« Pratiquer une activité physique régulière », « Manger au moins cinq fruits et légumes par jour »… Tout le monde connaît ces messages de prévention. Élaborés à partir des résultats de la recherche en nutrition préventive, ils visent à faire prendre conscience que les choix de vie ont des effets sur la santé. Leur objectif ? Faire en sorte que ceux qui appliquent ces recommandations vivent une vie longue, tout en restant en bonne santé.
En effet, aujourd’hui l’espérance de vie « en bonne santé », c’est-à-dire sans incapacité, reste très inférieure à l’espérance de vie. En France, en 2018, la première était de 63,4 ans pour les hommes et de 64,5 ans pour les femmes, tandis que la seconde atteignait 79,4 ans pour les hommes et 85,3 ans pour les femmes.
Malheureusement, malgré plusieurs décennies de recherche et la collecte d’une énorme quantité de données nutritionnelles, la nutrition préventive n’a pas vraiment réussi à endiguer la progression des maladies métaboliques liées à l’alimentation dans le monde.
Aussi, plutôt que d’explorer ce qui différencie les personnes en bonne santé des personnes à risque ou malades (comme les chercheurs ont l’habitude de le faire), la clé pourrait être de réussir à conserver le « métabolisme de base sain » qui s’observe dans les populations jeunes bien portantes.
Il deviendrait ainsi possible de préserver au plus tôt son capital santé, grâce à des régimes appropriés, au lieu d’attendre que les problèmes ne surviennent…
Nutrition préventive : un constat d’échec ?
On pourrait s’attendre à ce que la nutrition préventive et les régimes alimentaires sains prolongent considérablement les années de vie en bonne santé. En 1980, James Fries et ses collaborateurs avaient déjà introduit l’hypothèse de la compression de la morbidité, expliquant que
« L’âge d’apparition d’une maladie chronique peut être reporté plus que l’âge au décès, comprimant la majeure partie de la morbidité dans une période plus courte avec moins d’incapacités. »
Pourtant, les épidémies de maladies chroniques telles que le diabète de type 2, la stéatose hépatique ou l’obésité continuent à augmenter chaque année partout dans le monde. Conséquence : les années de vie en bonne santé stagnent, laissant une durée de vie toujours plus longue avec des handicaps.
Aujourd’hui, la durée de vie moyenne en mauvaise santé (morbidité) de la population française est d’environ 18-19 ans, ce qui est de plus en plus difficilement supportable, humainement et économiquement.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette situation :
la transition nutritionnelle, c’est-à-dire le passage d’une alimentation basée sur des produits traditionnels, plutôt végétaux, peu transformés et riches en micronutriments à des aliments de plus en plus ultra-transformés, trop denses en énergie et souvent très pauvres en composés protecteurs. Cette transition est, de plus, associée à l’augmentation de la sédentarité ;
l’application du paradigme réductionniste, qui réduit le potentiel santé des aliments à une somme de nutriments, et conduit au fractionnement des aliments puis à la recombinaison des ingrédients avec divers additifs « cosmétiques ». Cette vision de l’aliment peut, à l’extrême, aboutir à une nutrition préventive rappelant l’approche pharmacologique, où le rôle des principes actifs médicamenteux serait tenu par des bioactifs alimentaires, par exemple, les oméga-3, les phytostérols, les antioxydants)
le niveau généralement faible d’éducation nutritionnelle. Ce manque de connaissances, assez logique vu qu’il n’existe pas vraiment d’éducation à l’alimentation, laisse la plupart des populations impuissantes face à la pression marketing (publicités, étiquetages, régimes « miracles »…), notamment en ce qui concerne les aliments ultra-transformés, très rentables.
La nutrition préventive arrive trop tard
Jusqu’à aujourd’hui, les recherches en nutrition préventive se sont principalement concentrées sur la prévention secondaire, qui vise à réduire la prévalence d’une maladie dans une population, et sur la prévention tertiaire, destinée à minimiser les conséquences de l’incapacité résultant de la maladie.
Autrement dit, les préceptes de la nutrition préventive sont généralement mis en œuvre dans la seconde moitié de la vie, lorsque les individus sont déjà à risque, voire affectés par des problèmes de santé liés au vieillissement.
Pour être efficace, une véritable prévention nutritionnelle primaire devrait au contraire être appliquée très tôt, au moins pendant la première moitié de la vie, idéalement en commençant par la mère, avant la conception et pendant les 1 000 jours suivant la naissance de l’enfant.
Cette approche se heurte cependant à une question scientifique sous-estimée : formuler des recommandations nutritionnelles efficaces implique de connaître les facteurs qui permettent à un individu de rester en bonne santé. Or, paradoxalement, l’état de « bonne santé » lui-même n’est pas bien caractérisé, et il reste beaucoup à faire dans ce domaine de recherche.
D’un point de vue scientifique, plusieurs questions restent à explorer : qu’est-ce que l’état sain ? Quelles sont les caractéristiques métaboliques qui le caractérise (avant que n’apparaissent les marqueurs des maladies) ? Comment ce profil métabolique sain évolue-t-il dans le temps ?
