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Au-delà du 5 décembre, la guérilla sociale des postiers

Grève postale à l'appel de la CGT contre la réorganisation des conditions de travail, Rennes, 6 mars 2018. Damien MEYER / AFP

Quelle sera la participation des postiers au mouvement de grève du 5 décembre ? Certains syndicats ont appelé à rejoindre la manifestation nationale contre la réforme des retraites, à l’exemple de FO Communication. Cependant, la mobilisation nationale cache une guérilla du quotidien et invisible au sein de l’institution, en proie à des réformes et changements constants.

Il faut remonter aux mobilisations interprofessionnelles du début des années 2000 pour retrouver les signes d’un engagement simultané et significatif numériquement des postiers dans une grève. Mais si les (rares) appels de syndicats à des arrêts de travail nationaux n’y ont guère eu de succès, il s’y déroule pourtant une véritable guérilla sociale.

Le sociologue n’est pas un prévisionniste social. Mais il peut tenter d’éclairer un tel paradoxe à partir de sa connaissance d’un passé récent.

Des bouleversements considérables

Depuis la fin des PTT et la création de La Poste (1991), puis son passage en société anonyme (2010) les bouleversements sont considérables : modes de management inspirés du secteur privé, segmentation et déconcentration organisationnelle et territoriale, émiettement des unités de travail.

Le tout dans un contexte de la numérisation qui, si elle accroît le volume des colis, provoque le déclin rapide de celui des lettres, répercuté au travers d’une réduction continue des effectifs (perte d’un tiers en 15 ans). Réalisée principalement par le non-remplacement de départs en retraite, elle se traduit par un vieillissement du personnel, participant d’une dégradation de la santé au travail et de la montée de l’absentéisme.

Des employés des postes affichent leurs revendications lors de la manifestation des fonctionnaires et salariés de la fonction publique le 10 octobre 1995 à Paris. Pascal Guyot/AFP

Au sein du courrier, activité historique de l’opérateur, les directions ont choisi d’accompagner son déclin en rationalisant son acheminement et sa distribution, notamment via un vaste plan de concentration et d’automatisation du tri, la pré-quantification du travail assisté par logiciel et de nouvelles modalités d’organisation du travail des postiers.

La fin du métier de facteur

S’annonce ainsi la fin du métier du facteur, du moins si on le définit comme unité organique des opérations de préparation et de distribution du courrier sur un segment connu de territoire : être « titulaire » de « sa » tournée, c’est y être stabilisé et donc pouvoir s’approprier pratiquement une portion de territoire. C’est-à-dire connaître et anticiper les mille particularités d’un parcours singulier et des destinataires – résidents, commerçants, entreprises – qu’il dessert.

Les nouvelles modalités d’organisation du travail se traduisent par la division des bureaux de distribution en « équipes » d’une dizaine à une vingtaine d’agents, au sein desquelles est instaurée la polyvalence et se multiplient ceux des facteurs non titulaires d’une tournée.

Par ailleurs, la visée d’une adaptation continue de l’organisation et de l’emploi à la diminution du volume du courrier se traduit par la fréquence des ajustements, pouvant intervenir tous les 18 mois à l’échelle d’un bureau.

Le métier de facteur a peu à peu été dénaturé, ici une factrice à Plabennec, Bretagne. Fred Tanneau/AFP

Un métier dénaturé

Des grèves parviennent ici où là à retarder la mise en œuvre de ces transformations, mais sans empêcher leur progression, sur un mode très expérimental qui défavorise la généralisation d’une riposte syndicale. La crise sanitaire et sociale de 2011 débouche sur une formalisation plus grande du « dialogue social » (rapport de la mission Kaspar), mais les orientations stratégiques sont validées.

Depuis, les réorganisations se poursuivent à un rythme soutenu, et toujours par un ajustement qui anticipe la diminution du trafic : les agents ont le sentiment non seulement d’être plongés dans une instabilité permanente, mais d’être particulièrement surchargés au cours des mois qui suivent une réorganisation.

Plus fondamentalement, le métier semble dénaturé, et la notion de service public gratuit s’évanouir. Nombre de facteurs sont choqués par la marchandisation de prestations qui faisaient partie intégrante à leurs yeux de leur mission de « lien social ». La plus connue est « veiller sur vos parents », pour laquelle une factrice ou un facteur passe quelques minutes au domicile d’une personne âgée à vérifier son état de santé, qui est un service payant.

