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Ernst Haeckel, Illustration n° 85 Ascidiacea de Formes artistiques de la nature, 1904. Wikipédia

Arts et sciences, même combat ?

La rigueur et le rationalisme, principes fondamentaux de l’activité scientifique, peuvent laisser croire que la science est un monde blanc et froid dénué d’intentions artistiques. À l’inverse, le monde artistique est habituellement perçu comme un espace de création sans limites éloigné des chemins scientifiques. Cependant, les principes et les démarches scientifiques et artistiques montrent de grandes similitudes.

De la curiosité avant toute chose

La curiosité est bien souvent à l’origine de la science et de l’art. Toute activité scientifique commence par une curiosité multiple et sans limite pour le sombre ou la lumière, le proche ou le distant, le nano ou le téra. C’est la curiosité, et elle seule, qui guide les scientifiques vers la réflexion, l’observation, l’expérimentation, l’inférence. De leur côté, de nombreux artistes sont des observateurs attentifs des secrets du monde : ils absorbent avec une immense curiosité leur environnement pour en restituer une version filtrée et augmentée par leur sensibilité et leur vécu.

La curiosité naît d’un émerveillement généralement issu des temps de l’enfance : ressentir naïvement le beau dans le présent et le passé, l’anticiper dans le futur. L’émerveillement nourrit alors une idée fixe autour d’un élément naturel, un objet, une question. Les scientifiques et les artistes sont des pygmalions, des obsessionnels de leurs sujets. L’histoire récemment révélée de Kati Kirako, précurseure de la vaccination à ARN, illustre la passion, l’abnégation et l’obstination nécessaires au travail scientifique. Chercheuse hongroise émigrée aux USA, travaillant contre vents et marées, son désir de connaissance ne s’est jamais éteint au cours de sa discrète carrière.

Avant de se lancer dans une réalisation, de passer de la page blanche à l’écriture, les scientifiques et les artistes se documentent habituellement sur les savoirs du monde qu’ils soient mathématiques, physiques, biologiques ou philosophiques. Les scientifiques écrivent un état de l’art, terme révélateur, et certains artistes se nourrissent de connaissances qui guident, mais ne contraignent pas, leur travail. Ainsi, les œuvres de Tomás Saraceno s’ancrent dans les faits scientifiques de l’écologie, la climatologie, l’astronomie et l’astrophysique.

Néanmoins, la curiosité et la connaissance sont bien peu sans créativité. Les scientifiques et les artistes savent laisser naviguer leurs neurones dans des eaux inexplorées pour aborder de nouvelles terres et inventer. Comment découvrir, comment composer sans laisser libre cours à son imagination ?


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On considère que seuls les artistes créent, mais les scientifiques construisent aussi du nouveau : ils formulent des hypothèses originales, ils imaginent des expériences, ils collectent des données, ils composent des graphiques et, enfin, ils écrivent. Les scientifiques connaissent la douleur et le bonheur de l’écriture, certes très contrainte par la rigueur et les conventions, mais tout de même créatrice. Passer d’un fichier vierge à des dizaines ou des centaines de pages pleines peut être vu comme une forme d’acte artistique. Les scientifiques s’aventurent d’ailleurs parfois sur les chemins littéraires comme l’illustrent les œuvres actuelles des physiciens Étienne Klein et Jean‑Pierre Luminet.

Sortir du cadre

Les scientifiques et les artistes tracent des chemins nouveaux en sortant du préétabli et du conventionnel.

Les révolutions artistiques se sont faites par des changements radicaux soulevant protestations et scandales. Il en va de même pour la science : seule la sortie du cadre conduit à l’innovation vraie.

Le système héliocentrique de Copernic, la mécanique de Newton, la théorie de l’évolution de Charles Darwin, la théorie de la relativité d’Albert Einstein furent des révolutions scientifiques au même titre que le cubisme de Pablo Picasso, le dadaïsme de Marcel Duchamp ou la musique concrète de Pierre Henry furent des révolutions artistiques. Cependant, ces révolutions ne sont pas l’affaire de tous : la majorité des créateurs évoluent dans une science et un art dits normaux, c’est-à-dire que leur travail s’inscrit dans leur époque sans véritable rupture. Leurs œuvres n’en sont pas moins essentielles, elles font simplement avancer la connaissance et l’art sur des rythmes différents, plutôt progressifs que saltatoires.

