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Un an après les attentats, l’éducation à l’information est plus cruciale que jamais

Les réseaux sociaux sont devenus un outil d'information et de consultation pour les jeunes durant les attentats. Philippe Francois/AFP

Tandis que s’achève la semaine mondiale sur l’éducation aux médias et à l’information (EMI), organisée par l’Unesco, la commémoration du 13 novembre 2015 rappelle que les plus jeunes doivent être particulièrement sensibilisés aux informations et aux médias qui les véhiculent.

Les attentats meurtriers du 7-9 janvier, suivis de ceux du 13 novembre, placent l’éducation aux médias et à l’information (EMI), ses compétences et ses valeurs, au cœur des enjeux de démocratie.

Le traitement médiatique exceptionnel des attaques requiert un accompagnement pédagogique de même acabit, alors que ces événements ont remis à sa juste place la tentation d’une littératie numérique uniquement instrumentée par l’économie, coupée des enjeux de citoyenneté.

Les attentats nous incitent à considérer enfin Internet comme un média à part entière, dont les usages doivent être renforcés non pas tant pour susciter des vocations à la programmation que pour comprendre les relations de pouvoir, les intérêts et les valeurs qui le régissent.

Ils nous exhortent à mettre la gouvernance de l’Internet dans l’agenda de l’EMI, pour donner des moyens d’action à des citoyens en devenir qu’on ne saurait réduire à des usagers.

Maîtriser les cultures de l’information

La question de la liberté d’expression et de publication tout comme celle de la vie privée et de la propriété des données – des composantes majeures de l’EMI notamment dans le cadre de l’expression des élèves – se posent désormais de façon cruciale, en relation à l’importance prise par les réseaux sociaux et les plates-formes numériques lors de tels événements majeurs.

Les élèves ont besoin d’un ensemble de compétences remises à jour et étendues pour maîtriser les cultures de l’information (comme actualité, donnée, document…). Ces compétences relèvent d’apprentissages permettant de comprendre les dispositifs d’actualité, de vérifier et authentifier les sources des documents en ligne, de s’interroger sur l’agenda des opérateurs et les contraintes des plates-formes, de décrypter l’intention des messages pour en distinguer les fonctions (propagande, publicité…) et de surveiller le destin de leurs données.

Dans ce contexte, l’EMI – qui promeut l’esprit critique, la créativité, la citoyenneté, la communication interculturelle et la résolution de conflits par la prise en main des médias – est au cœur des compétences attendues des élèves du XXIe siècle afin de s’assurer que les acquis démocratiques du XXe siècle opèrent leur transition à l’ère numérique.

Faiblesses historiques

Le manque de déploiement de l’éducation aux médias et à l’information à l’échelle nationale, malgré ces enjeux historiques de citoyenneté et de stratégies pédagogiques innovantes, a été frappant.

Manifestation à Brest après l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo. CC BY

Après les attaques contre Charlie Hebdo, le gouvernement avait pourtant fait de l’EMI une priorité au cœur de la mobilisation de l’École pour les valeurs de la République et divers ministères ont multiplié les effets d’annonce (référents médias, réserve républicaine…). Pourtant, les chercheurs de l’ANR TRANSLIT ont relevé un certain nombre de faiblesses (rapport France 2014) qui perdurent malgré la série d’attentats.

Leurs travaux pointent vers des solutions, certaines présentées lors du récent colloque de l’ANR pour réagir durablement et participer d’une réelle refondation de l’école trop longtemps reportée. Le périmètre de l’EMI, tout comme celui de ladite littératie numérique, et les compétences requises sont flous dans la mesure où c’est un enseignement transversal, fait dans les disciplines (lettres, langues, histoire-géo, parfois maths et sciences éco).

Les ressources pour l’accompagner ne sont pas systématiquement évaluées. Cela affaiblit donc la preuve de l’efficacité et du succès de la démarche, ce qui en retour affaiblit les financements publics, privés et associatifs.

Par ailleurs, les modalités d’acquisition sont difficiles à définir, car l’EMI fonctionne par projet et pédagogie innovante, sans que le transfert des compétences acquises dans d’autres domaines de connaissances soit immédiatement visible et évaluable.

