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La diaspora tchétchène au miroir de Dijon

Baskhan Magamadov (au centre), président de l’Union des Tchétchènes et Ingouches des Alpes-Maritimes, et Noura Makaieva (à gauche), présidente de l'association Caucase - France, parlent à la presse à Nice, le 16 juin 2020. Valéry Hache/AFP

Mi-juin 2020, 150 personnes d’origine tchétchène ont afflué à Dijon en provenance de plusieurs villes de France – et même, semble-t-il, de Belgique et d’Allemagne – dans le but affiché de venger l’agression d’un Tchétchène de 19 ans par des dealers. Cette expédition punitive, précédée d’incidents de même nature à Nice, a provoqué une certaine sidération et rappelé la réalité de la présence de nombreux Tchétchènes dans plusieurs pays de l’Union européenne, dont la France.

Force est de constater que c’est au rythme d’événements souvent violents surgissant dans l’actualité que les Tchétchènes réapparaissent dans l’espace public en Europe. On se souvient, notamment, d’une attaque au couteau commise le 12 mai 2018 à Paris par un Français d’origine tchétchène affilié à Daech, Khamzat Azimov : un passant a été tué et l’agresseur a été abattu par les forces de l’ordre. Des trajectoires de « radicalisation » islamiste, voire des départs en Syrie ont été évoqués pour certains ; aujourd’hui, c’est au tour de la « mafia tchétchène » d’être mise en avant par des hommes politiques, des médias et les services de renseignement.

Manifestation de Tchétchènes à Paris le 3 juin 2018 pour condamner l’attentat commis par Khamzat Azimov. François Guillot/AFP

Au-delà des projecteurs braqués sur les agissements d’une centaine de personnes, que sait-on des Tchétchènes installés en Europe et des raisons de leur migration ?

Un exil provoqué par la guerre puis par la répression politique

L’histoire de la confrontation russo-tchétchène s’inscrit dans un temps long remontant à la colonisation du Caucase par l’armée tsariste et culminant durant les guerres du Caucase au XIXᵉ siècle. Si une première diaspora s’est constituée dans l’empire ottoman suite à la conquête russe à la fin du XIXe siècle, l’installation de Tchétchènes sur le territoire de l’Union européenne commence à la fin des années 1990.

En effet, la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009) – qui fait suite à une première guerre déjà très violente (1994-1996) – a été particulièrement meurtrière et a jeté sur les routes de l’exil des dizaines de milliers de Tchétchènes. Face à la pérennisation des violences et de l’impunité en Tchétchénie, ces réfugiés n’ont vu d’autre perspective que de s’installer durablement dans les pays hôtes.

C’est ainsi qu’au début des années 2000, la plupart des demandeurs d’asile tchétchènes étaient des civils ayant subi tortures ou exactions, souvent anciens partisans de la Tchétchénie indépendante (l’Itchkérie pour ses partisans) ; certains avaient combattu dans la résistance armée contre Moscou.

À mesure que la situation évoluait dans le sens d’une « tchétchénisation » du conflit puis de la mise au pas de la République, reconstruite et figée dans le silence glaçant de la répression menée par Ramzan Kadyrov, le profil des demandeurs d’asile tchétchènes s’est diversifié. Il ne s’agissait plus seulement d’indépendantistes, mais également, parfois, de personnes tombées en disgrâce à mesure que le système broyait ses propres citoyens. Par conséquent, l’exil a gagné d’autres segments de la société, souvent plus jeunes, non circonscrits aux indépendantistes ou aux anciens d’un maquis de plus en plus réduit. L’abandon progressif de la dimension nationale de la lutte armée au profit de l’idéologie islamiste radicale a renforcé le brouillage des identités politiques.

Il est donc difficile de catégoriser politiquement les Tchétchènes vivant dans les pays de l’UE. Alors que le bras long de Ramzan Kadyrov est parfois venu y semer la terreur, comme l’ont rappelé les assassinats des anciens combattants indépendantistes Oumar Israïlov à Vienne en 2009 et Zelimkhan Khangochvili à Berlin en août 2019, et des blogueurs d’opposition Imran Aliev à Lille en février 2020, et Anzor Oumarov à Vienne le 4 juillet 2020, il n’est pas exclu que certains réfugiés – par choix ou par contrainte exercée sur leurs proches restés sur place – se soient mis au service de la dictature tchétchène à l’intérieur même des démocraties européennes, favorisant une atmosphère de surveillance et de dénonciation.

Cette hypothèse, mais aussi l’observation de longue durée des réfugiés installés en Europe, inscrivent en faux l’antienne d’une solidarité sans faille et laisse apparaître une société largement atomisée, en Europe comme sur place.

Anciennes et nouvelles générations

Fin 2019, l’OFPRA comptait environ 16 000 ressortissants russes reconnus réfugiés en France. Parmi eux, la proportion de Tchétchènes pourrait avoisiner les 60 %, selon les estimations et en l’absence de statistiques « ethniques ». En outre, une partie non négligeable a acquis la citoyenneté française, tandis que de nombreux enfants de ces familles sont nés en France et sont devenus français, formant aujourd’hui une deuxième génération. Enfin, des milliers de Tchétchènes sans papiers continuent d’errer dans l’Union européenne dans l’espoir d’obtenir un statut de demandeur d’asile ou une régularisation ; ils sont parfois renvoyés d’un pays vers un autre au nom de la Convention de Dublin.

