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Anne Genetet et les domestiques de Singapour : un problème éthique

La ministre de l'Education Anne Genetet au ministère de l'Education à Paris, le 24 septembre 2024.
La ministre de l'Education Anne Genetet au ministère de l'Education à Paris, le 24 septembre 2024. Alain Jocard/AFP

Lorsqu’elle était expatriée à Singapour, la ministre de l’éducation nationale, Anne Genetet, dirigeait une société spécialisée dans la formation et le recrutement du personnel de maison. Ses « conseils » pour gérer les domestiques ont fait polémique. Pourquoi sont-ils problématiques ? Le point de vue d’un professeur de philosophie qui a longtemps enseigné à Singapour.


Quelques heures après sa nomination, le 21 septembre, la nouvelle ministre de l’éducation nationale, Anne Genetet, faisait face à une polémique. En cause : des propos tenus concernant les « helpers » (ainsi que l’on désigne les travailleuses domestiques étrangères à Singapour) qui ont refait surface sur Internet.

Installée pendant plusieurs années dans la cité-état qui accueille le plus grand nombre de sièges sociaux d’Asie, Anne Genetet a prodigué des conseils à travers Help Agency, sa « société de conseil en recrutement et gestion d’employées de maison » à destination des expatriés.

Sur le site de son entreprise, aujourd’hui archivé, la ministre explique que les « “helpers” attendent une augmentation annuelle », et qu’il est important d’« ajuster le salaire de départ à votre capacité d’augmentations futures ». Sur les congés payés, il est rappelé qu’ils ne sont « ni obligatoires, ni recommandés : c’est laissé au libre choix de l’employeur ». En s’appuyant sur les recommandations du gouvernement singapourien, l’agence souligne l’importance de vérifier la situation financière de l’employée : « essayez d’évaluer son endettement : une candidate endettée est préoccupée dans son travail et va vous demander des avances sur salaire ».

Dispenser de telles formations pour les domestiques n’est pas illégal, mais la ministre de l’éducation est critiquée pour avoir donné des conseils dénigrants et relevant parfois du mépris de classe.


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Les « servantes » à la merci de leur patron

La population de Singapour est constituée d’un tiers d’immigrés. Ceux-ci forment un ensemble de travailleurs étrangers, avec des tâches et compétences extrêmement régulées et réglementées : de l’ouvrier dans le bâtiment au chef d’entreprise expatrié.

Les hommes sont exploités pour leur force de travail : un Malaisien, un Indien sera accueilli sur place pour accomplir les tâches difficiles, notamment dans le bâtiment, les zones portuaires, avec une pauvre couverture sociale avant d’être renvoyé chez lui dès lors qu’il est « hors d’usage ». Les femmes employées de maison représentent, elles, 270 000 personnes et constituent le deuxième plus grand groupe de travailleurs étrangers à Singapour.

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Elles doivent obligatoirement être âgées de 23 à 50 ans et provenir de pays approuvés, tels que l’Indonésie, le Myanmar et les Philippines. Pour obtenir leur permis, elles doivent avoir reçu une éducation dans un établissement scolaire reconnu et subir un dépistage médical pour les maladies infectieuses.

Une fois leur travail commencé, leurs tâches peuvent concerner l’entretien ménager, la garde d’enfants, la cuisine, les courses ou les soins aux personnes âgées ou malades de la famille. La jeune femme – il ne peut y avoir d’hommes – est alors à la merci de son patron : c’est lui qui fixe ses heures de travail, ses jours de repos, ses congés. L’employeur est même responsable de sa sortie du territoire et il n’est pas rare que le passeport de la « helper » soit confisqué pour s’assurer qu’elle ne s’échappe pas.

Nourries, logées dans des chambres souvent exiguës, ces domestiques font l’objet d’un asservissement tout à fait toléré, voire accepté par la population locale. Une partie des Singapouriens pensent d’ailleurs que ces femmes devraient être moins payées.

L’employeur choisit celle qui sait cuisiner selon ses goûts, fait bien le ménage, s’occupe correctement des enfants et sait rester discrète. Puis, lorsqu’il est temps de se séparer de la domestique (pour différentes raisons, souvent le départ de Singapour), celle-ci est « remise » sur le marché où chacun soulignera plus ou moins ses qualités.

