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Les systèmes de protection sociale européens sont-ils accessibles aux étrangers ?

L'accès à la protection sociale dans le pays d'émigration n'est pas aussi simple que certains le clament. Image d'illustration, navire de secours à Douvres, Royaume-Uni, 2021. Ben Stansall/AFP

Depuis que la « crise des réfugiés » de 2015 a précipité la montée de l’extrême droite en Europe, le débat sur l’impact de la migration sur les États-providence fait rage sur le continent. Il n’est donc guère surprenant que les migrants, qu’ils soient de l’UE ou non, aient encore du mal à accéder aux prestations sociales dans leurs pays européens de résidence. Les immigrés sont pourtant plus exposés à la précarité : en 2019, 45 % des citoyens non européens et 26 % des citoyens d’autres États membres de l’UE étaient exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, contre 20 % des citoyens nationaux, selon Eurostat.

En tant que chercheurs du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (CEDEM) de l’Université de Liège, nous étions curieux de voir comment l’accès des immigrants aux prestations pouvait varier entre les États membres de l’UE. Soutenu par le Conseil européen de la recherche, notre projet a donné naissance à une base de données et à trois ouvrages qui recensent les conditions que les immigrés – européens et non européens – doivent remplir pour avoir accès aux prestations dans des domaines tels que les soins de santé, l’emploi, la vieillesse, la famille et l’aide sociale.

Tout au long du projet, nous avons été en contact avec des dizaines de migrants sénégalais, tunisiens et roumains et leurs proches dans différentes villes européennes, ainsi qu’avec des fonctionnaires et des ONG chargés de les aider à avoir accès aux prestations sociales. Les résultats de notre recherche permettent de tirer trois grandes leçons.


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Les politiques d’aide sociale dans l’UE se « transnationalisent »

En examinant les politiques d’aide sociale de 40 pays européens et non européens, nous avons constaté d’importantes similitudes dans la manière dont les États traitent les migrants. En règle générale, le principe de la résidence habituelle – selon lequel une personne doit vivre officiellement dans l’État membre où elle demande une aide sociale – reste largement adopté. Cela signifie que les personnes qui déménagent à l’étranger sont susceptibles de perdre l’accès aux prestations de leur pays d’origine.


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Toutefois, nos recherches ont également révélé que ce principe a subi deux changements importants. Premièrement, certains types de prestations continuent d’être accessibles après l’émigration. Dans le domaine des pensions de retraite, par exemple, tous les États membres de l’UE permettent aux retraités de continuer à percevoir leurs pensions contributives à l’étranger s’ils décident d’émigrer. Seuls huit pays (Bulgarie, Espagne, Hongrie, Italie, Lettonie, Luxembourg, Pologne, République tchèque) limitent le nombre d’États de destination dans lesquels la pension peut continuer à être perçue.

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La récente législation européenne sur la coordination de la sécurité sociale et une série d’accords bilatéraux de sécurité sociale entre des États européens et non européens ont accéléré ce processus. Nous avons constaté que la Tunisie, par exemple, a signé 13 accords bilatéraux de sécurité sociale avec des États européens et nord-africains qui visent à garantir l’égalité de traitement de leurs citoyens dans les systèmes de protection sociale de ces pays de destination (Algérie, Autriche, Belgique, Égypte, France, Allemagne, Italie, Libye, Luxembourg, Maroc, Pays-Bas, Portugal et Espagne). Pour les immigrés tunisiens travaillant en Belgique ou en France, cela signifie que les périodes d’activité dans le pays d’origine peuvent être prises en considération pour le calcul des prestations versées par leur pays de résidence. De même, les immigrés peuvent également – en cas d’urgence le plus souvent – faire prendre en charge par le système de sécurité sociale de leur pays de résidence les frais médicaux encourus lors de courts séjours dans leur pays d’origine.

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Deuxièmement, les pays européens développent des programmes innovants – les « politiques d’attention à l’égard des diasporas » – dans lesquels des institutions telles que les consulats, qui ne sont traditionnellement pas chargées de la protection sociale, aident les ressortissants à l’étranger à faire face aux risques sociaux. Par exemple, les consulats roumains et espagnols ont souvent des attachés sociaux qui informent et aident leurs ressortissants habitant à l’étranger à demander des prestations sociales dans leur pays de résidence et dans leur pays d’origine.

