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Des voyageurs portant des masques pour se protéger de la propagation du coronavirus font la queue pour un bus qui les emmènera dans leur ville d'origine, devant le principal terminal de Bogota, le 24 mars. Le gouvernement impose des restrictions strictes sur les mouvements des citoyens. AP Photo/Fernando Vergara

Covid-19 en Colombie : recrudescence des violences et des inégalités

La crise internationale que nous traversons affecte de manière très différente la population mondiale, notamment « le Sud global et les secteurs les plus vulnérables en Occident », comme l’a souligné Noam Chomsky, en se référant aux déséquilibres de pouvoir qui se manifestent entre les pays, mais également à l’intérieur de ceux-ci.

La Colombie ne fait pas exception : dans ce pays dévasté depuis près de 60 ans par un conflit armé interne et internationalisé, les inégalités sociales sont toujours aussi alarmantes et les multiples revendications portées par les mobilisations sociales de 2019 n’ont vraisemblablement pas été entendues.

En mars, alors que les mesures contre le Covid-19 étaient lentement mises en place dans le pays, 14 personnes militantes des droits de la personne ont été tuées. Le gouvernement d’Iván Duque a réagi de manière sommaire, offrant très peu de réponses aux enjeux économiques avec lesquels la majorité de sa population devra composer. Des manifestations ont d’ailleurs eu lieu dans le centre de la capitale, mais aussi dans plusieurs prisons.


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Ces dynamiques propres à la Colombie et à la manière dont son gouvernement a géré la crise changent la donne pour contrecarrer le virus. Au moment d’écrire cet article, 1 161 cas de Covid-19 ont été répertoriés en Colombie, dont 19 décès. Le gouvernement Duque a été largement critiqué pour sa lenteur à prendre des mesures. Pourtant, comme le soulignent Hankivsky et Kapilashrami, respectivement chercheuses à l’Université de Melbourne et à l’Université Queen Mary of London, le leadership pour trouver des solutions à le Covid-19 passe inévitablement par la diversification des mesures et des décisions. Mais qu’en est-il des conséquences de ces mesures calquées sur celles de pays européens et nord-américains ?

Nos recherches portent sur les enjeux politiques entourant le post-accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc-ep). Tout spécialement, nous sommes intéressées par les conséquences vécues par les différentes populations face aux violences politiques, aux problématiques migratoires liées à la crise vénézuélienne ainsi qu’à la réincorporation des ex-combattants : bref, un paysage sociopolitique radicalement changé par la pandémie actuelle.

La police utilise un canon à eau pour nettoyer l’un des plus grands centres de distribution alimentaire d’Amérique latine, afin de contenir la propagation du nouveau coronavirus à Bogota, le 10 avril. Le centre sera fermé pendant quatre jours, le temps que les autorités le désinfectent. AP Photo/Fernando Vergara

Des impacts disproportionnés pour les femmes

De fait, les données qui permettent d’élaborer les politiques de santé publique – souvent uniformisées au modèle occidental – ne sont pas neutres. En effet, les femmes, et plus particulièrement des femmes racisées et des classes moins privilégiées, sont affectées de façon disproportionnée. Selon un rapport de l’ONU Femmes en Amérique latine, les femmes représentent 74 % des personnes travaillant dans le secteur de la santé et le secteur social, bien qu’elles soient exclues des positions de leadership.

Selon le même rapport, seulement 53 % des femmes participent au marché du travail formel alors qu’elles sont surreprésentées dans l’économie informelle. Souvent, leur survie économique dépend de la division sexuelle du travail. Le confinement représente donc une immense entrave à leur vie quotidienne, notamment parce qu’elles sont très nombreuses à travailler dans des emplois domestiques et qu’elles étaient déjà très précarisées à la base.

Le confinement en Colombie, comme dans la plupart des pays, a entraîné une hausse des violences que vivent les femmes au sein de leur foyer. Le pays continue d’avoir un taux élevé de féminicides : 258 au 25 décembre 2019 selon l’organisme Feminicidios Colombia. Durant le confinement, dans un contexte où les femmes sont davantage exposées à leurs agresseurs, un triple féminicide a eu lieu à Carthagène.