Convaincre, créer, exposer

Les scientifiques et les artistes sont profondément inscrits dans le fonctionnement de la société, ils marchent avec son soutien et pour elle. Les avancées de la science reposent sur l’obtention de crédits gouvernementaux et de financements privés. Ces aides ne sont pas automatiques : les chercheurs les obtiennent à force de candidatures très compétitives pour lesquelles ils doivent constituer de lourds dossiers scientifiques et administratifs. Les artistes doivent faire face aux mêmes difficultés pour vivre et créer. Ils sont sans cesse à la recherche de parrainages, bourses, mécénats, résidences et lieux d’exposition. Répondre à des appels à projets est le quotidien des scientifiques et des artistes.

Après avoir convaincu les mêmes décideurs, les scientifiques et les artistes testent et créent dans des espaces de recherche fondamentalement identiques : le laboratoire et l’atelier, quel que soit leur niveau d’ordre ou de désordre, sont les mêmes lieux de réflexion et d’expérimentation. Certains laboratoires ressemblent à s’y méprendre à des ateliers où les instruments se mêlent aux bibliothèques et les ateliers semblent être des laboratoires où les idées virevoltent entre les outils et les appareils.

Le système héliocentrique de Copernic (De Revolutionibus orbium coelestium). Wikimedia

Après la même euphorie née de la découverte scientifique ou artistique, si discrète ou normale soit-elle, arrive le temps de l’exposition au monde. Le point final de l’activité scientifique est la rédaction d’un article publié dans des revues contrôlées par les pairs et diffusé via les médias numériques. La publication scientifique est un acte d’exposition grave et intimidant, car il est total et sans véritable retour possible : le résultat scientifique, même s’il est corrigé ou rétracté, ne peut être véritablement effacé.

Une réplique de la Fontaine readymade de Duchamp, 1964. Wikimedia

L’exposition au public de l’œuvre artistique est un des grands désirs de l’artiste, mais elle est aussi le temps du doute, de l’attente craintive du regard de l’autre sur sa création, donc sur soi-même. Se montrer, se révéler à tous dans une galerie, un théâtre, une librairie, une salle de concert ou un cinéma est, comme la publication scientifique, une mise en danger. Les scientifiques comme les artistes sont ensuite évalués et notés : indices de citations et classements universitaires internationaux pour les uns, commentaires et cotes sur le marché de l’art pour les autres. De ces avis partagés en permanence sur les réseaux vient alors le même succès, échec ou, pire, désintérêt.

L’admiration ou l’oubli

Les scientifiques et les artistes sont aujourd’hui des figures importantes de nos sociétés. Certains sont admirés et se fixent dans nos mémoires, d’autres échappent de leur vivant à l’attention collective.

Les vies oubliées ou cachées trouvent des exemples en science comme en art.


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On pense à Mileva Einstein qui travailla dans l’ombre infinie de son célèbre mari, à Rosalind Franklin qui œuvra à la découverte de la structure de l’ADN, mais qui fut bassement mise de côté par ses collègues, au mathématicien Grigori Perelman qui démontra la conjecture de Poincaré, mais en refusa tous les honneurs.

Portrait imaginaire de Lautréamont par Félix Vallotton, paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898). Wikimedia

Chez les artistes, on peut citer tous les oubliés de leur temps comme Vincent Van Gogh, Arthur Rimbaud, Lautréamont, Camille Claudel, Robert Johnson ou Erik Satie.

Rosalind Franklin en 1955. MRC Laboratory of Molecular Biology -- From the personal collection of Jenifer Glynn.

Ainsi, scientifiques et artistes, reconnus ou oubliés, semblent traverser des vies entraînées par les mêmes désirs et émaillées des mêmes écueils. Cette ressemblance ne peut que favoriser les programmes aux interfaces entre science et art qui se développent aujourd’hui dans les universités et les centres culturels.

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