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Au nord comme au sud de la Méditerranée, les quartiers populaires face à la métropolisation

Le quartier de Bab El Oued d'Alger est un des terrains d'étude du projet de recherche «Marges et Villes». Ryad Kramdi/AFP

Dans de nombreux pays du monde, les processus de mondialisation et de métropolisation à l’œuvre depuis plusieurs décennies ont entraîné une profonde mutation des villes, plus ou moins inspirée de logiques néo-libérales.

Nos analyses portent sur des quartiers de diverses villes du bassin méditerranéen abritant des classes populaires, directement ou indirectement confrontées aux transformations urbaines (éradication des bidonvilles, requalification des centres, rénovation des grands ensembles et régularisation/restructuration des quartiers non réglementaires) et à un urbanisme de grands projets (commerciaux, immobiliers, touristiques ou à finalité patrimoniale) dont l’objectif essentiel est de valoriser le foncier.

Ces dynamiques provoquent des déplacements contraints, qui se conjuguent aux effets de la « privatisation » des services urbains, de la réduction des budgets publics d’équipement des quartiers et des difficultés de transport. Ces effets enclenchent des processus de marginalisation qui exacerbent les inégalités sociospatiales.

Nos travaux de terrain, conduits dans des quartiers représentatifs de ces mutations dans cinq villes au nord de la Méditerranée (Cagliari, Turin, Barcelone, Grenade et Marseille) et sept villes au sud (Rabat, Casablanca, Fès, Alger, Tunis, Istanbul, Ankara) ont mis en évidence la circulation de modèles de gouvernance, de régulations sociales et politiques, et de modes de mobilisation et de résistance aux transformations imposées d’en haut.

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La marginalisation par la stigmatisation

Dans le cadre de nos recherches, nous avons employé la formule « marges urbaines » : nous entendons par là ces quartiers populaires, qu’ils se trouvent dans le centre ou en périphérie, qui font l’objet de pratiques de marginalisation et de stigmatisation mises en œuvre par les acteurs urbains dominants. La stigmatisation apparaît comme une violence symbolique particulièrement humiliante, qui affecte la dignité des personnes. Beaucoup d’entre elles finissent par l’intérioriser, certaines par la détourner et d’autres par la combattre.

Souvent, le langage est un premier élément de compréhension, et les expressions utilisées pour désigner ces quartiers reflètent les processus qui, de l’extérieur mais aussi de l’intérieur, fabriquent les valeurs socioculturelles et les registres idéologiques de leurs habitants.

Plusieurs systèmes langagiers participent à une sémantique de la stigmatisation de la marge : les langages savants, administratifs, techniques, juridiques – en un mot, les registres normatifs –, mais tout autant les langages courants, ordinaires, dialectaux ou vernaculaires, créolisés… Lorsqu’elle émane des acteurs dominants – ou de ceux qui n’habitent pas de tels espaces –, la sémantique construit la marge comme problème, en marquant son « a-normalité » et en en écartant toute possibilité de la considérer comme une ressource. Mais, dès lors qu’elle est saisie « de l’intérieur », à partir des paroles et images de ses habitants, la marge se révèle comme un espace d’appartenance, une ressource, voire un espace d’autonomie normative et politique.

Emmanuel Macron visite une école des quartiers nord de Marseille à l’occasion de la rentrée des classes 2021. Lors de sa venue dans la deuxième ville de France, le président a annoncé un plan de 1,5 milliard d’euros pour la cité phocéenne. Daniel Cole/AFP

Les langues « administrantes » édictent une vision normative de l’espace. S’y opposent les parlers ordinaires, qui peuvent, selon les cas, intégrer, s’approprier, modifier, contester, inverser ou délégitimer ces discours « d’en haut ». Ces tensions posent la question des liens entre savoir et pouvoir et, plus explicitement, du rapport entre domination et dénomination.

Des quartiers à problèmes aux quartiers à potentiels

Face aux mutations provoquées par la mondialisation et plus particulièrement par les transformations urbaines, le quartier populaire apparaît comme un territoire-ressource qui prend corps autour des réseaux de sociabilité et de solidarité, ainsi qu’autour des constructions identitaires et mémorielles que ceux-ci génèrent.

Ces constructions assurent la force du quartier et en font, de ce fait, un cadre privilégié de résistance à la marginalisation et d’action politique des habitants.

