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Les réseaux de narcos sud-américains ont utilisé les ressources de trafiquants français historiques pour continuer d'inonder le marché européen. Stock Catalog/Flickr, CC BY-SA

Aux origines de la « Cocaine Connection » en France

Pains de cocaïne trouvés sur une plage de Camaret-sur-Mer dans le Finistère, « marée blanche » sur la côte atlantique : l’hiver français semble avoir été particulièrement secoué par les arrivages de cocaïne en France.

Démocratisée, banalisée, objet d’une couverture médiatique sensationnaliste évoquant même une « inéluctable légalisation », à l’instar du journaliste Alexandre Kauffmann en 2018, la cocaïne est une drogue bien installée en hexagone.

Mes recherches montrent qu’une Cocaine Connection s’est mise en place depuis plus de trente ans, liant les deux rives de l’Atlantique et recyclant même de nombreux acteurs de la défunte French Connection.

Un usage ancien qui était passé de mode

La « coco » comme l’appelait, entre autres, Robert Desnos dans son « Ode à Coco » en 1919 avait déjà connu un âge d’or dans l’entre-deux-guerres, dans le milieu mondain des grandes capitales européennes, entre Paris et Berlin.

Sa production clandestine s’appuyait alors sur le détournement de substances issues des manufactures d’alcaloïdes de la coca intégrées aux industries pharmaceutiques allemande et néerlandaise.

On parle alors de « Java Coca » issue de la triple filière agro-industrialo-pharmaceutique néerlandaise en Indonésie.

La régulation de ce marché était d’ailleurs au cœur de la convention de La Haye de 1911, pilier du système des conventions internationales sur les stupéfiants, et des premières lois nationales en la matière comme la loi de 1916 en France.

De lourds tourteaux de pâtes de cocaïne, élaborés dans les laboratoires péruviens, arrivaient ainsi en grande quantité via le port d’Hambourg vers le laboratoire Merck de Darmstadt depuis les années 1890, comme l’ont pointé des historiens du trafic de cocaïne comme Paul Gootenberg.

Le laboratoire Merck de Darmstadt. from pro-archive.merckgroup.com/fr

L’engouement durant les années folles

Le nouveau régime de prohibition n’enraya pas dans l’immédiat la persistance des détournements massifs qui nourrirent la cocaïnomanie des années 1920, érigée au rang de « péril toxique » par de nombreux médecins, hygiénistes et journalistes en quête de sensationnel.

« La « coco » sème aujourd’hui à travers le monde la folie et la mort » écrivait en une Le Petit Journal en 1925, dans le sillage du discours alarmiste du docteur Bergé dans La coco, poison moderne (1924) ou les descriptions décadentistes de nombreux romans. On pense notamment à La coco à Montmartre, Cocaïneou encore La Garçonne de Victor Margueritte.

La garçonne, roman de mœurs qui a fait scandale dans les années 20. Rakuten

Mais, hormis dans la bouche du préfet de police de Paris qui annonçait le chiffre astronomique et invraisemblable de 80 000 cocaïnomanes dans la capitale en 1924, les indicateurs n’indiquaient pourtant aucune toxicomanie de masse et cette frénésie médiatique est surtout le miroir des angoisses des « années folles », entre traumatisme de la guerre et interrogations sur la société moderne, comme l’ont montré les travaux d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac.

Puis la vague a fini par refluer, les détournements de la filière légale reculant devant les avancées de la prohibition internationale, et la consommation de cocaïne devint résiduelle jusqu’aux années 1970.

Naissance de nouvelles routes

Pourtant dès les années 1960, des circuits transatlantiques clandestins du trafic furent réinstitués au gré des alliances scellées entre groupes criminels de différents pays.

Les passeurs de la « French Connection », la célèbre filière de trafic international de l’héroïne à destination du marché nord-américain, transportaient parfois au retour de la cocaïne pour s’autofinancer.

Ces passeurs comptaient sur les organisations mafieuses sud-américaines qui faisaient commerce de la cocaïne et étaient implantées au Chili et en Argentine, où existaient des relais francophones pour le milieu marseillais.

Mais la majorité de cette cocaïne quittait vite l’hexagone comme le notait l’OCRTIS dans un rapport de 1975 (Archives de l’OCRTIS, CAC 19920026/2) :

« Le trafic de cocaïne en France est surtout un trafic de transit. Les révélations faites par des trafiquants français arrêtés aux États-Unis nous ont permis d’apprendre que dans les années 1965-67, certains trafiquants français réfugiés en Amérique du Sud amenaient de la cocaïne en Europe pour financer leurs achats d’héroïne. Cette cocaïne était livrée à des contacts marseillais qui la revendaient en Italie ».

Trailer du film « French connection », 1971.

