tag:theconversation.com,2011:/au/topics/tabou-98565/articlestabou – The Conversation2024-02-25T16:26:42Ztag:theconversation.com,2011:article/2237032024-02-25T16:26:42Z2024-02-25T16:26:42ZParler salaires, un tabou en France ? Vraiment ?<p>Il existe en France une idée bien installée selon laquelle les <a href="https://theconversation.com/topics/salaires-26163">salaires</a> seraient <a href="https://theconversation.com/topics/tabou-98565">tabous</a> et que les <a href="https://theconversation.com/topics/salaries-51494">salariés</a> devraient éviter d’en parler. C’est tout l’inverse cependant que l’on peut observer dans les <a href="https://theconversation.com/topics/entreprises-20563">entreprises</a> : des discussions à ce sujet ont effectivement lieu. Quand on les interroge, les salariés mentionnent des échanges qui peuvent s’inscrire dans le cadre formel des entretiens annuels au cours desquels on peut parler primes et augmentation, mais aussi dans des contextes informels, avec leurs collègues à la machine à café par exemple.</p>
<p>L’inflation récente participe, certes, à ramener les salaires sur le devant de la scène. Au-delà de la question cruciale des inégalités, en parler représente aujourd’hui une pratique sociale signifiante pour les salariés en ce qu’elle leur permet de mieux évaluer le montant de leur rémunération, mais également leur place dans les organisations et la division du travail. Cette transparence salariale, quand elle n’est pas l’initiative des entreprises elles-mêmes, est la conséquence d’un mouvement relativement récent d’individualisation et de complexification des rémunérations dans les organisations. Ce phénomène a tout à la fois participé au brouillage de la perception des rémunérations, au sens propre comme au sens figuré, et à la tenue des discussions pour mieux les appréhender. La règlementation, aussi, a favorisé les affichages.</p>
<h2>Des initiatives des entreprises</h2>
<p>À l’occasion d’une enquête sur ce que les salariés pensent de leur rémunération, menée par entretiens et questionnaire, un fait nous a sauté aux yeux : les salariés discutent bien de leur paie. Et ces discussions semblent de plus en plus décomplexées. Elles peuvent se tenir de manière imprévue entre collègues à l’occasion d’un document qui traîne à la photocopieuse mais aussi avoir pour origine des outils pour dire les rémunérations, outils mis en place par les entreprises elles-mêmes.</p>
<p>Conscients que des informations sur les échelles salariales circulent, les membres des Ressources humaines ou les patrons proposent en effet parfois des dispositifs afin d’accompagner ces formes informelles de lecture de leurs rémunérations par les salariés : des « référents rémunération » sont nommés afin d’expliquer le fonctionnement des primes aux nouveaux entrants, des affiches sont épinglées dans les salles de pauses, des tableaux Excel sont publiés en ligne…</p>
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<p>Certaines firmes, peu nombreuses encore, vont jusqu’à embrasser pleinement le chemin de la transparence salariale en divulguant l’ensemble des rémunérations de leurs salariés. C’est ce qu’a fait Edouard Pick, PDG du groupe <a href="https://www.lavoixdunord.fr/1368762/article/2023-09-03/transparence-des-salaires-le-retour-d-experience-d-edouard-pick-pdg-de-clinitex">Clinitex</a>, entreprise spécialisée dans le nettoyage des locaux professionnels et qui emploie plus de 4 000 personnes sur l’ensemble du territoire français. Dans un esprit de « coming out managérial », comme il le dit lui-même, ce PDG raconte avoir mis un soir en ligne l’ensemble des rémunérations des salariés, en se demandant quand même quelle serait leur réaction. Il rassure :</p>
<blockquote>
<p>« Pas de pneus brûlés sur le parking ! »</p>
</blockquote>
<p>Il dresse le constat de trois types d’effets à cette transparence, trois effets que nous retrouvons également dans notre enquête. D’abord, cette publication a permis l’objectivation d’inégalités salariales injustifiées pour deux salariés, qui ont pu être rattrapés. Ensuite, elle a eu pour effet la revalorisation salariale d’une catégorie de personnels importante pour le fonctionnement de l’entreprise, mais en bas de l’échelle des salaires. Et enfin, la divulgation du salaire du patron, finalement moindre que ce que les salariés auraient pu croire, a permis de dégonfler un peu les fantasmes autour de cette somme.</p>
<h2>Des rémunérations toujours plus complexes</h2>
<p>Mais pourquoi les salariés se mettent-ils à parler de leurs salaires ? Ces discussions adviennent notamment car les trente dernières années se caractérisent par une forte individualisation et complexification des rémunérations. D’un salaire fixe, facilement rattachable à une catégorie de salariés grâce aux classifications, on est passé à de nouvelles gestions des rémunérations par les compétences ou les incitations. Sont venus s’ajouter nombre de dispositifs : prime de performance, intéressement, participation, épargne salariale… qui brouillent quelque peu la lecture des fiches de paie. Bref, il a fallu parfois simplement se mettre à en parler pour bien comprendre !</p>
<p>L’enquête sur les coûts de la main-d’œuvre et la structure des salaires (<a href="https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/serie/s1221">Ecmoss</a>, enquête de l’Insee et du ministère du Travail), que nous avons reprise dans notre ouvrage <em>la Frustration Salariale</em>, à paraître le 20 mars 2024 aux Sorbonne Université Presses, montre bien une augmentation de la part des primes : en 1994, 22,4 % des salariés touchent une prime de performance individuelle, ils sont 34,7 % en 2006 et 40,9 % en 2014. Néanmoins, on note de fortes variations entre cadres et non-cadres et selon le secteur d’activité ou la branche : l’industrie et la finance versent beaucoup de primes. En outre, les petites entreprises ont plutôt recours aux heures supplémentaires pour compléter leurs politiques salariales qu’aux primes.</p>
<p>Enfin, il existe une spécialisation des primes selon le type de salariés : tous ne touchent pas la même chose. Les cadres restent les premiers bénéficiaires de ces dispositifs : 62 % d’entre eux touchent de tels dispositifs contre 55 % des professions intermédiaires, 42 % des employés et 43 % des ouvriers. Une grande hétérogénéité s’observe néanmoins à l’intérieur même de cette catégorie. Des dispositifs comme les <em>stock-options</em> ou les dispositifs de retraite « article 83 » ne sont accessibles qu’aux membres du <em>top management</em>. En 2010, l’argent versé au titre de l’épargne salariale représente un surcroît de rémunération équivalent en moyenne à 6,9 % de la rémunération des salariés bénéficiaires, pour en moyenne 48,7 % des salariés des entreprises de 10 salariés ou plus.</p>
<p>La complexification des éléments de rémunérations ces trente dernières années ne <a href="https://presses.ens.psl.eu/collections_1_cepremap_bien-ou-mal-payes-_978-2-7288-0518-1.html">correspond ainsi pas à un mouvement uniforme</a>.</p>
<h2>Des réglementations qui poussent à plus de transparence</h2>
<p>Si les salaires s’affichent plus volontiers, la démarche visant à les dévoiler reste pourtant controversée et certains se questionnent même sur leur légalité. Dans le monde anglo-saxon, des clauses dites de <em>pay secrecy</em> s’appliquent parfois dans certains secteurs, interdisant aux salariés de parler de leurs revenus. Et ce malgré l’existence du <em>National Labor Relations Act</em>, qui protège depuis 1935 les Américains contre les inégalités salariales qui pourraient se nicher dans ces non-dits. En France, un tournant réglementaire se dessine en revanche dans le sens d’une plus grande transparence des salaires. Ces évolutions réglementaires portent principalement sur deux domaines de revendications : l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et les écarts salariaux entre les patrons et le reste des salariés dans les entreprises, ces derniers étant aussi de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_remunerations_obscenes-9782355220418">plus en plus contestés</a>.</p>
<p>Le principe du <a href="https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/actualites/les-regimes-europeen-et-francais-du-say-pay"><em>Say on Pay</em></a> a par exemple été introduit dans la loi Sapin II de 2016 : c’est par un vote de l’assemblée générale des actionnaires que peut se décider le salaire des dirigeants. L’index d’égalité entre les femmes et les hommes a, lui, été mis en place à partir de 2019, obligeant les entreprises à publier des données notamment relatives aux écarts salariaux. Au niveau européen, la directive européenne <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/pay-transparency/"><em>Pay Transparency</em></a> a été adoptée en mars 2023 et doit participer à l’égalité salariale en rendant publics ces écarts de salaires pour mieux sanctionner les entreprises qui dépasseraient les 5 %. Car dire les salaires, c’est rendre visibles les écarts salariaux, au risque de ne pouvoir justifier l’injustifiable.</p>
<p>Des <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/gwao.12298">études</a> montrent bien que les indicateurs de <em>reporting</em> des inégalités salariales peuvent se montrer féconds, offrant par exemple aux syndicats un espace pour les contestations. Néanmoins, cet espace est investi différemment selon les rapports de pouvoir en présence. Parfois la mise au jour de ces écarts risque d’être <a href="https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2019-2-page-69.htm?ref=doi">instrumentalisée par les directions</a> apportant des justifications fondées sur une interprétation erronée de ces chiffres.</p>
<hr>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=261&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=261&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=261&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=328&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=328&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/576030/original/file-20240215-28-rdmhxj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=328&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Cet article fait partie du dossier <a href="https://dauphine.psl.eu/eclairages">« Le travail à l’épreuve des “nouvelles” organisations »</a>, publié par le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine – PSL.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223703/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Elise Penalva-Icher a reçu des financements de l'APEC et de l'ANR dans le cadre du programme PROVIRCAP </span></em></p>Contrairement aux idées reçues, les salariés parlent volontiers de leur rémunération, soit que l’entreprise ou la loi les y poussent, soit tout simplement… pour mieux les comprendre.Elise Penalva-Icher, Professeure des universités en sociologie, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2010352023-04-05T19:19:44Z2023-04-05T19:19:44ZEn Côte d’Ivoire, les interdits culturels pèsent sur l’alimentation infantile<p>Les politiques nationales de nutrition et de santé publique définies par les États africains prennent-elles suffisamment en compte les tabous alimentaires d’origine culturelle ? Plusieurs études démontrent que des facteurs socioculturels ont une influence sur la <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4405067/">conduite des parents en matière d’alimentation des nourrissons</a>.</p>
