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Couverture nuageuse, image satellite de l'instrument MODIS. NASA/Wiklipédia

Autour de l’informatique. Valérie Masson-Delmotte, les yeux dans les nuages

Cet article est publié en collaboration avec le blog Binaire.

Valérie Masson-Delmotte est chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement du CEA, co-présidente d’un groupe de travail du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Elle a obtenu le prix Irène-Joliot-Curie pour la femme scientifique de l’année 2013. Elle explique le climat avec passion et avec un véritable talent de pédagogue.

Valérie Masson-Delmotte. LSCE, Author provided

Binaire : Valérie, pourrais-tu nous dire comment tu t’es orientée vers les sciences du climat et de l’environnement ?

Valérie Masson-Delmotte : J’aimais beaucoup regarder les nuages quand j’étais jeune. Je dévorais des articles de vulgarisation dans des magazines comme « La Recherche ». D’abord, j’ai eu envie d’être archéologue, puis ingénieur, sans même savoir ce que c’était. J’ai fait prépa, puis une école généraliste. Et un jour, j’ai décidé d’arrêter de juste suivre la pente naturelle suggérée par mon environnement. Je voulais décider de ma vie. Alors, j’ai fait une thèse au CEA en climatologie. Depuis, je suis chercheuse au CEA.

Pourrais-tu nous parler de ta spécialité ?

Je suis paléoclimatologue. J’étudie les climats dans le passé et leurs variations. Nous essayons d’établir quelles étaient les conditions environnementales dans les différentes périodes climatiques. J’étudie les indices que les variations du climat dans le passé ont laissés sur le milieu naturel, par exemple sur les carottes de glace et les cernes des arbres.

Prenons les molécules d’eau. Les atomes d’hydrogène et d’oxygène ont chacun un nombre de neutrons variable (deutérium ou hydrogène, oxygène de nombre de masse 16, 17 ou 18). L’abondance de ces molécules lourdes ou légères de l’eau dans les précipitations dépend de l’histoire de la vapeur d’eau dans l’atmosphère (depuis son évaporation jusqu’à la formation de la précipitation sous forme de pluie ou de neige) et donc des conditions climatiques.

À partir de principes physiques bien maîtrisés, de modèles mathématiques, et de simulations informatiques, nous pouvons comprendre le climat il y a quelques siècles, plusieurs centaines de milliers d’années, peut-être jusqu’à 1,5 million d’années si on arrive à identifier et extraire les glaces les plus anciennes de l’Antarctique. C’est un travail de détective, c’est passionnant.

Acquisition des données

Peux-tu nous expliquer comment on arrive à prédire le temps, à prévoir comment le climat va évoluer ?

Il faut commencer par observer le temps qu’il fait. Tout commence donc par l’acquisition de toujours plus de données. Les réseaux d’observation météo ont été construits graduellement et sont coordonnés par l’Organisation météorologique mondiale. Il y a tout un travail sur les normes pour que les observations soient standards, homogènes, et qu’on puisse les intégrer dans de grandes bases de données. Certaines de ces données sont en accès libre ; ce sont souvent les données standard brutes. D’autres représentent un certain travail ; elles peuvent être monnayées, par exemple dans des services très spécifiques pour les agriculteurs.

Une caractéristique des données récoltées est leur hétérogénéité. Nous avons des mesures à terre, en mer, par satellite, verticales dans l’atmosphère… Les échelles d’échantillonnement varient dans le temps, dans l’espace, tout comme les précisions, les incertitudes…

Grilles utilisées pour modéliser l’atmosphère, l’océan et les surfaces continentales (de manière imparfaite car il manque en particulier la grille en profondeur pour l’océan). IPSL et CEA, Author provided

Les prévisions à court terme

L’ensemble de ces données permet de prévoir l’évolution du temps, à quelques jours. Pour cela, on utilise des modèles numériques de circulation dans l’atmosphère, régionale ou globale. Ceux-ci sont construits à partir des lois physiques, mais aussi de représentations simplifiées des processus de petite échelle (nuages, turbulence…). On simule avec des ordinateurs les équations qui traduisent les lois de conservation de masse, d’énergie, etc.

Peux-tu nous expliquer ça plus en détail ?

On réalise un maillage, c’est-à-dire qu’on découpe l’espace en petits cubes. On a des données dans chaque cube : la température, la pression, le mouvement de l’air. Les cubes interagissent entre eux. On fait évoluer tout cela dans le temps. Plus les cubes sont petits, donc nombreux, plus il faut de calculs. On est donc limité par la puissance des ordinateurs dont on dispose. On se pose des questions comme : quel maillage choisir ? Quelles méthodes numériques ? Comment représenter la diffusion entre les cubes ?

Certains phénomènes physiques sont très complexes à représenter, comme la turbulence, les mouvements verticaux violents de l’atmosphère, ou les nuages, ou des interactions entre des particules et des nuages. Tous ces phénomènes sont importants pour la prévision du temps et pour le fonctionnement du climat.

À partir de l’état actuel de l’atmosphère, les calculs nous permettent de prévoir son évolution à court terme. Mais la nature est chaotique. Les calculs sont très sensibles aux conditions initiales – que nous connaissons très imparfaitement. Cela demande donc d’effectuer de multiples simulations en perturbant un peu cet état initial et en assimilant un ensemble d’observations.