Le quartier doit régulièrement s’opposer à des politiques publiques qui, quels qu’en soient les objectifs affichés, apparaissent le plus souvent comme des facteurs de déstructuration sociale contrariant les dynamiques d’intégration des populations. L’intégration renvoie ici à un processus, où les individus et leur famille tentent de conjuguer une certaine stabilité économique par le travail et des relations sociales au sein des réseaux de protection rapprochée procurés par le voisinage ou d’autres plus larges. L’objectif pour les ménages étant de s’écarter de la vulnérabilité et de la désaffiliation sociales. L’intégration se joue également à l’échelle du quartier, à travers les stratégies déployées par les populations, pour la reconnaissance de ce territoire.

Les correspondances entre les trajectoires sociospatiales des ménages et les transformations de leurs territoires montrent comment les mutations de ces espaces pèsent sur l’intégration sociale et/ou la marginalisation des habitants. Par exemple, lee déménagement contraint de ménages après la rénovation de leur quartier enclenche des dépenses d’installation et de transport qui fragilisent leur budget.

Pour les habitants, les changements subis se répercutent sur leurs espaces de vie et leur rapport à la ville, au point qu’ils sont souvent ressentis comme une remise en cause de leur citoyenneté.

Dans les contextes étudiés, la mise en œuvre (matérielle et idéelle) de l’urbanisation plus ou moins néo-libérale, les bouleversements, voire les traumatismes, qu’elle provoque auprès des citadins les moins dotés économiquement et socialement (classes populaires qui ont perdu l’espoir d’ascension sociale et classes moyennes inférieures en situation de déclassement) font qu’ils la ressentent comme l’expression d’une extrême violence, matérielle et/ou symbolique.

Confrontés à ces situations, les habitants des quartiers marginalisés contestent et résistent pour tantôt refuser les évolutions qu’ils estiment leur être imposées, tantôt composer avec les acteurs de ces transformations, qu’ils soient privés ou publics.

Le long chemin de la reconnaissance de la citoyenneté

Les habitants défient « l’ordre » de manières multiples, à travers des émeutes, des manifestations, des occupations de lieux publics – soit toutes les actions qui se « donnent à voir » parce qu’elles se déploient dans des arènes publiques – et expriment le mécontentement d’individus, de petits groupes, de communautés spécifiques et généralement limitées à l’échelle du quartier.

La géographie des résistances met en évidence des évolutions qui se sont traduites par une diversification des modalités d’action, mais aussi, dans des cas particuliers, par des convergences susceptibles d’alimenter des révoltes de grande ampleur, voire des « révolutions ». En Algérie, par exemple, le Hirak a été alimenté en partie par des populations qui avaient déjà manifesté contre leur éviction des bidonvilles ou pour obtenir des logements décents.


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Mais, d’un autre côté, nombre de contestations conduisent leurs initiateurs à des impasses : la résistance peut échouer, soit qu’elle est réprimée plus ou moins violemment, soit qu’elle se délite pour des raisons multiples (y compris des conflits internes).

La recherche de négociations, d’arrangements et de compromis entre les habitants des quartiers populaires et les pouvoirs politiques éclaire sur la fabrique de l’ordre politique. Dans leurs rapports avec l’action des institutions, les acteurs populaires « pénètrent le système », non pas à des fins subversives ou de renversement, mais pour y saisir des opportunités ou pour se protéger contre les risques que la précarité de leur habitat (et de leurs revenus) leur fait courir.

Les mobilisations collectives restructurent l’espace en modifiant les perceptions sociales, culturelles et politiques des habitants. Même lorsqu’elles n’ont pas de réponses aux revendications, elles consolident l’idée du « nous » et débouchent souvent sur des actions collectives du type nettoyage, embellissement, réparation d’une conduite d’eaux usées, etc. Les mobilisations de la période récente sont à replacer dans une filiation, un héritage ou encore une continuité mémorielle.

La mémoire protestataire est un moteur particulièrement efficace des luttes, qu’il s’agisse de la mémoire des événements qui les ont composées, des « héros » qui les ont animées ou des hauts lieux où elles se sont déployées. Mais ces luttes visibles, fortement médiatisées et bien étudiées ne doivent pas masquer les résistances qui, pour être plus ordinaires, plus discrètes, plus quotidiennes, n’en contiennent pas moins une prise de risque importante pour ceux qui osent les mettre en œuvre.

Ces mobilisations sont contrariées par le renforcement – à quelques exceptions près – de l’autoritarisme, l’échec des transitions politiques vers la démocratie et la répression de toute contestation politique d’un côté de la Méditerranée et par la montée des extrémismes sur l’autre rive. Ces mobilisations sont pourtant à l’origine de processus d’apprentissage et de politisation ainsi que de chemins singuliers de construction de la citoyenneté au sein des quartiers populaires méditerranéens.

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