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Agents d’entretien : la crise sanitaire révèle l'absurdité des stratégies d'externalisation

Selon la Dares, un travailleur pauvre sur six est un agent d’entretien. Sebastien Bozon / AFP

La crise sanitaire a placé les agents d’entretien parmi les fonctions essentielles dans les hôpitaux, les supermarchés et l’ensemble des lieux publics ou commerciaux nécessaires à la continuité de la vie sociale. La reprise du travail, après le déconfinement, fait mieux apparaître encore la dépendance de toutes les professions vis-à-vis de ces salariés. Elle les expose, dans le même temps, à de nouveaux risques non seulement sanitaires mais également en termes d’intensification du travail.

Les besoins induits par les nouvelles exigences de désinfection et de nettoyage requises en temps de pandémie révèlent les ambiguïtés des logiques socio-économiques antérieures. C’est notamment le cas de la croissance de l’externalisation qui impacte profondément les conditions d’emploi des agents d’entretien et la qualité du service qu’ils peuvent atteindre sans forcément apporter les gains monétaires espérés.

Invisibilisés à force d’être extériorisés

Les salariés du nettoyage pris de manière large représentent plus de 2 millions de salariés (8 % de l’emploi et près de 15 % des femmes en emploi). Et si une partie d’entre eux travaillent auprès des particuliers, 800 000 personnes environ travaillent dans la fonction publique pour nettoyer les écoles, les hôpitaux ou les autres bâtiments publics et 450 000 sont salariés d’entreprises privées, dont près de la moitié relève de la branche de la propreté.

Ces emplois occupent une place disproportionnée parmi les travailleurs pauvres : selon l’enquête conditions de travail 2013 réalisée par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), un travailleur pauvre sur six est agent d’entretien (un sur quatre si on inclut ceux qui interviennent dans les domiciles privés).

Leurs conditions de travail sont aujourd’hui bien documentées dans la littérature économique, en santé du travail et sociologique et largement soulignées par la presse notamment depuis l’enquête de la journaliste Florence Aubenas et plus encore depuis quelques semaines (par exemple le journal télévisé de 12h de France 3 le 7 avril ou l’émission Grand bien vous fasse de France Inter du 1 mai).

Pourtant, dans les entreprises et les administrations, leur invisibilité risque de perdurer car elle est le produit d’une double extériorisation : horaire (ils et elles travaillent le plus souvent en dehors des heures de présence des autres usagers des bâtiments) et juridique (ils et elles ne sont plus inclus dans la communauté de travail du donneur d’ordre sans pour autant être réellement intégrés dans celle de leur employeur formel).

Une dégradation des conditions d’emploi

Les salariés qui ont en charge le nettoyage occupent plusieurs professions qui se distinguent selon les bâtiments nettoyés (établissements scolaires, hôpitaux, bureaux, hôtels, etc.) mais aussi le type d’employeurs (État, collectivités territoriales pour la fonction publique, entreprises privées du secteur de la propreté mais aussi de tous les autres secteurs lorsque le service n’est pas externalisé).

Un employé d’une entreprise de propreté nettoie un tramway en fin de journée à Nantes, le 29 avril 2020. Loïc Venance/AFP

Selon l’enquête emploi en continu 2018 de l’Insee, les salaires annuels des agents publics en charge de l’entretien et des nettoyeurs internalisés dans les entreprises sont ainsi sensiblement meilleurs que ceux des salariés externalisés (respectivement 1308 euros, 998 euros et 857 euros nets) en raison de taux horaires parfois légèrement plus élevés mais surtout d’une bien plus faible prévalence du temps partiel (durée moyenne respectivement de 32h30, 26h15 et 25h10).

Mais c’est également la nature même du travail qui est moins marquée par une spécialisation sur les seules fonctions d’entretien et permet à ces salariés d’afficher des niveaux de satisfaction au travail bien meilleurs : 25 % des agents de services du secteur public seraient heureux que leur enfant s’engage dans la même voie contre 18 % des nettoyeurs « en interne » et 6 % des nettoyeurs externalisés, selon l’enquête risques psychosociaux 2015-2016 de la Dares.

Un quasi rôle d’agence d’intérim

La logique même de l’externalisation et l’intensité de la concurrence au sein du secteur de la propreté concourent à la dégradation des conditions de travail comme unique voie d’abaissement des prix d’une prestation pour laquelle le coût du travail représente environ 70 % du coût total, et où le salaire horaire est peu éloigné du salaire minimum de croissance (smic).