<p>Par exemple, de nombreux tabous liés aux « croyances » <a href="https://journals.openedition.org/ethnoecologie/1424">limitent la consommation par les enfants en bas âge d’aliments riches en protéines animales</a>. Les pratiques alimentaires qui consistent à s’interdire la consommation d’un aliment existent dans toutes les cultures et sociétés africaines et <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2016-3-page-113.htm">varient d’une communauté à une autre</a>.</p>
<p><a href="https://dicames.online/jspui/handle/20.500.12177/7963">Une étude conduite en 2021</a> pour l’Université Senghor d’Alexandrie dans le district sanitaire d’Abobo-Est (grande commune populaire d’Abidjan, Côte d’Ivoire) s’est intéressée à relever les croyances, connaissances et pratiques en matière d’allaitement maternel et de diversification alimentaire des mères séropositives se trouvant sous traitement antirétroviral et ayant des enfants âgés de 6 à 23 mois (la problématique avait déjà été traitée par l’Université Senghor et avait concerné les mères en général, mais cette population vulnérable n’avait pas été prise en compte au cours de cette étude). </p>
<p>Cette étude qualitative transversale s’est déroulée sur une période de cinq mois à partir d’entretiens individuels et a concerné 164 femmes, dont 91,5 % ont une charge virale indétectable. Ces femmes ont un âge moyen de 25 ans, elles ont toutes au moins un petit niveau d’études et plus de la moitié sont célibataires, ce qui les rend plus propices à écouter les conseils de femmes plus âgées en matière de nutrition de leurs enfants.</p>
<h2>Tabous culturels</h2>
<p>Parmi les aliments frappés d’un tabou, figurent fréquemment certains animaux ou végétaux riches en protéines. Chez les Agnis, peuple de l’Est de la Côte d’Ivoire, il a été constaté que les <a href="https://eujournal.org/index.php/esj/article/view/6570">imaginaires sociaux</a> sont associés à l’interdiction de consommer le poisson silure. Chez les <a href="https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1989_num_59_1_2286">Nyabwa, un groupe ethnique de l’Ouest du pays</a>, certains poissons, notamment le silure, ne sont pas consommés et ces tabous peuvent aussi porter sur certaines viandes de brousse, les pois de terre, le taro blanc et les ignames sauvages.</p>
<p>Ces « croyances » déterminant certains comportements répondent à de multiples logiques culturelles et sociales. Parmi celles-ci, on retrouve toujours le souci de la préservation de la santé de l’enfant et celui de lui imposer des règles d’éducation. Ces règles doivent d’autant plus être respectées que leur violation exposerait l’individu, sa famille ou son groupe au courroux divin, à des fléaux ou à certaines maladies.</p>
<p>Dans ce district sanitaire, la plupart des femmes ont allaité leurs enfants mais, pour bon nombre d’entre elles, l’allaitement maternel a débuté à partir du troisième voire quatrième jour après la naissance (39 %). La raison invoquée par la majorité de ces mères tenait à la couleur jaune du premier lait, couleur qui, selon elles, signifierait que le lait n’est pas encore propre pour l’enfant, ce qui pourrait le rendre malade. Il n’y a pas de risque réel pour le bébé qui boit du lait d’une femme séropositive sous ARV, et la plupart des femmes de cette étude avaient une charge virale indétectable. Mais les femmes séropositives entendent beaucoup de rumeurs qui leur font croire que quel que soit leur traitement, puisqu’elle sont séropositives, leurs enfants seront contaminés si elles leur donnent le sein. C’est surtout à cause de ces rumeurs qu’elles ont peur ou même qu’elles refusent de donner le sein. À défaut de lait maternel, d’autres aliments sont donc donnés aux nouveau-nés : de l’eau, du miel, des décoctions et du jus de citron.</p>
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<p>S’agissant de la diversification alimentaire, même si la majorité des femmes interrogées ont déclaré savoir que l’introduction des aliments doit débuter à partir de six mois et que les fruits et les légumes dans l’alimentation des enfants sont importants à partir de cet âge, elles ont dit être confrontées aux interdits alimentaires qui existent dans leurs familles respectives – et toutes ont affirmé que ces interdits alimentaires ne sont pas liés à leur statut sérologique.</p>
<p>Les aliments « interdits » cités au cours de l’enquête étaient la patate douce, le tarot, le poisson silure, la banane, la papaye, le soja, le mil, le gombo et les pois. Les œufs, quant à eux, sont proscrits chez 35,4 % des enfants, quelle que soit leur région d’origine. La plupart des femmes interrogées déclarent que ce sont les « vieilles » qui leur ont donné ces conseils.</p>
<p>Dans cette étude, il a été constaté que les protéines, les fruits et légumes et certains tubercules étaient les aliments les plus souvent proscrits, quel que soit la religion ou le niveau d’études des mères. Dans la « croyance » locale, le fait de manger des œufs donnerait à l’enfant un ventre ballonné, et manger certains fruits tels que la banane pourrait empêcher le durcissement des os de l’enfant. En d’autres termes, l’enfant deviendrait « mou » en mangeant de la banane tôt. Ne pas respecter de tels interdits pourrait mettre les « esprits » en colère ou réduire l’intelligence des enfants. </p>
<p>Ces interdits portent sur un nombre non négligeable d’aliments locaux, alors que, dans le même temps, les produits ultra-transformés ou le pain ne sont pas écartés, ce qui incite la population à avoir recours à des aliments importés et plus onéreux.</p>
<p>Ainsi, les tabous alimentaires portent atteinte à une alimentation variée et deviennent néfastes à la santé des adultes et des enfants, y compris des nourrissons, le tout en pénalisant financièrement les ménages.</p>
<h2>Les mères écoutent leurs aînées plutôt que les autorités de santé</h2>
<p>Les mères, qu’elles soient primipares ou multipares, mettent en pratique les conseils prodigués par femmes « plus âgées » issues de leur famille ou de leur entourage. La plupart des femmes (78 %) rapportent qu’elles ne savent pas pourquoi ces aliments sont interdits, et celles qui disent le savoir (22 %) donnent des raisons qu’elles tiennent des dires des « anciens » : l’enfant risquerait de ne pas être « solide » (30,6 %), la fontanelle de l’enfant « ne se fermerait pas » (19,4 %) ou la santé de l’enfant « serait en danger ».</p>
<p>Ces résultats confirment qu’en Côte d’Ivoire, comme dans d’autres pays d’Afrique, les femmes enceintes et allaitantes sont sensibles aux conseils des mères et grands-mères qui relaient et transmettent des « croyances » concernant la « juste » alimentation. Les tabous alimentaires restent d’autant plus vivaces que l’alimentation et le devenir des tout-petits sont considérés comme une affaire de femmes expérimentées, qui assurent avoir vécu elles-mêmes l’impact positif de ces interdits.</p>
<p>En Afrique, depuis plusieurs années, les politiques nationales de nutrition et celles de santé publique ont fait de la production et de la consommation des produits locaux variés une de leurs priorités.</p>
<p>Ces politiques se heurtent aux « croyances » des populations locales. D’un côté, les acteurs institutionnels (médecins, infirmiers, sages-femmes, acteurs de la nutrition) fournissent des conseils alimentaires aux femmes et jeunes mamans. De l’autre, ces dernières reçoivent des informations et conseils, via les personnes plus âgées, relevant des « croyances » héritées des coutumes familiales ou africaines. Dans ce « face-à-face », les femmes africaines, qui vivent dans des communautés aussi fortes que les structures étatiques sont faibles, font souvent plus confiance à l’expérience des femmes âgées qui vivent à côté d’elles.</p>
<p>Leurs « croyances » restent donc leur principale référence pour effectuer les choix alimentaires des membres de la famille, y compris des enfants et nourrissons. Pour les acteurs institutionnels, cette réalité invite à remettre en cause les actions de sensibilisation auprès des mères et des structures sanitaires, en tenant compte des tabous alimentaires existants, qui varient selon les régions. Le Programme national de nutrition, dans ses démonstrations de diversification alimentaire, essaie d’utiliser les produits locaux de chaque région administrative. Par exemple, quand on se rend compte que les gens mangent plus de riz que de fonio, on s’adapte et on remplace l’aliment dérangeant par un autre qui a la même valeur nutritionnelle. </p>
<p>Au-delà de cette adaptation actuelle, faudra-t-il combattre frontalement ces « croyances » pour les remplacer par d’autres, fondées sur la science contemporaine, ou devra-t-on se contenter d’en limiter la portée ? Dans tous les cas, ces politiques se heurteront à des réticences, ou même à de fortes résistances. La route est longue.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été co-écrit avec Basilia Akobi, médecin nutritionniste, Agence universitaire de la Francophonie, Master en développement de l’Université Senghor d’Alexandrie (Égypte)</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201035/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Louise Christelle Abale ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En Côte d’Ivoire, les politiques nationales de santé publique se heurtent à des croyances locales qui bannissent certains aliments et posent problème dans la mise en place d’une alimentation variée.Louise Christelle Abale, Assistante au département des sciences et techniques, Université Alassane Ouattara de BouakéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1976402023-02-09T23:41:56Z2023-02-09T23:41:56ZSilence, déclassement et dépendance : la vie des personnes âgées vivant avec le VIH au Sénégal<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/506615/original/file-20230126-35203-3amwxg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1288%2C598&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Réunion de personnes âgées organisée par le Conseil national des Aînés du Sénégal, sur le rôle des aidants dans la prise en charge des maladies chroniques à Dakar, 2023.
