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Anthropocène : l’humanité mérite-t-elle une époque à son nom ?

Si l’impact de l’humanité sur la planète est particulièrement rapide et brutal, elle n'est pas la première forme de vie à provoquer des bouleversements planétaires. Shutterstock

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


En mai 2019, les médias ont annoncé la validation par des scientifiques de notre entrée dans l’anthropocène, une nouvelle « ère » géologique baptisée au nom de l’humanité, mais pas vraiment en son honneur. Il s’agit en effet de marquer un changement fondamental des rapports entre notre planète et nous, les humains étant devenus une force géologique qui dénature la biosphère de manière irréversible.

En réalité, ces chercheurs ne parlent pas d’une ère, mais d’une nouvelle époque, c’est-à-dire d’une subdivision de la période quaternaire, elle-même subdivision de l’ère cénozoïque (ou « ère tertiaire »), débutée il y a 66 millions d’années. Pour eux, l’anthropocène est le constat scientifique d’une situation inédite à l’échelle des temps géologiques. Sur un autre plan, il s’agit également de dénoncer notre impact fortement négatif sur le climat et la biodiversité, dont l’état conditionne notre existence future comme il a conditionné notre passé.

Depuis une décennie, le concept d’anthropocène monte en puissance, faisant l’objet de revues, de rencontres scientifiques, de sites web et d’un engouement marqué au sein des sciences humaines, mais également de critiques appuyées. L’annonce de mai dernier clôt-elle les débats ? Pas vraiment.

Pas de reconnaissance officielle

À y regarder de plus près, des annonces similaires ont déjà été faites, par exemple en 2016. Mais si le terme d’anthropocène s’est imposé sur la scène médiatique, il lui reste un long chemin à parcourir avant de devenir une subdivision officielle de l’échelle des temps. Pour l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS), qui règle officiellement ces questions, l’époque en cours est l’holocène, débutée il y a 11 700 ans.

En mai 2019, le groupe de travail sur l’anthropocène (AWG) de l’IUGS a entériné deux points : l’anthropocène devrait débuter au milieu du XXe siècle, les essais nucléaires aériens fournissant des marqueurs géologiques sous forme de contaminants radioactifs ; il faut poursuivre la démarche de validation. Un avis qui n’engage pour l’instant que l’AWG et rencontre de fortes oppositions au sein des instances supérieures de l’IUGS.

En pratique, le dossier n’a que peu avancé depuis plus de deux ans. Ainsi, les règles de l’IUGS imposent de proposer une série géologique qui matérialiserait physiquement la transition entre l’holocène et l’anthropocène et servirait de référence aux chercheurs du monde entier. Or, aucune série n’a pour l’instant été proposée. L’AWG a certes recensé différents types de dépôts pouvant potentiellement fournir une telle référence, par exemple les carottes de glaces ou les terrains artificiels créés par l’accumulation de déchets. Toutefois, les exemples proposés peinent à respecter des critères essentiels : être suffisamment épais et étendus à la surface du globe, être pérennes, et bien préserver les signaux qui marquent l’époque proposée.

Un nom qui pose question

Au-delà de la question stratigraphique, on peut réfléchir à la signification du concept d’anthropocène à l’aune de l’histoire du vivant.

Concernant le nom choisi, la proposition est inédite. La plupart des noms associés aux subdivisions de l’échelle des temps sont liés à des régions géographiques – comme la très hollywoodienne période jurassique (201–145 Ma), nommée d’après le massif du Jura. Quelques subdivisions ont reçu des noms en rapport avec le vivant : par exemple, la période crétacé (145–66 Ma) pour les dépôts de craie (principalement constitués de carbonate de calcium sécrété par des micro-algues planctoniques, les coccolithophoridés).

Comme dans les autres cas, le nom « Crétacé » fait toutefois référence à un type de sédiments : il n’a jamais été pensé comme « l’ère des coccolithophoridés », pourtant à l’origine de formidables paysages. Aucune ère, aucune période, ni même la moindre époque n’a été nommée d’après des formes de vies fossiles emblématiques telles que les dinosaures ou les trilobites. Ces groupes, aussi diversifiés, abondants et écologiquement importants soient-ils, ne peuvent en effet illustrer à eux seuls le foisonnement de vie et d’évolution de leurs temps.

