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Alain-Fournier et Modigliani, ou l’art de peindre l’enfance désenchantée de l’après-guerre

Le jeune apprenti, Modigliani. 1918,1919. Collection musée de l'Orangerie. Google Arts and Culture

« Quelle idée de faire l’homme à dix-sept ans ! »

L’impossibilité de concilier le monde de l’enfance et celui de l’âge adulte, tel est le ressort du Grand Meaulnes publié en 1913. A 19 ans, en 1905, Alain-Fournier rencontrait celle qui, sous le nom d’Yvonne de Galais, serait l’héroïne de son roman le plus célèbre. Le roman raconte la sortie de l’enfance. À moins que ce ne soit son rêve continué, ou encore le drame de l’adolescence : « Quelqu’un est venu qui m’a enlevé à tous ces plaisirs d’enfant paisible. » – confesse le narrateur.

Alain-Fournier : dépeindre le passage

Ce quelqu’un, Augustin que tout le monde appellera « le Grand Meaulnes » était âgé de 17 ans, et le narrateur le compare à l’« adolescent anglais », Robinson Crusoé, « avant son grand départ ». Le « pays mystérieux » qui attend le voyageur au sortir de l’enfance est préfiguré par un rêve –« une vision plutôt, qu’il avait eue tout enfant », corrige le texte. Celle d’une jeune fille de dos qui cousait près d’une fenêtre « dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à des feuillages ».

Dans la « fête étrange » qui se déroule dans le « mystérieux domaine » de Sologne, il y a très peu de vieilles personnes : « Quant aux autres, c’étaient des adolescents et des enfants… » Et ils avaient le droit de faire tout ce qu’ils voulaient pendant les noces en costumes du temps jadis, de 1830. La conversation – le mot est répété quatre fois à des moments essentiels dans le roman – d’emblée profonde et amoureuse qu’il a avec Yvonne dès la première journée est rejetée par celle-ci comme une folie d’enfance : « Nous sommes deux enfants ; nous avons fait une folie ». La sortie de l’enfance est appelée dans la deuxième partie « Le grand Jeu ». En revanche, le départ du Grand Meaulnes pour Paris donne au narrateur cette impression : « mon adolescence venait de s’en aller pour toujours. »

Le romancier peint les jeunes gens comme peu l’avaient fait avant lui : il peint le passage. Gilberte Poquelin a « l’air doux et effronté d’une gamine qui devient jeune fille ». Quant à Yvonne de Galais, rarement a-t-on vu « tant de grâce s’unir à tant de gravité ». Elle est « la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes ». Quelque chose signe l’enfance qui perdurera jusqu’à l’âge adulte : le regard bleu du rêve. Son « doux visage enfantin » a des « yeux bleus si ingénus ». Plus tard, devenue femme, elle l’aura encore : « Et sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard bleu, immobile. »

Modigliani : peindre l’enfance volée

Alain-Fournier meurt sur le front en 1915. Son contemporain Modigliani, arrivé à Paris en 1906, peint pendant la Grande Guerre (il meurt précocement en janvier 1920) des jeunes êtres brutalement arrachés à l’enfance et qui projettent dans l’âge adulte la mélancolie de l’enfance volée.

Son Grand Meaulnes à lui, c’est le peintre Chaïm Soutine qui s’installe à Paris en 1912 à l’âge de 18 ans. Il en a 21 quand Modigliani peint son premier portrait de lui, une tête réalisée en 1915 (Stuttgart) : le visage n’est pas idéalisé, la bouche entrouverte laisse voir les dents, le nez est large et épaté, mais les yeux brillent d’une flamme intérieure. La Grande Guerre a volé leur enfance aux garçons trop jeunes pour être mobilisés, mais qui ont grandi dans les souffrances et les privations.

Portrait de Chaïm Soutine par Modigliani, 1915. Pinterest

Modigliani peint des enfants dont le chez-soi et la conscience de soi ont été également bouleversés. Ils ont été trop tôt poussés à prendre un état, deviennent apprentis, ouvriers ou employés. Tel est Le Jeune Apprenti (1918-1919) qui appartint à Paul Guillaume : un jeune homme pensif accoudé à une table aux pieds tournés, anticipation des figures de Balthus. Son esprit, loin de s’élever dans une rêverie de jeunesse, semble lesté par la mélancolie. Une gravité nouvelle s’est installée. Soutine nous apparaît aujourd’hui comme le Grand Meaulnes de cette ronde d’apprentis, de jeunes servantes, d’enfants en culottes courtes, de fils de concierge en quête d’un lieu et d’un lien originels.

Les adolescents pensifs que sont Le Jeune Apprenti, le Portrait d’un étudiant du Guggenheim (1918-1919), le Garçon roux (1919) du Musée national d’art moderne ou le Jeune Homme à la casquette de Detroit (1919) sont les héritiers de la noble lignée des gamins de Paris inaugurée par celui qu’Eugène Delacroix peignit sur la barricade de La Liberté guidant le peuple et naturellement par le Gavroche de Victor Hugo.

Portrait d’un étudiant, Modigliani, 1920. Guggenheim museum

Ils sont plus légitimes que les Poulbots de Montmartre, qui firent pourtant la une du Socialisme en 1908 et de L’Humanité en 1911 : mais qui croit aujourd’hui aux « gosses » insouciants peints par Francisque Poulbot ? Chez Modigliani, pas de sentimentalisme à la manière d’Émile Bayard, rien de l’évangélisme social qui inspira Van Gogh dans sa jeunesse, ni vraiment d’idéal et de révolte.

