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Agriculture : les migrants saisonniers récoltent ce que le Covid-19 a semé

Des saisonniers participent à une récolte de Muguet à Saint Philbert-de-Grand-Lieu, près de Nantes, le 14 avril 2020. Sebastien Salom-Gomis/AFP

En France, on estime que dans le secteur agricole, 80 % de la main-d’œuvre est étrangère. Pour la période 2018-2019, cela représente 270 000 saisonniers, qui se concentrent dans les Bouches-du-Rhône, le Lot-et-Garonne, le Vaucluse et l’Hérault, et qui sont originaires du Maroc, de la Tunisie et de certains pays européens comme la Roumanie ou la Pologne.

La fermeture des frontières engendrée par la crise sanitaire du Covid-19 a mis en évidence l’importance des migrations de travail saisonnières. Dans l’ensemble du monde occidental, les exploitants agricoles ont fait face à d’importants problèmes de main-d’œuvre, qui ont mis en péril non seulement leur propre santé financière, mais aussi l’approvisionnement des populations en produits agricoles. La réouverture progressive des frontières est l’occasion de revenir sur les enjeux d’ordinaire peu visibles que cette crise a soudainement révélés.

Les migrations saisonnières : une nécessité pour les agriculteurs en Europe

Premier constat, la main-d’œuvre est à certains égards une marchandise comme une autre. Dans une économie mondialisée, elle circule intensément d’un pays à un autre et doit faire preuve de la même rapidité et de la même flexibilité que celles qui caractérisent la mobilité des matières premières, des technologies ou des produits manufacturés. Pour reprendre un exemple fourni par l’OCDE, personne ne s’étonne qu’un smartphone soit assemblé en Chine avec une conception graphique en provenance des États-Unis, un code informatique élaboré en France, des puces électroniques venues de Singapour et des métaux extraits en Bolivie.

Alors que les besoins en main-d’œuvre sont importants pour les vendanges, certains migrants profitent d’un travail saisonnier où l’on embauche facilement. On estime que plus de 300 000 offres d’emploi ne sont pas pourvues en France, par manque de main-d’œuvre.

Toutes proportions gardées, les asperges ou les fraises requièrent également une logistique transnationale complexe. Des travailleurs de différentes régions du monde doivent être acheminés à temps pour la récolte, leurs papiers doivent être en règle pour qu’ils puissent franchir les frontières, ils doivent être logés et nourris, puis re-transportés dans leur pays d’origine – et tout cela de la manière la plus fluide possible, pour éviter tout surcoût.

Second constat, à l’heure où les États occidentaux, à l’instar de l’Allemagne ou du Royaume-Uni post-Brexit, réforment leurs politiques d’admission des étrangers pour attirer une immigration « choisie » et qualifiée dans le but de favoriser l’innovation et la croissance, la main-d’œuvre non qualifiée reste absolument essentielle – même dans les économies les plus avancées. Celle-ci demeure cependant largement invisible et, dans un contexte où l’immigration fait pourtant l’objet de débats vigoureux et souvent polémiques, semble passer complètement sous les radars.

La réalité des emplois saisonniers pour les étrangers

Troisième constat, si l’on ne débat pas directement de l’immigration saisonnière dans l’agriculture, cette dernière est pourtant le reflet de transformations devenues aujourd’hui sensibles et contestées. À titre d’exemple, le besoin de main-d’œuvre est d’autant plus important que les pratiques agricoles sont intensives et spécialisées. En retour, la disponibilité d’une main-d’œuvre étrangère et bon marché constitue une incitation à intensifier encore la production.

L’agriculture a de tout temps été une activité saisonnière et requiert donc logiquement une main-d’œuvre mobile et flexible en fonction des saisons. Mais cette logique en apparence naturelle est largement amplifiée par des stratégies destinées à accroître la productivité agricole, lesquelles sont de plus en plus contestées – qu’il s’agisse de leurs effets en termes de santé, de l’usage de pesticides, ou des conséquences en termes de « malbouffe » et d’hygiène alimentaire.

Si le recrutement et les contrats des ouvriers non européens sont en principe contrôlés par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), l’emploi non déclaré est également fréquent, de même que les violations du droit du travail : heures supplémentaires non rémunérées, normes sanitaires non respectées, etc. Beaucoup de saisonniers reviennent chaque année et sont donc tributaires du bon-vouloir des employeurs de les réengager – une situation évidemment propice aux abus.