À partir de cet ensemble de simulations, les précisions peuvent alors être exprimées de manière probabiliste. Cela pose des limites à cette prévisibilité. Plus on vise loin, un jour, deux jours, trois jours, plus on a d’incertitude. Ce n’est pas simple d’expliquer cette incertitude au grand public : que veut dire 40 % de chance de pluie dans deux jours ? Des progrès énormes ont déjà été réalisés. Les prévisions à quatre jours sont aussi bonnes que les prévisions à un jour dans les années 1980. Nous pouvons nous attendre à encore plus d’améliorations à venir.

Les prévisions à moyen terme

On parle surtout du court terme (la météo) et du long terme (les évolutions du climat). Mais le moyen terme, disons entre quelques semaines et une année, est important aussi, par exemple, pour anticiper des conditions exceptionnelles de sécheresse ou d’excès d’eau dans les régions tropicales. C’est aussi important sous nos climats pour gérer la demande d’énergie (besoins de chauffage, par exemple) et anticiper les capacités de production (hydroélectricité par exemple). Le moyen terme permet aussi de prévoir au niveau mondial ou régional, les situations de pénurie, de surplus, les évolutions des cours des produits agricoles, pour le coton, cacao, café…

À moyen terme, c’est l’état de l’océan qui est déterminant. L’état de l’océan aujourd’hui permet dans certaines régions d’anticiper sur plusieurs mois la température de surface de la mer, ce qui va énormément jouer sur les prévisions. Le phénomène d’El Nino en est l’exemple le plus connu. S’il n’est pas encore possible de prévoir quand un évènement El Nino va se mettre en place, lorsqu’il a démarré, il est maintenant possible, en assimilant les observations dans des modèles océan-atmosphère de prévoir son évolution, sur plusieurs mois.

De nombreuses études sont en cours pour évaluer la prédictibilité climatique sur des échelles de temps de quelques mois à plusieurs années, en tirant parti de grands modes de variabilité du climat et de la circulation océanique. Cela passe par exemple par le fait de rejouer les évolutions récentes, en initialisant des modèles de climat (océan-atmosphère) par différents états et trajectoires de départ, puis en comparant leurs performances aux évolutions observées. Il existe une prédictibilité de ce type dans de nombreuses régions, y compris autour de l’Océan Atlantique Nord. Les données brutes sont imparfaites, les modèles ne sont pas parfaits, les méthodes de calcul sont perfectibles. Tout cela peut s’améliorer. La coopération internationale joue à fond (voir le programme CLIVAR) dans ces domaines même si elle peut être fragile…

À quoi tient cette fragilité ?

Nous sommes dépendants des politiques nationales. Par exemple, un des organismes publics australiens, le CSIRO, a décidé récemment de réduire massivement son effort de recherche en sciences du climat (observations atmosphériques et océanographiques, modélisation) en arguant que « l’aspect scientifique est établi » et en planifiant des recrutements autour de l’adaptation au changement climatique, ce qui témoigne d’une méconnaissance complète des enjeux scientifiques. Cela pose le risque d’une dégradation du réseau d’observation de l’Océan Austral, particulièrement critique pour le climat global. Et, sur certains points, nous n’avons pas assez de données : sur l’épaisseur de la neige dans certaines zones de Sibérie, sur des observations à fine échelle en Afrique, dans des zones de populations nomades ou des zones de montagne.

Échelles de temps caractéristiques des rétroactions du « système Terre » (Rohling, et al., 2012). Author provided

Le long terme : le dérèglement climatique

Que peut-on dire sur des périodes plus lointaines ?

Il est possible de suivre précisément l’évolution d’indicateurs clés du climat comme la température moyenne à la surface de la Terre. Les recherches sur l’évolution du climat sont coordonnées au niveau international depuis 150 ans, bien moins avant. Nous pouvons dire que la composition atmosphérique a beaucoup changé récemment. Le taux de CO2 dans l’atmosphère est passé de 280 à 400 parties par millions entre 1 750 et aujourd’hui.

Nous sommes certains que cette augmentation est due aux activités humaines (combustion d’énergies fossiles et déforestation), et le niveau actuel dépasse largement la gamme de variations au cours des glaciations des derniers 800 000 ans, préservées dans les glaces de l’Antarctique. Pour retrouver une telle concentration de gaz à effet de serre, il faut remonter à 3 millions d’années, pendant les phases chaudes du Pliocène (qui montrent aussi un niveau des mers très élevé du fait d’un recul des calottes du Groenland et de l’Antarctique).

L’évolution de la composition atmosphérique. Author provided

Depuis ces temps reculés, sur le très, très long terme, on a assisté à une baisse très graduelle du taux de CO2 par des mécanismes d’érosion et de sédimentation. Depuis la révolution industrielle, la combustion des énergies fossiles (accumulées pendant des dizaines de millions d’années antérieures) a conduit à un rejet brutal de CO2 dans l’atmosphère. Dans ce qui se passe actuellement, il y a une dimension irréversible qui est extrêmement préoccupante. Si nous arrêtions aujourd’hui, il faudrait plusieurs dizaines de milliers d’années pour revenir au niveau de CO2 pré-industriel. Nous pourrions même sauter une glaciation à cause de cela.

La suite de l’interview de Valérie Masson-Delmotte est à lire sur le blog Binaire.

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