Un climat social tendu

Le dernier accord social signé en 2017 à la distribution par une partie des syndicats ne semble pas avoir pacifié le climat social. Car l’implantation de nouvelles organisations du travail se poursuit, finalisée par l’objectif d’une plus grande présence des facteurs dans l’espace public en après-midi, de manière à activer une demande potentielle en d’autres services que la distribution du courrier : livraison de colis, nouveaux services, ou l’assistance à la numérisation.

Boîte à colis pour Amazon, Saran, centre de la France, 26 octobre 2018. Guillaume Souvant/AFP

Les plus radicales de ces organisations spécialisent le facteur en distributeur, la préparation de sa tournée étant confiée à d’autres agents. Les « horaires collectifs » remplacent le système vécu comme plus souple dit de « fini parti », lorsque les facteurs pouvaient rentrer chez eux une fois leur tournée achevée.

La coupure méridienne allonge la durée quotidienne de travail. Elle est vécue non seulement comme un « vol de temps », mais comme un bouleversement total du métier, voire d’un élément catalyseur de sa disparition.

Près de la moitié des agents entrés au moins une fois en grève

Nous avons recensé un millier de grèves localisées intervenues entre janvier 2013 et mai 2018 à la distribution et pu étudier leurs motifs, leurs modalités et leurs résultats.

Elles sont majoritairement déclenchées par des réorganisations – récentes, en cours ou annoncées – incluant parfois une délocalisation du bureau, durent rarement plus de quelques jours, et ne mobilisent généralement que quelques dizaines de facteurs et de factrices. Mais au total cela représente sans doute près de la moitié des agents qui sont entrés au moins une fois en grève.

Gael Quirante, postier, secrétaire du syndicat Sud Poste 92. Sur 13 années, il aurait récolté au total un an et demi de mise à pied du fait de ses activités syndicales. Photo prise lors d’un rassemblement le 28 mars 2017. Patrick Janicek/Flickr, CC BY

La revendication de sauvegarde de l’emploi et de préservation des moyens humains nécessaires pour effectuer correctement la distribution du courrier apparaît dans près d’un conflit sur deux. La contestation de l’alourdissement et de l’allongement des tournées ou des changements d’horaires du travail dans un cas sur cinq. Les autres motifs de déclenchement sont moins fréquents : non-paiement des plis électoraux, soutien à des agents sanctionnés, ou encore opposition à la répression antisyndicale.

Les accords de fin de conflit portent d’abord sur des gains en emplois et/ou en statut d’emploi : réduction du nombre de tournées supprimées, obtention de « moyens de remplacements » ou de « comblement de postes vacants », dé-précarisation d’emplois. Les thèmes liés à la charge de travail représentent près du tiers, notamment la limitation de la polyvalence ou un redécoupage allégeant les tournées. Aménagement du régime horaire et gains salariaux enfin sont cités dans des proportions proches.

Piquet devant la direction à Clichy, assemblée générale et grève reconductible simultanée pour un grand nombre de bureaux, 13 novembre 2015. Patrick Janicek/Flickr, CC BY

Un conflit permanent sur un territoire inégal

Comparées aux revendications mises en avant dans cette fraction des grèves pour laquelle nous connaissons les protocoles de fin de conflit, les concessions les plus fréquentes se situent sur le plan de l’emploi. Réorganisations et délocalisations sont nettement moins souvent objet de compromis. Les autres thèmes se situent en fréquence intermédiaire, en dehors de l’enjeu spécifique de l’introduction de la coupure méridienne, laquelle fait plus rarement l’objet de concessions des directions.

La guérilla sociale freine donc la dégradation du travail et du métier, mais elle ne l’interrompt pas et elle en entretient de fortes inégalités territoriales.

À La Poste, le contraste entre le faible impact d’appels nationaux à la grève et la vitalité de la conflictualité locale renvoie au fait que ce qui impacte le plus les conditions de travail des facteurs se joue au niveau de chaque unité de distribution et de manière asynchrone.

Quant aux difficultés de généralisation de ces conflits, elles tiennent à des causes qui ne sont guère spécifiques au contexte postal. Si le défaut d’imaginaire politique alternatif pèse sur les mouvements sociaux contemporains, ici il prend le visage de la difficulté à imaginer une issue à la dégradation, voire à la fin du métier.

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