, c’est-à-dire entre les châtelains du domaine financier – ceux qui font gagner de l’argent – et les régisseurs du domaine – ceux qui comptent, qui pointent les écritures, qui s’assurent que les chasses financières se sont déroulées selon les règles en vigueur.

Kerviel est un ancien garde-chasse qui connaît par le menu les dispositifs de contrôle, ainsi que les pratiques des braconniers ; un garde-chasse qui a enlevé sa casquette pour se faire admettre dans le monde fermé des chasseurs de primes. Là, les normes changent, il découvre que ce qui est jugé important là-bas ne l’est pas ici. Les normes varient selon les mondes professionnels. Le comportement des individus ne peut pas ne pas tenir compte de ces normes, sauf à prendre le risque de l’isolement, c’est-à-dire du rejet.

Les milliards de l’estime de soi

Or le trader Kerviel va se révéler, pour ses chefs et ses collègues de la salle de marché, comme « une bonne gagneuse », compliment qui révèle le cynisme ambiant, mais aussi qui renvoie au rôle joué par l’or/argent mis en mots par Shakespeare : « cette putain commune à toute l’humanité ». Voilà dévoilé le mécanisme de pourrissement de la pomme.

Pour gagner l’estime de soi et l’estime de ses collègues, il faut gagner de plus en plus d’argent, et surtout ne pas en perdre. Ne pas perdre publiquement l’estime de soi en affichant des pertes, voilà l’enjeu pour ce nouveau venu. Plusieurs fois, des alertes de ses anciens collègues régisseurs lui sont parvenues pour lui signaler les franchissements de ligne jaune, mais ces alertes – pas moins de 74 – sont jugées peu importantes lorsque la norme ici est de passer outre les injonctions de là-bas. Ce qui est important pour une salle de marché, ce sont les hausses et les baisses des cours, car l’information est de la différence qui crée en permanence de la différence, logique de flux et non logique de stock.

Le comportement individuel s’inscrit dans ce contexte organisationnel, et c’est ce dernier qu’il s’agit de mettre à jour, c’est-à-dire de comprendre. Dire que le comportement individuel s’inscrit dans ce contexte ne conduit pas à une excuse sociologique. Mais en réduisant la complexité de l’affaire à une affaire de pomme pourrie, les juges se mettent eux-mêmes dans une position difficile et exigent des dommages et intérêts dont le montant est certes cohérent par rapport au modèle de la responsabilité individuelle, mais tout à fait surréaliste par rapport au fonctionnement réel des organisations.

Il faudrait profiter de cette affaire pour faire rentrer le raisonnement sociologique dans les salles d’audience pour des affaires où s’enchevêtrent le collectif et l’individuel. La qualité du jugement serait assurée et le citoyen ainsi rassuré.

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