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Air France ou comment se couper les ailes

Cloué au sol ? Thomas@BOD on Visual hunt , CC BY

Le patron d’Air France Jean-Marc Janaillac avait lié son sort à ce référendum : les salariés ont rejeté l’accord salarial à 55,44 % ce vendredi 4 mai, à la fin d'une treizième journée de grève. Le résultat d’une consultation en ligne du personnel sur un accord salarial proposé par la direction. Son PDG a annoncé qu’il démissionnerait lors d’une conférence de presse, quelques minutes après la découverte des résultats.


Pour essayer de mettre un terme à la grève, la direction d’Air France avait décidé de lancer une consultation auprès de ses quelques 46 700 salariés en passant outre l’intersyndicale pour résoudre ce conflit qui a déjà coûté près de 300 millions d’euros à l’entreprise.

Sans attendre les résultats de cette consultation qui devrait s’achever le 4 mai 2018, les trois syndicats de pilotes (SNPL, SPAF et Alter) avaient appellé à quatre jours supplémentaires de grève les 3, 4, 7 et 8 mai ; des dates bien choisie naturellement. Même en cas de résultat positif pour la direction de ce référendum, les syndicats avient déclaré que « cela ne nous empêchera pas de continuer la grève » (Karine Monségu, Co secrétaire générale de la CGT Air France).

Les pilotes ont mandaté leur syndicats pour obtenir une augmentation de 6 % de leurs salaires comme le rappelle le président du SNPL (qui rassemble 7 pilotes sur dix) et « 71 % d’entre eux se sont déclarés pour une grève longue ».

Le patron d’Air France, Jean‑Marc Janaillac avait mis son mandat en jeu, en déclarant « si le résultat est négatif, je ne vois pas comment je pourrais rester à la tête d’Air France ».

Dont acte. Alors, une consultation pour rien puisque de toute façon les pilotes arc bouté sur leurs revendications salariales ne veulent rien entendre ?

Air France : une compagnie encore fragile

Selon les pilotes, la compagnie s’est redressée, notamment grâce à leurs efforts et au gel de leurs rémunérations. Il serait donc temps de toucher les dividendes de ce redressement via une augmentation généralisée des salaires de 6 %, hors avancements. Cependant, les chiffres ne valident pas ce diagnostic.

Air France-KLM reste une compagnie encore fragile. Avec une augmentation du chiffre d’affaires consolidé du groupe Air France-KLM de 3,8 % de 2016 à 2017, on pourrait penser que la compagnie aérienne s’est bien redressée. En effet, le chiffre d’affaire du groupe est passé de 24 844 en 2016 à 25 781 millions d’euros en 2017. Mais cette augmentation de l’activité ne s’est pas traduite par une amélioration du résultat net consolidé puisque, selon le dernier rapport d’activité de la compagnie, il est négatif sur l’exercice 2017. La perte s’élève à 275 millions d’euros en 2017, alors qu’en 2016 le groupe affichait un bénéfice net de 792 millions d’euros.

Rapportée au chiffre d’affaires, la perte représente donc 1,1 %, alors qu’en 2016 le bénéfice net rapporté au chiffre d’affaires était de 3,2 %. Seul point positif : l’amélioration de l’EBITDA (excédent brut d’exploitation) qui passe de 2 714 millions d’euros en 2016 à 3 264 millions en 2017, soit une hausse de 20 %.

Le tableau 1 récapitule les principaux chiffres clés du groupe Air France-KLM.

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Par ailleurs, la dette du groupe, même si elle a bien baissé de 2016 à 2017, reste encore très importante par rapport aux capitaux du groupe. En 2016, les dettes financières à long terme et à court terme s’élevaient à 8 452 millions d’euros pour seulement 1 296 millions d’euros de fonds propres, soit un ratio de 6,5 euros de dettes pour 1 euro de fonds propres ; un ratio digne d’une société reprise en LBO (Leverage Buy Out).

Fin 2017, les mêmes dettes financières s’élèvent à 7 442 millions d’euros (soit une baisse de 1 010 M€) contre 3 015 millions d’euros de fonds propres, ce qui représente un ratio de dettes/capitaux propres de 2,5 ; un chiffre encore très élevé.