</span> <span class="attribution"><span class="source">S. Sagne, CNAS</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>En Afrique, grâce à l’efficacité des traitements antirétroviraux (ARV) qui ont été généralisés à partir des années 2000, de plus en plus de personnes vieillissent avec le VIH. On estime que le nombre de personnes vivant avec le VIH âgées de plus 50 ans devrait tripler d’ici 10 ans, et atteindre <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/28831864/">6 à 10 millions en Afrique sub-saharienne</a>. Elles subissent les effets physiologiques universels du vieillissement, cumulés avec ceux des traitements médicamenteux et de l’infection virale sur le long terme. Vieillir avec le VIH en Afrique devient une expérience – somatique et sociale, individuelle et collective – de plus en plus fréquente.</p>
<p>Le Sénégal fut le <a href="https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers20-10/010064279.pdf">premier pays d’Afrique francophone</a> à avoir rendu disponibles les antirétroviraux (ARV), dès 1998. En 2022, les personnes âgées de plus de 50 ans vivant avec le VIH (PAVVIH) représentent plus du tiers des 31 637 personnes traitées. Certaines le sont depuis plus de 20 ans.</p>
<p>Comment ces personnes et leurs proches vivent-ils le vieillissement avec le VIH ? Comment la société gère-t-elle leur santé ? Une étude anthropologique <a href="https://crcf.sn/grand-age-et-vih-au-cameroun-et-au-senegal-anthropologie-du-vieillissement-et-de-la-maladie/">« Grand âge et VIH »</a> est actuellement en cours à Dakar et à Yaoundé (Cameroun) auprès de personnes âgées de plus de 70 ans, vivant avec de VIH, de leurs proches et des soignants pour analyser le vécu et les perceptions du vieillissement avec le VIH. Les premiers résultats de l’étude à Dakar sont ici présentés.</p>
<h2>Vivre avec le VIH dans la longue durée</h2>
<p>« On vit avec ça, cela ne nous pose plus de problème, on s’est habitué, on oublie presque que l’on est malade », déclare Aminata, âgée de 70 ans, qui reçoit un traitement antirétroviral depuis 21 ans (tous les prénoms sont fictifs).</p>
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<p>Dans les années 2000, la prise des traitements contre le VIH était très contraignante. Le nombre des comprimés était élevé – jusqu’à 20 comprimés par jour – et certains traitements avaient des effets secondaires éprouvants. Vingt ans après, ces traitements, rendus gratuits, ont été simplifiés et se résument souvent à la prise quotidienne d’un seul comprimé. Généralement dépistées alors qu’elles étaient dans un état grave, ces personnes ont retrouvé santé et vie « normale » ; certaines se qualifient de « survivantes ». Elles font preuve d’une très bonne adhésion aux soins et au traitement ARV.</p>
<p>Mais avec l’âge, elles sont confrontées à diverses pathologies liées au vieillissement qui surviennent plus précocement que chez les personnes non infectées par le VIH. Les plus fréquentes sont l’hypertension artérielle, le diabète et leurs complications (maladies cardiaques, oculaires, AVC, etc.) Ces maladies complexifient leur suivi médical et les contraignent à fréquenter diverses structures de santé, en plus de leur visite semestrielle pour le VIH. Certaines PAVVIH témoignent de difficultés à suivre les traitements pour ces autres maladies qu’elles jugent moins prioritaires, d’autant que les médicaments sont souvent coûteux.</p>
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<h2>Secret, silence, partage</h2>
<p>Au moment du diagnostic, les personnes se sont parfois confiées à quelques proches : le conjoint, la personne qui les accompagnait aux consultations ou qui finançait les soins. Par la suite, rares sont celles qui l’ont révélé à d’autres personnes.</p>
<p>D’une manière générale, les personnes considèrent que « le VIH est une maladie qu’il ne faut pas divulguer », car « cette maladie n’est pas jolie ». La crainte d’un jugement moral sur les circonstances de la contamination demeure le principal motif du maintien du secret. En 2022, le VIH demeure une maladie stigmatisante.</p>
<p>Les femmes âgées vivant avec le VIH sont souvent veuves parce que leur conjoint est décédé du VIH et en raison de la différence d’âge liée au contexte de polygamie. Elles subissent une pression au remariage de la part de la famille et de la société, mais peu d’entre elles acceptent de se remarier, de crainte que leur nouveau conjoint divulgue leur maladie.</p>
<p>Les enfants des PAVVIH sont également peu informés, même si ce sont des adultes. « Je vis comme si je n’avais pas cette maladie, je la garde pour moi, même à mes enfants, je n’ai rien dit » témoigne Ibrahima, âgé de 72 ans ; d’autres s’accommodent d’une forme de non-dit : « Je n’ai jamais discuté de la maladie avec mes enfants ; ils savent parce qu’en 2000 c’est ma fille aînée qui m’accompagnait à l’hôpital, mais je n’ai jamais fait face à eux pour en parler », explique Ousseynou, 84 ans, traité par ARV depuis 22 ans. Ces réticences sont majorées chez les personnes dépistées à un âge avancé, en raison du tabou portant sur la sexualité des personnes âgées.</p>
<p>Mais la survenue d’incapacités fonctionnelles (cécité, difficultés à se déplacer, etc.) nécessitant une aide pour les activités quotidiennes (prise des médicaments ou trajets pour les consultations) oblige à revoir ces choix. Au mieux, l’annonce à l’un des enfants clarifie un non-dit ou suscite une sollicitude ; mais parfois, cela ravive des conflits anciens et des accusations de dissimulation.</p>
<h2>Déclassement économique et précarité</h2>
<p>Avec l’avancée en âge, l’arrêt de toutes activités professionnelles se traduit pour la majorité des personnes âgées par une diminution majeure de leurs ressources économiques. Au Sénégal, seules 24 % des personnes de plus de 60 ans ont une pension de retraite, au montant souvent modeste, le <a href="https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2016-1-page-91.htm?ref=doi">minimum étant de 53 € par mois</a>. À travers les dispositifs de réversion, les veuves reçoivent des pensions encore plus faibles, notamment dans les cas de partage lié à la polygamie.</p>
<p>Les personnes qui avaient une activité professionnelle dans le secteur informel, et qui n’ont plus de revenu, constatent avec inquiétude l’érosion de leur capital économique. Certaines se retrouvent contraintes à des déménagements successifs qui les repoussent progressivement vers la périphérie urbaine pour trouver des loyers moins onéreux.</p>
<p>Les PAVVIH tentent de travailler tant que leur condition physique le leur permet, afin de repousser le moment où elles n’auront plus d’autonomie économique. Cette perte d’autonomie se traduit pour toutes par un déclassement économique et par l’exacerbation de situations de précarité et de dépendance qui ont un impact direct sur leur santé physique et psychologique.</p>
<p>Dans le même temps, leurs dépenses de santé augmentent. En effet, au Sénégal, si les médicaments ARV et certains examens biologiques sont gratuits depuis 2003, une partie des coûts des soins liés au VIH et ceux des autres maladies sont supportés par les patients. Or la moitié des PAVVIH présentent au moins une comorbidité qui nécessite un traitement régulier. <a href="https://theconversation.com/au-senegal-quelle-couverture-de-sante-des-personnes-agees-souffrant-de-diabete-et-dhypertension-174180">Une étude réalisée en 2021 à Dakar</a> évalue entre 34 et 40 € le reste à charge d’une consultation pour des patients âgés présentant une hypertension artérielle ou un diabète, ce à quoi s’ajoutent les coûts du transport pour se rendre dans les structures de soins. Alors que le dispositif de protection sociale prévu pour les plus de 60 ans – le <a href="https://www.agencecmu.sn/plan-sesame-0">Plan Sésame</a> – fonctionne mal, ces dépenses de santé constituent souvent un véritable casse-tête pour les PAVVIH et leur famille.</p>
<h2>Dépendance</h2>