Cette caractérisation est probablement la première étape pour des recommandations nutritionnelles efficaces dans le cadre de la prévention primaire utilisant des régimes complexes plutôt que des bioactifs alimentaires. Comme le formulent Serge Rezzi et ses collaborateurs, la nutrition moderne
« consiste à fournir une base moléculaire aux questions de santé résultant de différents choix alimentaires, et à déterminer comment l’utiliser pour maintenir la santé individuelle exempte de maladie »
Caractériser l’état de « bonne santé »
À l’heure actuelle, pour évaluer la santé d’une personne, on pratique des analyses médicales afin d’évaluer les niveaux sanguins de certaines molécules, ou biomarqueurs : triglycérides, cholestérol, glucose, fer, transaminases… On vérifie de cette façon qu’ils ne dépassent pas certaines valeurs, minimales ou maximales.
Ces évaluations médicales ont également pour objectif de détecter le plus tôt possible les biomarqueurs des maladies à venir. En dehors des valeurs minimales et maximales, les variations des niveaux des biomarqueurs précités peuvent en effet déjà indiquer un dysfonctionnement physiologique, sinon une maladie.
Pour définir si les valeurs desdits biomarqueurs sont problématiques, le paradigme actuel est centré sur l’analyse des différences qui existent entre les sujets à risque/malades et les sujets sains. Problème : l’état sain de référence reste à définir !
Plutôt que d’explorer ce qui différencie les sujets sains et à risque/malades, nous proposons donc d’étudier en profondeur ce qui caractérise un état sain, et son métabolisme sous-jacent. Autrement dit, à rechercher ce qui est commun à tous les individus, désigné par l’expression « métabolisme de base sain » (ou HCM pour healthy core metabolism).
Un « métabolisme de base sain » partagé par tous
Partout dans le monde, quel que soit l’environnement alimentaire dans lequel évolue les individus, quel que soit leur bagage génétique, tous vieillissent généralement selon des modalités globalement similaires.
De la jeunesse aux âges avancés, les principales fonctions de l’organisme humain, à savoir les systèmes nerveux, osseux, musculaires ou vasculaires ont tendance à suivre une courbe concave avec des phases communes de croissance, d’optimum et de déclin au cours du vieillissement.
Ce constat nous a fait formuler l’hypothèse suivante : il devrait être possible de déterminer un profil métabolique caractéristique d’un état « sain », présent chez les individus très jeunes en bonne santé au moment de la phase de croissance.
Ce métabolisme de base sain, courant et omniprésent dans l’organisme humain, suivrait, comme pour les masses osseuse et musculaire, une trajectoire également concave au cours de l’existence. À mesure que l’organisme vieillit, la dérégulation métabolique le ferait progressivement dévier vers un nouveau métabolisme de base, non sain.
Quelles implications pratiques ?
Si l’on parvient à définir les métabolites invariants constituant ce métabolisme de base sain, commun à tous, il est possible d’intervenir au plus tôt pour le préserver le plus longtemps possible. Voire pour améliorer son capital.
Le métabolisme de base sain ne serait pas constant à un moment défini, mais oscillerait dans une plage spécifique, notamment en fonction de l’origine génétique. Sous l’effet de contraintes externes, il pourrait également se modifier dans une certaine mesure, pour aider l’organisme tout entier à se réguler et à rester stable.
Comprendre ces variations pourrait également s’avérer utile pour déterminer l’efficacité, voire la pertinence, d’un traitement. Aujourd’hui, le bilan de santé s’appuie sur des analyses biologiques. Mais leur signification biologique est-elle correctement évaluée ?
Un exemple : dans le cas où les analyses indiquent une augmentation du niveau de LDLc (low density lipoproteins, le « mauvais cholestérol »), le médecin intervient en prescrivant un inhibiteur de la synthèse du cholestérol. Et si, dans certains cas, au regard des variations d’autres métabolites, la variation du cholestérol était liée à un effet d’adaptation du métabolisme de base sain, et donc utile pour le système ?
Changer de modèle de nutrition préventive
La caractérisation des facteurs déterminant le métabolisme de base sain pourrait permettre d’améliorer les recommandations nutritionnelles préventives de la naissance à la mi-vie, afin d’atteindre à ce moment le pic métabolique sain le plus élevé, puis de le maintenir le plus longtemps possible avant le déclin naturel.
Dans cette nouvelle perspective, la nutrition préventive primaire devra consister en une éducation nutritionnelle et des recommandations appropriées pour atteindre l’optimum le plus élevé possible. Elle s’adressera aux personnes en bonne santé dès la naissance, et sera mise en œuvre pendant l’enfance et l’adolescence.
En nutrition préventive secondaire, l’objectif sera de maintenir l’optimum le plus longtemps possible, afin, compte tenu de la diminution naturelle de la courbe au cours du vieillissement, de n’atteindre le seuil de la maladie que très tardivement, voire jamais, augmentant ainsi l’espérance de vie en bonne santé.
Reste à identifier les facteurs ou modes de vie qui permettront de préserver le métabolisme de base sain. Pour y parvenir, ce concept devrait être mis au centre des futures études cliniques impliquant des volontaires en bonne santé.