Nous sommes nombreux à avoir subi un environnement de travail toxique. Commentaires humiliants d’un supérieur hiérarchique, violence verbale, surveillance, et parfois menaces sur notre intégrité physique. Et si ces comportements devaient faire l’objet d’autant de sérieux que les autres formes d’inconduite en milieu de travail ?
La démission de la gouverneure générale Julie Payette nous donne l’occasion au Canada d’étendre la définition du harcèlement en milieu de travail au droit pour les travailleurs de bénéficier d’un environnement sécuritaire et sain, et de pouvoir tenir responsables les patrons toxiques — tout comme les auteurs de sévices sexuels l’ont été grâce au mouvement #MeToo.
Le moment semble particulièrement bien choisi alors que de nombreux employés se préparent à retourner au bureau une fois vaccinés contre la Covid-19.
Julie Payette a présenté sa démission à la suite d’une enquête indépendante révélant de nombreuses allégations de harcèlement à Rideau Hall. Cette enquête a décrit de façon détaillée de nombreux incidents de menaces physiques et d’humiliation publique menant à la démission ou l’arrêt maladie de plusieurs employés.
Si cet environnement de travail semble toxique, la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement établit des normes rigoureuses afin de déterminer si un comportement toxique équivaut à du harcèlement au sens juridique. Un « milieu de travail empoisonné » comprenant des comportements hostiles et offensants ne devient du harcèlement que si ces comportements sont dirigés vers un individu en particulier, ou bien relèvent d’une discrimination basée sur la race, le genre ou la religion.
En s’en tenant à ces directives, les conclusions du rapport indépendant ont indiqué que les accusations portées par le personnel ne correspondaient pas à la définition formelle du harcèlement, bien que de nombreux comportements répertoriés aient pu aboutir à un climat de travail toxique. Il est donc remarquable que, commentant la démission de Julie Payette, Dominique LeBlanc, ministre des Affaires intergouvernementales parlant au nom du premier ministre Justin Trudeau, ait fait référence au « droit des Canadiens à un environnement de travail sain, sécuritaire et exempt de harcèlement ». Dans sa lettre de démission, Payette elle-même a souligné « le droit des travailleurs à un milieu sain et sécuritaire ».
Situer les comportements toxiques au travail dans une problématique de santé et sécurité au travail, pouvant mener au harcèlement, permettrait de prendre en compte les traumatismes psychologiques infligés par ces environnements. Si vous deviez opérer dans un cadre littéralement empoisonné par des gaz toxiques, vous vous attendriez à être équipé d’un masque à gaz. Les travailleurs soumis à un régime quotidien de déshumanisation et d’hostilité méritent la même protection.
Exigence ou toxicité ?
Un coup d’œil de l’autre côté de la frontière nous permet de comprendre comment la façon de définir un comportement toxique peut avoir des conséquences significatives sur l’imputabilité. La semaine de la démission de Julie Payette, la sénatrice démocrate du Minnesota Amy Klobuchar était sur la scène de l’inauguration du président américain Joe Biden. Or, aucune mention n’a été faite des nombreux rapports signalant le comportement abusif de Mme Klobuchar, incluant le fait qu’elle ait balancé classeurs et téléphones sur ses collaborateurs.
Plus mémorable encore, grief lui a été fait d’avoir publiquement humilié un de ses collaborateurs qui avait oublié ses couverts à salade, en exigeant qu’il nettoie le peigne qu’elle avait utilisé comme fourchette de substitution.
Klobuchar n’a pas nié ces récits, mais a insisté sur le fait qu’elle peut être exigeante parce que ses « attentes sont élevées ».
D’autre ont noté les similitudes entre ces deux situations, mais ont fait abstraction de leurs conséquences divergentes, en allant, selon l’opinion d’un auteur, jusqu’à déclarer que la gouverneure générale « n’a pas grand-chose d’important à faire ».
Peurs et traumatismes
Quoiqu’il en soit, l’impact sur les employés demeure identique : peur, humiliation et parfois, traumatisme. Que l’on travaille sous les ordres d’un superviseur en restauration rapide, ou dans l’auguste enceinte du Parlement, les patrons demeurent responsables de leur actes. L’abus, c’est de l’abus, et personne ne mérite des se sentir en danger au travail.
Toute conversation autour des milieux de travail toxiques doit tenir compte des stéréotypes culturels en vertu desquels les femmes de pouvoir sont perçues comme étant agressives alors que leurs équivalents masculins feraient plutôt preuve de fermeté.
Et il semble que les femmes paient un prix élevé pour leurs comportements toxiques, alors que leurs contreparties masculines se voient profiter du bénéfice du doute, jusqu’à ce que d’autres allégations fassent surface.
Pendant des années, Andrew Cuomo, gouverneur de New York, a été accusé de comportement toxique mais ce n’est que maintenant qu’il fait face aux blâmes du public ainsi qu’à une enquête en destitution à la suite du dépôt d’allégations de harcèlement sexuel.
Julie Payette et Amy Klobuchar, toutes deux des dirigeantes de haut calibre, ont sûrement dû subir des stéréotypes liés au genre. Mais compte tenu de l’ampleur et de la gravité des accusations à leur égard, il est évident qu’on ne peut simplement pas les attribuer à ce seul biais. Pour faire face aux comportements toxiques sans encourager la misogynie, il faudra faire preuve de vigilance : le sexe d’un patron ne peut servir de justificatif pour mettre en veilleuse le bien-être de ses employés.
Plusieurs fronts
Un environnement toxique peut donner naissance ou aggraver d’autres formes de harcèlement discriminatoire. Les travailleurs aux identités croisées doivent souvent faire face simultanément à plusieurs formes d’abus.
Récemment au Canada, un ancien employé du Rideau Hall a formulé des accusations de racisme, soulignant l’aggravation de la maltraitance envers les employés de couleur.
Cet été, c’est un cadre de chez KPMG en Angleterre qui s’est vu contraint de démissionner après avoir dit as ses employés « d’arrêter de geindre » à propos des coupes de salaire, tout en qualifiant de « merde » le concept de préjugé inconscient.
Si les employeurs s’attaquent promptement aux comportements déshumanisants à leur source, les autres formes de harcèlement ne seront sans doute pas tolérées. Cela permettra une culture du respect envers tous les employés.
Vers l’avenir
Les comportements toxiques au travail doivent être classés comme une catégorie du harcèlement. Fort heureusement, depuis la démission de Mme Payette, la définition du harcèlement au travail a été élargie afin d’y incorporer humiliation et traumatisme psychologique pour tous les employés du gouvernement fédéral. Ces mêmes employeurs doivent fournir un rapport annuel récapitulant les accusations de harcèlement.
Il s’agit de premiers pas prometteurs : mais ils ne s’appliquent qu’à environ 10 % de la population active. Il faudrait que les provinces suivent l’exemple du fédéral pour protéger l’ensemble des travailleurs.
Des études ont mis en évidence le fait que les employés qui font face à de l’abus de la part de leur hiérarchie ont tendance eux-mêmes à maltraiter leurs collègues, créant ainsi un « effet domino ». Si par contre, on place la barre plus haut au niveau des normes du travail, en particulier aux étages supérieurs de la hiérarchie, nous en bénéficierons tous.