<p>Le manque de ressources place les personnes âgées, et notamment les PAVVIH, en situation de dépendance économique à l’égard de leurs proches. Les aides dont elles peuvent bénéficier sont fonction de la nature et de la qualité des liens, une forme d’héritage des relations familiales sur l’ensemble de leur vie.</p>
<p>Les personnes le plus souvent sollicitées sont les enfants, les frères et sœurs utérins, puis les descendants indirects (neveux et nièces) ; moins souvent, des relations amicales anciennes ou des parents aisés plus éloignés ; plus rarement encore, le voisinage. Les PAVVIH déploient parfois toute une stratégie pour éviter la honte de devoir quémander (la <a href="https://www.cairn.info/revue-autrepart-2015-1-page-181.htm">sutura</a>) et ne pas solliciter trop souvent les proches au risque de les « fatiguer ».</p>
<p>« Je vis avec l’aide des gens et la grâce divine », reconnaît Habib, 84 ans, traité depuis 20 ans qui précise que ce sont ses voisins qui financent le déplacement pour se rendre à l’hôpital (2 €). Le code d’honneur est souvent évoqué : « Mon fils gère la vie dans la maison : s’il me donne, je vais prendre, mais ma dignité ne me permet pas de lui demander. »</p>
<p>Au Sénégal, la cohabitation intergénérationnelle est fréquente, la taille moyenne des ménages étant de dix personnes. Cette situation peut favoriser une entraide au bénéfice des personnes âgées. Mais les difficultés d’accès à l’emploi conduisent souvent à ce que ce soient les personnes âgées disposant d’une pension de retraite qui entretiennent la maisonnée. Il leur faut alors choisir entre les dépenses familiales et celles concernant leurs dépenses médicales, souvent au détriment de leur santé.</p>
<h2>Une entrée « digne » dans les rôles sociaux du grand âge avec le VIH</h2>
<p>Les PAVVIH ne vivent heureusement pas toutes dans des situations dramatiques. Notre étude a permis d’identifier les conditions favorisant une entrée « digne », pour les personnes vivant avec le VIH, dans les rôles sociaux du grand âge.</p>
<p>Fatou, 74 ans, veuve, est traitée par ARV depuis 2006 ; elle habite avec ses deux fils, ses belles-filles et cinq petits-enfants scolarisés. Seul son fils aîné est informé de sa maladie. Elle dit vivre une vieillesse heureuse. Ses enfants la prennent en charge et elle s’occupe de ses petits-enfants : « Je ne fais rien comme activité à part garder mes petits-enfants qui me tiennent compagnie, je suis la « yaay » (mère de famille) ».</p>
<p>Dans le contexte actuel de dépendance économique de la plupart des PAVVIH, ces rôles sociaux sont rendus possibles lorsque leurs enfants sont socialement insérés, à travers un emploi et des revenus stables. Ils peuvent alors se répartir la prise en charge financière de leurs parents ; en retour, ceux-ci peuvent s’investir dans leur rôle au sein de la famille ou de la communauté.</p>
<p>À défaut du soutien familial, il est de la responsabilité collective d’assurer une vie digne aux PAVVIH. Des associations de personnes vivant avec le VIH commencent à se mobiliser en faveur de leurs ainés. Plus largement, des collectifs comme le <a href="http://archives.aps.sn/article/144413?lightbox%5Bwidth%5D=75p&lightbox%5Bheight%5D=90p">Conseil national des Ainés du Sénégal</a> militent pour un meilleur fonctionnement du Plan Sésame et la création d’un minimum vieillesse pour les personnes démunies. Au Sénégal, les personnes de plus de 60 ans ne représentent que 6 % de la population. Dans un pays où le <a href="https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2019-1-page-85.htm">grand âge est valorisé</a>, s’occuper des aînés devrait être l’une des valeurs cardinales d’une société solidaire, tout comme cela devrait l’être dans le reste du monde.</p>
<hr>
<p><em>Le projet <a href="https://crcf.sn/grand-age-et-vih-au-cameroun-et-au-senegal-anthropologie-du-vieillissement-et-de-la-maladie/">« Grand âge et VIH au Cameroun et au Sénégal, anthropologie du vieillissement et de la maladie »</a> est financé par Sidaction-Ensemble Contre le Sida. Les investigateurs principaux sont au Cameroun : Laura Ciaffi, Marie-José Essi, Antoine Socpa ; au Sénégal : Gabrièle Laborde-Balen, Khoudia Sow, Bernard Taverne ; au Sénégal, les enquêtes ont été réalisées par Seynabou Diop, Catherine Fall et Marcel Ndiana Ndiaye</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197640/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gabriele Laborde-Balen a reçu des financements de Sidaction-Ensemble Contre le Sida, Expertise France, ANRS I Maladies Infectieuses Emergentes</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Bernard Taverne a reçu des financements de Sidaction-Ensemble Contre le Sida, Expertise France, ANRS I Maladies Infectieuses Emergentes</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Khoudia Sow a reçu des financements de Sidaction-Ensemble Contre le Sida, Expertise France, ANRS I Maladies Infectieuses Emergentes.</span></em></p>Au Sénégal, le VIH reste largement tabou, ce qui a un impact direct sur les personnes qui en sont porteuses, et particulièrement sur les seniors.Gabriele Laborde-Balen, Anthropologue, Centre Régional de Recherche et de Formation à la prise en charge Clinique de Fann (CRCF, Dakar), Institut de recherche pour le développement (IRD)Bernard Taverne, Anthropologue, médecin, Institut de recherche pour le développement (IRD)Khoudia Sow, Chercheuse en anthropologie de la santé (CRCF)/TransVIHMI, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1989342023-02-02T19:10:40Z2023-02-02T19:10:40ZTravailler avec ou après un cancer : un tabou ou un impensé ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/508159/original/file-20230204-14078-iw826a.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=55%2C16%2C1034%2C730&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Près de 20 % des personnes ne sont plus en emploi 5 ans après la survenue d’un cancer.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/mains-tenant-un-ruban-de-papier-rose-pour-le-cancer-du-sein-5072316/">Ave Calvar Martinez/Pexels</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Depuis une vingtaine d’années, le 4 février marque la <a href="https://www.sstrn.fr/actualites/journee-mondiale-contre-cancer-sensibiliser-agir">journée mondiale contre le cancer</a>. Cette année, celle-ci intervient quelques jours après la prise de parole <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/cancer-au-travail-le-president-de-publicis-appelle-a-larret-de-toute-stigmatisation-1897914">particulièrement remarquée</a> du président-directeur général (PDG) de Publicis, Arthur Sadoun, qui a évoqué publiquement son cancer lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse.</p>
<p>Le patron français a lancé à cette occasion un <a href="https://www.publicisgroupe.com/en/news/press-releases/publicis-foundation-launches-working-with-cancer-to-erase-the-stigma-of-cancer-in-the-workplace">« working with a cancer pledge »</a>, que l’on pourrait traduire par un « appel pour attirer l’attention les difficultés que les personnes confrontées à <a href="https://theconversation.com/fr/topics/cancer-20834">cancer</a> rencontrent sur leur lieu de travail », en y associant d’autres <a href="https://theconversation.com/fr/topics/dirigeants-62811">dirigeants</a> : ceux de Sanofi, L’Oréal, Meta, Pepsico…</p>
<p>Ces chefs d’entreprises puissantes s’engagent ainsi à lancer des initiatives luttant contre la stigmatisation des personnes touchées dans leurs entreprises. En désignant le cancer comme un « <a href="https://theconversation.com/fr/topics/tabou-98565">tabou</a> », les dirigeants de ces grands groupes choisissent un angle d’attaque intéressant : ils (ré)interrogent la conception de la santé dans un monde du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/travail-20134">travail</a> où il n’y a pas de place pour la maladie.</p>
<h2>Désinsertion professionnelle</h2>