Les disciplines convoquées pour intervenir, soit ne sont pas enseignées en tant que telles à l’université (éducation aux médias, informatique sociale), soit sont marginalisées (documentation), soit sont perçues comme secondaires dans la hiérarchie des disciplines et dans le socle de base des compétences, des connaissances et de culture.

Variable d’ajustement

En outre, la responsabilité de ce type d’enseignement numérique est restée diffuse, sur la base du volontariat souvent, avec une absence d’obligation de résultat, car elle n’est pas obligatoire ou spécifique dans les disciplines.

Il devient alors une variable d’ajustement en fonction des impératifs temporels et administratifs, de l’avancée dans le programme scolaire, de la bonne volonté des acteurs extérieurs (profs docs, journalistes, parents…).

Les activités instrumentées de l’EMI ont une composante technique, en lien avec les technologies informatiques dans le cadre du numérique ; elles impliquent des collaborations entre différents types de personnes qui ne sont pas toujours facilitées dans le cadre de la classe ou de l’établissement.

Enfin, l’offre de formation dans les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPE) ne s’est pas fait en miroir avec la logique du projet (et des classes inversées) dans les établissements scolaires : les enseignants continuent à être formés aux pédagogies transmissives et pas aux pédagogies actives qui sous-tendent la maîtrise des cultures de l’information.

Par contre, ils doivent souvent évaluer les élèves sur la base des compétences et des projets alors qu’ils n’ont pas été formés sur ce modèle…

En fait, les mesures annoncées depuis « Je suis Charlie » sont restées bien trop timides et n’ont pas été mises en place à ce jour. L’EMI, supposée être le deuxième pilier du « parcours citoyen », s’est vue supplantée par l’Enseignement moral et civique (EMC). L’EMI n’intervient plus qu’en cycle 4 dans les programmes, à partir de la 5e, alors que l’EMC commence dès le CP (cycle 2) et continue en cycles 3 et 4.

Par ailleurs les ESPE peinent à trouver des heures et des enseignants pour l’EMI et les appels à projet de la recherche nationale n’encouragent pas des travaux sur l’EMI, le décrochage ou la radicalisation.

Comment évaluer les informations sur Facebook ? Florian David/AFP

Mettre en place un véritable parcours EMI

Ces mesures trop timides et ces véritables angles morts de l’apprentissage ne répondent pas aux attentes des communautés de pratique sur le terrain et ne pallient pas les faiblesses historiques pointées par les chercheurs.

Pour un véritable pilotage de l’EMI, comme support pragmatique et éthique de la nébuleuse littératie numérique, il faut à tout le moins s’appuyer sur l’offre numérique bien réelle et non plus virtuelle.

Il faudrait tout d’abord avoir un acteur clairement identifié, mais la Direction du numérique pour l’Éducation (DNE) n’agit pas comme guichet unique et a du mal à donner sa place à l’EMI. La fragilisation durable de l’opérateur historique qu’est le CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information) brouille encore davantage les repères alors que le numérique permet un fonctionnement en réseau souple et réparti sur tout le territoire sans centralisation excessive.

Ensuite, il serait important d’installer une continuité pédagogique de la maternelle au supérieur (du cycle 1 au cycle 4, du lycée à l’université), mais les programmes peinent à faire de la place au nouveau socle commun de connaissances, compétences et de culture alors que le numérique permet la dé-linéarisation des programmes et contenus.

Afin d’être efficace, il est aussi nécessaire d’établir une continuité éducative dans et hors l’école, car l’EMI présente le potentiel d’engager tous les acteurs autour de l’enfant (parents, associations, médias, municipalités…) et de réconcilier l’école avec son environnement de proximité. Mais, souvent, les établissements restent encore très repliés sur eux-mêmes, alors que le numérique permet de faciliter l’accès à ces partenaires précieux pour la citoyenneté et l’employabilité.

D’autres outils doivent également nous permettre d’assurer une circulation continue entre médias analogiques et médias numériques ou de mettre en place des formations par le biais des MOOCs, ces « cours massivement ouverts en ligne » dont un certain nombre existent en EMI.

Il faut enfin faire progresser la recherche sur les usages des jeunes, notamment sur les réseaux sociaux (soupçonnés de radicalisation) tout comme celle sur les pédagogies innovantes et leur efficacité.