On conçoit donc que la fermeture des frontières ait profondément ébranlé ce modèle, surtout que l’épidémie de Covid-19 a sévi entre mars et mai 2020, soit lors d’une période de récolte. En Europe, les États ont rapidement pris la mesure du problème et ont élaboré des stratégies globalement assez convergentes.

Quelles solutions pour les travailleurs saisonniers en temps de Covid-19 ?

Une première stratégie consiste à déroger à la fermeture des frontières et à autoriser la mobilité des saisonniers. La Commission européenne a ainsi recommandé de considérer cette main-d’œuvre comme des « travailleurs exerçant des professions critiques », ce qui autorise leur libre circulation au sein de l’UE.

C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne, le contrôle des frontières a été assoupli pour permettre à des travailleurs roumains de venir travailler. À mesure que les frontières ouvrent à nouveau, la mobilité des saisonniers européens va donc s’intensifier, même si elle soulève des risques sanitaires, qui sont encore accrus par les conditions de vie des saisonniers, caractérisés par une grande promiscuité, non seulement dans le travail, mais aussi dans l’hébergement, lors des repas, etc.

Mais cette solution ne concerne que les seuls Européens, alors que le secteur est également dépendant d’une main-d’œuvre non européenne. Une seconde solution consiste donc à remplacer les saisonniers par des locaux. En France, c’était l’objectif de la plate-forme « Des bras pour ton assiette », qui ambitionnait de recruter des Français rendus inactifs par le confinement avec un slogan très simple : « Pas besoin d’un bac+5, vos deux bras suffisent ! ». D’autres pays ont eu la même idée : l’Allemagne avec « Das Land hilft » (le pays aide), ou le Royaume-Uni avec « Pick for Britain » et « Feed the Nation ». Ces initiatives ont parfois ciblé des publics spécifiques : en Italie par exemple, la ministre de l’Agriculture a proposé de recruter des chômeurs.

Saisonniers pendant la pandémie : des propositions non réalistes et critiquées

Si ces initiatives ont suscité un certain engouement, elles butent cependant sur l’inexpérience des nouvelles recrues et la pénibilité des tâches proposées. C’est là un obstacle logique, puisque le recours à la main-d’œuvre étrangère serait inutile si les emplois concernés étaient attractifs. Par ailleurs, à mesure que les volontaires retrouvent leurs activités pré-confinement, cette source de main-d’œuvre va se tarir.

Une troisième option consiste alors à intervenir au niveau des politiques migratoires afin de rendre disponible une main-d’œuvre qui ne l’était pas auparavant. Il en va ainsi de la régularisation des sans-papiers : en Italie, 200 000 sans-papiers ont été régularisés pour faciliter leur accès au marché du travail, soit la régularisation la plus importante depuis dix ans. Il est aussi possible d’employer davantage les étrangers déjà présents : en Italie et en Allemagne, le séjour temporaire des travailleurs étrangers a été prolongé de plusieurs mois pour leur permettre de rester dans le pays et de continuer à travailler.

Mais l’option la plus contestée est sans doute de mettre les requérants d’asile au travail. Dans l’attente du traitement de leur demande, ces derniers sont en effet dans l’impossibilité de travailler, une situation d’attente qui parfois s’éternise et s’avère déstabilisante. En France, quelques dizaines de requérants d’asile se sont portés volontaires en Seine-et-Marne à la suite d’un appel de la préfecture, mais l’initiative a été critiquée.

La crainte était qu’en étant entièrement dépendants des pouvoirs publics, les requérants d’asile ne soient pas en situation de choisir librement d’aller travailler – sans compter qu’ils ne sont pas nécessairement mieux qualifiés que d’autres pour ces emplois. Des initiatives du même genre ont aussi été observées en Belgique et en Allemagne.

Les inégalités de travail des saisonniers étrangers soulevées par la pandémie

Il convient de se souvenir que derrière chaque saisonnier il y a une communauté qui en dépend : nombre de ces travailleurs font des allers-retours pendant toute leur vie et subviennent ainsi aux besoins de leur famille. À cet égard, les situations les plus préoccupantes sont à chercher du côté des pays d’origine, où cette chute des revenus n’est que rarement compensée par des systèmes de protection sociale effective.

Comme le rappelle l’Organisation internationale du travail, les travailleurs migrants saisonniers sont donc parmi les travailleurs les plus vulnérables et, si un retour à la normale soulageait les exploitants, il ne résoudrait pas les nombreux problèmes – de salaire, de droit du travail ou de protection des travailleurs – que posent les dispositifs actuels. Mais le Covid-19 aura permis d’éclairer ces questions qui, bien que directement corrélées à notre alimentation, ne figurent que rarement sur l’agenda politique.

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