Les consulats de pays membres de l’UE situés à l’extérieur de l’UE peuvent aussi servir de passerelle pour que les citoyens de ces pays tiers bénéficient du soutien des États-providence européens. Dans le cadre de notre recherche, nous avons observé le processus administratif par lequel les veuves de travailleurs migrants sénégalais peuvent accéder à une pension de réversion de l’État-providence espagnol.

Ces résultats nous amènent à soutenir que les États providence européens subissent – de différentes manières – un processus de transnationalisation. Celui-ci se caractérise par une série d’ajustements de leurs politiques de protection sociale afin de s’adapter aux flux migratoires entrants et sortants.

Instrumentaliser les aides sociales pour contrôler les migrations

Un deuxième enseignement de nos recherches est que les politiques d’aide sociale sont de plus en plus utilisées pour contrôler les migrations. Ceci s’avère même dans un contexte de mobilité intra-européenne où les citoyens de l’UE peuvent facilement s’installer dans d’autres États membres. Par exemple, il n’est pas rare que les pays européens refusent la nationalité ou le renouvellement des titres de séjour aux étrangers qui sont perçus comme une « charge » pour le système d’aide sociale. Notre base de données montre que dans la grande majorité des États membres, le recours à l’aide sociale par les immigrants non européens peut avoir une incidence négative sur le renouvellement de leur titre de séjour, leur demande de citoyenneté ou leur droit au regroupement familial.

Dans la plupart des États européens, le fait de demander des allocations peut diminuer les chances des migrants de pouvoir s’installer dans leur pays d’accueil
Dans la plupart des États européens, le fait de demander des allocations peut diminuer les chances des migrants de pouvoir s’installer dans leur pays d’accueil. Daniela Vintila, Jean-Michel Lafleur, Enquête MiTSoPro sur la migration, le transnationalisme et la protection sociale (2021)

La Belgique est l’un des pays où cette pratique a été observée. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement a retiré les titres de séjour de 15 000 migrants de l’UE au motif qu’ils représentaient une « charge » pour les finances publiques. Lors de notre enquête de terrain avec les citoyens de l’UE affectés par ces pratiques, nous avons constaté le décalage entre les perceptions des citoyens de l’UE qui pensent que leur droit à la libre circulation est inconditionnel, et le comportement des autorités chargées des prestations sociales qui considèrent de plus en plus les immigrants comme « ne méritant pas » d’être soutenus. Dans l’ensemble, ces pratiques indiquent l’intersection croissante entre la migration et les politiques sociales dans différentes parties de l’Europe.

Aucun migrant n’est une île

Lors de nos entretiens avec des immigrants dans différentes villes européennes, nous avons observé une différence entre les droits « sur le papier » et les droits « en pratique ». Bien que les migrants puissent avoir droit à des prestations sociales dans leur pays d’accueil, des obstacles subsistent souvent – par exemple, un manque de compréhension du système d’aide sociale, une connaissance limitée de la langue du pays, l’absence de documents prouvant les cotisations sociales antérieures, voire une discrimination de la part des fonctionnaires. Tous ces facteurs peuvent rendre difficile pour les migrants de faire valoir leurs droits.

Cela est particulièrement vrai pour les immigrants temporaires et plus précaires qui ne connaissent pas les spécificités du système d’aide sociale de leur pays de résidence. Par exemple, nos recherches montrent que les migrants roumains en Allemagne sont confrontés à une vaste industrie – les « courtiers de l’aide sociale » – qui leur permet d’accéder à leurs droits sociaux. Il peut s’agir d’avocats, de cabinets de conseil, de syndicats ou d’organisations communautaires de migrants.

Dans l’ensemble, nous avons constaté que les États-providence des pays de résidence et d’origine traitent encore les immigrants et les émigrants différemment de leurs propres citoyens. Malgré les bonnes intentions de nombreuses administrations, le statut juridique, la nationalité et les ressources financières et éducatives des individus déterminent encore l’accès aux prestations.

This article was originally published in English

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