Également, la militante des droits des femmes Carlota Isabel Salinas Pérez, travaillant pour l’Organisation féminine populaire, a été assassinée le 25 mars dernier. Dans un communiqué de presse, l’organisation Kairos a affirmé que les groupes armés profitaient « des fissures institutionnelles et gouvernementales exacerbées par la pandémie mondiale » pour attaquer les groupes de défense des droits des femmes et groupes LGBTIQ+.

Les autochtones particulièrement vulnérables

Les impacts de la Covid-19 ne sont pas seulement marqués selon le genre, mais aussi racialement et selon la classe. Même si le ministre de l’Habitation de Colombie a affirmé que les « évictions étaient interdites durant les urgences économiques », la réalité est toute autre pour les autochtones et personnes migrantes du Venezuela. Plus de 500 familles de la communauté Emberá ont été expulsées des endroits où elles vivent et paient un loyer quotidien, fruit de la vente de leurs produits artisanaux. C’est le résultat direct de l’interdiction de travailler dans le secteur informel durant la quarantaine.

Une famille Embará, dans leur logement de Bogota. Même si les évictions sont interdites, la réalité est toute autre pour les autochtones et les migrants. AP Photo/Fernando Vergara

Si la Cour interaméricaine des droits humains qualifie les peuples autochtones de sujets requérant une protection spéciale, la crise du système capitaliste dans la pandémie de Covid-19 démontre que le classisme et le racisme persistent toujours. Comme le souligne Zygmunt Bauman dans son livre Vies perdues : la modernité et ses exclus la modernité a produit des résidus humains, des parias de la mondialisation néolibérale ; un sentiment de dépossession que les autochtones emberás ont résumé en affirmant : « ils ne peuvent nous traiter comme des poubelles ».

Les conditions des personnes migrantes provenant du Venezuela sont particulièrement critiques ; déjà dans le marché informel et surtout, dans une précarité grandissante et souvent sans documents, elles font face à de nouvelles vagues de xénophobie. D’autant plus que, l’idée de « rester à la maison » perd tout son sens quand celle-ci n’existe tout simplement pas. Près de deux millions de Vénézuéliens ont migré vers la Colombie depuis que la crise dans leur pays a éclaté en 2016, desquels la moitié n’ont pas de statut régularisé, ce qui les prive d’accès au système de santé.

Des migrants vénézuéliens partent à pied vers la frontière vénézuélienne, dans le but de quitter la Colombie après un verrouillage ordonné par le gouvernement afin de prévenir la propagation du nouveau coronavirus, à Bogota, Colombie, le 6 avril. De nombreux Vénézuéliens en Colombie disent qu’ils n’ont pas pu trouver de travail dans un pays en raison du confinement. AP Photo/Fernando Vergara

Les violences politiques au temps de la Covid-19

La violence faisant partie du paysage politique de la Colombie depuis plusieurs décennies, la question de la pandémie doit donc se poser autrement. Tel que l’affirme Catalina Oquendo « des milliers de paysans doivent confronter une double préoccupation : la pandémie et les organisations armées ».

Par exemple, la région du Catatumbo colombien, située à la frontière avec le Venezuela, continue d’être très instable politiquement : tandis que le conflit armé se poursuit durant la pandémie, des incendies font ravage depuis le 27 mars 2020 dans la région affectant l’écosystème, dont 200 000 habitants. De plus, dans cette région, comme dans d’autres zones rurales de Colombie, les barrières d’accès à la santé pour les femmes sont multiples.

Le gouvernement Duque a non seulement été dénoncé pour sa piètre gestion de la crise de le Covid-19, mais on a aussi déploré son inaction sur la mise en œuvre de l’accord de paix signé en 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Dans ce contexte, les ex-combattants des Farc-ep qui ont décidé de se réincorporer à la vie civile n’ont aucune garantie de sécurité. Par ailleurs, il est estimé que plus de 800 militants des droits de la personne ont été tués depuis l’accord de paix, dont 71 depuis janvier 2020 ainsi que 20 personnes ex-combattantes depuis la même date, selon l’institut INDEPAZ.

En somme, comme le souligne Maïka Sondarjee, chercheuse postdoctorante à l’Université de Montréal, l’universalisation des mesures prises par l’Occident ne fait qu’exacerber les différences de pouvoir entre les pays et aura probablement les effets contraires. Cela nous amène à nous demander, comme la philosophe américaine Judith Butler, quelles sont les conséquences de cette pandémie sur l’équité, l’interdépendance globale et nos responsabilités face aux autres ?

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