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Région de Liège, la nuit. NASA Johnson Space Center

Anthropocène : une nouvelle « ère géologique » ?

Dans un premier article, nous nous sommes intéressés aux subdivisions de l’échelle des temps géologiques. Abordons maintenant la question de l’anthropocène. Ce mot était popularisé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995 pour décrire une période au cours de laquelle les activités anthropiques ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète (comme on le verra plus loin). Ce terme a depuis fait flores dans la littérature scientifique et, peut-être plus encore, dans les sciences sociales, politiques et, par-dessus tout, les médias. Le site Google Scholar par exemple nous donne (au 20 février 2017) 35 800 articles pour une notion publiée en 2002 !

Le succès de ce vocable est tel qu’il est largement copié. Par exemple, dans un livre intitulé L’événement anthropocène rédigé par deux historiens, Christophe Bonneuil et Jean- Baptiste Fressoz (2013) les auteurs n’hésitent pas à le décliner en thermocène, thanatocène, phagocène, phronocène et polémocène. Depuis le début de l’année 2016, les journalistes politiques du journal The Guardian ne veulent pas être en reste et parlent du « trumpocène ». Le journal Le Monde n’a pas voulu être en reste et s’en fait l’écho après l’élection inattendue du président des États Unis dans son édition du 14 novembre 2016.

Influence de l’homme

Certains voudraient en faire une ère géologique parce que l’influence de l’Homme est globale. Raison pour laquelle le nom est construit de la même façon que certaines autres subdivisions de l’échelle des temps, telles les « series » intitulées : Eocène (-56 à -48 Ma) ; Oligocène (-34 à -23 Ma) ; Miocène (-23 à -5,3 Ma) ; Pliocène, (-5,3 à -2,5 Ma) ; Pléistocène : (-2,6 à -0,012 Ma) et Holocène – depuis 0,012 Ma, il aurait donc 0,0001 Ma…

L’anthropocène aurait donc succédé à l’Holocène. Or, dire que c’est « géologique » semble souligner l’importance de cette influence, mais c’est aussi oublier quelques éléments fondamentaux.

En effet, pour être adoptée, une subdivision de l’échelle des temps géologiques doit respecter un certain nombre de critères précis avant que le dossier soit soumis à examen pour une éventuelle ratification (lire notre précédent article). Et il semble surprenant de parler d’une « ère », une des principales subdivisions de l’échelle des temps. En effet, l’ère géologique la plus courte atteint 65 millions d’années. Dans le cas de l’anthropocène, nous ne sommes pas du tout dans les mêmes échelles de durée.

La visibilité d’un terme autorise-t-elle un amalgame trompeur ? La confusion vient sans doute de ce que Paul Crutzen, non-géologue, a utilisé ce mot dans un sens vernaculaire, comme on dit l’ère chrétienne, l’ère industrielle, l’ère atomique… Pour les géologues, une ère (le Paléozoïque, Mésozoïque, Cénozoïque…) se chiffre en dizaines de millions d’années.

Couches de schiste et de quartz, formation du Grès de Kermeur datant de l’Ordovicien. zarmel/Wikimedia, CC BY-SA

En géologie, comme en biologie ou en histoire, la position des limites est un art délicat. Récemment, les stratigraphes se sont affrontés à propos de la manière de démarquer grâce aux strates géologiques les oscillations glaciaires au cours des 2,8 derniers millions d’années.

Ceux qui ont voulu ajouter une subdivision dans cette histoire de l’humanité se sont targués d’une reconnaissance en 2006, quand la Geological Society of London a posé la question « Vivons-nous maintenant dans l’anthropocène ? ». Les 21 membres de sa commission ont répondu positivement, invoquant le fait que l’Holocène est terminé et que la Terre est entrée dans « un intervalle stratigraphique sans précédent comparable au cours des derniers millions d’années ». En plus de l’accumulation de gaz à effet de serre, ils évoquent la transformation humaine des paysages qui « dépasse maintenant sensiblement la production sédimentaire naturelle », ainsi que l’acidification des océans et la destruction du vivant… Cette décision n’a pourtant aucune autorité au niveau international car on a vu que, pour être reconnu, un étage doit être validé par une commission internationale.

Les sujets de Sa Gracieuse Majesté sont gens opiniâtres et depuis lors multiplient les articles. Surtout, ils alimentent en messages les médias, ayant bien intégré que la communication prévaut sur la raison et/ou la réflexion (ils n’ont pas attendu D. Trump pour le comprendre). Ainsi, dès 2012, lors du Congrès géologique de Brisbane on a vu écrit, par des journalistes et des scientifiques, que ce point allait être débattu et voté. Il n’y eut du bruit que dans les médias car la discussion n’était pas à l’ordre du jour ! Le dossier n’était pas instruit, scientifiquement. Le président de la commission stratigraphique internationale (co-signataire du présent article) avait alors précisé qu’il ne serait même peut-être pas prêt lors du prochain congrès, en 2016… Il s’étonnait aussi que cette proposition soit effectuée par des scientifiques non géologues, qui n’ont, de fait, pas une idée claire de ce que représente une subdivision géologique, de ce qu’elle requiert (en termes de repères, d’enregistrement dans les sédiments, etc.).