<p>La question se pose en effet plus que jamais, après des années de progrès thérapeutique et à l’heure où les études épidémiologiques sur lesquelles s’appuie la Haute Autorité de Santé mettent en évidence une <a href="https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-02/reco271_argumentaire_maintien_en_emploi_v1.pdf">corrélation positive entre le fait de travailler et l’espérance de vie en santé</a> cinq ans après un cancer.</p>
<p>Les recommandations cliniques vont en conséquence de plus en plus dans le sens de la poursuite de l’activité professionnelle (voir par exemple la recommandation <a href="https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-02/reco271_recommandations_maintien_en_emploi_v1.pdf">« santé et maintien en emploi »</a> de février 2019). Reste cependant un chantier important : celui de construire les conditions dans lesquelles le travail peut, de fait, constituer une ressource dans un parcours de santé.</p>
<p>Le risque de la désinsertion professionnelle reste actuellement très élevé : en France, les statistiques indiquent que près de <a href="http://www.e-cancer.fr/content/download/238407/3274309/file/La_vie_cinq_ans_apres_un_diagnostic_de_%20cancer_synthese_mel_20180619.pdf">20 % des personnes ne sont plus en emploi 5 ans après la survenue d’un cancer</a>). En effet, plus de <a href="https://www.iuct-oncopole.fr/documents/20049/682191/table-ronde-11-10-17-resultats-enquete.pdf/43d428f2-35bb-4a63-9be9-26c7786ef8fe">70 % des entreprises estiment avoir des difficultés</a> à gérer le retour après un cancer (Institut universitaire de Toulouse).</p>
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<p>En France, dans l’entreprise, le « traitement » de la maladie est d’abord juridique : c’est l’arrêt de travail. Pour autant, les études disponibles ne signalent pas de tabou ; pour preuve : entre <a href="https://www.e-cancer.fr/Expertises-et-publications/Catalogue-des-publications/Livret-Cancer-Travail">83 %</a> (enquête BVA/Institut national du cancer (INCa) de 2022) à <a href="https://www.centreleonberard.fr/sites/default/files/2018-08/leon-sinterroge-travail-cancer-infographie_0.pdf">88 % des salariés</a> ont parlé de leur maladie dans leur entreprise (enquête du Centre de cancérologie Léon Bérard à Lyon de 2018), à leurs managers et collègues en priorité. D’immenses progrès ont été réalisés dans ce domaine.</p>
<h2>Marges de manœuvre</h2>
<p>Alors, ce que le « working with cancer pledge » désigne comme un tabou – le cancer – ne serait-il pas plutôt un impensé : rendre possible, soutenable, le travail avec ou après un cancer ? Ce léger déplacement dans la formulation du plaidoyer en change pourtant la perspective : le problème n’est plus tant la personne ayant (eu) un cancer que la situation professionnelle qu’elle peut (re)trouver avec ou après la maladie.</p>
<p>L’objet de l’attention se déporte : il s’agit moins de « faire bouger » la personne (la remobiliser, lui redonner confiance, etc.) que de faire bouger sa situation professionnelle : trouver des marges de manœuvre, imaginer que le régime de performance attendu puisse bouger, que des « horaires en confiance » puissent permettre de faire coïncider mieux la variabilité de la capacité productive d’un jour à l’autre avec les exigences de l’activité, s’appuyer sur le collectif de travail, etc.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Arthur Sadoun, PDG de Publicis Groupe, France s'exprime dans le cadre du #Workingwithcancer lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial 2023 à Davos-Klosters, en Suisse, le 19 janvier." src="https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=68%2C3%2C1070%2C794&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/507379/original/file-20230131-12-8ju9ag.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Arthur Sadoun, PDG de Publicis Groupe, France s’exprime dans le cadre du #Workingwithcancer lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial 2023 à Davos-Klosters, en Suisse, le 19 janvier.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/worldeconomicforum/52636734893">World Economic Forum/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En France, le cadre de référence disponible pour tenter de répondre à cette question est structuré aux intersections de plusieurs champs, dans le cadre du handicap et de l’obligation d’emploi, dans le cadre de la santé au travail et de la prévention de la désinsertion : il concerne donc quantité d’acteurs différents qui n’ont ni les mêmes enjeux, ni les mêmes intérêts, ni parfois encore les mêmes normes pour aborder ces problèmes.</p>
<p>Chacun est d’accord pour dire que la santé n’est pas l’absence de maladie… mais il est difficile pour les salariés concernés par le cancer, pour leur entourage professionnel et leur employeur, de se frayer un parcours souple et sécurisé pour concilier travail et maladie.</p>
<h2>Conciliation soutenable</h2>
<p>Par exemple, après un diagnostic de cancer du sein, seulement une <a href="https://www.e-cancer.fr/Expertises-et-publications/Catalogue-des-publications/La-vie-cinq-ans-apres-un-diagnostic-de-cancer-Synthese">minorité de femmes (45,3 %) respecte le schéma « classique » de l’arrêt long</a> suivi d’une reprise unique. En effet, 17,2 % des femmes n’ont pas d’arrêt et plus d’un tiers (37,5 %) cumulent plusieurs arrêts et reprises. Le temps partiel thérapeutique, prescrit dans la moitié des cas, ne parvient pas toujours à constituer une solution satisfaisante ; les retours d’expérience travaillés au cours de nos <strong>recherches</strong> sont éloquents, celui-ci par exemple :</p>
<blockquote>
<p>« C’est usant de laisser ce qu’on faisait en plan… En fait, le mi-temps ne m’aidait pas vraiment, ça débordait. En une demi-journée, on ne fait pas la moitié de ce qu’on fait en journée, ce n’est pas vrai ».</p>
</blockquote>
<p>Ces réalités invitent ainsi à explorer d’autres modalités de conciliation du travail et de la santé ; sur ce point, une résolution récente de la <a href="https://www.e-cancer.fr/Institut-national-du-cancer/Strategie-de-lutte-contre-les-cancers-en-France/La-strategie-decennale-de-lutte-contre-les-cancers-2021-2030">stratégie décennale de l’Institut national du cancer 2021-2030 (INCa) a été consacrée à l’élargissement du temps partiel</a> thérapeutique. C’est une voie concrète pour innover et mieux coller aux conditions d’un travail en santé.</p>
<p>Des pratiques remarquables, étudiées lors de nos recherches dans le cadre d’expérimentations menées en environnement réel avec des salariés ayant (eu) un cancer et les entreprises qui les emploient, ouvrent d’autres pistes. En bousculant les cadres en vigueur, celles-ci cherchent à sécuriser des accommodements de travail flexibles. Un salarié souligne l’importance d’une conciliation soutenable entre le désir de travailler, de mener une vie dite normale et la variabilité de la capacité productive liée à la maladie ou ses traitements :</p>
<blockquote>
<p>« Quand j’ai croisé la maladie, j’ai été arrêté un an pour me soigner. Il est apparu par la suite que c’était plus grave que prévu ; j’ai alors demandé à pouvoir retravailler. C’était important pour moi, pour aller mieux. Avec mon manager, on a inventé une activité mobilisant mes compétences, utile à l’équipe, que je pouvais réaliser à mon rythme, quand j’étais en forme. On a abrité cela dans une “convention temporaire” d’accommodements de travail flexibles » que mon entreprise teste en ce moment dans le cadre d’un projet d’innovation « travail et cancer ».</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Colloque INCa « Vivre et travailler avec un cancer » (Masterclass 4, Institut national du cancer, décembre 2022).</span></figcaption>
</figure>
<p>Concilier travail et cancer réclame donc de s’affranchir d’un <strong>régime tatillon</strong>, fondé sur le respect du formalisme. Les organisations doivent au contraire tendre vers une vision élargie du travail et de la santé, ce qui n'est pas encore pleinement le cas aujourd'hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/198934/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pascale Levet a reçu des financements de l'Agefiph, du FIPHFP, de l'INCa et de la DGT.