Figures résignées ? Jeunesse accablée ? Non pas, mais quelque chose comme un désenchantement : la guerre a arraché l’insouciance au jeune âge. Les enfants grandis avant l’âge de Modigliani sont repliés sur leur monde intérieur et son secret, fuyant une réalité trop lourde encore pour leurs épaules, coincés entre un passé et un futur symétriquement pesants.

En même temps touchants par leur abandon au regard de l’artiste, ces mélancoliques des lendemains de crise inaugurent un romantisme de l’enfance qui marquera Balthus (Balthasar Klossowski de Rola, 1908-2001) dans ses illustrations pour le roman d’Emily Brontë Les Hauts de Hurlevent (1847) entre 1933 et 1935 et qui se retrouvera dans Les Enfants Blanchard (1937, Musée national d’art moderne). Ce dernier tableau fut acheté en 1941 par Picasso, qui possédait déjà La Chevelure noire ou Jeune Fille brune assise peinte par Modigliani en 1918 dans ce même registre poétique de mise entre parenthèses du monde.

Jeanne, un rêve venu de l’enfance

Les jeunes garçons sont nombreux à partir de 1918 dans l’œuvre de Modigliani : Le Fils du concierge ou encore Le Garçon peint à Cagnes en 1919. L’artiste, à qui Jeanne Hébuterne a donné un enfant, nommée également Jeanne, prête sans doute plus d’attention qu’auparavant aux enfants de ses amis. Il les représente comme s’ils appartenaient à un monde à part, encore préservé des violences et de l’inquiétude.

Un monde clos auquel les adolescents n’ont plus accès désormais que par la nostalgie. Du côté des « jeunes filles », l’adolescente s’individualise. Elle n’est plus cette enfant, cette petite fille dont Modigliani a peint quelques lumineuses apparitions – telles la Fillette en bleu (1918) ou Alice (1918), nimbées du bleu de l’innocence. L’adolescente est tout autre : on sent la distance d’une réserve chagrine ou mélancolique. La jeune fille brune mentionnée plus haut, dont Picasso posséda le portrait, en est l’emblème : mains croisées sur les cuisses, chevelure bien arrangée, yeux noirs sans pupille, elle a la tête délicatement inclinée.

Jeanne Hébuterne fut à Modigliani ce qu’Yvonne de Galais fut à Alain-Fournier : un rêve venu de l’enfance. Le magazine Elle du 16 janvier 1946 la décrivait ainsi d’après une peinture du Livournais : « Elle a à peine dix-sept ans, un visage de madone, de lourdes tresses châtain, des yeux verts tirés vers les tempes, un teint d’olive pâle. Cette vierge-enfant timide et douce, qui rentre chaque soir dans sa famille, séduit tout de suite le terrible Amedeo. Avec son cou long, ses yeux étroits, elle est l’incarnation pure et troublante des figures qu’il représente. C’est elle qu’il n’a cessé de peindre. »

Yeux bleus (portrait de Madame Jeanne Hébuterne), 1917, Modigliani. Wikipedia

Les Yeux bleus (Portrait de Jeanne Hébuterne) de 1917 conservé à Philadelphie montre que Modigliani donne souvent à Jeanne des yeux bleus sans pupille. Comme pour Alain-Fournier, la couleur bleue des yeux n’est pas une couleur naturelle, mais symbolique : le bleu est pour les deux la couleur de l’enfance.

Drame de l’adolescence

Peignant un an sur la Côte d’Azur entre avril 1918 et mai 1919, Modigliani n’a plus ses modèles habituels du monde de la nuit parisienne. Il peint beaucoup d’enfants de ses amis. Il retrouve dans ces jeunes gens sans pupilles le rêve de l’hermaphrodite originel qu’il avait déjà cherché à dessiner ; le moment où l’âge adulte n’a pas encore fait bifurquer les sexes, que l’amour fusionnera à nouveau.

Dans Le Petit Paysan (1918), Modigliani se souvient du Garçon au gilet rouge (1888-1890) de Cézanne, qu’il savait dessiner par cœur selon les témoins. Sous le chapeau aux bords un peu courts, l’enfant de la campagne se tient gauchement face au peintre.

Le petit paysan, Modigliani, 1918. Wikipedia

Jambes écartées, ses mains inoccupées reposent sur l’entrejambe, presque sur le sexe. Son costume trois-pièces est trop juste : les pans sont serrés et les manches remontent trop haut, le gilet bâille autour du bouton sur le ventre, la chemise s’ouvre sur la poitrine. Dans cette tenue au pantalon taché aux genoux, et qui donne pourtant l’impression d’un habit du dimanche revêtu pour la pose, se tient un corps robuste, qui entre dans l’âge d’homme et dont la sexualité ne demande qu’à s’épanouir.

Alain-Fournier et Modigliani, le Grand Meaulnes et le Petit Paysan, ce sont les pans symétriques, en littérature et en peinture, d’une même quête d’enfance alors que la dureté de l’époque – une guerre meurtrière, une société en mutation brutale – donne jour, comme jamais auparavant, au drame de l’adolescence.

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