Les critères de l’anthropocène

Pour les tenants de la notion d’anthropocène, cette période débute avec les marques laissées par l’Homme. En fait, il faudrait dire « certains » hommes, ceux du monde industriel seulement, pas ceux d’Océanie ou de l’Amazone… On a d’abord globalement accepté qu’il s’agit du milieu du XIXe siècle, avec la Révolution industrielle. Mais alors, certains scientifiques ont voulu affiner l’analyse pour préciser la date. Et un foisonnement de propositions est apparu.

Certains, à la suite du chimiste Paul Crutzen font débuter cette époque en 1784, date du brevet de la machine à vapeur par James Watt, prémices de la révolution industrielle. Mais d’autres proposent d’autres commencements : l’aurore du XXe siècle, la Renaissance, ou même le Néolithique… Les phénomènes invoqués pour délimiter l’anthropocène sont récents à l’échelle géologique mais restent entachés de repères très diachrones pour les modifications du paysage et du biotope par l’activité humaine dès l’Antiquité.

Impacts humains sur l’environnement de la surface terrestre. Les impacts ne sont pas synchrones pour chacune des catégories mais aussi à l’intérieur d’une catégorie selon l’endroit concerné (ex. la domestication se fait sentir il y a 11 000 ans en Asie du sud-ouest mais seulement il y a 3 000 ans en Afrique tropicale. D’après Rudiman et coll., 2015, Author provided

Ainsi, Felisa Smith, de l’université du Nouveau-Mexique à Albuquerque (Smith F., 2014, Malhi, Y et coll., 2015), place le début de cette époque il y a 14 000 ans, lors de la colonisation de l’Amérique du Nord par les premiers chasseurs-cueilleurs, cette colonisation ayant entraîné la disparition de nombreuses espèces d’herbivores de grande taille. Ces animaux produisaient de grandes quantités de méthane libéré dans l’atmosphère, contribuant ainsi au réchauffement climatique naturel ; la diminution du méthane atmosphérique aurait alors conduit au Dryas récent (dernier refroidissement glaciaire).

Plusieurs autres types d’informations sont utilisées pour caractériser l’anthropocène : les nouveaux matériaux (aluminium, béton…), de nouveaux polymères organiques, des plastiques, des microparticules de carbone, et tout un arsenal de produits chimiques parmi lesquels ceux liés aux explosions nucléaires (plutonium, carbone 14…). Ces critères choisis ne se font pas sentir partout en même temps. Par exemple, si l’on prend les empreintes que laisse l’extension de l’agriculture (voir le schéma ci-dessus), elle se manifeste il y a 11 000 ans dans le Sud ouest de l’Asie mais seulement 2 000 ans avant notre ère dans le nord de l’Afrique.

D’autres fois, les critères sont globaux, tel celui de l’augmentation de la quantité de plutonium dans les sédiments mais les modifications sont tellement progressives qu’il est difficile de choisir une limite qui ne soit pas arbitraire. Il en serait de même avec les modifications de l’environnement dues au bois brûlé au Néolithique pour faire fondre les métaux, qui diffèrent selon le développement des populations. Les critères attachés aux modifications de la biodiversité sont tout aussi décalés dans le temps : la diminution de vertébrés est observée depuis 1500, celle des poissons depuis un siècle, le blanchiment des coraux commence en 1979. Il serait paradoxal de retenir des événements qui ne sont pas synchrones comme marqueurs de temps !

Quand les essais nucléaires aériens ont cessé, la chute de la quantité de plutonium a été brutale.

La chute du signal radiogénique, marqueur de l’anthropocène. Concentration de l’atmosphère en plutonium (Pu239-240), en bleu. En relation avec les essais nucléaires. PBq : petabecquerels. D’après Waters et coll., 2016, modifié, Author provided

Comme elle est très bien marquée, alors que l’augmentation a été progressive, elle a été choisie par le Groupe de Travail sur l’anthropocène, mais néanmoins ce groupe n’a fourni aucune série stratigraphique, ce qui est pourtant un prérequis par la commission. En effet cette référence permet d’évaluer le potentiel de corrélation entre différentes coupes et, surtout, des sédiments déposés dans des contextes différents (milieux lacustres, marins…). Cette comparaison permet de déterminer, premièrement, si tous ces signaux se retrouvent et, deuxièmement, leur position relative avec d’autres types d’indicateurs.

Il est fâcheux que ce point n’ait pas été soulevé avant la décision de choisir cette limite. En outre il n’y a pas de pic pour 1945, qui est pourtant la date choisie pour le début de la courbe de plutonium. Cette absence est gênante car un repère non visible ne peut être considéré comme… un repère !

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