Elle est membre de l'espace scientifique et prospectif de l'Agefiph.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Rachel Beaujolin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si une majorité de personnes concernées déclarent parler de la maladie autour d’elles, près de 7 entreprises sur 10 admettent rencontrer des difficultés à gérer le retour d’un salarié après un cancer.Pascale Levet, Professeure associée en sciences de gestion, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3Rachel Beaujolin, Professeure en management, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1720022021-11-23T12:51:53Z2021-11-23T12:51:53ZPourquoi faut-il voir (et lire) « L’Événement » ? Histoire et actualité de l’avortement<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/432705/original/file-20211118-23-ctdcgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C2%2C1597%2C1061&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le nouveau film d'Audrey Diwan remet dans la lumière ce moment terrible, et tabou, entre grossesse non désirée et avortement illégal dans les années 1960 (Anne, jouée par Anamaria Vartolomei).</span> <span class="attribution"><span class="source">L'Événement/Audrey Diwan/ Wild Bunch / Allociné</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le film <em>L’Événement</em> (2021) d’Audrey Diwan est bien plus qu’une adaptation du livre éponyme d’Annie Ernaux (2000). C’est à la fois une expérience corporelle, celle d’un corps à corps entre le public et la jeune protagoniste qui doit choisir entre interrompre sa grossesse ou ses études, et une invitation à penser notre présent à la lueur du passé.</p>
<p>Dans le film d’Audrey Diwan, une étudiante en lettres prénommée Anne (Anamaria Vartolomei), qui n’est autre qu’Annie Ernaux dans les années soixante, tombe accidentellement enceinte. Peu après avoir pris connaissance de sa grossesse, elle se rend dans une bibliothèque pour chercher des informations sur son état. Démunie, elle ne tombe que sur quelques manuels de médecine qui ne l’aident guère : l’avortement est illégal, donc tabou.</p>
<p>Ainsi, cachée au fond de la bibliothèque, abandonnée à son sort, on retrouve dans le film d’Audrey Diwan la solitude d’une jeune fille de l’époque confrontée à une grossesse non désirée. Car les femmes sont alors réparties entre deux catégories : il y a celles « dont on ne sait pas si elles acceptent de coucher » et celles « qui, de façon indubitable, ont déjà couché » (Ernaux, p. 36). Révéler son état, c’est basculer dans la deuxième catégorie, avoir honte et faire honte autour de soi. Et chercher à interrompre la grossesse, c’est en plus s’exposer à la législation de l’époque, qui menace d’emprisonnement les avortées…</p>
<p>Par conséquent, une jeune femme ne peut faire face à son état que seule : les parents ne sauraient prendre en charge le sujet encore tabou de la sexualité, et ni les médecins ni même les camarades de classe ne voudraient risquer leur avenir en devenant complices d’une opération illégale.</p>
<p>Dernier refuge, les livres. Mais la quête aux informations est difficile : </p>
<blockquote>
<p>« Si beaucoup de romans évoquaient un avortement, ils ne fournissaient pas de détails sur la façon dont cela s’était exactement passé. Entre le moment où la fille se découvrait enceinte et celui où elle ne l’était plus, il y avait une ellipse. » (Ernaux, p. 40)</p>
</blockquote>
<p>Avec ce livre, puis avec ce film, c’est donc cette ellipse, ce blanc, que l’on vient combler. Revenant sur les conditions d’un avortement clandestin avant sa légalisation par la <a href="https://www2.assemblee-nationale.fr/14/evenements/2015/anniversaire-loi-veil">loi Veil</a> (1975), <em>L’Événement</em> retrace et rappelle toutes ces péripéties longtemps esquivées par la culture dominante : la recherche d’informations, les visites médicales et les tentatives d’avortement domestique (aiguilles à tricoter), puis la pose d’une sonde chez la faiseuse d’anges, suivie par la douleur et le danger de la fausse-couche…</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="L’aiguille à tricoter devant servir à l’avortement est chauffée pour stérilisation" src="https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432706/original/file-20211118-27-ncfm2m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le film donne à voir le parcours de ces jeunes femmes décidées à avorter, mais qui ne disposaient pour cela d’aucune aide, d’aucune information fiable, et procédaient souvent au péril de leur vie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">L’Événement/Audrey Diwan/Wild Bunch/Allociné</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Ces détails, cette matérialité, Annie Ernaux les avaient déjà esquissés une première fois en 1974 dans <em>Les Armoires vides</em>, à la veille de la loi Veil, puis restitués dans <em>L’Événement</em> en 2000. Une vingtaine d’années plus tard, Audrey Diwan nous replonge dans l’avortement clandestin de manière encore plus frappante à l’écran.</p>
<h2>De la France d’hier au monde d’aujourd’hui</h2>
<p>Si le récit autobiographique d’Annie Ernaux livrait sur le tard ces informations précieuses à son lectorat français, le film d’Audrey Diwan nous les donne à vivre à l’heure où d’autres États comme le Texas reposent la question de l’avortement. Caméra sur la nuque de l’actrice Anamaria Vartolomei, percevant à peine les bruits extérieurs derrière son souffle, nous, spectatrices et spectateurs, habitons véritablement le corps de cette jeune fille, sentons avec elle chaque douleur, chaque répit, semaine après semaine jusqu’à l’avortement.</p>
<p>Avec ce procédé d’identification des plus intimes, ce qu’Audrey Diwan nous propose, c’est un film à la fois historique et intemporel. Car c’est une aventure du corps que raconte <em>L’Événement</em>, et au travers du corps se trace un pont entre les Françaises des années soixante et certaines de nos contemporaines aux quatre coins du globe. Les avortements clandestins n’ont pas disparu, ils n’ont fait que se déplacer sur la mappemonde. Ils existaient encore en Irlande et en Argentine quand Annie Ernaux a sorti son livre il y a 20 ans ; ils existent toujours en Pologne, à Malte, au Maroc, en Colombie, en Thaïlande et ailleurs tandis qu’Audrey Diwan sort son film.</p>
<p>Dans un contexte de repolitisation des débats sur l’avortement, cette sortie est donc une invitation non seulement à éprouver corporellement une expérience transhistorique et universelle, mais aussi à redécouvrir toute une littérature oubliée. Au cours du débat clôturant l’avant-première du 12 novembre 2021 à Paris, la réalisatrice partageait ainsi l’importance qu’avait eu le récit d’Annie Ernaux dans sa propre vie, recommandé par une amie au moment de son IVG il y a plusieurs années. Pour elle, <em>L’Événement</em> est venu répondre au besoin de trouver d’autres femmes, d’autres récits comparables au sien.</p>
<p>Mais le texte d’Annie Ernaux n’est que l’arbre qui cache la forêt des récits d’avortement : <em>Gribiche</em> de Colette (1937), <em>Ravages</em> de Violette Leduc (1955), ou encore <em>La Partie de plaisir</em> de Michèle Perrein (1971), pour n’en citer que quelques-uns, ont également surmonté le tabou pour faire communauté autour de l’avortement avant sa légalisation en France.</p>
<p>À leur époque trop polémiques pour rentrer dans le canon littéraire, aujourd’hui disparus des rayons des librairies, ces livres témoignent avec la même force de cette épreuve trop souvent passée sous silence.</p>
<p>Puisse donc le film d’Audrey Diwan nous inviter aussi à revisiter ces textes, trop vite mis de côté. Mais laissons plutôt le mot de la fin à <em>L’Événement</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie. » (Ernaux, p. 27)</p>
</blockquote>
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</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/172002/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carla Robison ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Revenant sur les conditions d’un avortement clandestin avant sa légalisation par la loi Veil L’Événement d'Annie Ernaux et le film éponyme d'Audrey Diwan retracent une histoire longtemps esquivée.Carla Robison, Doctorante en Littérature comparée, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1536662021-01-24T17:23:46Z2021-01-24T17:23:46ZInceste : la fin d’un tabou politique ?<p>Pourquoi le livre de Camille Kouchner, dans lequel elle révèle l’inceste commis par son beau-père Olivier Duhamel sur son frère jumeau quand il était adolescent, fait-il ré-émerger la question des abus sexuels sur mineurs sur <a href="https://www.liberation.fr/france/2021/01/20/une-onde-de-choc-qui-agite-le-parlement_1818100">l’agenda public</a> et déclenche-t-il une campagne numérique de grande ampleur, <a href="https://www.franceinter.fr/metooinceste-il-y-aura-un-avant-et-apres">#MeTooInceste</a>, alors que le problème est connu depuis longtemps des autorités et n’est en rien une nouveauté dans notre société ?</p>
<p>Parce qu’il met en exergue un type particulier d’abus sexuels sur mineurs, ceux commis dans le cercle familial, et qu’il décrit avec justesse les mécanismes à l’œuvre empêchant les victimes de parler, faisant de l’inceste un des grands sujets tabous de notre société.</p>
<p>Parce que jusque-là, quand les politiques se sont intéressées à la question des abus sexuels sur mineurs, il n’était pas, ou pas seulement, question de l’inceste ; ce qui a eu des répercussions évidentes sur les politiques publiques adoptées.</p>
<p>Un tournant a-t-il été franchi? Samedi 23 janvier, le chef de l'Etat se fendait d'un tweet et d'une déclaration d'ampleur annonçant «son intention d’adapter la législation française pour mieux protéger les victimes d’inceste et de violences sexuelles» rapporte <em>Le Monde</em>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1353017208209866754"}"></div></p>
<p>La règle vaut pour tout problème public : la façon dont il sera traité variera en fonction de la perception qu’en ont le public et les responsables politiques.</p>
<h2>Les féministes, « faiseuses d’agenda » de l’inceste dans les années 1980</h2>
<p>Si les abus sexuels sur mineurs ont toujours existé, ce n’est que récemment, à la fin du XX<sup>e</sup> siècle, qu’ils ont été conçus comme un <a href="http://oppec.fr/boussaguet-laurie-2008-la-pedophilie-probleme-public-france-belgique-angleterre-dalloz">problème public</a> porteur d’une menace pour la société.</p>