La zone de passage devient zone de consommation

Après l’éclatement de la French Connection, les habitudes ont perduré et le rôle, pour la France, de zone de passage se renforça. En effet, les trafiquants de cocaïne faisaient passer leurs mules en Europe sur leur chemin entre Colombie et États-Unis afin de ne pas éveiller les soupçons, ce que rapportèrent également les Stups français :

« Il est apparu récemment que des trafiquants colombiens avaient choisi une route curieuse pour introduire de la cocaïne aux États-Unis, cette route partant de Bogota passe par Paris d’où les trafiquants repartent pour les États-Unis via Londres ou Madrid. Ils pensent ainsi déjouer la vigilance des douaniers américains qui se montrent sans doute plus méfiants à l’égard des Sud-Américains débarquant aux USA par un vol direct. »

Or, en matière de trafic, toute zone de passage finit par devenir par porosité zone de consommation. La revente d’une partie de la marchandise sur le marché local crée de fait une offre, contribuant à la renaissance de la cocaïnomanie.

L’émergence des cartels

Dans les années 1970, se constituèrent les premiers cartels de la cocaïne en Colombie. Dans un contexte politique troublé par les affrontements entre l’État et les guérillas marxistes, de puissantes organisations criminelles naquirent dans la province d’Antioqua, autour de Medellín, et dans la vallée du Cauca, autour de Cali.

Pablo Escobar sur une photo de la police colombienne prise suite à son arrestation à Medellín en 1977. Colombian National Police/Wikimedia

Des « narcos » se firent rapidement un nom comme les frères Jorge, Juan et Fabio Ochoa, Carlos Lehder ou Pablo Escobar.

Ils se mirent d’emblée à raisonner à l’échelle mondiale, exportant vers l’étranger une cocaïne toujours produite à partir de pâte de coca issue des filières pharmaceutiques mal contrôlées du Pérou, installant dans le temps long leurs pratiques trafiquantes.

Au début les cartels ne s’intéressaient pas au marché européen mais les choses changèrent vers 1985-1986, lors de la saturation du marché américain : afin d’assurer des débouchés pour une production de cocaïne industrialisée, les trafiquants colombiens se tournèrent d’abord vers l’Espagne, en raison des liens linguistiques et post-coloniaux puis vers l’Allemagne, les Pays-Bas et la France.

Bande annonce du film « Escobar », 2018.

De Jo Cesari au Charlot

Les filières internationales de trafic de stupéfiants ne se succèdent pas l’une après l’autre : en réalité, elles se surimposent. En l’occurrence, plusieurs trafiquants français furent recrutés par les organisations colombiennes pour leur savoir-faire.

L’un des meilleurs chimistes de la French Connection, le corse Jo Cesari fut ainsi approché. Il raconte lors d’un interrogatoire (comme le rapportent François Missen et Marcel Morin :

« Après la villa Suzanne, j’avais un gros contrat en Amérique du Sud. Une chaîne de labos à monter en Colombie. C’est vraiment dommage. La cocaïne, c’est ça, l’avenir. »

Son suicide en prison mettra un terme au projet.

Le cas qui illustre peut-être le le mieux ce « mercato » est celui de Laurent Fiocconi, dit « Charlot ». Ancien braqueur, trafiquant d’héroïne pour le compte des clans marseillais, il fut arrêté et emprisonné aux États-Unis en 1970, d’où il s’évada en 1974 pour la Colombie. Ses talents de chimiste pour raffiner la pâte de coca lui valurent d’être remarqué à la fin de la décennie) par Carlos Lehder en personne, pour œuvrer pour le cartel de Cali, puis pour celui de Medellín :

« On m’appelait deux jours avant de venir me chercher. J’arrivais avec ma valise, comme un docteur, dans des propriétés de 10 000 voire 30 000 hectares, où étaient installés les labos. Je bossais avec une dizaine d’assistants. »

Fiocconi travailla ensuite pour les organisations mexicaines et boliviennes avant d’être arrêté en 1988 au Brésil en pleine vente en gros de cocaïne.

« Une légende du Milieu : Laurent Fiocconi », réalisé par Julien Coussy de Montella.

Une formation pour les « jeunes pousses »

À la même époque, les cartels mexicains émergents, comme celui de Sinaloa ou du Golfe, ont eux aussi cherché à réactiver les reliquats des réseaux de la French Connection aux Amériques, prêts à jouer les intermédiaires entre réseaux criminels des deux mondes.

Ce fut le cas du corse François Orsoni, dit « Fanfan », fiché pour grand banditisme et homicide, actif en Amérique latine dans les années 1970, incarcéré en France puis évadé et reparti au Mexique œuvrer pour les nouveaux barons de la cocaïne. Il sera arrêté en 1988 alors qu’il convoyait 500kg de cocaïne à travers le continent américain.

Il en va de même pour Jean‑Claude Kella, bandit toulonnais et trafiquant de la French Connection, installé au Mexique vers 1983-1984. Au moment de son arrestation en 1988, il prenait part au convoyage de la cocaïne entre cartels et était associé, par le biais du truand corse François Scapula, à une nébuleuse de laboratoires clandestins de production d’héroïne dont certains étaient implantés aux États-Unis.