Mais cette recherche n’est pas financée, ce qui laisse nos élus dégager des politiques publiques sans s’appuyer sur des travaux validés alors que le numérique permet des travaux très pointus en utilisant des théories et méthodologies nouvelles comme celles de l’analyse des réseaux sociaux, encore trop peu pratiquée en France.

Les atouts de la France

La faiblesse des mesures et de leur mise en œuvre ne doivent pas nous faire oublier les grandes avancées dont la France peut se féliciter dans le domaine de l’EMI : l’existence des professeurs-documentalistes dans les établissements, l’activité de contributeurs externes au monde de l’éducation comme TV5 Monde, le CSA, la CNIL…

L’éducation au numérique est soutenue par le monde des médias et de la culture, de la PQR à la PQN, de Reporters sans frontières à Cartooning for Peace…

Le monde associatif produit des analyses, des ressources et des formations de qualité comme le prouve l’engagement d’enjeux e-média, avec le soutien de la Ligue de l’enseignement et les Cemea

C’est une grande richesse sur laquelle il faut capitaliser pour faire passer les enjeux mutualisés de citoyenneté, de créativité et d’employabilité.

Certains chercheurs français ont toujours appuyé l’EMI sur les Droits de l’homme, pas seulement l’article 19 (liberté d’expression), mais aussi les articles 1 (égalité, dignité, fraternité), l’article 3 (la vie, la liberté et la sûreté), l’article 12 (vie privée), l’article 26 (éducation) et l’article 27 (participation).

L’EMI répond donc à des attentes morales et citoyennes, mais en les plaçant sur le plan de l’éthique du quotidien, de ce qui est vécu par les jeunes et les élèves dans leurs usages et leurs pratiques des médias analogiques et numériques, dans l’exercice concret de leurs droits et responsabilités.

Leader en Europe

La France est aussi un des leaders de l’EMI en Europe et dans le monde. Elle a contribué aux travaux de l’Unesco, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Elle peut relever le défi des enjeux seule ou en relation avec tout le continent européen, car l’EMI est légitimée dans la Directive des Services des Médias audiovisuels et relève de la DG Connect, la Direction Générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies, au niveau de la Commission européenne.

Ce positionnement très spécifique de l’EMI, comme enseignement situé dans les technologies de l’info-communication et dans l’éducation, atteste de sa capacité de pivot du changement, à une période où tous se posent la question de l’accompagnement des cultures de l’information en lien avec la pensée numérique et computationnelle.

L’EMI établit le pont vers l’éducation 3.0, celle qui allie les nouvelles technologies comme outils et les nouvelles technologies comme environnement d’apprentissage et d’innovation sociale.

Le débat sur l’apprentissage du codage s’est produit en parallèle à celui sur le décodage des valeurs, le décryptage des logiques d’influence et de pouvoir des technologies numériques et les conflits de normes et de compétences nationales/internationales qui impactent sur les usages. Il est grand temps de suturer les deux, le code et la programmation n’étant pas les ennemis du média, mais leurs alliés naturels.

C’est la stratégie pédagogique qui caractérise l’EMI, avec toutes sortes d’expériences de terrain qui en attestent en France, à l’école et hors l’école. L’accompagnement du changement graduel induit moins de résistances que le changement radical.

La question du sens dans l’éducation aux médias et à l’information en France ne peut se dissocier du sens des médias dans la société et de leur nécessaire mutation vers des pratiques plus transparents, plus critiques, plus pluralistes, ce que le numérique peut faciliter.

Confiance

Recréer de la confiance entre les citoyens et leurs médias relève d’un défi nouveau pour les médias, mais aussi pour l’EMI. Ce défi ne pourra se passer d’un débat citoyen sur la Gouvernance d’Internet, et notamment sur le destin des données qui sont un enjeu pour l’école et pour la recherche autant que pour les individus.

Les incohérences entre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon Microsoft), leurs valeurs et leurs intérêts et celles de notre pays (vie privée, sécurité, protection des données personnelles, discours de haine et de racisme, incitation au terrorisme…) impactent tant l’intégrité de l’école que des médias et du numérique.

C’est la leçon principale qu’il nous faut tirer des attentats meurtriers de l’année 2015, pour qu’ils ne se soient pas produits en vain, et surtout pour aider nos jeunes à s’emparer des cultures de l’information afin d’aiguiser leur désir d’avenir.

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