Ces chiffres témoignent de la situation financière encore très fragile de la compagnie aérienne : un résultat négatif en 2017 et des dettes encore très importantes par rapport aux fonds propres. Pas question normalement de relâcher les efforts de redressement entrepris par la direction. D’où la position de Jean‑Marc Janaillac en matière d’augmentations salariales. Ce diagnostic est du reste partagé par la Bourse puisque le cours de l’action est passé de 14,5 euros fin 2017 à 8 euros (au 26/04/2018), soit une chute de 45 % sur les quatre derniers mois. Certes, le marché sur réagit peut-être à la situation de grève actuelle, mais il n’en demeure pas moins révélateur de la perte de confiance des investisseurs.

Air France : une entreprise ingouvernable ?

En juillet 2016, Air France changeait une fois de plus de PDG avec l’arrivée aux commandes de Jean‑Marc Janaillac, un énarque de la promotion de François Hollande et anciennement directeur général d’AOM (en 1997) ; une compagnie aérienne qu’il n’arrivera pas à sauver de la faillite. Dès son arrivée, le nouveau patron lance son plan « Trust Together ». Il a aussi réalisé en 2017 des augmentations de capital réservées à China Eastern Airlines et Delta Airlines.

C’est ainsi que Delta Air Lines, Inc. et China Eastern Airlines ont chacune une participation de 10 % dans le capital d’Air France – KLM dans le cadre d’augmentations de capital réservées pour un montant total de 751 millions d’euros. L’Etat français possède de son côté 22,7 % du capital et les salariés 6,6 %. Mais réaliser de belles opérations financières semble plus facile pour un dirigeant que d’obtenir l’adhésion des pilotes et de changer la culture de salariés habituée au confort des entreprises publiques portant le pavillon français. De tout temps, les directions successives d’Air France se sont heurtées au pouvoir des pilotes qui estiment avoir la légitimité de leur côté face à des technocrates.

Comme nous l’écrivions (« Air France : les compagnies aériennes ne sont pas immortelles », The Conversation, 12 mai 2017), on peut dire qu’Air France est une entreprise autogérée dans la mesure où son principal actionnaire, l’État ne joue pas vraiment son rôle et que sa principale préoccupation est surtout d’éviter à tout prix les conflits sociaux (jusqu’à présent).

Certes, il semble que la donne change avec le président Macron et son gouvernement, mais pour le moment il semble bien que les pilotes n’ont pas actualisé leur logiciel, habitués qu’ils sont à ce que l’Etat cède à leurs exigences. Ainsi, face à des dirigeants faibles, parfois désavoués par l’Etat, et un actionnaire peu exigeant en matière de performances économiques, la rente de la compagnie est captée par son personnel et notamment son personnel navigant à travers des contrats de travail très favorables. A noter que la grève ne touche qu’Air France et non KLM. Question de culture d’entreprise ?

De l’avis de nombreux observateurs, les exigences d’augmentation de salaires des pilotes sont exorbitantes par rapport à la situation de leur entreprise et au contexte national. Combien de salariés, fonctionnaires compris, exigent aujourd’hui des augmentations généralisées de 6 % ? Sur une masse salariale de 7 624 millions d’euros, une augmentation de 6 % représente 457 millions d’euros, un chiffre équivalent à la somme des résultats cumulés de 2016 et de 2017 (517 M€), et cela sans compter les augmentations individuelles.

Pourtant, le PDG d’Air France-KLM avait mis sur la table une augmentation générale de 7 % étalée sur quatre ans, mais les syndicats ont refusé et c’est donc maintenant le bras de fer. Il est peu probable que la consultation qui va être lancée change les positions des uns et des autres.

On peut craindre dans cette affaire malheureuse le piège bien connu des professeurs de sciences de gestion : celui de l’engagement. Ce piège consiste pour les dirigeants (d’entreprises ou syndicaux) à ne pas vouloir remettre en cause leur analyse initiale et à maintenir coûte que coûte leurs positions, même si elles ne sont pas tenables. Il faut respecter coûte que coûte ses engagements.

On observe ce biais psychologique dans de très nombreuses situations de management, notamment celles qui mettent en jeu l’égo des participants. Ce biais apparaît même dans les opérations financières comme les fusions-acquisitions et fait l’objet d’études en finance comportementale. Espérons, néanmoins que la raison l’emportera, que les pilotes sortiront de ce piège de l’engagement qui les renforce dans leur jusqu’au-boutisme et qui risque de couper les ailes de notre compagnie aérienne nationale.

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