Comparativement, l’humanité n’existe que depuis peu : ses plus anciens représentants connus sont datés d’il y a environ 7 millions d’années, à comparer aux quatre milliards d’années d’histoire du vivant. Elle n’est pas diversifiée – une seule espèce actuelle, Homo sapiens, et moins d’une trentaine d’espèces sont connues pour toute son histoire, soit à peine plus que le nombre d’espèces disparaissant chaque jour. Aujourd’hui, à l’apogée de leur abondance, les humains représentent environ 0,009 % de la biomasse mondiale. Il s’agit donc d’un groupe insignifiant au regard de l’histoire de la biodiversité.

Une durée ridiculement brève

L’impact environnemental de l’humanité est en revanche considérable et brutal. En contradiction avec la durée ridiculement brève proposée pour l’anthropocène (environ 70 ans), cet impact s’est progressivement amplifié au cours de plusieurs étapes franchies de plus en plus rapidement : outils en pierre il y a au moins 3,3 millions d’années, expansion en Eurasie il y a 2 millions d’années, domestication du feu il y a 800 000 ans, élimination de la mégafaune initiée il y a au moins 125 000 ans, révolution néolithique il y a moins de 10 000 ans, premiers États il y a 6 000 ans, invasion européenne des Amériques il y a 500 ans, révolution industrielle au XIXe siècle, « grande accélération » post-1945. Plusieurs de ces événements ont d’ailleurs été proposés pour débuter l’anthropocène, par exemple la domestication du feu et la conquête des Amériques, mais c’est le plus récent qui a été retenu par l’AWG.

Confronté aux règles strictes qui régissent l’échelle des temps, l’AWG doit définir la transition holocène-anthropocène sur la base d’un enregistrement géologique mondial synchrone. Ceci veut dire que les marqueurs de cette transition doivent avoir le même âge partout dans le monde. Son choix s’est donc porté sur les essais nucléaires atmosphériques. C’est néanmoins difficilement acceptable du point de vue des sciences humaines, car l’anthropocène est née du long processus évolutif de l’humanité marqué par des transitions majeures, citées plus hauts, rendues inopérantes comme marqueurs temporels par leur nature diachronique. La révolution néolithique, par exemple, ne s’est pas produite partout de façon simultanée.

Un concept peu pertinent à l’échelle du vivant

Le vivant est une force géologique colossale depuis longtemps. Le substrat d’origine biologique (craie, calcaire) d’une bonne partie des paysages que nous habitons et le rôle central de la biodiversité dans le cycle du carbone en témoignent. L’activité d’organismes passés a même mené à de véritables bouleversements planétaires.

Ainsi, il y a 2 500 millions d’années, la production d’oxygène par les cyanobactéries a constitué une remarquable pollution des océans et de l’atmosphère. Elle a radicalement altéré la composition du vivant, provoquant sans doute l’extinction de nombreux organismes et, in fine, permettant l’émergence de la biodiversité des 600 derniers millions d’années, humains compris. L’action de l’humanité est de la même nature, tout en se caractérisant par une accélération spectaculaire qui conduit les écosystèmes actuels – donc nos sociétés – droit dans le mur.

La pertinence du concept d’anthropocène n’est donc pas évidente du point de vue des sciences naturelles. D’autant plus que ce concept conduit à remettre en avant une opposition entre Homo sapiens et le reste du vivant. Bien au contraire, nous faisons partie intégrante de la biodiversité par notre origine, par ce que nous sommes et par l’avenir que nous partageons avec les autres espèces.

Négliger ce fait est une des causes majeures de notre inertie collective vis-à-vis de la crise environnementale. Il nous reste à démontrer que nous serons davantage capables de réagir que des bactéries précambriennes. En attendant, décréter l’anthropocène, c’est un peu comme si des dinosaures crétacés, à l’approche de l’astéroïde, avaient proclamé : « Nous venons d’entrer dans le Tyrannosaurocène ! ».

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