Au sein de l’antimonde du trafic de drogue, ces trajectoires individuelles mettent en lumière la forte mobilité, la logique d’opportunité et la recherche d’un carnet d’adresses, d’un savoir-faire et d’une réputation par les nouveaux entrants sur le marché.

kella.

Les débuts de l’exportation massive vers la France

En décembre 1987, 445 kilos de cocaïne, conditionnés par le Cartel de Medellín et à destination du marché européen par la France furent découverts au bord d’un petit avion privé colombien à Marie-Galante, en Guadeloupe.

C’était le signe d’une consolidation nette de la Cocaïne Connection avec la mise en œuvre de techniques commerciales : exportation de grandes quantités sur le marché pour faire baisser les prix, raffinement occasionnel de la marchandise en France dans des laboratoires clandestins…

La marchandise arrivait dissimulée généralement dans des boîtes de conserve ou des caisses de produits tropicaux, tout un faisceau de sociétés-écrans spécialisées dans l’import-export alimentaire se chargeant de donner une apparence de légalité au convoi. La ruse payait, les douanes n’ayant pas les moyens de tout contrôler.

Photo reçue le 18 février 1967 de sacs comportant 200kg de drogue saisis à Marseille à bord d’un cargo turc, le « Karadeniz » par la PJ et par les agents du Board of Narcotics (The International Narcotics Control Board (INCB)). AFP

La Direction nationale des enquêtes douanières (DNED) expliquait ainsi à la presse en 1988 :

« Vérifier un conteneur nécessite une semaine et coûte environ 8 000 francs. Nous employons ce procédé uniquement quand nous sommes bien renseignés. »

Un cas de figure qui, trente ans après, n’a pas varié d’un iota : toujours trop peu de moyens et la même dépendance au renseignement sans lequel on ne peut se permettre d’intercepter un porte-conteneurs.

Fruits et légumes « exotiques » servant de cache à des sachets de coke : la douane a trouvé 4,6kg de cocaïne dans un bagage de passagers, à l’aéroport Felix Éboue en Guyane en janvier 2019. Jody Amiet/AFP

La pratique des mules

Mais la drogue pouvait aussi passer en très petites quantités, conditionnées en sachets plastiques. Les Colombiens innovèrent en généralisant la méthode de transport in corpore par la mule : le sachet de cocaïne était avalé (pour être déféqué à l’arrivée) ou bien dissimulé dans l’anus.

En 1990, l’OCRTIS parvint à déterminer le modus operandi assez sophistiqué des mules colombiennes : les boulettes de cocaïne étaient confectionnées avec des doigts de gants en caoutchouc, recouvertes d’une pellicule de cire de bougie, plus difficiles à repérer par radiographie mais aussi imperméables et indétectables au test urinaire. Parfois, la drogue était placée dans de petites caisses, cachées dans les avions par des mécaniciens soudoyés de la compagnie colombienne Avianca et récupérées par d’autres à l’arrivée.

Enfin, les opérations de revente étaient plus ou moins pilotées par des ressortissants colombiens installés en France faisant office de réceptionnistes.

À la manière d’un réseau dormant, ils étaient contactés par leurs compatriotes quand une livraison arrivait dans leur secteur, tandis qu’ils menaient le reste de l’année une existence en apparence rangée ou bien vivaient de petits larcins ou autres arnaques. Ou bien la drogue était revendue à d’autres intermédiaires, parmi lesquels on pouvait toujours retrouver des anciens… de la French Connection.

En 1987-1988, l’OCRTIS arrêtait ainsi à Paris Lucien Carrel et Jacky Bozzi, désormais reconvertis dans la revente d’héroïne et de cocaïne auprès des élites parisiennes de la politique ou du show-business.

Une filière vivace

La filière ainsi mise en place (itinéraire, réseaux, pratiques) s’est maintenue depuis, même après que les cartels colombiens aient passé la main. La Drug Enforcement Administration américaine estimait avoir tari la filière du cartel de Cali en 1995 et celle de Medellín ne se remit jamais de la mort de Pablo Escobar en 1993.

Une vendeuse montre un T-shirt à l’effigie de Joaquin « El Chapo » Guzman dans l’état de Sinaloa, au Mexique le 15 juillet 2019. on July 15, 2019, arrêté et emprisonné à vie aux États-Unis. Pedro Pardo/AFP

Mais, au terme d’un processus de dilatation territoriale des chaînes de production des stupéfiants en Amérique latine, des groupes criminels du Venezuela, du Brésil, des Antilles (notamment pour le crack, dérivé de la cocaïne, à partir de 1989, mais surtout du Mexique prirent le relais, inondant depuis les marchés américain, européen et français.

En 2014, c’était au puissant cartel de Sinaloa et à son chef Joaquin Archivaldo Guzman Loera, dit El Chapo, de s’inscrire dans la lignée des cartels colombiens et des autres organisations internationales de trafic de stupéfiants qui, à chaque génération, sont de plus en plus sophistiquées et violentes.

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