<p>Il a fallu pour cela qu’un certain nombre d’évolutions importantes dans le domaine des valeurs, des normes et des connaissances se produisent sur le long terme : que l’enfant devienne progressivement un <a href="https://www.cairn.info/penser-les-droits-de-l-enfant--9782130503170.htm">sujet de droit</a> et acquière une place importante au sein de la société ; que des textes internationaux structurants sur les droits de l’enfant et sa protection soient adoptés ; et que le regard et les pratiques des professionnels travaillant au contact des enfants victimes comme des délinquants sexuels changent, afin de soigner autant les traumas de la victime que la déviance de l’abuseur.</p>
<p>Il a fallu aussi que des acteurs se mobilisent afin d’attirer l’attention du public et du gouvernement sur le sujet. Et ce sont les militantes féministes, les premières, qui ont joué ce rôle <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-2-page-221.htm">dans les années 1980</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le Collectif féministe contre le viol a été l’un des premiers collectifs féministes à attirer l’attention du public et du gouvernement sur le sujet.</span></figcaption>
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<p>Luttant en effet contre le viol des femmes et les violences qui leur sont faites, elles obtiennent la création d’un numéro vert gratuit national, « Viols Femmes Informations » en <a href="https://cfcv.asso.fr/les-20-ans-du-cfcv/">1986</a> et découvrent l’ampleur des abus sexuels commis sur les enfants et les adolescents (45 % des victimes de viol qui téléphonent sont en effet des mineures).</p>
<p>Fortes de ces informations chiffrées inédites, elles se tournent vers les autorités politiques afin de solliciter leur aide, et multiplient les actions de sensibilisation (<a href="https://www.brut.media/fr/news/le-premier-temoignage-d-une-victime-d-inceste-a-la-television-francaise-44389e20-aa20-459f-a923-3bb9dd10109f">témoignages dans les médias</a>, publications d’ouvrages, réalisation de documentaires, etc.).</p>
<h2>Un premier relais politique</h2>
<p>Elles trouvent des relais au sein du pouvoir auprès de femmes à des postes gouvernementaux (généralement mineurs et relatifs aux questions sociales), sensibles à leurs discours et requêtes : Yvette Roudy, ministre chargée des droits des femmes en 1986 ; et surtout Hélène Dorlhac, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1988/07/28/le-secret-d-helene-dorlhac_4085233_1819218.html">secrétaire d’État à la famille</a> à partir de 1988, qui fait adopter les premières mesures concrètes – campagne nationale de sensibilisation, dossier technique sur « Les abus sexuels à l’égard des enfants, comment en parler ? » pour les professionnels ; journée nationale de l’enfance maltraitée et vote de la loi de 1989 sur la protection de l’enfance.</p>
<p>Dans cette première séquence, l’inceste est au centre du débat et semble représenter l’ensemble des violences sexuelles sur mineurs.</p>
<p>Sa dénonciation participe d’un discours féministe plus général sur la critique de la domination masculine et des violences patriarcales, vécues ici au sein de la cellule familiale.</p>
<p>Le traitement politique du problème découle de cette perception particulière. Conjuguée à la découverte du trauma de l’enfant victime, notion méconnue des professionnels et des autorités jusqu’au début des années 80, elle conduit les autorités politiques à repenser la protection de l’enfance dans son ensemble (loi de 1989), afin de mieux pendre en charge les situations de maltraitance infantile, dont les violences sexuelles font partie.</p>
<h2>L’inceste oublié dans les années 1990, au profit de la pédophilie</h2>
<p>Dans la décennie qui suit, les discours évoluent. De grandes affaires de pédophilie éclatent en Europe, à l’image de l’affaire Dutroux en 1996 ; et des <a href="https://www.ecpat.org/">associations</a> se mobilisent pour dénoncer le <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/08/28/le-commerce-sexuel-des-enfants-mis-en-accusation-a-stockholm_3724098_1819218.html">tourisme sexuel occidental en Asie</a>.</p>
<p>Les gouvernements nationaux sont sommés de réagir et à la différence de la décennie précédente, ce sont des acteurs gouvernementaux de premier plan (ministre de la Justice en France) qui se saisissent du problème. Toutefois, si les abus sexuels sur mineurs reviennent sur le devant de la scène publique, l’inceste est cette fois-ci plus ou moins occulté.</p>
<p>Durant ces années, de nouveaux acteurs se mobilisent (associations de protection de l’enfance, familles de victimes, professionnels travaillant au contact des délinquants sexuels, médias) et font pression sur les autorités politiques ; ils réclament des lois plus efficaces pour lutter contre la menace pédophile et les risques de récidive des abuseurs.</p>
<p>L’accent est donc mis sur les abus sexuels extrafamiliaux. On se focalise principalement sur la figure du « monstre pédophile », ce que les anglo-saxons appellent le <a href="https://www.researchgate.net/publication/294688615_The_ultimate_neighbour_from_hell_Stranger_danger_and_the_media_framing_paedophilia">« stranger-danger »</a> (la menace étrangère ou inconnue), occultant par-là même la majeure partie des abus sexuels sur mineurs. Il est plus facile de mettre en garde les enfants contre l’inconnu qui offre des bonbons à la sortie de l’école, que le beau-père avec lequel ils vivent ou le grand-père qui les emmène en vacances…</p>
<p>Pourtant, déjà en 1997, plus des deux tiers des violences sexuelles sont perpétrées au sein du cercle familial (il en va ainsi pour <a href="https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2002-2-page-38.htm">75 à 80 % des abus sexuels</a> selon le Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée.)</p>
<p>Le traitement politique du problème est évidemment impacté par cette focale particulière : l’ensemble des <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000556901/2021-01-19/">mesures adoptées</a> en Europe dans cette période ne s’applique que partiellement et <a href="http://www.troubleandstrife.org/articles/issue-33/weasel-words-paedophiles-and-the-cycle-of-abuse/">très imparfaitement</a> au cas des violences incestueuses. On privilégie ainsi le suivi des délinquants sexuels (médical, psychologique, social) pendant leur détention et à leur sortie de prison, le développement de systèmes d’interdictions pour empêcher les délinquants sexuels de se retrouver au contact d’enfants, le registre des délinquants sexuels connus, etc.</p>
<h2>La redécouverte de l’inceste au XXIᵉ siècle ?</h2>
<p>Il n’est donc que peu surprenant que des acteurs se mobilisent à nouveau dans les années 2000, à l’instar de l’association <a href="https://facealinceste.fr/">« Face à l’inceste »</a>, afin d’attirer l’attention du public et des autorités sur un problème connu mais finalement peu ou toujours indirectement traité.</p>
<p>Cependant, le processus est long et souvent chaotique. Certes, des avancées notables ont été obtenues en matière de prescription (10 ans à compter de la majorité depuis 1998, 20 ans depuis 2004 et 30 ans depuis 2018).</p>
<p>Une <a href="https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/054000481.pdf">mission parlementaire</a> a été confiée par Jean‑Pierre Raffarin, alors Premier ministre, au parlementaire Christian Estrosi en 2005.</p>
<p>Enfin, l’inceste a fait « une percée » sur la scène politique comme problème à part entière avec l’adoption de la loi du 8 février 2010, visant à l’inscrire explicitement dans le code pénal, suite à une proposition de loi de la députée (LR ex-UMP) <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion1538.asp">Marie-Louise Fort</a>.</p>
<p>Toutefois, cette loi est censurée par le Conseil constitutionnel qui critique <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2011163qpc/2011163qpc.pdf">l’absence d’une définition claire de la famille</a>. Elle est abrogée en 2011.</p>
<p>Quant à la loi Schiappa de 2018 pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes, elle « noie » l’inceste parmi les autres formes de violences sexuelles et <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/277800-loi-de-2018-contre-les-violences-sexuelles-quel-bilan">reste finalement timide</a> en matière d’information et de prise en charge de ce problème spécifique.</p>
<p>Tout comme l’affaire Dutroux avait ouvert une fenêtre pour la lutte contre la pédophilie dans les années 1990, on peut donc espérer que l’onde de choc provoquée par l’affaire Duhamel sera l’occasion, enfin, dans les années 2020, de parler collectivement, de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/01/18/la-france-a-un-probleme-avec-l-inceste-avec-metooinceste-des-dizaines-de-milliers-de-tweets-liberent-la-parole_6066605_3224.html">débattre en profondeur</a> (imprescriptibilité, non-consentement, etc.) et de légiférer sur l’inceste. </p>
<p>Après une premier examen d'une <a href="http://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppr18-751-expose.html">proposition de loi</a> par le Sénat visant à faire de l’inceste un crime à part entière ce jeudi 21 janvier, d'autres mesures, notamment à l'école devraient suivre, ouvrant la voie à une évolution du droit relatif aux violences sexuelles, <a href="https://www.france24.com/fr/france/20210123-inceste-la-france-va-renforcer-sa-l%C3%A9gislation-pour-mieux-prot%C3%A9ger-les-victimes-assure-macron">comme l'a annoncé le chef de l'Etat</a> samedi.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153666/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurie Boussaguet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La façon dont la question de l’inceste sera traitée variera en fonction de la perception qu’en ont le public et les responsables politiques.Laurie Boussaguet, Professeure des Universités en science politique, European University Institute, chercheure associée, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1530302021-01-14T11:44:04Z2021-01-14T11:44:04ZIncestes, viols, abus : pourquoi les organisations se taisent<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/378793/original/file-20210114-15-37mk1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C28%2C1905%2C1181&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans de très nombreux cas d'abus sur les individus, les organisations dans lesquelles ils évoluent gardent le silence.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/silence-calme-la-biblioth%C3%A8que-%C3%A9tude-3810106/">Pixabay/ernie114</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/prohibition-de-l-inceste/">tabou de l’inceste</a> se nourrit de silences. L’ouvrage de Camille Kouchner ne fait pas seulement état d’un constat, un viol sur mineur et en filigrane une relative <a href="https://theconversation.com/inceste-au-dela-du-bruit-mediatique-entendre-la-tragique-banalite-du-phenomene-152841">banalité de l’inceste</a>. Il témoigne aussi d’un système complexe de silences qui entoure très souvent les abus commis par un individu dans son cercle privé. Le professeur Olivier Duhamel, accusé par Camille Kouchner, siégeait dans de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/01/11/affaire-olivier-duhamel-les-atermoiements-du-directeur-de-sciences-po_6065905_3224.html">nombreuses institutions</a>, dont certains <a href="https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/affaire-duhamel-quand-j-ai-su-je-ne-pouvais-pas-me-taire-confie-aurelie-filippetti-7800952080">membres</a>, auraient été au fait des agissements qui lui sont imputés.</p>