Il suffit de se rendre sur les pages de communautés d’expatriés à Singapour sur les réseaux sociaux pour le constater. On peut y lire : « toujours souriante, hard working, debout à 6h30, une machine toute la journée » ; « elle est restée avec nous 9 ans pour s’occuper avec brio de nos 3 enfants » ; « elle a une énergie incroyable, elle est indépendante et efficace, elle gère toute la maison » ; « c’est une vraie Marie Kondo » ; « discrète, elle sait se mettre de côté » ; « elle ne quitte pas la maison tant qu’elle n’a pas fait un minimum de ménage. »

S’offrir des domestiques

Le salaire minimum légal pour ces domestiques (celui qui est majoritairement proposé) est d’environ 400 euros : un chiffre à comparer au salaire moyen sur l’île, supérieur à 5 000 euros par mois). Notons qu’il est très rare qu’un Français expatrié rentre au pays avec sa « helper » – si ce n’est pendant les vacances – le coût devenant trop important compte tenu du minimum légal et des conditions de travail imposées.

On peut rappeler que l’usage de domestiques en France a perduré jusqu’à une période encore récente, jusqu’à ce que l’industrialisation et l’amélioration des conditions de travail au début du XXe siècle poussent les travailleurs des classes populaires à chercher des emplois dans les usines.

Si le travail domestique existe encore aujourd’hui (comme les aides ménagères ou les gardes d’enfants), il est encadré par des lois (temps de travail, rémunération, etc.). Le modèle des domestiques vivant souvent dans la maison des employeurs et travaillant de nombreuses heures sans grandes protections a quasiment disparu en France au milieu du XXe siècle.

Si, à Singapour, les expatriés choisissent très souvent de faire appel à ces domestiques, c’est donc pour s’assurer que les tâches du quotidien vont être effectuées par quelqu’un qui ne coûte pas cher et qui permet de gagner du temps ou plutôt de s’acheter du temps – pour le tennis, les cours de yoga, la préparation au triathlon, sa carrière ou ses déplacements. Cette situation permet aux plus aisés de s’enrichir en bénéficiant du confort proposé par le gouvernement singapourien.

Responsabilité et exemplarité

La ministre se défend en disant avoir créé son entreprise pour permettre aux « helpers » de s’émanciper grâce à leur travail. Ce propos ne peut qu’étonner, tant sont nombreuses les organisations de Singapour qui œuvrent en ce sens. Peut-être aurait-il été plus juste de se mettre à leur service.

Aidha par exemple est une organisation à but non lucratif fondée en 2006 qui se concentre sur l’autonomisation économique des travailleurs domestiques migrants et des femmes à faibles revenus à Singapour. Cette association propose des programmes de formation en compétences financières, entrepreneuriat et développement personnel.

La ministre a délibérément choisi ce service fondé sur un système d’exploitation de l’autre. C’est ce qui pose un problème. Chacun fait ce qu’il veut en respectant les lois du pays hôte : ce n’est pas une question légale mais un enjeu éthique.

Ce qui est plus problématique encore, c’est qu’Anne Genetet a la charge du plus important ministère et précisément celui de l’éducation, autrement dit celui de l’exemplarité. Sa nomination interroge : quels messages envoyons-nous à notre population d’écoliers, de collégiens, de lycéens ? Que l’on peut exploiter l’autre ? Comment peut-on promouvoir le respect lorsque l’on ne respecte pas l’employée chez soi ?

Gageons que la nouvelle ministre veillera à contrarier cette image en n’exploitant pas les enseignants de l’éducation nationale mais, au contraire, en revalorisant leur statut et leurs salaires qui, après dix ou quinze ans d’ancienneté est de 15 % inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE. Si elle ne possède aucune expérience dans le domaine de l’éducation – en tant que députée, ses intervention portaient essentiellement sur le régime fiscal des expatriés – Anne Genetet pourrait s’inspirer des méthodes du gouvernement singapourien. Les salaires des enseignants sont en moyenne 4200 euros par mois et, chaque année, un « Teacher day » est organisé à la rentrée pour souligner l’importance de l’éducation, du respect et de la transmission du savoir.

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