Or, cette transformation d’une relation d’emploi en achat d’une prestation est difficilement porteuse d’économie pour les entreprises ou les administrations qui en ont fait le choix car la comparaison coûts/bénéfices de cette décision est souvent mal posée. Elle se limite à l’analyse des différentiels de coût du travail : l’externalisation permet de réserver à un plus petit nombre de salariés l’ensemble des avantages acquis dans l’entreprise (primes, mutuelle, participation, etc.).

Mais ce différentiel est compensé par les autres éléments qui entrent dans la détermination du prix de la prestation : les salaires des commerciaux qui prospectent et finalisent les contrats, les diverses fonctions supports de l’organisation de l’activité et, bien sûr, les marges.

Or, le fonctionnement même de ces marchés très concurrentiels pousse aussi bien les prestataires que les donneurs d’ordres à dénaturer l’activité professionnelle des agents d’entretien. En effet, la recherche d’économies va passer par le renouvellement fréquent des prestataires et dissoudre encore un peu plus le lien salarial en le transformant en une forme de prêt de main-d’œuvre.

Ce rôle de « quasi-agence d’intérim » est d’ailleurs assumé par la branche de la propreté via l’article 7 de sa convention collective qui rappelle la supériorité de la dépendance au site sur le rapport salarial lui-même.

Les pouvoirs publics entretiennent la tendance

Le mouvement d’externalisation commence dès les années 1970 mais s’accélère dans les années 1980 et touche plus encore la fonction publique une décennie plus tard. Selon l’enquête emploi, alors que 7 % des agents d’entretien étaient externalisés au début des années 80, plus de 26 % le sont aujourd’hui (hors fonction publique ces taux passent de 16 % à 42 %).

Cette tendance est aujourd’hui renforcée par des décisions des collectivités territoriales qui peuvent dans le même mouvement déplorer la hausse du nombre de travailleurs pauvres et son cortège de conséquences y compris financières en matière de prestations sociales à financer par les départements, et externaliser par exemple l’entretien des établissements scolaires (collèges et écoles).

Dans le cadre du déconfinement, les écoles ont mis en place des protocoles sanitaires incluant notamment le nettoyage et la désinfection des locaux et matériels. Jeff Pachoud/AFP

Cette tendance est tirée par la croyance dans la possibilité de réduire les déficits publics par des économies majeures, en partie diffusées par des lobbyistes qui promettent, par des calculs de coins de tables, jusqu’à des économies de 25 à 50 % des coûts liés à l’entretien des bâtiments.

Dans les exemples d’externalisation que nous avons pu étudier, les réductions de temps de travail jouent un rôle majeur. Ainsi, un département confiant l’entretien de ses collèges à une entreprise privée provoque la transformation de contrat de 1 590 heures en contrats de 950 heures annuelles. Un établissement d’enseignement consommait 21h de nettoyage chaque jour en 2006, il n’en paie plus que 14h30 aujourd’hui…

Si un peu de productivité est gagnable avec une mécanisation accrue et une intensification du travail, l’essentiel des gains est obtenu par une diminution de la qualité du service. Là où l’on passait chaque jour, le nettoyage ne sera plus effectué qu’une à deux fois par semaine par exemple. Ces pertes de qualité pèsent sur les salariés qui ne peuvent plus faire « du bon boulot » et sur le confort des usagers des bâtiments mais elles comportent aussi des enjeux en matière de santé publique.

Les recherches portant sur les hôpitaux ont ainsi montré un lien entre la survenance de maladies nosocomiales et le recours à l’externalisation du nettoyage. Les effets de la réduction des fréquences de nettoyage induit par l’externalisation pourraient bien se généraliser hors de l’hôpital avec la pandémie.

La revalorisation passe par la réinternalisation

La crise plaide ainsi en faveur d’une revalorisation importante du travail des agents d’entretien : ils ne sont pas à la base d’une consommation intermédiaire dont le coût doit être réduit par la mise en concurrence de leurs fournisseurs. Ils sont en charge d’un service au cœur de l’activité des entreprises et des administrations.

Ce service a un prix et cela ne peut être aux salariés de participer à son rabais en subissant salaires indignes et conditions de travail encore dégradées.

Or, si des mesures partielles peuvent améliorer les conditions d’emplois (hausse des minima conventionnels, redéfinition des temps de travail pour en réduire l’éclatement et la sous-évaluation, intégration des salariés dans la communauté de travail du donneur d’ordres, etc.) seule une remise en cause du processus d’externalisation semble à même de renverser la tendance à la délégation du « sale boulot » aux plus précaires.

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