<p>Beaucoup, comme dans d’autres affaires de ce type, se sont tus, alors que
ce week-end, les témoignages d'incestes se sont multipliés sur les réseaux sociaux sous le nouveau hashtag #Metooinceste comme une nouvelle libération de la parole. </p>
<p>Comment comprendre les rouages du silence, une fois qu’une situation problématique est connue par plusieurs individus ? </p>
<p>Pourquoi ces derniers se taisent-ils ?</p>
<h2>Un climat de silence</h2>
<p>Dans deux études consacrées au silence organisationnel (SO) publiées en <a href="https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_848DD708B27A.P001/REF">2020</a> et <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychosociologie-de-gestion-des-comportements-organisationnels-2017-56-page-309.htm">2017</a>, nous avons interrogé la théorie des organisations sur ce qui explique – sans justifier – le silence de ceux, qui, sans être coupables, savent mais se taisent.</p>
<p>En 2000, les chercheuses pionnières <a href="https://journals.aom.org/doi/abs/10.5465/amr.2000.3707697">Elizabeth Morrison et Frances Milliken</a> ont défini ce silence par le fait que</p>
<blockquote>
<p>« la plupart des [personnes] connaissent la vérité sur certaines questions et problèmes au sein de l’organisation mais n’osent pas en parler… »</p>
</blockquote>
<p>Généralement, le silence organisationnel génère un « climat de silence » qui se caractérise par l’idée partagée que s’exprimer sur certains problèmes ne permet pas de changer les choses et qu’en plus, cela peut être dangereux pour la personne qui s’exprime.</p>
<p>Ce silence peut apparaître après qu’une première tentative de parler a eu lieu. La personne dénonciatrice (« délatrice » pour ses contempteurs) a alors été rejetée ou « punie ».</p>
<p>Victime à son tour, quelquefois doublement victime, ayant pu elle-même subir des violences dans sa vie privée ou dans un cadre professionnel, elle est prise dans ce qu’on appelle la <a href="https://core.ac.uk/download/pdf/15496327.pdf">« spirale du silence »</a> : elle se tait.</p>
<p>Ce phénomène est d’autant plus puissant que l’organisation est diverse (taille, structure, nombre de personnes impliquées, etc.) et <a href="https://www.cairn.info/l-organisation-en-reseau-mythes-et-realites--9782130542544.htm">réticulaire</a> (appartenance multiple à d’autres organisations plus ou moins interdépendantes).</p>
<p>Cela amène un bon nombre de membres issus de ce réseau d’organisations à chercher, avant de s’exprimer, l’avis de la majorité, et finalement à se taire à leur tour… Dans un autre domaine, l’<a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2010-3-page-145.htm">imbrication des conseils d’administration</a> en France assure autant ces phénomènes de mécanismes de contrôle officieux que de transferts de ressources souhaitées.</p>
<h2>Trois facteurs clefs</h2>
<p>Dans leur étude théorique confirmée par une <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1540-5915.2009.00255.x">enquête terrain</a>, Morrison et Milliken ont identifié trois facteurs clés à l’origine du silence organisationnel :</p>
<p>La structure organisationnelle et ses procédures : celles-ci sont d’autant plus complexes que ses membres appartiennent nécessairement à de multiples réseaux médiatiques, académiques, politiques, etc.</p>
<p>Les pratiques managériales qui lient entre elles les carrières professionnelles ainsi que la notoriété de ses membres. Ceci est d’autant plus vrai que la réputation de l’organisation est forte et son histoire particulière.</p>
<p>Les différences démographiques, culturelles et générationnelles entre les membres de l’organisation.</p>
<p>D’évidence dissimulateur, ce silence organisationnel demeure difficile à appréhender en raison de la dynamique mouvante des acteurs concernés. Toutefois, certains types de silences organisationnels permettent de nous éclairer.</p>
<h2>Différents types de silences</h2>
<p><strong><em>Le silence docile ou résigné</em></strong></p>
<p>Le silence docile concerne les personnes qui pensent que leur opinion n’est ni valorisée, ni désirée. La soumission et la résignation sont alors les corollaires d’un comportement qui génère une forme de désengagement progressif et inhibe toute volonté de changement dans l’organisation.</p>
<p>La question de l’évolution du rôle de ces personnes qui se taisent docilement à l’annonce d’un problème, a fortiori d’un crime, se pose : soit ils prennent fait et cause pour le dénonciateur qui s’est fait, pour un moment, leur porte-voix et tient un discours de justice ; soit ils se taisent en raison de leur absence totale d’implication, d’un certain fatalisme ou de la crainte de possibles représailles.</p>
<p><strong><em>Le silence craintif</em></strong></p>
<p>Le silence craintif amène justement des personnes à taire ce qu’elles savent, à refréner leur volonté de communiquer des informations, de crainte que leur situation au sein de l’institution en pâtisse : peur d’être mis en minorité et isolé, mais surtout peur d’être sanctionné ou rejeté à leur tour.</p>
<p>La crainte n’exclut pas des dilemmes moraux auxquels font face ces personnes ainsi que ceux qui les entourent et qui ont à se positionner vis-à-vis d’eux. Encore une fois, ce sont les profils et les caractéristiques personnelles qui sont prépondérants. Toutefois, la personne prise dans le SO craintif aura fort à faire si elle veut se débarrasser de sa peur.</p>
<p>D’un côté, il est possible, bien que peu probable, qu’elle dénonce le crime. De l’autre, sa position vis-à-vis de celui ou celle qui le dénonce (le « délateur »), peut être, elle, marquée par l’absence de soutien, voire un début d’opposition compte tenu des menaces qui pourraient peser sur elle-même en retour.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=395&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378594/original/file-20210113-13-1yhuci7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=497&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Réduire au silence.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Silence_Art.jpg">Hiwa perdawood/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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</figure>
<p><strong><em>Le silence pro-social</em></strong></p>
<p>Le silence pro-social caractérise un comportement véritablement altruiste au sens où l’individu qui se tait le fait dans la perspective de protéger son organisation et sa réputation.</p>
<p>De fait, il y a conflit au cœur de la personne qui adopte un silence pro-social. Les exigences s’entrechoquent au travers des valeurs et pratiques de l’organisation d’un côté et de ses propres valeurs de l’autre. L’absence de congruence entre ces deux exigences opposées amène la personne à se taire : elle cherche alors à maintenir son propre capital social au sein et en dehors de l’organisation.</p>
<p>Vis-à-vis de celui ou celle qui dénonce un crime intra/para-familial, les résistances des personnes alimentant le silence pro-social peuvent alors être très fortes, voire dévastatrices pour le dénonciateur. Elles peuvent devenir ses adversaires les plus féroces et alimenter les représailles les plus violentes.</p>
<p><strong><em>Le silence opportuniste</em></strong></p>
<p>Le silence pro-social décentre la personne en l’amenant à agir de manière non-éthique pour la conservation de l’organisation et indirectement pour sa propre personne en lui permettant de maintenir sa position. Au contraire, le silence opportuniste a pour début et fin la personne elle-même qui fait de la rétention d’information à son bénéfice propre dans l’objectif de continuer à jouir du capital social, culturel et symbolique que lui fournit son appartenance à l’organisation.</p>
<p>Il ne s’agit pas ici simplement de silence déviant qui vise à affaiblir l’organisation, mais plus d’un silence qui ambitionne le développement du pouvoir et du statut pour celui ou celle qui en use. Plus la dénonciation du crime sera forte et prompte à remporter une forme de soutien, plus vite la personne mettra cyniquement fin à son silence opportuniste.</p>
<h2>Que sait-on vraiment et quand le sait-on ?</h2>
<p>Dans notre perspective, la grille offerte par le silence organisationnel est intéressante mais comporte deux limites importantes : que sait-on vraiment et quand le sait-on ?</p>
<p>Souvent, on peut savoir, mais indirectement, c’est-à-dire non de la bouche même de la victime. Alors, comment être sûr ? Ensuite, on peut l’apprendre mais bien après : la victime est majeure, disparue ou même ne souhaite pas agir. Alors, pourquoi et comment s’engager à sa place ?</p>
<p>Considérant que l’inceste reste autant un <a href="https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2016-2-page-73.htm">tabou</a>) sociétal qu’un <a href="https://virage.site.ined.fr/fr/actualites/">déni</a> familial recouvert par le silence, cela doit nous amener à saluer le courage de ceux qui parlent et à faire preuve à la fois d’humilité et de vigilance auprès de notre entourage.</p>
<p>Car même si les mécanismes d’alerte – <a href="https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A13048#:%7E:text=Le%203919%20Violence%20Femmes%20Info,et%20de%20prise%20en%20charge.">publics</a> et <a href="https://enfance-et-partage.org/espace-adolescents/#:%7E:text=Si%20tu%20penses%20que%20tu,anonyme%200800%2005%2012%2034.">associatifs</a> – existent, briser le silence demeure aussi nécessaire que difficile.</p>
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<p><em><strong>Le numéro Allo Enfance en danger est le 119, 24h/24</strong>.</em></p>
<p><em>Jean‑Baptiste Mauvais a contribué à ce texte. Normalien et agrégé d’allemand, il est responsable du secteur Formation à la Fédération Suisse des Psychologues</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153030/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrice Cailleba ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pourquoi, quand un crime est connu d'un ou plusieurs individus au sein d'une organisation, ces derniers gardent-ils le silence ?Patrice Cailleba, Professeur de Management, PSB Paris School of BusinessLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.