Au total, les estimations oscillent entre 30 000 et 65 000 Tchétchènes résidant en France, sans qu’on puisse établir de chiffre fiable.

Qu’ils soient ou non citoyens français, réfugiés, demandeurs d’asile ou sans papiers, ces individus cherchent à affirmer une identité collective qui s’exprime notamment à travers la pratique religieuse et se combine avec une intégration scolaire et professionnelle souvent réussie, de même qu’avec une volonté de montrer son allégeance et sa gratitude à la France. Peut-on pour autant parler de « communauté tchétchène », comme l’ont fait si promptement médias et politiques, imposant un cadrage des événements ?

De la notion de communauté et de ses usages

Au-delà de l’emballement médiatique et d’une récupération politique certes attendue mais d’autant plus à même de « prendre » que l’événement intervient dans un contexte où le maintien de l’ordre public est sous le feu des projecteurs, pourquoi la notion de « communauté » s’impose-t-elle si facilement dès lors que l’on parle des Tchétchènes ? Les sciences sociales ont depuis longtemps montré que toute communauté est une construction sociale et/ou politique qui produit des effets en permettant à un groupe de constituer des ressources de mobilisation politique et un imaginaire social et culturel. Son usage fait souvent l’objet de vifs débats tant académiques que politiques, tel celui engagé après les attentats de 2015 autour d’une supposée « communauté musulmane » invoquée comme collectivité solidaire et sommée de réagir face à l’événement.

On pourrait appliquer la même démarche de déconstruction aux événements de Nice et de Dijon, mais un élément diffère substantiellement et mérite l’attention : les Tchétchènes s’exprimant publiquement, dans des interviews ou sur les réseaux sociaux, font eux-mêmes largement usage de cette notion et, loin de la rejeter, la revendiquent en invoquant les codes sociaux qui lui sont associés comme (auto)-justification de ces actions, à commencer par le déclenchement quasi automatique d’une responsabilité individuelle et collective dès lors qu’un membre de la « communauté » est attaqué – surtout quand, comme cela semble être le cas à Dijon, la violence exercée apparaît comme une menace à l’encontre de tous.

En d’autres termes, c’est un droit au « pluralisme juridique » qu’ils revendiquent, en proclamant leur attachement à la loi de la République tout en s’autorisant des pratiques parallèles de justice auto-gérée qui, bien qu’illégales sur le territoire du pays hôte, sont considérées comme légitimes dès lors qu’elles sont régulées et limitées par un « code de l’honneur ». Des pratiques que dans son travail sur le pluralisme juridique en Tchétchénie, Yegor Lazarev analyse comme relevant de la construction d’un ordre légal post-colonial.

Des dispositions spécifiques viennent compléter le tableau : les Tchétchènes sont réputés amateurs de sports de combat, fréquentent ou dirigent des clubs de lutte ou d’arts martiaux mixtes (MMA), alimentant et reproduisant une mise en scène de soi viriliste qui valorise les savoir-faire guerriers, en ayant recours à l’histoire des conflits du passé qui ont amené leurs ancêtres ou leurs aînés à se mobiliser par les armes pour défendre leur terre.

Dès lors, la tentation est grande de créer une figure essentialisée d’un Tchétchène « indomptable », entre passé combattant, violences de guerre et expédition dijonnaise aux allures de vendetta. S’y ajoute l’accélération produite par les réseaux sociaux, qui diffusent de la même manière les opérations répressives menées en Tchétchénie par les autorités, abondamment commentées au sein d’une diaspora aussi révoltée qu’impuissante. Se rejoue-t-il donc ici quelque chose de la rémanence de la guerre et de la répression dans un contexte certes totalement autre, mais offrant des possibilités de mobilisation collective ? Parmi celles-ci, la tentative de ressouder une société atomisée en l’opposant à la figure « arabe » supposée des dealers, même si celle-ci a été rapidement euphémisée au profit de l’affirmation d’une fraternité religieuse.

Si certaines réactions expriment un clair rejet du comportement observé à Dijon, si beaucoup ont appelé à l’apaisement, de nombreux Tchétchènes vivant en diaspora disent a minima comprendre, ou tentent de relativiser, préférant mettre en avant la nécessité de se faire justice face à la défaillance de l’État-hôte devant le trafic de drogue.

Cette position est appuyée par Ramzan Kadyrov lui-même, qui a adressé à ses « compatriotes » un satisfecit opportun(iste), affirmant que « le comportement des Tchétchènes à Dijon a été correct ». À demi-mot, la réaction d’un leader historique du mouvement indépendantiste, premier ministre du gouvernement itchkérien en exil Ahmed Zakaev, vient apporter une note légèrement dissonante. En désapprouvant les violences de Dijon et en comparant leurs auteurs aux spoilers de l’entre-deux-guerres – ces anciens combattants victorieux de la première guerre qui, porteurs d’un habitus guerrier, ont fait régner leur loi au mépris de l’ordre légal –, en appelant la diaspora tchétchène à occuper en Europe une place « digne » et loyale envers les pays d’accueil, il rappelle, en creux, l’effacement du projet national tchétchène de la fin du XXe siècle et la crainte qu’éprouve la première génération de voir jouer à vide un supposé code de l’honneur devenu inopérant et injustifiable.

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